Richard Abibon L’art de la mémoire dans son rapport avec l’inconscient Illustré par l’étude des fresques de Raphaël dans La chambre de la signature au Vatican Que peut nous importer cette fresque de Raphaël, « L’Ecole d’Athènes », que l’on trouve dans la Chambre de la Signature au Vatican ? Qu’est-ce qu’elle nous apporte en tant qu’analysant et en tant qu’analyste ? L’œuvre a été commandée à Raphaël par la Pape Jules II pour la Chambre de la Signature, au Vatican. La commande incluait la totalité des murs et du plafond de ce lieu où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette chambre dans sa globalité se veut une somme de tout ce que l’homme a acquis de connaissances, la raison et la foi, la justice et l’art. En fait, c’était assez à la mode à la renaissance, dans les riches demeures, que d’étaler sur les murs son gout pour le savoir encore pas nommé encyclopédique. Au plafond, des allégories féminines représentent la découpe en 4 secteurs majeurs de l’action et du savoir humain. La théologie : La philosophie : La poésie : …et la justice : Chacune de ces disciplines prend sa propre ampleur sur les fresques des 4 murs. Du tranchant de son arme, la justice, partage entre le bien et le mal, certes, mais aussi entre les disciplines : de son mur, elle sépare la philosophie de la théologie, qui s’étalent sur des murs pleins, tandis que les deux autres n’ont droit qu’au dessus des fenêtres qui se font face. Voici, d’un côté, justice et théologie, la première au-dessus de la fenêtre ici occultée pour les besoins de la photo : De l’autre, poésie et philosophie, la première au-dessus de la fenêtre également occultée : Dans la lieu de sa signature, Jules II avait voulu montrer qu’il se donnait des responsabilités terrestres et spirituelles, chef d’état et chef d’église. D’un côté, l’Ecole d’Athènes, ou les chemins de la raison, de l’autre, La Dispute du Saint Sacrement, ou le triomphe de la foi : les deux concourent aux décisions accréditées ici de son paraphe, effets de poésie et de justice. La foi La fresque consacrée à la foi fut nommée Dispute par Vasari, parce qu’on y voit les hommes s’agiter au niveau inférieur tandis que les apôtres et les dieux siègent sereinement au niveau supérieur : Voici quelques uns des personnages représentés pour leur contribution à l’avancée de la théologie, la grandeur de la foi ou la gloire de l’église : La Dispute du Saint-Sacrement On y trouve aussi des artistes comme Fra Angelico et Bramante, l’architecte de Saint Pierre de Rome. Les intellectuels de la théologie y sont en bonne place : saint Thomas D’Aquin au premier chef, et Saint Augustin. L’art et la raison ne sont donc pas si distincts que ça de la foi. On peut le lire aussi dans les gestes des deux personnages encadrant l’autel, qui répliquent les attitudes de Platon et Aristote dans la fresque qui fait face, l’un désignant le ciel l’autre la terre. Les livres ne sont d’ailleurs pas absents, ni sur l’autel les entrelacs qui, au-delà de leur aspect décoratif, signalent l’intérêt des croyants pour les dessus-dessous, prescience confuse de ce que ceux-ci écrivent du nouage entre les hommes, déjà présent dans le terme religion : ce qui relie. Je ne m’occuperai pas ici de déchiffrer le code de cette complexité. Qu’il suffise d’y lire le paradoxe de toute écriture, qui traduit en deux dimensions, dans les livres qui parsèment la scène, la réalité que nous percevons en trois dimensions et que nous ne pouvons dire que dans la seule dit-mention temporelle de la parole ou lire dans les deux dimensions de l’écriture. Dans l’écriture d’un dessus-dessous, nous lisons une absence : celle de la troisième dimension, dont nous pouvons supposer la représentation « au-dessus », dans le ciel, sous la forme de dieu-le-père en tant que premier de la trinité qu’il préside, avec le fils et le saint esprit, représenté en dessous, comme il se doit par une colombe. Dans un croisement de ficelles dorées, cette absence de la troisième dimension manifeste sa présence symbolique, autant que le corps du christ dans l’hostie qui s’érige sur l’autel. Dessus dessous : il manque le bout du trait qui passe dessous, mais il est là symboliquement Hostie : il manque le corps du christ, mais il est là symboliquement Je fais ici abstraction de la querelle qui allait éclater dix ans plus tard : réalisées entre 1509 et 1510, les fresques de Raphaël précèdent de dix ans le pavé dans la mare des 95 thèses de Luther (1520), qui eurent les conséquences que l’on sait. Parmi ces thèses, la distinction posée par Luther entre la symbolique de l’hostie et la transsubstantiation « réelle, vraie et substantielle » soutenue par les catholiques. Encore celle-ci n’avait-elle été dogmatisée ainsi qu’au concile de Latran en 1215. Il me semble toutefois que la foi en la transsubstantiation reste posée comme intellectuelle : le croyant qui, à l’église, absorbe l’hostie, s’il n’est pas complètement fou, sait bien qu’il ne dévore pas la viande du Christ et qu’il s’agit là d’un symbole dont on fait semblant de croire à la réalité pour en établir la force. Luther ne fait donc que dénoncer un semblant pris pour réel et établir à la place la vérité du semblant comme telle. Ces disputes peuvent paraître absconses du point de vue d’aujourd’hui. Elles renvoient pourtant à nos querelles d’écoles, entre neuroscientifiques et psychanalystes d’une part, entre les psychanalystes eux-mêmes d’autres part. Réel du corps et symbolique semblent vouer les hommes à s’identifier à la justice qui tire son épée pour trancher : réellement en ces époques, ce qui aboutira, entre autres massacres, à la saint Barthélemy ; symboliquement de nos jours, où la violence verbale s’y substitue (je pense en particulier aux conflits autour de l’autisme). Pourquoi ? Parce que c’est le statut de l’humain qui est en jeu, soit pris dans le langage, donc dans le symbolique, soit pétri de matière réelle. A la base de ce conflit se trouve la génération articulée à l’image du corps, en ce lieu d’une violence incontournable : le sexe, toujours compris par les enfants comme castration, menace chez les uns, fait accompli chez les autres. L’épée de Damoclès de la justice reste suspendue au dessus du sexe de chacun. Ainsi les doctrines de l’église sont-elles un moyen théorique de donner un langage à cette aporie, l’impossible de la représentation du sexe féminin dans l’angélique âme enfantine, c'est-à-dire l’inconscient. L’invention du saint esprit et sa consécration au concile de Constantinople en 381 donnent une première ébauche de ce que Lacan présentera sous la forme du nœud borroméen. L’enjeu de ce concile fut en effet d’élaborer le concept de la liaison amoureuse entre le père et le fils, c'est-à-dire entre dieu et l’homme, c'est-à-dire enfin, entre le symbolique et la réalité. Ce ne pouvait être la même chose et pourtant ça l’était, si l’on voulait soutenir la divinité du christ. Le saint esprit apparait comme ce tiers nécessaire à assurer le nouage des deux. Comment quelque chose qui manque, qui n’est pas représentable, peut-il se nouer à ce que nous nous représentons de la vie de tous les jours, et spécialement notre corps, notre véhicule en ce monde ? Ce quelque chose, on l’a toujours appelé dieu : il est là, mais il n’est pas là. C’est le symbolique comme tel, dont l’eucharistie, par la transsubstantiation, donne le rite de son nouage à la réalité de l’homme. Ce sont d’ailleurs les saintes écritures qui font la coupure entre la terre et le ciel : les quatre évangiles, présentés par des angelots, encadrent le saint esprit qui vient faire le lien (relier, religion) entre ciel et terre par la fécondation de la Vierge Marie. Le quatre horizontal des écritures vient donc délimiter, par combinaison au trois vertical de la relation au divin, l’espace pictural qui se révèle ainsi comme écriture. Avec le 4 et le 3 ainsi mis en rapport par les vertus de la multiplication, on retrouve le 12 céleste des apôtres qui lui-même, offre le côtoiement du Un de l’unité et du deux de la division par l’addition desquels on revient au 3 initial. La multiplication, au fond, n’est autre que le croisement des deux dimensions de l’écriture : là où se croisent la verticale du ciel et l’horizontale de la terre, là, l’écriture des dessus-dessous des entrelacs sort de sa pure mission décorative pour accéder à la démonstration de l’écriture comme perte de la une dimension de la parole, ici figurée comme divine. Le rectangle de l’autel, soutenant l’érection du ciboire et de l’hostie, vient figurer la pure dimension de toute écriture, surface, produit de deux dimensions. Cette érection est soulignée par le doigt du personnage à la droite de l’autel, sans doute un reflet du doigt de Platon dans la peinture d’en face. Se souvenir d’une parole, c’est l’écrire dans la mémoire. C’est en faire une lettre, même s’il s’agit du souvenir des sons. C’est perdre la vivacité du moment présent, la vivacité de l’énonciation qui conserve la possibilité d’engendrer du sujet. C’est perdre la troisième dimension au profit des deux de l’écriture. Mais c’est aussi comme ça que s’engendre du sujet, car pour énoncer quelque chose, il faut au préalable disposer de quelques écritures mnésiques où puiser son propos, même dans le cadre de l’association libre sur le divan. 3 Engendrement par la parole, Engendrement de la surface support de l’écriture, 3x4 12 Coupure des anges : L’écriture suppose la perte d’une dimension 4 -1 Erection du symbole du corps du Christ Entrelacs : les dessus-dessous multiplient le manque de l’écriture d’un bout de trait dessous (-1) La ligne nuageuse qui marque la coupure entre terre et ciel est ensemencée d’anges dont on sait combien le sexe a pu faire problème. Ce n’est pas pour rien si la justice vient en cette salle trancher entre foi et raison : cette question n’est autre que celle de la condition humaine, coupée en deux par la vertu de l’épée du sexe, la castration, déclenchant cette injustice première de la répartition du phallus. Il y en a qui ont ce que d’autres n’ont pas ! Celle-ci se déclinera ensuite en termes d’inégale répartition des richesses et du pouvoir, mais ce n’est pas un hasard si Platon décrit la conception d’Eros, l’amour, comme l’accouplement de Pôros et Pénia, la Richesse et la Pauvreté. La coupure entre terre et ciel représente donc la castration, la coupure du sexe des anges, ces belles représentations de l’esprit enfantin toujours présent en nous sous la forme de l’inconscient, coupure qui permet de se construire l’image du corps comme surface (deux dimensions) toujours oscillante entre +1 et -1, l’avoir ou pas, chez le garçon tout autant que chez la fille. En ce sens, saint esprit et dieu ne sont que des représentations du phallus et de celui qui est censé toujours l’avoir, le créateur. Tous sont à la fois présents et absents, permettant par leur nouage la survenue du troisième, l’homme en tant qu’il ne peut plus être substance matérielle seule, étant devenu lettre engendrée par le symbolique. L’homme-dieu, le christ, représente ainsi l’aporie d’un nouage entre une matière réelle qu’on ne peut nier et un habitat symbolique qui la modifie profondément par le biais d’une image du corps marquée par le manque de la castration. A suivre… dimanche 29 juillet 2012