Une identité complexe à facettes multiples – les acteurs

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UNE IDENTITÉ COMPLEXE À FACETTES MULTIPLES ? LES ACTEURS CORÉENS DANS
LES ANNÉES 1930, À TRAVERS LES FIGURES DE SIN EUN-BONG REFLÉTÉES DANS LA
PRESSE ÉCRITE
A COMPLEX IDENTITY WITH MULTIPLE FEATURES – KOREAN ACTORS IN THE 1930S,
THROUGH THEIR VOICES
CHA Yejin
EHESS
Thématique D : Créations artistiques et imaginaires
Theme D: Artistic and Imaginary Creations
Atelier D 02 : Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au
début du XXème siècle
Workshop D 02: New Researches about the History of Representations in Eastern-Asia
during the Early Twentieth Century
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4th Congress of the Asia & Pacific Network
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
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Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à
travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite
CHA Yejin
EHESS
Introduction
A partir de la fin des années 1920, les journaux coréens manifestent de plus en plus d'intérêt
pour les acteurs/actrices-vedettes, qui jouent non seulement sur scène mais aussi devant la caméra,
et parfois devant le micro pour des enregistrements dramatiques en disque. En effet, le théâtre de
style occidental ainsi que le cinéma – introduits en Corée au tournant du 20e siècle et pratiqués par
les Coréens dès les années 1910 – y posent leurs premières pierres durant les années 20-30, dans le
développement de la culture populaire et sous l'occupation coloniale japonaise (1910-1945). Par
ailleurs, si les journaux quotidiens commencent en premier à fournir un champ où l'on parle
d'acteurs/actrices (notamment dans la rubrique culture), ce sont les magazines de type généraliste
proliférant dans les années 1930 qui les invitent à s'exprimer par leurs propres voix sous diverses
formes d'écrits ou d'entretiens. De la sorte, les acteurs/actrices coréens se voient octroyer, pour la
première fois dans leur existence, la possibilité de participer à la production médiatique de leurs
figures, à la représentation d'eux-mêmes. Alors, de quelle manière la presse taille et présente les
données relatives aux acteurs/actrices ? Et quels sont les aspects de leur vie que ces derniers euxmêmes cherchent à souligner ou à dissimuler ?
Afin de vous présenter dans le cadre de cette communication mes réflexions visant à
répondre à ces questions, j'ai choisi quelques fragments de la presse concernant une actrice : Sin
Eun-bong (신은봉/申銀鳳, 1910-?). Née en 1910, elle commence à jouer sur scène à Séoul à l'âge de
dix-sept ans, juste après avoir fait ses études au Lycée de Jeunes Filles de Pyongyang. Jouant des
premiers rôles dans des troupes populaires telles que « Chosŏn Yŏngûksa (조선연극사/朝鮮演劇舍 –
Maison du Théâtre de Corée) » ou « Yŏngûk Sijang (연극시장/演劇市塲 – Marché du Théâtre) », elle
était considérée comme l'une des vedettes du théâtre au début des années trentei.
D'abord, je vais essayer de saisir les axes de représentation du média en examinant deux
articles sur elle écrits par des journalistes ainsi que la transcription d'une table-ronde à laquelle elle
est invitée ; ensuite, je tenterai de discerner la façon dont elle utilise les pages mises à sa disposition,
à travers deux billets rédigés par elle-même ; tous publiés dans des magazines coréens entre 1931 et
1936.
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XXème siècle
Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les
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1. Figures d'une actrice représentée par la presse
1.1. Le corps de l'actrice sous un regard désireux
En septembre 1931, le magazine Hyesŏng (혜성/彗星 - La Comète) publie une édition
spéciale intitulée « Commentaires sur les personnalités de différents milieux en Corée ». Pour le
domaine théâtral, trois actrices-vedettes sont présentées sous le titre « Trois étoiles radieuses du
théâtre »ii. Le journaliste anonyme souligne d'emblée le fait qu'elles sont incontestablement adorées
par le public et qu'elles ont des styles de jeu complétement dissemblables qu'il résume comme suit :
« La reine des larmes Lee Kyŏng-sŏl », « La grandeur de la Femme Fatale Sin Eun-bong », « La
princesse touchante Lee Aerisu »iii. Concernant Sin Eun-bong, le journaliste n'hésite pas à décrire
son corps avec des mots plus ou moins crus : « Admirons tout d'abord sa corpulence imposante : sa
grande taille, sa silhouette équilibrée, et surtout sa beauté érotique exhalée de sa poitrine opulente
qui nous ensorcèle encore plus sous un costume occidental. [...] Quand elle se rapproche le visage
implorant, ses yeux et sa bouche dégagent un charme sensuel. Ah! Que c'est irrésistible! »iv Après
avoir exprimé sa propre fascination d'homme envers un corps féminin, il qualifie cette attirance
comme l'essentiel de la popularité de l'actrice.
Il faut néanmoins rappeler que, si la presse s'attache dans la plupart des cas à évoquer
l'aspect physique des actrices, ce genre de regard ne se dévoile pas toujours aussi ostensiblement, ni
vis-à-vis de toutes les actrices. A propos des deux autres, en effet, le journaliste écrit : « l'héroïne
consciente de sa responsabilité [envers la troupe et le public] » pour l'une, et « la demoiselle timide ;
aimable ; mignonne » pour l'autre. Donc, le fait que la dimension sexuelle émanant des personnages
interprétés par Sin Eun-bong est généralement reproduite et répandue par le média, semble
permettre ici au journaliste de dépeindre librement son corps en détailv.
1.2. La vie privée de l'actrice sur les lèvres des curieux
Le journaliste et auteur dramatique Yi Sŏku (이서구/李瑞求, 1899-1981) qui écrivait
régulièrement sur le milieu culturel, publie en novembre 1931 un article intitulé « Une ballade de
poussières au théâtre : les actrices, d'une apparence à une autre » dans le magazine Byŏlkŏnkon
(별건곤/別乾坤 - Drôle de Monde)vi. Ayant facilement accès aux coulisses, il en profitait parfois pour
remplir ses pages. Ici, il relate des conversations privées qu'il a eues respectivement avec six
actrices populaires, dans une forme d'écriture quelque peu romancée, en rapportant des paroles au
style direct. Son intérêt principal réside en leur vie sentimentale.
A propos de Sin Eun-bong, il évoque d'abord une rumeur selon laquelle l'actrice aurait
rompu avec son mari Yi Kyŏng-hwan (이경환/李敬煥, acteur), pour la nier ensuite : « Mais elle n'a
pas manqué à la responsabilité ni au devoir d'une épouse » car lui-même, dit-il, « [a] vu qu'elle
protestait en larmes » ; puis, il la cite : « Comment serait-ce possible que j'oublie M. Yi ? C'est mon
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premier amour, mon maître de scène et mon mari compréhensif »vii. L'actrice dont le corps est
exhibé ailleurs sous la plume d'un autre, est représentée ici à l'image d'une femme loyale. En fait, Yi
Sŏku se prenait ouvertement pour un grand frère bienveillant vis-à-vis des actrices, et témoignait
souvent de la sympathie envers ellesviii. Or, il me semble évident qu'il se sert ici de son rôle de
confident. Il s'acquittait, ce faisant, de ses obligations de journaliste cherchant à satisfaire au lectorat
désireux de connaître la véracité des rumeurs.
Les actrices-vedettes se voyaient ainsi non seulement exposées au regard curieux du public,
mais aussi poussées à révéler leurs vies privées par le média, de manière directe ou indirecte.
L'intérêt de la presse sur l'intimité des vedettes s'amplifie au cours des années 1930 : celles-ci sont
constamment invitées à répondre à ce genre de questions, sous formes d'entretien, d'enquête et de
table-ronde.
1.3. Le métier d'actrice dans une catégorie professionnelle de femmes
Dans la presse de l'époque, le terme « yŏbae'u (여배우/女俳優 - actrice) »ix est fréquemment
accompagné d'autres mots tels que « kisaeng (기생/妓生 - courtisane-artiste) » ou « yŏgûp (여급/女給
- serveuse de café/bar) ». Cela repose en effet sur une certaine réalité : d'une part, la première
génération d'actrices modernes venaient du milieu de courtisane-artiste x ; d'autre part, certaines
quittant les planches trouvaient du travail dans des cafés/bars. Ces noms de métier s'embrouillaient
dans un panier de préjugés insinuant que les femmes exerçant ces métiers-là étaient de mœurs
légères, voire liées au service sexuel. La transcription d'une table-ronde publiée dans le magazine
Samch'ŏlli (삼천리三
/ 千里 - Trois Mille Lieues) en 1936, nous en donne un exemple concret : « TableRonde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de
lycée supérieur de filles »xi. Huit jeunes femmes dont l'actrice Sin Eun-bong sont invitées en tant
qu'intelligentsia qui ont des métiers « non adéquats »xii. Inaugurant la séance, le rédacteur en chef
souligne explicitement le décalage entre le haut niveau de formation qu’ont eu ces invitées et leurs
métiers :
« Vous êtes toutes des intelli ayant reçu une éducation supérieure […]. Et pourtant, vous
exercez des métiers du secteur amoureux considérés pour les « anges de la rue ».
Comment cela s’est fait ? […] Nous les hommes ainsi que notre société avons très envie
de vous écouter, surtout vos conceptions sur l’amour, le mariage, la société et la vie, afin
de réfléchir encore une fois sur les facteurs qui vous ont amené à devenir des « fleurs de la
rue ». »xiii
Les expressions « anges de la rue » ou « fleurs de la rue » faisant plus ou moins allusion aux
prostituées, sont employées ici sans scrupule. Le journaliste Yi Sŏku que l'on a vu plus haut, pose la
question plus précisément : « Diplômées de lycée supérieur, pourquoi avez-vous choisi ce genre de
métiers, placés tout en bas de la société ? […] je suppose qu’il y a une facette profonde de la vie
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dans le fait de devenir serveuse, courtisane, danseuse ou actrice. Alors, tout d’abord, dites-nous ce
que vous pensez des hommes à partir de vos expériences. »xiv La mise au point est faite.
Après l'intervention d'une courtisane qui, écartant rapidement tous facteurs possibles liés aux
hommes, appuie sa volonté d'être financièrement indépendante, l'actrice Sin Eun-bong prend la
parole pour s'opposer à l'idée que l'argent soit le moteur crucial du choix de métier. Elle souligne sa
passion pour les arts du spectacle tout en rappelant que le métier d'actrice ne remplit pas la bourse :
« […] Si celles qui comprennent quand même un peu le théâtre ne se lancent pas dans ce métier,
quelle femme oserait se plonger dans un milieu d’art comme le théâtre, où l'on se fait critiquer sans
même gagner d’argent ? »xv Devant l'actrice qui se positionne en tant qu'artiste ayant des idées en
avance pour son temps, le journaliste s'impatiente : « Oui, ça, j’ai compris, mais alors, les hommes,
qu’en pensez-vous ? »xvi L'actrice lui rétorque brièvement : « Pourquoi cette question, comme si
nous étions de jeunes adolescentes ? Les hommes sont des êtres humains : ni supérieurs ni inférieurs
aux femmes. »xvii A côté de cette réplique, une note de l'éditeur précise que Sin Eun-bong s'en retire
un instant plus tard pour une représentation au théâtre. Après son départ, la discussion se déroule
autour de sujets tels que « les clients pécuniairement généreux », « les types d'homme
convenables », « les expériences d'avoir échappé au risque de se faire violer ».
2. L'actrice – à travers ses écrits
Sin Eun-bong connut une rupture de carrière, après 6 à 7 années d'expériences au théâtre : en
1933, elle décide de changer de métier, devenant employée de bureau chez une maison de disque.
Dans l'article « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène » publié à ce
moment-là, elle énonce les facteurs qui l'ont incité à quitter les planches. Le regard malveillant de la
société sur les actrices est la première chose qu'elle évoque : « Croyez-vous que les gens de cette
terre traitent les actrices comme des êtres humains ? Non, pas du tout. Pour eux, elles ne sont que de
jolies poupées. Qui pourrait dire, en outre, qu'elles ne sont pas prises pour des demi-mondaines ?
»xviii. Sur un ton à la fois furieux et frustré, elle rappelle les images fréquemment associées à celle
de l'actrice.
Or, son profond dégoût envers son métier ne semble pas découler seulement des facteurs
extérieurs. Elle met en cause le mode de production théâtrale de l'époque : « Outil de commerce
pour l'entrepreneur de troupe, pantin cherchant à plaire à de riches spectateurs oisifs, je ne pouvais
plus me retrouver moi-même. »xix En effet, à la fin des années vingt, les troupes théâtrales souffrant
d'une extrême précarité penchaient de plus en plus vers un but lucratif. Aussi, l'actrice exprime ses
sentiments éprouvés devant le public, et laisse paraître sa conscience de la façon dont elle est vue
sur scène, tout en mettant en contraste ses raisons originelles d'y monter :
« Dans une telle réalité, je ne voudrais plus devenir un objet érotique pour des publics
vulgaires et désœuvrés qui ne cherchent que la volupté. A chaque fois que je monte sur
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scène, c'est avec le vain espoir de prononcer des mots qui pourraient se répercuter dans les
oreilles des spectateurs : mais, dans cette Corée actuelle, comme vous le savez, c'est
impossible. »xx
Outre son attitude critique sur la commercialisation du théâtre, et sa répulsion à se sentir comme
une marchandise, on peut percevoir ici ses aspirations professionnelles. D'ailleurs, dans un autre
article qu'elle avait publié en 1931 sous le titre « Supplications infortunées d'une actrice »xxi, Sin
Eun-bong soulignait déjà sa forte envie d'apprendre l'art théâtral, et d'avoir des remarques sous
l'angle esthétique et technique : sans les nommer manifestement, elle faisait appel aux intellectuels
qui réclamaient le « théâtre artistique » et qui qualifiaient de trop viles toutes les troupes existantes.
L'actrice y déplorait aussi une pratique périlleuse de la production théâtrale de l'époque :
« A Séoul, dans la capitale de la Corée où il y a 400 mille habitants, une troupe n'arrive pas
à jouer la même pièce plus de quatre jours. Alors, comment pourrait-elle investir librement
dans la construction de décors ? Comment les acteurs pourraient-ils suffisamment
répéter ? […] On reçoit le script aujourd'hui, pour le jouer demain. Quand pourrait-on
apprendre les répliques, étudier le personnage, trouver le ton juste, et s'accorder avec son
partenaire ? »xxii
Mais dans ce billet-là, tout en soulignant cette réalité nuisible à la qualité des spectacles, elle s'y
résignait : « étant donné que nous vivons de la poche des clients, ce serait une amertume
inévitable »xxiii. Sans doute, toutes ses expériences fâcheuses l'auraient conduite, deux années plus
tard, à son départ.
Avant de conclure, il conviendrait de prêter attention aux termes qu'employait Sin Eun-bong
de manière récurrente : saram (사람) et inkan (인간/人間) signifiant « être humain ». En résumant en
quatre mots – « moquerie ; blâme ; mépris ; dédain » – la façon dont sont traités les acteurs par la
société coréenne, elle dit clairement que ces derniers ne sont pas considérés comme des êtres
humains. Terminant son article de 1933, elle exprime, avec autant d'exaltation et de naïveté, sa joie
de devenir une « employée loyale et efficace », un « membre complet de la société », et de pouvoir
mener une « belle existence […] entièrement humaine »xxiv. Tout compte fait, cet article ressemble à
une lettre de justification : l'actrice sortant du théâtre, blessée dans sa dignité, cherche ainsi à
légitimer son choix, avec ses propres motsxxv.
En guise de conclusion
Au travers de deux articles de journalistes, et d'une table-ronde, on a pu constater une
certaine orientation du média dans la représentation de l'objet. En dépit des angles d'attaque plus ou
moins divergents, sous lesquels l'actrice est traitée respectivement comme une femme-objet, épouse
fidèle et professionnelle demi-mondaine, les auteurs/éditeurs mettaient en saillant un aspect
commun : son sexe féminin. Ils cherchaient ainsi à dresser un portrait de l'actrice, sous un éclairage
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qu'ils auraient choisi non seulement en rapport avec l'intérêt de leur lectorat mais aussi de leur
propre masculinité. En revanche, les facettes de la même actrice perçues à travers ses écrits sont
plus complexes : sensible aux images des actrices dans la société, elle tente de les rectifier ;
consciente de problèmes de la production théâtrale, elle manifeste son opinion critique ; elle n'hésite
pas à témoigner ses aspirations et frustrations d'apprentie comédienne, tout en laissant paraître sa
fierté d'être artiste, ou plutôt sa soif d'en être une digne de ce nom. Tout ceci est fait par des mots
pleins d'émotion et de tension, adressés aux oreilles du lecteur : c'est un acte de communication
qu'elle entreprend par le biais de la presse, en tant que sujet parlant, ayant pour objectif de se faire
comprendre par ses contemporains.
Aussi, en m'apprêtant à conclure ma communication, il me semble superflu d'accentuer
l'importance des paroles d'acteurs/actrices, qui étaient longtemps restées inexplorées dans
l'historiographie du théâtre et du cinéma coréensxxvi. Il serait par contre nécessaire de soulever l’une
des limites de ma méthode - l'analyse des contenus de la presse : mes sources principales sont toutes
censées être préalablement inspectées et censurées. Ces « propres » paroles d'acteurs/actrices
doivent donc être considérées avec nuance. Or, cela n'empêche pas d’observer ce qui suit : dans
leurs mots dispersés et fragmentés, sont tangibles des sujets récurrents que ces acteurs/actrices
évoquent de façon volontaire, outre le fait qu'ils ont tendance à parler au nom de « nous les
acteurs ». Alors, en essayant de comprendre leur logique de pensées et d'actions, tout en
interrogeant leurs diverses figures imprimées dans le média, serait-il possible de percevoir une sorte
de soi collectif en train de se former ? Le métier d'acteur moderne apparu à peine deux décennies
auparavant dans la péninsule colonisée, avec l'introduction du théâtre occidental via, en grande
partie, l'archipel japonais, ces acteurs coréens des années 1930 étaient, en effet, en pleine recherche
d'identité.
i
. Sin Eun-bong fait son début sur scène vers 1927 dans la Ch'wisŏngjwa (취성좌/聚星座 – Troupe des Étoiles
Rassemblées), l'une des compagnies de théâtre emblématiques des années vingt en Corée. Lorsque la troupe se dissout
en 1929, la plupart de ses membres dont Sin Eun-bong continuent à se produire ensemble, en créant Chosŏn Yŏngûksa
(조선연극사/朝鮮演劇舍 – Maison du Théâtre de Corée). Voir ces articles présentant Sin Eun-bong comme vedette, parus
dans des journaux quotidiens : « Les étoiles précieuses du théâtre – les stars de la troupe Chosŏn Yŏngûksa (3). Jeune
fille sortie du lycée, montée sur la scène – Sin Eun-bong, à laquelle convient, dit-on, le rôle de Femme Fatale », Chosŏn
Ilbo, le 4 janvier 1930 ; « Tournée de visites aux stars de la scène (2) », Mae'il Sinbo, le 15 juin 1931 ; « Les actrices on
parade. Théâtre (5). Mademoiselle Sin Eun-bong dont les rôles convenables sont Femme Fatale ou Homme dans des
spectacles musicaux », Tonga Ilbo, le 21 juin 1931.
ii
. « Trois étoiles radieuses du théâtre », Hyesŏng (혜성/彗星 - La Comète), n° 1-6, septembre 1931, pp. 90-94. Hyesŏng
est un magazine mensuel de type généraliste créé par la maison d'édition Kaebyŏk (개벽/開闢 – La Création) en mars
1931, ayant pour objectif de « devenir ami de l'intelligentsia, qui devrait faire tant d'efforts afin que Chosŏn [la Corée] attardée par rapport aux pays développés, et se trouvant dans une situation particulière [coloniale] - surmonte toutes ces
circonstances ». S'intéressant beaucoup à l'Histoire et à la politique, de même, régulièrement inspecté et censuré par
l'autorité coloniale, Hyesŏng publie son dernier numéro à peine un an après sa création, en avril 1932. [Référence : La
Notice bibliographique sur le site Base de données nationale de l'Histoire Coréenne (http://db.history.go.kr/) - Institut
National de l'Histoire Coréenne]. D'ailleurs, ladite édition spéciale « Commentaires sur les personnalités de différents
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XXème siècle
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milieux en Corée » est consacrée à une douzaine de groupes, entre autres : des exilés ; prisonniers ; éducateurs ;
religieux ; littéraires ; avocats ; médecins ; journalistes ; activistes sociaux ; femmes à l'avant-garde [du temps], etc.
iii
. « Idem », Ibidem.
iv
. « Idem », Ibidem.
v
. Les termes comme « ppammû p'at'al (빰므파탈) », « ppamp'û (빰프) » ou « tokbu (독부/毒婦) » qui renvoient
directement à l'expression française « Femme Fatale » sont employés dans tous les articles de journaux quotidiens de la
même période traitant de Sin Eun-bong. Les titres d'articles sont cités plus haut : voir la note numéro i.
vi
. Yi Sŏku, « Une ballade de poussières au théâtre : les actrices, d'une apparence à une autre », Byŏlkŏnkon
(별건곤/別乾坤 - Drôle de Monde), n° 45, novembre 1931, pp. 18-20. Byŏlkŏnkon est un magazine mensuel de type
généraliste créé en novembre 1926 par la maison d'édition Kaebyŏk (개벽/開闢 – La Création) : cette dernière, l'une des
maisons d'édition coréennes les plus considérables sous l'occupation japonaise, publia neuf titres de revue/magazine
durant ses quinze années d'existence (1920-1935), entre autres : sa revue d'actualités éponyme Kaebyŏk (1920-1926),
Sinyŏsŏng (신여성/新女性 - Femme Nouvelle, 1923-1926 ; 1931-1934) et Byŏlkŏnkon (1926-1934). A noter que, celui-ci
se positionnant en premier comme un « magazine de loisirs » n'est pas sans rapport avec la prolifération de la
publication du même genre dans les années 1930 ainsi que le développement de la culture populaire (dont les
consommateurs étaient néanmoins restreints à l'élite urbaine). [Références : Chŏn Jung-hwan, La lecture à l'époque
moderne, Séoul, Éditions P'urûn Yŏksa, 2003, 563 p. ; Yu Sŏk-hwan, Les activités de publication de la maison d'édition
Kaebyŏk et les magazines modernes, Mémoire de master, Université Sungkyunkwan, Séoul, 2007, 106 p.]
vii
. Yi Sŏku, loc. cit.
viii
. Par exemple, dans l'article intitulé « Les actrices, la chasteté et l'amour », Yi Sŏku dit, à propos de quelques actrices,
qu'il les considère comme « une fille adoptive chérie et préférée » ou « une sœur du même sang ». Yi Sŏku, « Les
actrices, la chasteté et l'amour », Samch’ŏlli (삼천리三
/ 千里 - Trois Mille Lieues), n° 4-2, février 1932, pp. 92-96.
ix
. Si le terme yŏbae'u (여배우/女俳優 – actrice), composé de deux mots : yŏ (여/女 - femme) + bae'u (배우/俳優 – acteur),
ne s'emploie pratiquement pas avant les années 1920, le bae'u renvoyant aux gens de spectacle comme farceur s'aperçoit
déjà dans des documents datant du 15ème siècle, entre autres, la Koryŏsa (고려사/高麗史 – Histoire de Koryŏ [918-1392],
compilation achevée en 1451). Historiquement parlant, ce terme bae'u (배우/俳優) semble avoir un rapport étroit avec le
mot chinois páiyōu (俳優/俳优) signifiant aujourd'hui « celui qui jouait de la farce ou faisait du cirque autrefois ». Il
conviendrait de souligner, en outre, que d'autres termes désignant « acteur » tels que kwangdae (광대/廣大) ou u'in
(우인/優人) utilisés en Corée de façon plus courante que bae'u jusqu'au 19ème siècle, tombent en désuétude voire
s'effacent progressivement dès l'aube du 20ème. Ceci renvoie à la pénétration de la culture japonaise dans la langue
coréenne sous l'occupation : le linguiste Yi Sung-nyŏng cite bae'u, en effet, parmi les termes ayant obtenu leur vigueur
dans la vie langagière des Coréens sous l'influence de la langue japonaise. Les acteurs coréens du théâtre et du cinéma
de l'époque qui cherchaient à se distinguer des artistes du spectacle traditionnel (comme ledit kwangdae) semblent aussi
avoir préféré se nommer « bae'u (俳優) » - ce mot équivalent au terme japonais « haiyuu (俳優) » s'entendant, peut-être,
plus moderne pour eux. [Références : Yi Duhyŏn, Histoire du théâtre coréen, édition rénovée (première édition en
1973), Séoul, Hakyŏnsa, 2001, 448 p. ; Yi Sung-nyŏng, « Histoire du développement de la langue coréenne. 3 »,
Panorama de l'histoire de la culture coréenne. Tome 5 : Histoire de la langue et de la littérature, Séoul, Institut de la
culture nationale - Université de Korea, 1967, pp. 263-322. ; Le dictionnaire chinois-coréen, Centre de recherche et de
compilation du Grand dictionnaire de la langue chinoise, Séoul, Institut de la culture nationale - Université de Korea,
2006, 2735 p., version électronique, etc.]
x
. Voir KIM Sunam, « Étude sur les premières actrices de cinéma de Chosŏn », Revue d'études cinématographiques, n°
27, Association de recherches cinématographiques de Corée, 2005, pp. 57-88.
xi
. « Table-Ronde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de lycée
supérieur de filles », Samch’ŏlli (삼천리三
/ 千里 - Trois Mille Lieues), n° 8-4, avril 1936, pp. 162-173. Samch’ŏlli (dont le
titre renvoie à la péninsule coréenne) est un magazine mensuel de type généraliste créé en juin 1929 qui perdura
jusqu'en février 1942. Son envergure étendue sur le plan thématique de même que sa longévité marquante par rapport
aux autres périodiques de l'époque lui ont permis de nous laisser d'importantes sources reflétant de différents aspects de
la société coréenne des années 1930. Selon l'historien de la littérature coréenne Chŏn Jung-hwan, parmi 152 numéros
publiés, 98 sont sauvegardés et restent consultables sur le site Base de données nationale de l'Histoire Coréenne
[http://db.history.go.kr/]. [Références : Chŏn Jung-hwan, « Le nationalisme culturel des années 1930 et Samch’ŏlli »,
Actes du colloque d'hiver 2007, Association de recherches sur la littérature contemporaine de Corée, Séoul, 2007, pp.
48-64.]
xii
. Etudier au lycée – le seul cursus d'enseignement secondaire (le collège n'existant pas) – était une chance presque
surréaliste pour la plupart des coréennes de l'époque. Selon les calculs de Pak Chŏl-hi faits à partir des statistiques
publiées par Le Gouvernement Général du Japon en Corée, le taux de scolarisation au lycée de jeunes filles n'a dépassé
1 % à aucun moment entre 1912 et 1937. Par exemple, en 1924/25 (où Sin Eun-bong serait entrée au lycée), à peu près
0,2-0,3 % de la population des coréennes dans la tranche d'âge de 12 à 15 ans fréquentaient le lycée. [Référence : Pak
Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du
XXème siècle
Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les
figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 8
Chŏl-hi, « Une étude sur les chances d'accès au lycée de jeunes filles et les parcours des anciennes élèves sous
l'occupation japonaise », Etudes sur l'Histoire de l'éducation en Corée, n° 28-2, Association de recherches sur l'Histoire
de l'éducation de Corée, Séoul, 2006, pp. 47-73.]
xiii
. « Table-Ronde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de lycée
supérieur de filles », loc. cit.
xiv
. « Idem », Ibidem.
xv
. « Idem », Ibidem.
xvi
. « Idem », Ibidem.
xvii
. « Idem », Ibidem.
xviii
. Sin Eun-bong, « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène », Sinyŏsŏng (신여성/新女性 Femme Nouvelle), n° 7-10, octobre 1933, pp. 102-109.
xix
. Id., « Idem », Ibidem.
xx
. Id., « Idem », Ibidem.
xxi
. Sin Eun-bong, « Supplications infortunées d'une actrice », Hyesŏng (La Comète), n° 1-6, septembre 1931, 113-115.
xxii
. Id., « Idem », Ibidem.
xxiii
. Id., « Idem », Ibidem.
xxiv
. Id., « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène », loc. cit.
xxv
. Tout en ayant quitté les planches, Sin Eun-bong n'abandonne pas complètement sa carrière d'actrice : pour des
enregistrements gramophoniques, elle prête sa voix non seulement à des morceaux de drame mais aussi à des sketchs
comiques en duo ; qui plus est, elle joue pour la première fois devant la caméra lors du tournage du film « Yŏksûp
(역습/逆襲 – La Contre-attaque) » au début de 1936. Presque en même temps, l'actrice revient sur scène dans les locaux
fraîchement bâtis du Tongyang Gûkjang (동양극장/東洋劇場 - Théâtre de l'Orient, inauguré en novembre 1935) – le
premier théâtre en Corée exclusivement réservé aux représentations scéniques (libérant d'une certaine façon les gens de
théâtre de la concurrence avec le cinéma). Durant la deuxième moitié des années 1930, les activités de Sin Eun-bong
comprennent tous ces domaines (le théâtre, le cinéma, le disque) de même que la radio. La dernière trace d'elle en tant
qu'actrice imprimée dans la presse s'aperçoit dans un article publié en juin 1940 selon lequel elle appartenait à ce
moment-là à une certaine Association Centrale de Drame Radiophonique. [Références : le site Internet de Archive &
Research Center for Korean Recordings - Dongguk University (http://sparchive.dgu.edu) ; « Le tournage en cours du
premier film de gangsters 'La Contre-attaque' », Tonga Ilbo, le 5 février 1936 ; la publicité annonçant la création d'une
nouvelle troupe appartenant au Théâtre de l'Orient et son premier répertoire, Tonga Ilbo, le 15 février 1936 ; « Un film
parlant coréen achevé – Simchŏng (심청) », Tonga Ilbo, le 10 novembre 1937 ; les programmes de drames
radiophoniques parus dans Tonga Ilbo, les 24 juin ; 13 septembre ; 21 septembre 1938 ; « Représentations de la Troupe
d'éclat de rire au Théâtre Tansŏngsa, à partir du 19 », Tonga Ilbo, le 20 février 1939 ; « Démonstration au théâtre de l'
Association Centrale de Drame Radiophonique », Tonga Ilbo, le 16 juin 1940, etc.]
xxvi
. D'une part, les principaux sujets d'étude reposaient sur notamment l'œuvre elle-même (pièce de théâtre / film),
l'auteur dramatique ou le réalisateur, sinon l'institution (troupe / maison de production), etc. ; d'autre part, même les
parties consacrées aux acteurs/actrices se référaient plutôt à des témoignages de tiers évoquant des anecdotes à leur sujet
ou commentant leurs jeux. D'ailleurs, MUN Kyŏng-yŏn fait dans son article (2007) des critiques judicieuses sur le fait
que la plupart des historiens du théâtre n'ont puisé jusqu'alors que dans les souvenirs des « hommes » de théâtre pour
parler des actrices et des spectatrices, sans chercher à prêter attention aux propres voix de ces dernières. [Référence :
MUN Kyŏng-yŏn, « Lire la mémoire et le silence dans le milieu du théâtre populaire moderne », Revue d'études
dramatiques, n° 26, Association de Recherches dramatiques de Corée, 2007, pp. 99-130.]
Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du
XXème siècle
Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les
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