En attribuant la médaille d’argent à Michel Callon, le CNRS n’a pas seulement distingué un chercheur reconnu pour l’originalité, la qualité et l’importance de ses travaux tant en France qu’à l’étranger. Il a également salué un homme très attaché aux échanges interdisciplinaires, notamment entre la sociologie et les autres sciences, et à la curiosité intellectuelle toujours en éveil. Cette curiosité naturelle qui a pu faire dire à Michel Callon « je suis fasciné par ce que je ne connais pas » permet assurément de comprendre le beau parcours scientifique de ce professeur de sociologie à l’École des Mines de Paris et membre du Centre de Sociologie de l’Innovation qu’il a dirigé de 1982 à 1994. C’est sans doute cette fascination pour ce qui lui apparaissait comme des savoirs étrangers à sa formation d’ingénieur qui peut expliquer, au moins pour partie, pourquoi cet étudiant à l’École des Mines s’est passionné pour l’étude des sciences sociales. Mais il y avait aussi la conviction qu’à la faveur d’une meilleure connaissance des sociétés ou des cultures, il serait possible d’agir sur nos conditions d’existence. Son diplôme d’ingénieur en poche, Michel Callon décide de rejoindre le Centre de sociologie de l’innovation qui venait d’être créé à l’initiative de Pierre Laffitte. Nous sommes en 1968, le jeune homme de 23 ans entreprend de faire des études de terrain dans les centres de recherche industriels. Et malgré la méfiance qu’inspirait à l’époque la sociologie au sein des entreprises, il est accueilli et on lui demande même de mettre au point des outils d’évaluation des projets de recherche. En 1973, en pleine crise pétrolière, il décide de suivre un ambitieux programme de recherche consacré au véhicule électrique qui associait des industriels, des chercheurs CNRS, l’Institut français du pétrole et les collectivités locales. L’expérience de ce projet, ainsi que l’influence de la pensée du philosophe Michel Serres, vont lui inspirer sa fameuse théorie de la traduction qu’il développera avec ses collègues Bruno Latour et John Law. Il présentera les principaux éléments de sa théorie dans un article, publié en 1986 dans l’Année sociologique, et qui est consacré, non sans un brin de provocation, à la domestication des coquilles Saint-Jacques dans la baie de Saint-Brieuc. Cette sociologie de la traduction, connue aussi sous le nom de « théorie de l’acteurréseau » et désignée dans le monde anglo-saxon où elle a remporté un franc succès, par l’expression Actor Network Theory (ANT), a pour ambition de décrypter les mécanismes de la genèse des sciences et des techniques et de leur appropriation par la société pour comprendre l’évolution conjointe des savoirs et des structures sociales. Elle renouvelle également l’étude des processus d’innovation, dont Michel Callon est un expert mondialement connu. Cette approche se distingue des théories sociologiques classiques parce qu’elle prend en compte dans son analyse, au-delà des humains, les objets (« non-humains ») et les discours. Pour Michel Callon et ses collègues à l’origine de cette théorie, le monde ne doit pas être pensé en termes de groupes sociaux, mais en réseau. Ce qui fait le social, c’est l’« association », la formation de « collectifs » et l’ensemble des relations et les médiations qui les font tenir ensemble. Cette conception se veut « symétrique » et tout se trouve alors être d’égale importance pour l’analyse, qu’ils s’agissent des facteurs organisationnels, cognitifs, discursifs ou, plus généralement, des entités « non humaines » qui entrent dans la composition des collectifs. Ces relations s’établissent par une opération de « traduction » ou des chaînes de traductions (transformations successives) par lesquels les acteurs (individuels ou collectifs) se posent en porte-parole et traduisent la volonté de collectifs, tentant également d’enrôler de nouveaux acteurs. De même, un fait scientifique résulte d’une série de traductions (instruments nécessaires à sa réalisation, articles scientifiques, matériel de laboratoire, subventions, etc.) qui font également apparaître le réseau dans lequel il fait sens et se stabilise. Le concept de réseau est central dans cette théorie. Il est défini comme une « métaorganisation » rassemblant des humains et des « non-humains » lesquels agissent soit comme médiateurs ou intermédiaires les uns avec les autres. Cette notion permet de fédérer des catégories comme celles de sphères d’activité, d’institution et d’organisation. Pour reconstituer le réseau à partir d’éléments parcellaires qui sont déduits de l’observation, il faut éviter de découper les problèmes qui le concernent en tranches. Au contraire, il s’agit de mettre en relations toutes les entités qui y participent. Par exemple, lorsque nous achetons un produit au supermarché, la prise en compte de cette hétérogénéité implique que l’on s’intéresse tant à l’acheteur qu’au vendeur, ainsi qu’à la caisse enregistreuse, la monnaie et le produit lui-même. Cela peut même aller plus loin, des objets aussi banals que les vêtements que l’acheteur porte sont pris en compte par la théorie car, sans ces derniers, le client n’aurait peut-être pas été servi. Outre sa fonction heuristique, cette sociologie de la traduction a pu être comprise comme permettant de développer de nouveaux modes de direction et d’action en entreprise, spécialement sur la question de l’innovation. Michel Callon ne s’est pourtant pas cantonné à ces travaux théoriques. En observateur attentif des mutations sociales contemporaines, il s’est intéressé à l’étude des nouvelles formes démocratiques – on parle de « démocratie technique » ou de « démocratie participative » – et notamment des forums hybrides, inspirés des expériences scandinaves et anglo-saxonnes, au sein desquels des savants, experts, professionnels de la politique, citoyens débattent sur les grandes controverses associant les sciences et les techniques (OGM, effet de serre, déchets nucléaires, SIDA…) Il préconise ainsi de passer de la notion de public à celle de « groupes concernés émergents », ces chercheurs de plein air qui savent parfois, à l’instar de certaines associations de malades auxquelles il a également consacré un livre, s’organiser et faire avancer les choses. Conscient toutefois que ces nouvelles formes démocratiques nécessitent des réformes institutionnelles, il réfléchit, avec des collègues juristes et des associations, à des évolutions constitutionnelles possibles, travail certes difficile, alors que la constitution de la Vème République vient juste de faire l’objet d’une réforme d’ampleur, sans que ces nouvelles techniques démocratiques ne soient évoquées par le constituant. Tout dernièrement, il a consacré ses recherches à un nouveau chantier : la sociologie des marchés économiques, notamment en menant, au sein du Centre de sociologie de l’innovation, une nouvelle étude empirique sur les pratiques de calcul dans les salles de marché des établissements financiers professionnels. À l’heure de l’affaire Kerviel et surtout de la tempête financière qui secoue les marchés, on ne pouvait choisir un plus beau terrain d’expérimentation sociologique ! Dans sa longue et riche carrière scientifique menée tant en France qu’à l’étranger – il est ainsi régulièrement invité à la New York University et dans diverses universités japonaises – Michel Callon avait déjà obtenu nombre de distinctions académiques. Il a ainsi présidé en 1998-1999 la « 4 S » (Society for Social Studies of Science) et en 2002, il a obtenu le John Desmond Bernal Prize de la « 4 S », un prix qui souligne son apport à la recherche sur l’aspect social des sciences et des technologies. La médaille d’argent décernée aujourd’hui à Michel Callon par le CNRS vient consacrer le brillant parcours d’un sociologue sans frontières.