Avant de commencer, je voudrais remercier le CNRS, d’abord pour le soutien qu’il a accordé au CSI depuis bientôt une dizaine d’années et qui nous a permis de conforter notre développement, et ensuite parce qu’au travers de la distinction qu’il accorde à Michel Callon, il fait rejaillir un peu de son prestige sur le CSI et les courants de recherche auxquels nous appartenons. C’est un très grand honneur et un très grand plaisir pour moi de participer à cet hommage rendu à Michel Callon. Je lui dois personnellement beaucoup, d’abord de m’avoir permis d’entrer dans le domaine des sciences sociales, ce qui, bien que j’aie suivi un cursus scientifique qui aurait pu me handicaper, correspondait à mes aspirations profondes, et surtout, je lui dois, depuis 25 ans d’avoir éclairé mon parcours par ses analyses percutantes, par sa phénoménale culture et par sa créativité intellectuelle. Ce petit discours n’est qu’une modeste contribution au remboursement d’une dette que j’ai, que nous – car je pense que mes collègues seront d’accord pour s’associer à moi – avons collectivement contractée et qui n’est pas prête de s’éteindre. Beaucoup a déjà été dit par Bruno Laurioux sur la carrière de Michel Callon, sur la qualité, l’abondance et la diversité de sa production académique, sur son rôle d’animateur de la communauté scientifique – édition de revues, de livres, organisation de conférences, création d’associations, présidence de la Society for Social Studies of Science – et sur son rôle de médiateur entre le monde dit académique et le monde politico-économique. Comme cela a été souligné, il a été avec quelques autres dont Bruno Latour, pionnier en de nombreux domaines et a contribué à faire de la production des connaissances et des dispositifs techniques une question centrale pour qui veut comprendre le fonctionnement et la dynamique de nos sociétés. Pour ma part, je voudrais insister sur son rôle en tant que créateur et directeur d’une équipe de recherche qui a su gagner, beaucoup grâce à lui, une aura internationale ; et au travers de cette évocation, je voudrais mettre l’accent sur certains aspects de sa conception de la recherche. Si je dis « créateur », c’est que, bien que le CSI ait existé depuis seize ans quand il en a pris la direction, il l’a très profondément reconfiguré à la fois intellectuellement et sur le plan organisationnel, jusqu’à lui donner une identité très marquée, il me semble, dans le paysage académique français. Vous comprendrez aisément pourquoi je suis un peu gênée pour vanter les mérites de Michel Callon en tant que recruteur, mais je voudrais tout de même souligner le fait que c’est lui qui a façonné le CSI au travers des choix qu’il a faits et qu’il a été en mesure de réaliser parce qu’il était à l’École des Mines. En effet, il faut préciser ici que l’organisation de l’École des Mines a toujours reposé sur une très grande autonomie laissée aux laboratoires de recherche et en particulier aux directeurs de ces laboratoires, assez libres jusqu’à présent - contraintes budgétaires mises à part évidemment - de composer leurs équipes comme ils le jugent appropriés. Cette liberté peut évidemment, sans garde-fou, sans évaluation a posteriori, conduire à des dérives, mais elle peut aussi s’avérer précieuse quand elle se met au service d’un véritable projet: il me semble que Michel Callon a su l’utiliser à plein en faisant des choix originaux qui ont été décisifs. Le premier choix qu’il a fait a été de faire venir un jeune philosophe brillant, Bruno Latour. Ce choix était loin d’être évident : malgré l’ouverture d’esprit de l’École des Mines, accueillir un philosophe dans une école d’ingénieurs n’allait pas de soi. Par ailleurs, on aurait pu craindre que le choc de deux esprits aussi puissants n’aboutisse à un conflit de leadership intellectuel. Or, il n’en a rien été ; à l’inverse, le dialogue qui s’est établi entre eux deux et la complémentarité de leurs personnalités ont été des moteurs extraordinaires dans le développement du CSI pendant plus de vingt ans. Le second choix crucial que Michel Callon a fait a été de privilégier la plus grande ouverture possible dans le recrutement des chercheurs et thésards des CSI. Les cursus suivis par les personnes passées par le CSI sont d’une étonnante diversité : histoire, sciences politiques, mathématiques, école d’ingénieur, école de commerce, urbanisme, anthropologie, gestion, économie, la sociologie n’étant certainement pas l’une des disciplines les plus présentes, ce qui ne manque pas de piquant pour un laboratoire censé la représenter dans une école d’ingénieur. S’agirait-il de cette interdisciplinarité dont on entend beaucoup parler ? Je ne le crois pas. Il me semble que l’on se situe dans ce que j’appellerais maladroitement de l’adisciplinarité, qui correspond à une volonté consciente et réfléchie d’échapper aux cadres disciplinaires. La grande différence étant à mes yeux que l’interdisciplinarité part des disciplines pour essayer de converger sur un objet, alors que l’adisciplinarité se situe ailleurs dans un autre espace que celui quadrillé par les disciplines, et permet de faire émerger de nouvelles approches par sa focalisation première sur des questions – sans arrêt renouvelées par le contact avec les acteurs extérieurs à la recherche – plutôt que sur des réponses déjà apportées par des champs disciplinaires. Cela n’implique évidemment pas de se priver des apports d’autres travaux, mais plutôt une manière particulièrement libre de circuler à l’intérieur de ces corpus, de tenter des rapprochements, d’opérer des déplacements. De ce point de vue, Michel Callon a fait preuve d’une extrême cohérence entre la manière de construire et de positionner son laboratoire et sa propre pratique de chercheur : il a été un formidable guide dans cette aventure intellectuelle, de par l’extrême diversité de ces intérêts et de sa culture, mais aussi par sa capacité analytique extraordinaire qui, à partir d’un texte d’un anthropologue, d’un économiste, d’un collègue du CSI, d’un chercheur patenté comme d’un thésard, lui permet de proposer à chaque fois des interprétations audacieuses qui sont autant de pistes à explorer. J’ai dit que cette approche adisciplinaire, à la différence de l’interdisciplinarité, ne partait pas des disciplines. Mais on pourrait dire qu’in fine, elle y revient, apportant au minimum une petite dose de provocation, un zeste d’impertinence qui n’a pas toujours valu à Michel Callon que des amitiés ou des commentaires élogieux. Il faut reconnaître qu’il a multiplié les espaces de confrontation, puisqu’il s’est promené aussi bien sur le terrain de la sociologie que sur celui des politiques de recherche et d’innovation, celui de l’anthropologie économique, de la scientométrique, ou encore des sciences politiques ou de l’anthropologie de la médecine. Le rayonnement de son œuvre dépasse largement les espaces que je viens d’énumérer. Une analyse des citations de ses travaux est de ce point de vue tout à fait éloquente : la sociologie arrive en tête avec un peu plus de 10% des citations talonnée de près par le management, la géographie, les sciences environnementales, les « computer sciences », les sciences de l’information, l’histoire et la philosophie des sciences, l’anthropologie, l’économie, les business studies, et j’en passe pour en arriver même jusqu’aux étonnantes sciences vétérinaires ! On le voit, Michel Callon incarne à lui tout seul la fécondité de cette approche, même si nous peinons un peu à suivre son exemple au quotidien tant il est exigeant ! Nous avons eu de surcroît la chance de bénéficier de l’immense réseau intellectuel qu’il a su tisser, et dont il nous a fait constamment profiter. J’en viens au dernier point, déjà évoqué par Bruno Laurioux, lié au rôle de Michel Callon comme directeur du CSI : j’ai mentionné le fait que ce modèle « adisciplinaire » s’était nourri d’un questionnement constamment renouvelé au contact des acteurs. Il faut reconnaître qu’il a ici encore, et à une époque où c’était peu courant pour les sciences sociales, su transformer une contrainte propre à l’École des Mines - financer en partie nos activités de recherche - en une ressource pour l’activité intellectuelle, par la confrontation permanente à l’intelligence du réel qu’elle suppose, par le renouvellement des thématiques, des terrains qu’elle implique, et par les déplacements intellectuels qu’elle permet. Je m’arrête là ; vous l’aurez sans doute noté, il existe une très grande cohérence dans le parcours de Michel Callon, comme chercheur et comme directeur de laboratoire, entre ce que l’on pourrait appeler le contexte de la recherche et son texte, entre forme et contenu, entre organisation et pratiques. Michel Callon incarne en un sens sa propre théorie, de même qu’il a en quelque sorte entraîné le CSI dans cette voie. Je laisserai à d’autres le soin de commenter ce point, d’en produire des analyses si le cœur leur en dit. Il est certain que Michel Callon peut être considéré comme une extraordinaire machine à rationaliser. Cela peut être parfois un peu pesant, car laisse peu de place à l’à peu près, aux formulations trop hâtives ou pas assez exigeantes, mais je crois sincèrement que chaque laboratoire gagnerait à disposer d’un tel équipement! Qu’il en soit ici remercié.