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Magazine 27
VENDREDI 10 FÉVRIER 2017
Tzvetan Todorov, une vie de passeur s’est éteinte
Carnet noir L Essayiste, histo-
rien des idées et théoricien de la
littérature, Tzvetan Todorov est
décédé cette semaine, à l’âge de
77 ans. Esprit brillant, il a travaillé pendant une trentaine
d’années sur la pensée humaniste et le totalitarisme. Il venait
de finir son dernier livre, Le
Triomphe de l’artiste, qui doit
paraître en mars.
«Je ne me considère pas
comme un tribun mais j’essaye
d’ouvrir un dialogue avec mes
lecteurs, tout comme je le fais
avec les auteurs du passé. J’aimerais les inciter à prolonger
mon travail», confiait-il au
Courrier en 2008. L’homme se
définissait comme un passeur,
qui jette des ponts entre les
cultures – Une vie de passeur est
d’ailleurs le sous-titre de son
autobiographie sous forme d’entretiens avec Catherine Portevin, Devoirs et délices.
Né en 1939 à Sofia, en Bulgarie, Tzvetan Todorov arrive
en France à l’âge de 24 ans
après des études de philologie. Il
a été, avec Roland Barthes, l’un
des représentants du structuralisme, et a fondé en 1970 la revue Poétique avec Gérard Genet t e. A G enève, i l ava it
enseigné la littérature française
à l’Université, à la fin des années 1970. En France, son statut d’étranger le confronte aux
questions de la compréhension
de l’autre, de la diversité des
cultures et des perceptions humaines et de leu rs conséquences sur l’histoire des relations internationales. Dans La
Peur des barbares (2008), il analyse le regard que le monde occidental porte sur l’autre. Une
relation dictée par la peur, où la
crainte du «barbare» conduit à
des comportements plus barbares encore.
Todorov est l’un des fondateurs, en 1983, du Centre de
recherches sur les arts et le
la ngage. Di recteu r de re cherches honoraire au CNRS,
il a été marié avec la romancière Nancy Huston jusqu’en
2014. Il a reçu plusieurs prix
importants, dont le Prix de la
critique de l’Académie française en 2011 pour l’ensemble
de ses travaux. L
ANNE PITTELOUD/LE COURRIER
Spécialiste mondialement connu de l’écriture cunéiforme, Irving Finkel sera à Fribourg mercredi
L’antique arche ronde d’Atra-hasis
K AUDE-MAY LEPASTEUR
Archéologie L Il a la barbe et les
cheveux blancs, traits physiques
qu’il attribue dans un rire aux
innombrables heures passées à
se tordre les méninges sur des
tablettes d’argile vieilles de plusieurs millénaires. S’il fallait
imaginer le conservateur en
charge des écrits mésopotamiens
antiques au British Museum,
sans doute ne l’aurait-on pas
dépeint autrement. A l’aide d’une
loupe, d’une lampe de table et
d’un cerveau alerte, Irving Finkel exerce un art d’une rare complexité: le décryptage de textes
cunéiformes. Mercredi prochain,
il tiendra une conférence publique en anglais à l’Université
de Fribourg sur l’histoire du Déluge, telle que racontée avant la
rédaction de la Bible. Interview.
Irving Finkel
pose avec
la tablette
de l’Arche,
lors de la
­présentation
de son
­ouvrage,
en 2014.
Keystone
Vous êtes assyriologue. Qu’estce que ça veut dire?
Irving Finkel: Les assyriologues
sont des spécialistes dont le travail consiste à lire l’écriture
cunéiforme, la plus ancienne au
monde, qui était utilisée pour
transcrire deux langues aujourd’hui disparues: le sumérien et l’akkadien.
Vous travaillez avec des
tablettes. De quoi s’agit-il?
En Mésopotamie, l’actuel Irak,
on écrivait dans de l’argile, matériau facilement disponible au
bord des fleuves Tigre et Euphrate. La glaise était découpée
en tablettes, à peu près de la
taille de nos smartphones actuels, sur lesquelles on traçait
des signes à l’aide d’un stylet.
Tout comme nous, les anciens habitants de la Mésopotamie utilisaient l’écriture pour
toute sorte de propos. C’est ainsi que l’on peut lire sur certaines
tablettes des dictionnaires, sur
d’autres des contrats ou des épopées, de la correspondance, etc.
L’écriture cunéiforme est réputée
difficile. Pour quelle raison?
Parce que, contrairement à notre
alphabet, les signes représentent
des syllabes. Il y en a donc bien
plus que de lettres. Il ne vous faut
pas juste un signe pour «b», mais
plutôt un signe pour «ba», «bu»,
«be», etc., et un pour «ab», «ub»,
«eb», etc. Et il n’y a pas de séparation entre les mots.
Cela dit, si comme moi vous
passez votre vie à lire du cunéiforme, seule chose à laquelle je
sois bon, soit dit en passant,
vous pourrez le lire aussi aisément que le français.
En 1872, un homme nommé
George Smith fit une découverte
extraordinaire au British
Museum. Pouvez-vous nous en
parler?
Bien volontiers. George Smith
avait une formation d’imprimeur, mais il passait tant de
temps à errer dans les salles du
British Museum qu’il finit par se
faire remarquer. On l’engagea
comme assistant. Il avait un
véritable génie pour la lecture
du cunéiforme et, un jour, sur
une tablette, il reconnut un récit familier, dans lequel les
dieux décident de détruire le
monde et un homme est chargé
de sauver l’humanité et les animaux en construisant un grand
bateau. George Smith connaissait sa Bible. Il fit immédiatement le lien avec l’histoire de
Noé. On raconte que l’émotion
fut si grande qu’il se mit à se déshabiller dans son bureau.
S’il se doutait que la composition du récit inscrit sur la tablette était antérieure à la rédaction de la Bible, il ne put le
prouver. Depuis, d’autres tablettes, plus anciennes, sont
«La tablette
de l’Arche donne
le mode d’emploi
précis de la
construction»
Irving Finkel
venues confirmer son intuition. La tablette de l’Arche, que
j’ai eu la chance de traduire,
remonte au moins à 1700 ans
avant Jésus-Christ, alors que
l’Ancien Testament aurait été
écrit au plus tôt 1000 ans avant
notre ère.
Cette tablette de l’Arche, sur
laquelle vous avez travaillé, que
nous apprend-elle?
C’est d’abord le seul texte en
cunéiforme que nous connaissions faisant référence aux
pa i res d’a ni mau x qui em-
EN MÉSOPOTAMIE ANTIQUE, UNE VIE LIÉE AUX EAUX, ET À LEUR MERCI
Si, pour Irving Finkel, la tablette de l’Arche
ne représente pas une preuve de l’existence
historique de ce bateau géant, l’assyriologue
se montre persuadé qu’il y a bien eu un déluge. «Les habitants de la Mésopotamie tiraient une part importante de leur subsistance de leurs deux fleuves, le Tigre et
l’Euphrate. Ils connaissaient bien les eaux,
les inondations et leurs pouvoirs potentiellement destructeurs. Mais, à mes yeux, le
récit doit avoir été inspiré par un événement
préhistorique exceptionnel, qui remonte
peut-être même à plusieurs millénaires
avant l’invention de l’écriture (entre 3400 et
3200 avant Jésus-Christ, ndlr).» Un tsunami dont la force aurait été telle qu’il aurait
rasé une bonne partie de la Mésopotamie.
Les survivants n’auraient jamais oublié ce
qui s’était produit et auraient transmis le
récit de génération en génération.
Le Britannique pense également que c’est
la qualité de l’histoire, avec ses éléments
dramatiques (un seul homme chargé de
sauver toute l’humanité), qui assura sa
pérennité. En exil à Babylone, les juifs
­l’auraient découverte sur des tablettes
avant de la recycler, bien plus tard, dans la
Torah. «Aujourd’hui encore, les films de
Hollywood ont la même structure narrative.
On ne compte plus les succès dans lesquels
un homme a 24 heures pour sauver le
monde, menacé par des extraterrestres ou
que sais-je!» AML
barquent sur l’arche. Plus important, ce texte donne le mode
d’emploi précis de la construction, allant jusqu’à détailler le
nombre de mètres de cordes et
de litres de bitume nécessaires.
C’est ainsi que l’on découvre que
l’arche d’Atra-hasis, ainsi qu’est
nommé le précurseur de Noé,
est ronde, un peu comme un
bol, mais de la taille d’un demiterrain de football.
En Irak, les gens ont utilisé
durant des millénaires des coracles, paniers géants faits de
corde et recouverts de bitume,
pour se déplacer sur les fleuves.
Pas étonnant que leur pratique
ait été reprise dans le récit.
Vous voulez dire que le contexte
a influencé le contenu du texte?
Très certainement. Je pense
même que le texte comporte
une masse de détails techniques
p a r c e que l’aud it o i r e s’y
connaissait en bateaux et posait
de nombreuses questions. L
F Irving Finkel, L’arche avant Noé, Ed.
JC Lattès, 444 pp.
F Conférence en anglais d’Irving Finkel,
le 15 février à 18 h, Université
Miséricorde, salle 4112.
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