An a lys e s La maladie : une nouvelle dimension de la vie A. Leplège* P ar-delà la problématique technique strictement médicale, la découverte d’un cancer chez le sujet jeune pose de nombreux problèmes et entraîne tout un ensemble de conséquences qui touchent le sujet lui-même, son entourage, l’équipe médicale et le système de santé dans son ensemble. Certains problèmes et certaines de ces conséquences sont communs à toutes les maladies graves, d’autres sont spécifiques du cancer en général, enfin certains sont spécifiques du cancer du sujet jeune sur lequel porte ce numéro de Correspondances en oncohématologie. Si l’on fait abstraction du grave problème posé par le déficit de la recherche médicale dans la population adolescente souligné par Nicole Pélicier (pages 9-10), les problèmes et les conséquences subjectives et organisationnelles spécifiques du sujet jeune, qui interagissent les uns avec les autres, peuvent être classés en trois grandes catégories : ▶ les problèmes posés par l’annonce de la maladie ; ▶ les problèmes posés par l’information sur la maladie, les différentes stratégies de soin, leurs conséquences sur la vie quotidienne des sujets et les modalités des décisions qui doivent êtres prises ; ▶ les problèmes relatifs à la prise de conscience de la maladie par le patient et l’inévitable réorganisation intime et subjective qui en résulte. Examinons-les tour à tour. Les deux premières thématiques, celles de l’annonce et de l’information, ont été identifiées depuis longtemps comme problématiques et ont déjà fait l’objet de nombres d’analyses. Par exemple, dans L’annonce de la maladie, une parole qui engage (Éditions DaTeBe : Paris ; 2004), Isabelle MoleyMassol rappelle qu’ “il n’y a pas une annonce, mais des annonces, tout au long de l’histoire de la maladie (diagnostic, traitement, guérison, rémission, rechute, arrêt du traitement)…”, examinant dès lors les spécificités de ces différentes situations. Selon cette auteure, “l’annonce du cancer est vécue comme une annonce de mort, la • * Département d’histoire et de philosophie des sciences, université Paris-Diderot, Paris-VII. 14 chimiothérapie est ressentie comme une deuxième maladie, un remède pire que le mal, la récidive entraîne une réactivation du diagnostic et l’annonce de la guérison provoque des perturbations aussi importantes que celles que l’annonce de la maladie avait suscitées.” Ces problèmes, analysés sous différents angles tour à tour par Nicole Pélicier, Grégoire Moutel et Patrice Guex, n’ont pas échappé aux groupes de réflexion qui ont préparé le Plan cancer. On le sait, la mesure n° 40 du Plan cancer, “…pour répondre aux attentes des patients et de leurs proches et permettre aux patients de bénéficier de meilleures conditions d’annonce du diagnostic de leur maladie.”, a proposé que le dispositif d’annonce soit articulé en trois temps, qui sont les suivants : – l’annonce du diagnostic au cours d’une consultation longue et spécifique, réalisée par un médecin acteur du traitement (oncologue, chirurgien, spécialiste d’organe) ; – dans le délai le plus rapproché possible, et après la réunion de concertation pluridisciplinaire, la mise au point d’un programme personnalisé de soins, accepté par le patient ; – la mise à disposition d’une équipe soignante (infirmier, psychologue, travailleurs sociaux) pour le malade et ses proches. Après avoir été expérimenté et évalué dans 37 sites pilotes, ce dispositif a été généralisé et il est encore en cours d’évaluation dans chaque site, y compris sur le plan médico-économique et du point de vue de la satisfaction des patients. Parallèlement, l’Institut national du cancer et la Ligue nationale contre le cancer ont organisé des séminaires afin d’approfondir certaines thématiques (les consultations paramédicales, l’articulation du dispositif entre l’hôpital et la ville, le repérage des besoins sociaux et psychologiques, le programme personnalisé de soins, les modalités de généralisation du dispositif d’annonce) et ils ont initié des groupes de paroles destinés à recueillir le point de vue des patients et celui de leurs proches. Bien entendu, la standardisation des stratégies d’information et d’annonce que nous venons d’évoquer ne saurait prétendre couvrir toute la variété des situations vécues. Correspondances en Onco-hématologie - Suppl. au Vol. III - n° 1 - janvier-février-mars 2008 • Les problèmes soulevés par l’annonce d’une maladie grave ne constituent qu’un aspect de l’ensemble des problèmes posés par la satisfaction du besoin d’information exprimé par les malades. Ce besoin correspond initialement au désir de comprendre, présent chez chacun. Mais la satisfaction de ce besoin rencontre de nombreux obstacles. Tout d’abord, il y a les questions auxquelles on ne sait pas répondre ou auxquelles la science médicale répond encore mal : pourquoi le cancer se développe-t-il ?, pourquoi une personne est-elle atteinte plutôt qu’une autre ?, quid de l’hypothèse d’une causalité psychique qui influencerait la survenue de la maladie et/ou de la guérison ? Mais surtout, il y a l’ambivalence que chaque patient manifeste à des degrés divers vis-à-vis des informations qui lui sont communiquées. Ainsi, comme le souligne Isabelle Moley-Massol, “la plupart des explications données par le médecin au moment de l’annonce ne sont pas retenues par le malade”, et “le médecin devra recommencer et reprendre plus tard son travail d’information”. Elle rappelle également que “Le malade oscille entre déni et révolte, soumission et colère, désir de maîtrise et désir de s’abandonner, fatalisme et attente de solutions miracles… entre l’envie de savoir et celle de ne pas savoir “La maladie n’est pas dans un incessant va-et-vient”. une variation sur la dimension Considérant que “chaque malade répond au traumatisme constitué de la santé ; elle est une par la connaissance d’être atteint nouvelle dimension de la vie.” d’un cancer avec des mécanismes de défense qui doivent être respectés”, elle pense que “l’information fait partie du soin que l’on doit au malade”, et donc qu’ “informer, c’est d’abord écouter”. Ce type de raisonnement illustre la prise de conscience par les professionnels de l’importance, pour les patients, du soutien procuré par leur entourage familial et/ou amical, des engagements associatifs, mais aussi des soins de support (soutien psychologique), qui font notamment l’objet de la mesure n° 42 du Plan cancer. Ce qui est souvent en cause dans la découverte d’un cancer, c’est aussi le passage d’un état de bonne santé à celui de maladie. Les enjeux subjectifs de ce passage du normal au pathologique ont été largement décrits par les psycho-oncologues ou les psychiatres. Chez les sujets jeunes, les conséquences psychiques sont peut-être plus importantes que chez les sujets plus âgés : même si la prise de conscience de la réalité du cancer est toujours traumatique, on a noté, par exemple, que la vulnérabilité psychique d’une femme “ • Correspondances en Onco-hématologie - Suppl. au Vol. III - n° 1 - janvier-février-mars 2008 atteinte de cancer du sein était d’autant plus grande qu’elle était plus jeune. Le cancer est souvent l’occasion de bouleversement importants qui engagent l’identité du sujet. Par exemple, l’opération d’un organe, une amputation, une mutilation, une alopécie, bouleversent toujours (selon des degrés variables) l’image du corps. Le patient ne doit pas seulement s’employer à faire face pour devenir un acteur de son traitement, de ses soins, de sa maladie, il doit aussi se “reconstruire”. C’est pourquoi il faut ici faire référence à une problématique centrale de la philosophie de la médecine contemporaine qui a été illustrée, en France, notamment par George Canguilhem (Canguilhem G., Le normal et le pathologique. Paris : Quadrige, PUF, 1966). Pour ce dernier, le sain et le pathologique sont deux directions opposées de la vie, deux orientations, deux régimes de vie, deux “allures” de la vie. “Le contenu de l’état pathologique ne se laisse pas déduire, écrit-il, sauf différence de format, du contenu de la santé : la maladie n’est pas une variation sur la dimension de la santé ; elle est une nouvelle dimension de la vie.” Cette interprétation, attestée subjectivement, implique une sorte de discontinuité entre le normal et le pathologique, discontinuité qui n’est pas immédiatement compatible avec la façon dont la médecine scientifique se représente habituellement le passage du normal au pathologique. En effet, pour la science médicale, le passage du normal au pathologique est représenté, depuis Claude Bernard, comme une variation le long d’un continuum (par exemple, la substitution de la notion de probabilité de survie à celle de guérison dans le domaine de la cancérologie). Cette différence de conception relative à la maladie et à la santé qui existe entre la perspective du patient et celle de la médecine scientifique pose aux soignants un problème difficile à résoudre qui a été fort bien exprimé par Patrice Guex, auquel nous donnerons la parole en guise de conclusion provisoire sur laquelle méditer : “Le paradoxe de la position du médecin ou du soignant est de devoir s’appuyer sur un savoir scientifique maîtrisé pour établir le bon diagnostic et le bon traitement tout en entrant en relation avec le malade, ce qui implique l’abandon de la maîtrise professionnelle, pour accueillir l’histoire unique de la personne qui est en face de soi et lui donner sens.” ■ 15