VENDREDI 10 FÉVRIER 2017 MAGAZINE 27
Spécialiste mondialement connu de l’écriture cunéiforme, Irving Finkel sera à Fribourg mercredi
Lantique arche ronde dAtra-hasis
K AUDE-MAY LEPASTEUR
ArchéologieL Il a la barbe et les
cheveux blancs, traits physiques
quil attribue dans un rire aux
innombrables heures passées à
se tordre les méninges sur des
tablettes d’argile vieilles de plu-
sieurs millénaires. Sil fallait
imaginer le conservateur en
charge des écrits mésopotamiens
antiques au British Museum,
sans doute ne l’aurait-on pas
dépeint autrement. A l’aide d’une
loupe, d’une lampe de table et
d’un cerveau alerte, Irving Fin-
kel exerce un art d’une rare com-
plexité: le décryptage de textes
cunéiformes. Mercredi prochain,
il tiendra une conférence pu-
blique en anglais à l’Université
de Fribourg sur l’histoire du Dé-
luge, telle que racontée avant la
rédaction de la Bible. Interview.
Vous êtes assyriologue. Qu’est-
ce que ça veut dire?
Irving Finkel: Les assyriologues
sont des spécialistes dont le tra-
vail consiste à lire lécriture
cunéiforme, la plus ancienne au
monde, qui était utilisée pour
transcrire deux langues au-
jourd’hui disparues: le su-
rien et lakkadien.
Vous travaillez avec des
tablettes. De quoi s’agit-il?
En Mésopotamie, l’actuel Irak,
on écrivait dans de l’argile, ma-
tériau facilement disponible au
bord des fleuves Tigre et Eu-
phrate. La glaise était découpée
en tablettes, à peu près de la
taille de nos smartphones ac-
tuels, sur lesquelles on traçait
des signes à l’aide d’un stylet.
Tout comme nous, les an-
ciens habitants de la Mésopota-
mie utilisaient lécriture pour
toute sorte de propos. C’est ain-
si que l’on peut lire sur certaines
tablettes des dictionnaires, sur
d’autres des contrats ou des épo-
es, de la correspondance, etc.
Lécriture cunéiforme est réputée
difficile. Pour quelle raison?
Parce que, contrairement à notre
alphabet, les signes représentent
des syllabes. Il y en a donc bien
plus que de lettres. Il ne vous faut
pas juste un signe pour «b», mais
plutôt un signe pour «ba», «bu»,
«be», etc., et un pour «ab», «ub»,
«eb», etc. Et il n’y a pas de sépara-
tion entre les mots.
Cela dit, si comme moi vous
passez votre vie à lire du cunéi-
forme, seule chose à laquelle je
sois bon, soit dit en passant,
vous pourrez le lire aussi ai-
ment que le français.
En 1872, un homme nom
George Smith fit une découverte
extraordinaire au British
Museum. Pouvez-vous nous en
parler?
Bien volontiers. George Smith
avait une formation d’impri-
meur, mais il passait tant de
temps à errer dans les salles du
British Museum qu’il nit par se
faire remarquer. On l’engagea
comme assistant. Il avait un
véritable génie pour la lecture
du cunéiforme et, un jour, sur
une tablette, il reconnut un ré-
cit familier, dans lequel les
dieux décident de détruire le
monde et un homme est chargé
de sauver l’humanité et les ani-
maux en construisant un grand
bateau. George Smith connais-
sait sa Bible. Il fit immédiate-
ment le lien avec l’histoire de
Noé. On raconte que l’émotion
fut si grande qu’il se mit à se dés-
habiller dans son bureau.
S’il se doutait que la compo-
sition du récit inscrit sur la ta-
blette était antérieure à la ré-
daction de la Bible, il ne put le
prouver. Depuis, d’autres ta-
blettes, plus anciennes, sont
venues confirmer son intui-
tion. La tablette de l’Arche, que
j’ai eu la chance de traduire,
remonte au moins à 1700 ans
avant Jésus-Christ, alors que
l’Ancien Testament aurait été
écrit au plus tôt 1000 ans avant
notre ère.
Cette tablette de l’Arche, sur
laquelle vous avez travaillé, que
nous apprend-elle?
C’est d’abord le seul texte en
cunéiforme que nous connais-
sions faisant référence aux
paires d’animaux qui em-
barquent sur l’arche. Plus im-
portant, ce texte donne le mode
d’emploi précis de la construc-
tion, allant jusqu’à détailler le
nombre de mètres de cordes et
de litres de bitume nécessaires.
C’est ainsi que l’on découvre que
l’arche d’Atra-hasis, ainsi quest
nommé le précurseur de Noé,
est ronde, un peu comme un
bol, mais de la taille d’un demi-
terrain de football.
En Irak, les gens ont utili
durant des millénaires des co-
racles, paniers géants faits de
corde et recouverts de bitume,
pour se déplacer sur les euves.
Pas étonnant que leur pratique
ait été reprise dans le récit.
Vous voulez dire que le contexte
a influencé le contenu du texte?
Très certainement. Je pense
même que le texte comporte
une masse de détails techniques
parce que lauditoire s’y
connaissait en bateaux et posait
de nombreuses questions. L
F Irving Finkel, L’arche avant Noé, Ed.
JC Lattès, 444 pp.
F Conférence en anglais d’Irving Finkel,
le 15février à 18 h, Université
Miséricorde, salle 4112.
Irving Finkel
pose avec
la tablette
de l’Arche,
lors de la
présentation
de son
ouvrage,
en 2014.
Keystone
Tzvetan Todorov, une vie de passeur sest éteinte
Carnet noir
L Essayiste, histo-
rien des idées et théoricien de la
littérature, Tzvetan Todorov est
décédé cette semaine, à l’âge de
77ans. Esprit brillant, il a tra-
vaillé pendant une trentaine
d’années sur la pensée huma-
niste et le totalitarisme. Il venait
de finir son dernier livre, Le
Triomphe de lartiste, qui doit
paraître en mars.
«Je ne me considère pas
comme un tribun mais j’essaye
d’ouvrir un dialogue avec mes
lecteurs, tout comme je le fais
avec les auteurs du passé. J’ai-
merais les inciter à prolonger
mon travail», confiait-il au
Courrier en 2008. L’homme se
dénissait comme un passeur,
qui jette des ponts entre les
cultures – Une vie de passeur est
d’ailleurs le sous-titre de son
autobiographie sous forme d’en-
tretiens avec Catherine Porte-
vin, Devoirs et délices.
Né en 1939 à Soa, en Bul
-
garie, Tzvetan Todorov arrive
en France à l’âge de 24 ans
après des études de philologie. Il
a été, avec Roland Barthes, lun
des représentants du structura-
lisme, et a fondé en 1970 la re-
vue
Poétique
avec Gérard Ge
-
nette. A Genève, il avait
enseigné la littérature française
à l’Université, à la fin des an
-
nées 1970. En France, son sta-
tut d’étranger le confronte aux
questions de la compréhension
de l’autre, de la diversité des
cultures et des perceptions hu-
maines et de leurs consé
-
quences sur l’histoire des rela-
tions internationales. Dans
La
Peur des barbares
(2008), il ana-
lyse le regard que le monde oc-
cidental porte sur lautre. Une
relation dictée par la peur, où la
crainte du «barbare» conduit à
des comportements plus bar
-
bares encore.
Todorov est lun des fonda-
teurs, en 1983, du Centre de
recherches sur les arts et le
langage. Directeur de re-
cherches honoraire au CNRS,
il a été marié avec la roman-
cière Nancy Huston jusquen
2014. Il a reçu plusieurs prix
importants, dont le Prix de la
critique de lAcadémie fran-
çaise en 2011 pour l’ensemble
de ses travaux. L
ANNE PITTELOUD/LE COURRIER
«La tablette
de l’Arche donne
le mode d’emploi
précis de la
construction»
Irving Finkel
EN MÉSOPOTAMIE ANTIQUE, UNE VIE LIÉE AUX EAUX, ET À LEUR MERCI
Si, pour Irving Finkel, la tablette de l’Arche
ne représente pas une preuve de l’existence
historique de ce bateau géant, l’assyriologue
se montre persuadé qu’il y a bien eu un dé-
luge. «Les habitants de la Mésopotamie ti-
raient une part importante de leur subsis-
tance de leurs deux fleuves, le Tigre et
l’Euphrate. Ils connaissaient bien les eaux,
les inondations et leurs pouvoirs potentiel-
lement destructeurs. Mais, à mes yeux, le
récit doit avoir été inspiré par un événement
préhistorique exceptionnel, qui remonte
peut-être même à plusieurs millénaires
avant l’invention de l’écriture (entre 3400 et
3200 avant Jésus-Christ, ndlr).» Un tsuna-
mi dont la force aurait été telle qu’il aurait
rasé une bonne partie de la Mésopotamie.
Les survivants n’auraient jamais oublié ce
qui s’était produit et auraient transmis le
récit de génération en génération.
Le Britannique pense également que c’est
la qualité de l’histoire, avec ses éléments
dramatiques (un seul homme chargé de
sauver toute l’humanité), qui assura sa
pérennité. En exil à Babylone, les juifs
l’auraient découverte sur des tablettes
avant de la recycler, bien plus tard, dans la
Torah. «Aujourd’hui encore, les films de
Hollywood ont la même structure narrative.
On ne compte plus les succès dans lesquels
un homme a 24 heures pour sauver le
monde, menacé par des extraterrestres ou
que sais-je!» AML
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