CAS CLINIQUE Mots-clés Anémie – Hémoglobinopathie – Hypertension pulmonaire – Insuffisance cardiaque Keywords Anaemia – Hemoglobinopathy – Pulmonary hypertension – Heart failure HTAP chez une Antillaise : penser à la drépanocytose ! PAHT in a caribbean woman: consider sickle-cell anemia P.H. Gacon* N ous rapportons l’observation d’une patiente de 49 ans, d’origine antillaise, hospitalisée pour une scène d’insuffisance cardiaque droite révélatrice d’une hémoglobinopathie SS, précédée d’une dyspnée d’effort du stade II de la classification NYHA liée à une anémie chronique. Madame P. est hospitalisée pour une insuffisance cardiaque droite récente avec une prise de poids de 5 kilos, des œdèmes des membres inférieurs, une hépatalgie douloureuse pulsatile avec une turgescence jugulaire spontanée. Le seul antécédent est une anémie d’étiologie inexpliquée à l’origine d’une tachycardie sinusale et d’un souffle systolique éjectionnel mésocardiaque découvert durant l’enfance. Observation Sa tension artérielle est symétrique et normale aux deux bras à 125/70 mmHg, la patiente est en tachycardie sinusale à 95 bpm et l’on constate une insuffisance ventriculaire droite associant des œdèmes des membres inférieurs, une hépatalgie pulsatile et une turgescence jugulaire avec un souffle xyphoïdien d’insuffisance tricuspidienne 2/6. Il existe un éclat de B2P au foyer pulmonaire. L’auscultation pulmonaire est libre et la palpation thoracique montre un hydrothorax droit dont la ponction est de culture négative, sans cellules néoplasiques, avec protéinémie inférieure à 30 g/l. L’électrocardiogramme en tachycardie sinusale montre une hypertrophie ventriculaire droite, un axe de QRS dévié à droite, un espace PR normal et une onde T négative en V1, V2, V3. La radiographie du thorax montre une cardiomégalie modérée, une dilatation bilatérale des artères pulmonaires et un hydrothorax droit minime. L’échocardiographie confirme une dilatation ventriculaire droite avec une surface télédiastolique du ventricule droit à * Service de cardiologie clinique et interventionnelle, CHU de Dijon. 40 cm2, une cinétique septale paradoxale évoquant une surcharge en pression/volume du ventricule droit et un indice de Tei VD à 0,62. L’on constate une insuffisance tricuspide de grade 3 de vélocité maximale à 3,33 m/s attestant d’une HTAP avec PAP systolique entre 50 et 55 mmHg et une PAP diastolique entre 17 et 22 mmHg. Le rapport VD/VG est à 1,2 (figure 1). Le VG est normal, sans fibrose sous-endocardique ni aspect de cardiomyopathie restrictive, et le doppler pulsé transmitral est lui aussi normal. Le doppler veineux des 4 membres élimine une thrombose veineuse profonde. Le dosage des D-dimères est normal ainsi que la scintigraphie pulmonaire de ventilation-perfusion. Le cathétérisme cardiaque droit confirme l’HTAP précapillaire, la pression artérielle pulmonaire étant à 55/22 mmHg (moyenne de 26 mmHg), pour une PAP à 3 mmHg, sans modification pendant le test du NO inhalé (50 ppm). Le débit cardiaque est de 5,9 l/mn et les résistances pulmonaires à 310 dynes/s/cm-5. Les gaz du sang artériel sont normaux, ainsi que les résultats des explorations fonctionnelles pulmonaires. Le bilan biologique révèle une anémie microcytaire hypochrome (Hb à 9 g/dl) régénérative. Il n’y a pas de syndrome inflammatoire ni d’insuffisance rénale. Les sérologies des hépatites B, C et VIH sont négatives et le bilan thyroïdien est normal. L’électrophorèse de l’hémo­ globine témoigne de l’existence d’une hémoglobine moins mobile que l’hémoglobine fœtale à pH 8,6 ou que l’hémoglobine A, dite “hémoglobine S”, mesurée à 40 % (figure 2). Le test de falciformation (test d’EMMEL) révèle sur la lame l’existence d’hématies falciformes minces et déformées en faucille rapportée à la polymérisation de l’hémoglobine et à l’elliptocytose (figure 3). Discussion La drépanocytose est une maladie héréditaire initialement décrite dans la race noire, mais aussi chez les védiques en Inde, les éti-turcs, les Grecs, les Israéliens et les habitants d’Arabie du Sud, ce qui fait douter du caractère absolu de la “discrimination raciale” du trait drépanocytaire. Dès 1904, Herrich rapporta le cas d’un Antillais atteint d’ictère, de dyspnée, de douleurs rhumatismales et d’ulLa Lettre du Cardiologue • n° 435 - mai 2010 | 29 CAS CLINIQUE A B C D ▲ Figure 1. A. Dilatation de l’anneau tricuspidien. B. Insuffisance tricuspide de grade 3, Vmax à 3,23 m/s. C. Dilatation avec surcharge en pression du volume du ventricule droit. D. Dilatation majeure de l’oreillette droite. ▼ Figure 2. Électrophorèse de l’hémoglobine avec Hb S. ▼ Figure 3. Hématies falciformes avec elliptocytose. Origine Anhydrase carbonique HbC, A2 HbS HbF HbA C 1 2 3 4 5 6 7 cères de jambe. Beet en 1949 montre qu’à l’état homozygote (hémoglobine SS) il s’agit d’une anémie sévère dite “sickle cell anemia” et qu’à l’état hétérozygote AS (hémoglobine S < à 50 %) la maladie est asymptomatique. Les hémoglobines S et C, et le gène thalassémique (hémoglobine F) se transmettent, selon les lois de Mendel, sur le mode autosomique récessif, aux hétérozygotes AS, 30 | La Lettre du Cardiologue • n° 435 - mai 2010 aux homozygotes SS, aux doubles hétérozygotes ou aux hétérozygotes composites SC, AS et bêta-thalassémie. En Afrique, selon l’haplotype, l’incidence du trait varie de 12 à 39 %, et la mortalité est importante chez les enfants, ce qui contraste avec le fait que la maladie n’est en règle générale découverte que chez les adultes en Europe. Dès 1975, E. Bertrand et al. publient les résultats d’une série CAS CLINIQUE de 476 adultes dont 0,9 % d’hétérozygotes sans myocardiopathie et 2 % d’homozygotes avec atteinte myocardique (1). Des études ont ensuite démontré que 83 % des sujets homozygotes ont des anomalies cardiaques alors que 1 % des hétérozygotes présentent des anomalies telles qu’un souffle cardiaque, une cardiomégalie et des troubles peu spécifiques de la repolarisation. L’insuffisance cardiaque létale fréquente chez l’enfant est associée à l’incidence multipliée par 10 d’endocardite infectieuse à pneumocoque et à Haemophilus influenza. Par ailleurs, l’altération de la plasticité globulaire avec hyperviscosité inhabituelle lors d’anémie, les vaso-occlusions artériolaires coronaires et la désaturation artérielle modifient la fonction cardio-pulmonaire. On distingue classiquement les cœurs anémiques, les myocardiopathies et les cœurs pulmonaires. Le cœur anémique associe une élévation du débit cardiaque de repos et une augmentation des volumes ventriculaires et des indices de contractibilité. Les myocardiopathies s’expriment par un tableau de dysfonction systolique ventriculaire gauche chez les homozygotes. Les infarctus du myocarde transmuraux sont rarement décrits dans les séries coronarographiques ainsi que l’hypertension artérielle systémique, qui doit faire redouter l’existence d’une complication rénale associée (1-3). Cliniquement, il est difficile de distinguer les signes congestifs de stase veineuse par augmentation de la précharge d’un ventricule normal résultant d’une anémie des signes de dysfonction ventriculaire liés à une atteinte drépanocytaire. Les études hémodynamiques cons­tatent la normalité du réseau coronaire et l’augmentation du débit cardiaque (4, 5). Une myocardiopathie peut éventuellement compliquer l’évolution de la drépanocytose par des crises de vaso-occlusions avec des foyers d’infarcissement évoluant vers la fibrose cardio-pulmonaire, qui limite l’adaptation de la fonction contractible ventriculaire gauche classiquement conservée dans l’anémie falciforme. Les cœurs pulmonaires Les explorations hémodynamiques chez les drépanocytaires révèlent des pressions pulmonaires normales et une diminution des résistances vasculaires pulmonaires moindre que dans les anémies classiques. L’épreuve d’effort peut les démasquer. La répétition d’accidents vaso-occlusifs artériolaires pulmonaires responsables d’infarctus pulmonaires et l’obstruction extensive des vaisseaux pulmonaires entraînent un tableau de cœur pulmonaire chronique et conduisent à une diminution progressive de la capacité efficace du lit pulmonaire et à une augmentation des résistances pulmonaires. L’élévation variable des pressions pulmonaires dépend de l’étendue de l’obstruction pulmonaire et de l’adaptation de son débit, qui est augmenté chez le drépanocytaire au repos, les pressions pulmonaires augmentant plus que chez le sujet normal pour une même amputation du lit vasculaire pulmonaire. De plus, les phénomènes de shunt gauche droit intrapulmonaire et de désaturation artérielle en oxygène accentue l’élévation du débit cardiaque, favorisant ainsi l’élévation des pressions pulmonaires. Il faut que plus des deux tiers du lit vasculaire pulmonaire soient obstrués pour que des troubles hémodynamiques sévères apparaissent ; il n’est donc pas surprenant que le cœur pulmonaire chronique soit rare chez l’enfant drépanocytaire et fréquent chez l’adulte. La classification révisée de l’HTAP lors du Word Symposium de Venise en 2003 (6) inclut l’HTAP associée aux hémoglobinopathies dans le groupe des HTAP associées aux dysthyroïdies, à la maladie de Gaucher, aux syndromes myéloprolifératifs, à la splénectomie et aux télangiectasies. L’étape diagnostique élimine les HTAP dites “secondaires”. Les explorations fonctionnelles respiratoires, les gaz du sang artériels et la tomodensitométrie sont des examens essentiels afin d’éliminer une pathologie respiratoire chronique sous-jacente et/­ou un syndrome d’apnée du sommeil couplés à une scintigraphie pulmonaire de ventilation-perfusion à la recherche d’une maladie veineuse thrombo-embolique chronique (7). Conclusion Le diagnostic de l’HTAP chez le patient drépanocytaire adulte doit être fait systématiquement devant toute scène d’insuffisance cardiaque droite. Son traitement repose sur des mesures préventives telles que le repos, l’hydratation (en pays chaud, notamment), la prescription d’antalgiques et d’acide folique, l’utilisation rationnelle de la transfusion sanguine avec dépistage systématique de l’infection à VIH et des hépatites B et C, la prophylaxie stricte de l’endocardite infectieuse et la vaccination antipneumococcique. Les cytostatiques comme l’Hydrea® ainsi que l’exsanguino-transfusion se justifient en cas de crises vaso-occlusives fréquentes. ■ Références bibliographiques 1. Bertrand E, Chauvet J, Lebras M et al. Les signes cardiaques dans la drépanocytose de l’adulte. À propos de 111 cas homozygotes ou hétérozygotes. Cardiologie tropicale 1975;1:63-1. 2. Botreau-Roussel P, Dobrinski G, Levy R et al. Infarctus du myocarde et drépanocytose hétérozygote. À propos de 2 cas. Arch Mal Cœur 1977;70:141-7. 3. Bertrand E. Signes hémodynamiques et écho-cardiographiques de la drépanocytose. Arch Mal Cœur 1989;82;1881-4. 4. Louis-Gustave A, Louis-Gustave R. Signes cardiovasculaires de la drépanocytose. À propos de 62 cas. Arch Mal Cœur 1977;70:135-40. 5. Gacon PH, Donatien Y. Les manifestations cardiaques de la drépanocytose. Presse Med 2001;30:841-5. 6. Simonneau G, Galie N, Rubin LJ et al. Clinical classification of pulmonary hypertension. J Am Coll Cardiol 2004;43:55-125. 7. Galie N, Hoeper MM, Humbert M et al. Guidelines for the diagnosis and treatment ot pulmonary hypertension: the task force for the diagnosis and treatement of pulmonary hypertension of the European Society of cardiologie (ESC) and European Respiratory Society (ERS). Eur Heart J 2009;30(20):2493-537. La Lettre du Cardiologue • n° 435 - mai 2010 | 31