GENVA, reconstitutions et recherches archéologiques
L’équipement du légionnaire républicain
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1
Introduction
Popularisé par l’univers d’Uderzo et de Goscinny, ainsi que par une longue tradition
de péplums, le pilum est incontestablement l’arme que le grand public associe aux armées
romaines. Cette arme particulière est à distinguer d’un simple javelot, également utilisé par les
légionnaires, car elle présente plusieurs caractéristiques spécifiques. Cette distinction
s’impose d’emblée sur le plan lingusitique, car le latin utilise deux mots bien différents, telum
pour le javelot, la javeline et l’arme de jet en général et pilum.
L’origine même du pilum a longtemps agité les milieux intellectuels, notamment à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle. Durant les années 1920, certains chercheurs
commencent à contester les théories qui tendent à donner à l’arme une origine ibérique ou
samnite
2
. La recherche actuelle bénéficie d’apports fondamentaux qui permettent de faire
coïncider les textes antiques avec l’archéologie, ce qui permet d’affirmer « avec une quasi-
certitude l’origine italique du pilum. »
3
. On a en effet retrouvé en Italie plusieurs sortes
d’armes conçues de cette manière et largement antérieures à la périodre républicaine, « [d]es
armes de jet à tête réduite montée sur une fine et longue tige »
4
; c’est le cas notamment à
Rome, une quinzaine de tombes de la nécropole d’Osteria dell’Osa, datées du IXe et du
début du VIIIe siècle contiennent des armes de ce type
5
.
Cet article a pour but de donner un aperçu global des connaissances sur le pilum
républicain
6
et de mettre en lumière ses spécificités et les modalités de son utilisation en se
basant sur les sources littéraires et archéologiques ainsi que sur les interprétations qu’en font
les spécialistes modernes
7
.
1
DOUBLE, Lucien, L’Empereur Claude, Paris, Elibron Classics, 2005, p. 185.
2
Voir notamment COUISSIN, Paul, Les armes romaines, Essai sur les origines et l’évolution des armes
individuelles du légionnaire romain, Paris, Honoré Champion, 1926, pp. 181-190.
3
FEUGÈRE, Michel, Les armes des Romains, De la République à l’Antiquité tardive, Paris, Errances, 1993, p.
100.
4
Ibid.
5
Idem, pp. 100-101.
6
Pour des raisons pratiques et thodologiques, je me concentre ici sur la période dans laquelle GENVA
s’inscrit, à savoir la Rome républicaine moyenne et tardive, du IIIe au Ier siècle av. J.-C.
7
Cf. bibliographie pp. 24 sq.
Le pilum républicain, ou l’histoire d’un javelot pas comme les autres
« [L]e pilum des légionnaires, cet épieu formidable qui, selon Montesquieu, subjugua l’univers[.] »1.
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Le pilum
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2
Les sources littéraires
Le pilum est fréquemment cité dans les sources antiques à travers les innombrables
récits de bataille qui y foisonnent, d’autant que cette arme est utilisée par Rome durant la
presque totalité de son histoire militaire ; on la retrouve aussi bien sous la Royauté que la
République et l’Empire
8
.
La description la plus ancienne et la plus précise de l’arme que nous ayons dans les
sources date du IIe siècle av. J.-C., aux environs de 150 ; elle figure dans le Livre VI des
Histoires de Polybe, cet historien grec qui met à profit sa captivité chez les Romains pour
rédiger son œuvre.
« En outre, il y a deux javelots, un casque de bronze et des jambières. Les javelots peuvent être soit épais soit
minces. Dans les javelots lourds, les uns ont une section circulaire d’une palme de diamètre, les autres une
section carrée d’une palme de ; quant aux javelots minces, qu’on porte en plus des précédents, ils
ressemblent à un épieu de chasse, de taille moyenne. Tous ces javelots ont un bois d’environ trois coudées de
long ; à chacun est ajusté un fer barbelé de la longueur du bois ; les Romains en assurent si bien la fixation et
l’efficacité, en l’assujettissant dans le bois jusqu’au milieu de celui-ci et en l’y rivant à force de crochets, que
dans l’action le fer se brisera plus tôt que l’attache ne se desserrera, bien qu’il ait un doigt et demi d’épaisseur à
la base, du côté où il est attaché au bois. On voit quel soin attentif ils prennent de cette fixation. »9.
Cette description a nourri passablement d’interprétations chez les auteurs modernes,
car elle en dit beaucoup tout en n’en disant pas assez. Sans prétendre apporter des réponses à
toutes les questions, je m’efforcerai ici de présenter les théories à mon sens les plus
séduisantes et les éléments les plus pertinents dans une perspective d’histoire militaire et de
l’armement romain. Il convient également de préciser que l’arme a nécessairement subi des
évolutions et des améliorations au fil des siècles.
Toujours d’après Polybe, le pilum fait partie de l’équipement complet du légionnaire ;
il distingue quatre sortes de combattants, les vélites, les hastati, les principes et les triarii, qui
se positionnent en ligne selon cet ordre sur le champ de bataille
10
.
« La classe d’âge suivante, de ceux qu’on appelle hastati, porte réglementairement un équipement complet. […]
Les principes et les triarii sont équipés de la même façon, sauf que les triarii portent la lance au lieu de
javelots. »11.
8
Le pilum du principat ressemble à quelques aménagements de détail près à celui de la République. Il semble
connaître une baisse d’utilisation vers la fin du Haut-Empire mais on le retrouve comme arme principale des
légionnaires durant l’Antiquité tardive, où il se distingue toujours du javelot par un fer particulièrement allongé,
de 60 à 90 cm. Voir FEUGÈRE, 1993, op. cit., p. 166.
9
POL, VI, 23, 8-11.
10
Les vélites étant généralement formés des combattants les plus jeunes et les plus pauvres, leur équipement peut
varier, raison pour laquelle je ne m’y arrête pas. Ils ne combattent pas en formation, leur tâche étant plutôt de
harceler les troupes ennemies en leur lançant des armes de jet, ou bien souvent, de servir de « chair à canon »
avant le déploiement des soldats lourdement armés.
11
POL, VI, 23, 1 et 16.
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L’équipement du légionnaire républicain
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L’importance dans notre propos est que les deux premières lignes de la légion romaine
portent le pilum et la troisième des lances ; de ce fait, cette dernière n’intervient généralement
qu’à la fin du combat ou pour couvrir la retraite des précédents. C’est donc surtout sur ces
deux lignes de hastati et de principes que je vais m’attarder.
La proportion des soldats engagés dans ces différents corps est donnée par Lawrence
Keppie, lequel se base également sur cette description de Polybe, essentielle pour la
connaissance et la compréhension du fonctionnement de l’armée romaine
12
. Les hastati et les
principes totalisent 1200 hommes chacun ; viennent ensuite 600 triarii, ce qui porte le total à
3000 hommes. Sachant qu’une légion en compte à ce moment 4200
13
, on peut en déduire le
nombre de 1200 vélites
14
. Dans les chiffres réglementaires, le pilum est donc l’arme de plus
de la moitié des légionnaires, puisqu’il est porté par 2400 des 4200 hommes.
Comme je l’évoquais en introduction, le pilum n’est pas un simple javelot ; il peut
servir aussi bien comme arme de corps à corps que comme arme de jet. L’information nous
est notamment donnée par Tite-Live lors d’une digression sur Alexandre de Macédoine, dans
son récit de la guerre contre les Samnites en 319.
« Comme armes, les Macédoniens avaient des boucliers de métal et des sarisses [c’est-à-dire des lances], les
Romains le bouclier de cuir, couvrant mieux le corps, et le pilum, arme bien plus forte que la lance pour le coup
de pointe et le jet. »15.
Sa taille et son poids inférieur à ceux d’une lance permettent au légionnaire une plus
grande dextérité
16
tout en conservant l’avantage dans un combat en formation d’une alonge
supérieure à celle d’un glaive ou d’une épée celtique. Il faut donc bien y voir une solution
alternative, à mi-chemin entre la lance et l’épée. Le nom même des soldats qui combattent en
première ligne dans la formation indique cette possibilité de frappe du pilum ; littéralement, le
terme latin hastati peut se traduire par « ceux qui frappent ».
12
Je n’ai retenu pour cet article que la partie du texte relative au pilum mais le livre VI de Polybe comprend une
description de l’ensemble de l’armement ainsi que de nombreux éléments relatifs à l’organisation de l’armée
romaine.
13
Ces chiffres correspondent évidemment à la période décrite par Polybe. Par la suite, après les réformes
marianistes de la fin du IIe siècle, le nombre d’hommes augmentera pour atteindre le chiffre théorique de 6000
hommes, un chiffre qui dans les faits peinera souvent à être atteint.
14
KEPPIE, Lawrence, The making of the roman army, From Republic to Empire, London, B. T. Bastford Ltd.,
1987, pp. 34-35.
15
TITE-LIVE, IX, XIX, 7.
16
Les expérimentations démontrent que la lance utilisée par les triarii, longue de près de trois mètres, est
difficile à manœuvrer combinée au bouclier en combat singulier. Cela explique son utilisation généralement à la
fin de la bataille ou pour couvrir une retraite, dans une formation sans doute proche de la phalange
macédonienne. Une telle arme serait en tout cas trop lourde et surtout trop longue pour être utilisée efficacement
dans un combat en première ligne. La lance longue romaine, hasta, est à penser comme une pique et non comme
une arme de jet, en dépit de son nom français ; l’étymologie la renvoie également au sens de « frapper ».
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Le pilum
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Les apports de l’archéologie
Les connaissances archéologiques sur les pila pour la période républicaine nous
viennent de fouilles sur plusieurs sites, dont les plus connus sont Numance et Alésia. Pour des
raisons méthodologiques, je me limite ici à l’analyse de ce dernier site, car les pièces qui en
proviennent sont parfaitement révélatrices de la tendance de la période
17
.
Alésia, lieu mythique et mythifié par l’historiographie française de la victoire finale de
César sur les armées de Vercingétorix en 52 av. J.-C., fait l’objet de fouilles entre 1861 et
1865 déjà, sous l’impulsion de Napoléon III
18
; l’Empereur fait également procéder à des
reconstitutions qui lui permettent avec des pila lancés d’une distance de 30 mètres de percer
une planche d’environ 3 centimètres, une épaisseur largement supérieure aux boucliers
d’époque
19
, ce qui en dit long sur la force de pénétration de l’arme. Une quarantaine de
pointes ont été mises à jour lors de ces fouilles ; elles sont aujourd’hui conservées au Musée
des Antiquités Nationales, au Château de Saint-Germain-En-Laye, dans les Yvelines
20
.
Depuis lors, on a notamment découvert à Alésia en 1991 un pilum complet dans une fosse du
castellum XI (14)
21
.
Ces chiffres peuvent sembler modestes en regard des effectifs mobilisés par Jules
César lors de ce siège mais s’expliquent par la manière dont les combats se sont déroulés. Il
est vraisemblable que les Romains aient après la bataille récupéré les armes romaines encore
utilisables, « à l’exception des pointes de pilum, désormais défectueuses. »
22
. Cela explique
également la nette prédominance des armes celtiques sur le site, des armes dont les Romains
n’avaient sans doute pas une grande utilité. Tout ce qui pouvait être réutilisé était ramassé sur
le champ de bataille ; les pointes tordues de pila n’entrant pas dans cette catégorie, elles ont
tout simplement été laissées sur place. Cela explique pourquoi les pila retrouvés à Alésia,
hormis celui découvert en 1991, sont « presque toujours dans un état de conservation
défectueux[.] »
23
.
17
Cf. annexes p. 17 pour des représentations de pila républicains retrouvés sur d’autres sites archéologiques
qu’Alésia.
18
SIEVERS, Susanne, « Armes celtiques germaniques et romaines : ce que nous apprennent les fouilles
d’Alésia », dans REDDÉ, Michel (s. d.), L’armée romaine en Gaule, Paris, Errances, 1996, p. 67.
19
Idem, p. 73.
20
Cf. annexes p. 16 pour les représentations des pila d’Alésia.
21
SIEVERS, Susanne, « Armes celtiques germaniques et romaines […] », dans REDDÉ, 1996, p. 73.
22
Idem, p. 79-80.
23
Idem, p. 79.
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L’équipement du légionnaire républicain
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Ce que l’on peut dire de l’aspect du pilum
C’est donc à partir principalement de ce passage de Polybe et des trouvailles
archéologiques que l’on peut tenter d’établir une description un peu plus précise de ce pilum
et de formuler quelques principes généraux.
Pris au sens premier, les chiffres donnés par Polybe rendent l’image d’une arme
impressionnante ; un diamètre d’une palme, soit la largeur d’une main, mesure fixée à 7,7
centimètres et une longueur de 2,79 mètres
24
. On obtient ainsi une arme plus proche du pieu
que du fin javelot trop souvent représenté dans l’iconographie moderne, à l’image dAstérix.
Citant les premiers commentateurs de Polybe
25
, Paul Couissin démontre qu’une traduction
littérale avec une épaisseur constante de la hampe ne correspondrait « qu’à un énorme pieu
dont le poids avoué […] serait de onze livres mais doit être, en réalité, encore plus
considérable. »
26
. Les soldats romains ont beau avoir une constitution physique sans doute
hors du commun d’un point de vue moderne, on a peine à croire à l’utilisation d’un javelot de
près de six kilos.
Dans un article ancien mais dont la pertinence reste tout à fait à propos, Joseph
Quicherat interprète ces chiffres pour leur donner un autre sens ; il s’appuie notamment sur
l’étymologie du mot pilum, contraction de pisillum ou pistillum, qui désigne l’instrument que
nous appelons un pilon
27
. Il en déduit que l’arme a du y ressembler
28
et que la hampe ne
devait pas avoir dans son ensemble la largeur décrite par Polybe mais être fine au pied pour
enfler progressivement au milieu du bois, ce qui permettait précisément d’y emboîter le fer,
diminuant également la taille
29
. Il faut donc revoir la longueur à la baisse, ce qui nous donne
dans ce cas une arme d’environ, 2,07 mètres
30
. Ce chiffre est plus vraisemblable pour une
arme qui comme je l’ai mentionné plus haut, sert aussi bien au lancer qu’au combat au corps à
corps ; on imagine en effet mal un légionnaire manœuvrer habilement d’une main une arme
de près de trois mètres pour affronter un ennemi muni d’une épée.
24
Chiffres donnés par QUICHERAT, Joseph, Le pilum de l’infanterie romaine, Paris, Imprimerie nérale de
Ch. Lahure, 1866, pp. 10-11 (extrait du XXIXe volume des Mémoires de la Société impériale des Antiquaires de
France).
25
Notamment Rüstow, Köchly et Dahm.
26
COUISSIN, 1926, op. cit., p. 203.
27
L’étymologie du terme pilum est débattue ; on peut également le rattacher à une racine pig- ou pik., pour
« piquer, percer ». Voir COUISSIN, 1926, op. cit., p. 22. À mon sens, les deux ne sont pas incompatibles.
28
QUICHERAT, 1866, op. cit., p. 8.
29
Idem, pp. 11-12.
30
FEUGÈRE, 1993, op. cit., p. 101.
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