ÉGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION EN DROIT DE LA FAMILLE LE

ÉGALITÉ ET NON-DISCRIMINATION
EN DROIT DE LA FAMILLE
LE RÔLE DES JUGES
par
Marie-Thérèse MEULDERS-KLEIN
Professeur émérite
de l’Université catholique de Louvain (Belgique)
Past-présidente de l’Association internationale
de droit de la famille
Hommage (
1
)
Nul ne s’étonnera du choix de ce thème pour célébrer les
mérites de Claire L’Heureux-Dubé, qui tout au long de la carrière
qui l’a menée au faîte des honneurs n’a cessé de défendre l’égalité
et de pourfendre les discriminations aux quatre coins du monde,
principalement en faveur des femmes, avec une intrépidité qui n’a
d’égale que sa générosité. Grâce lui en soit rendue au nom d’une
très longue amitié. C’est pourquoi j’aimerais lui offrir ici, en forme
de méditation, ces quelques réflexions sur les principes d’égalité et
de non-discrimination et leur application dans les Etats d’Europe
continentale, plus particulièrement en matière de droit de la
famille.
— Principes d’égalité et non-discrimination
dans les Etats européens
Contrairement aux affirmations si solennellement proclamées,
l’égalité des êtres humains n’est pas naturelle et, à bien y réfléchir,
c’est une vue de l’esprit de poser en évidence que « tous les hommes
(1) Ce texte a été présenté lors du Colloque international organisé à l’Université
Laval de Québec du 20 au 22 mars 2003 en l’honneur de l’éméritat de Claire l’Heu-
reux-Dubé, juge à la Cour suprême du Canada, sur le thème du « Rôle du juge ».
sont nés libres et égaux... »(
2
). Car l’égalité n’est pas naturelle. C’est
au contraire une valeur purement culturelle, construite et conquise
par les hommes, qui peuvent tout aussi bien en décider autrement
comme en font foi les innombrables inégalités politiques, sociales et
culturelles délibérément créées par eux.
En outre, cette conquête est récente. Si l’idée de justice peut être
retracée en Occident jusqu’à la philosophie grecque, et même au-
delà, celle-ci n’impliquait pas encore l’égalité de statut et de droit,
et les premiers rudiments qu’en esquissent la pensée stoïcienne et la
doctrine chrétienne en sont encore loin (
3
). Si l’une et l’autre sont
bien à l’origine de la notion de dignité humaine, la première en effet
ne parvint jamais à éradiquer l’esclavage, et la seconde enseigna
plutôt l’égalité en dignité de la créature devant Dieu, dans une pers-
pective de salut. L’idée moderne d’égalité en droit n’apparaît claire-
ment qu’à l’époque des Lumières, et avec elle les premières grandes
Déclarations des droits. Celle de l’indépendance des Etats-Unis
(1776) et celle des droits de l’homme et du citoyen en France (1789).
Mais chacun sait que les discours de Locke et de Rousseau sur l’ori-
gine du Contrat social diffèrent autant dans leurs prémisses que
dans leurs conséquences concernant l’égalité et la liberté (
4
) et qu’il
ne suffit pas de proclamer formellement celles-ci pour qu’elles soient
immédiatement mises en actes, comme en témoigne l’Histoire. Il a
fallu attendre la fin de la Seconde guerre mondiale, pour que de
nouveaux instruments juridiques se mettent en place pour procla-
mer et garantir « les droits de l’homme » de manière plus contrai-
gnante et plus efficace, tant au niveau national qu’international.
— La dignité humaine et le principe d’égalité
C’est dans le Préambule de la Déclaration universelle des droits
de l’homme des Nations Unies proclamée en l948 sous l’égide des
1186 Rev. trim. dr. h. (56/2003)
(2) Préambule de la Déclaration d’indépendance des Etats Unis (1776); Déclara-
tion française des droits de l’homme et du citoyen (l789), article 1
er
Les hommes
naissent libres et égaux en droit... »; Déclaration universelle des droits de l’homme
(1948), article 1
er
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en
droits ».
(3) Voy. Ph. Raynaud,V
o
Egalité in Ph. Raynaud et St. Rials (dir.), Diction-
naire de philosophie politique, Paris, P.U.F., 1996.
(4) Voy. S. Freeman,V
o
Contractualisme in M. Canto-Sperber (dir.), Diction-
naire d’éthique et de philosophie morale, Paris, P.U.F., 1996; M.A. Glendon, Rights
Talk — The Impoverishment of Political Discourse, N.Y., Free Press, 1991;
M.T. Meulders-Klein,V
o
Personne, in A.J. Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit, Bruxelles, Story Scientia, 1988.
grandes figures d’Eleanor Roosevelt et de René Cassin (
5
) que l’on
trouve l’affirmation princeps dont découleront toutes les autres,
selon laquelle : « ... la reconnaissance de la dignité inhérente de tous les
membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables
constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le
monde... ».
De là suivent les deux principes jumeaux d’égalité et de non-dis-
crimination, puis l’énumération de tous les droits et libertés fonda-
mentaux garantis, mais aussi des « devoirs de l’individu envers la
communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de
sa personnalité est possible » (art. 29.1). Ainsi les droits et libertés
protégés ne sont-ils pas ceux d’un Robinson solitaire. C’est aussi
dans la Déclaration que l’on trouve à l’article 16.3 que « la famille
est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la pro-
tection de la société et de l’Etat ». Quels que soient les nombreux
Pactes et Conventions internationaux relatifs aux droits civils et
politiques, ou économiques, sociaux et culturels qui l’ont suivie,
aucun instrument juridique n’a exprimé de manière aussi équilibrée
et subtile les grands principes qui doivent nous inspirer. Mais le
point faible de cette grande Déclaration, comme d’un grand nombre
d’instruments internationaux des droits de l’homme, est qu’il leur
manque le bras armé du droit : celui des moyens de recours indivi-
duel, de contrôle et de sanction susceptibles de les rendre effectifs
et efficaces (
6
).
D’autres moyens plus proches et plus efficaces nous sont offerts
avec l’entrée en scène directe des juges sous la forme du contrôle de
constitutionnalité et de conventionnalité des actes des pouvoirs
publics, et plus particulièrement des lois, mais dont l’extraordinaire
complexité dans les pays d’Europe diffère grandement des modèles
américains.
— La mise en œuvre juridictionnelle
des droits fondamentaux
Contrairement en effet au système linéaire de contrôle juridiction-
nel de constitutionnalité inauguré par l’arrêt Marbury v. Madison
Marie-Thérèse Meulders-Klein 1187
(5) Sur les origines et la rédaction de la Déclaration, voy. M.A. Glendon, A
World made New. Eleanor Roosevelt and the Universal Declaration of Human Rights,
New York, Randomhouse, 2001.
(6) Sur la mise en œuvre internationale des droits fondamentaux, voy. F. Sudre,
Droit international et européen des droits de l’homme, Paris, P.U.F., Coll. Droit fonda-
mental, 5
e
éd., 2001.
(1803) dès l’aube de l’indépendance des Etats-Unis et étendu ulté-
rieurement à toutes les juridictions inférieures, pareil empiétement
du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif eût été impensable
dans les Etats d’Europe continentale au lendemain de la Révolution
française, en raison de la suprématie attachée à la loi en tant qu’ex-
pression de la volonté de la Nation et du principe de la séparation
des pouvoirs chers à Rousseau et à Montesquieu. En outre la justice
des Parlements royaux avait laissé assez d’aversion en France pour
que le « gouvernement des juges » y soit durablement refoulé (
7
).
Pendant longtemps, sur le Continent européen et particulière-
ment en France, prévalut donc l’idée selon laquelle la loi, en tant
qu’expression démocratique de la volonté de la Nation, serait le
meilleur garant des droits contre tout risque d’arbitraire. C’est dans
la doctrine allemande de la seconde moitié du XIX
e
siècle qu’appa-
raît pour la première fois la notion d’« Etat de droit » (Rechtstaat)
tendant à limiter la puissance de l’Etat par le droit, et la théorie de
la hiérarchie des normes portée à son apogée par le juriste autri-
chien Kelsen dans sa « Théorie pure du droit »(
8
). Mais ce n’est
qu’après la Seconde guerre mondiale que s’est imposée une nouvelle
théorie de « l’Etat de droit », soumis dans tous les domaines au res-
pect de « droits fondamentaux » solennellement proclamés en tête
des nouvelles Constitutions nationales selon des formulations
diverses (
9
), et que fut créé un système de contrôle juridictionnel
centralisé confié à des Cours constitutionnelles spéciales situées en
dehors de l’appareil judiciaire ordinaire et indépendantes des pou-
voirs publics, dont le monopole porte au minimum sur le conten-
tieux de constitutionnalité des lois, mais peut s’étendre aussi aux
actes des autres pouvoirs. Il règne là aussi une très grande diversité
1188 Rev. trim. dr. h. (56/2003)
(7) C’est le sens de l’aphorisme révolutionnaire : « Dieu nous garde de la justice
des Parlements ». On remarquera que dans la Constitution française de l958, au
Titre VIII, on ne parle pas de pouvoir judiciaire, mais d’autorité judiciaire (art. 64).
De même, le Conseil constitutionnel, chargé de veiller au respect de la constitution-
nalité des lois, ne porte pas le nom de Cour constitutionnelle et n’est pas composé
de magistrats, mais de neuf sages (Titre VII, art. 56-63). Sur le légicentisme français
voy. aussi O. Beaud,V
o
« Constitution et constitutionnalisme » in Dictionnaire de
philosophie politique, op. cit. note 2.
(8) Voy. M. Delmas-Marty et Cl. Lucas de Leyssac (dir.), Libertés et droits fon-
damentaux, Paris, Seuil, Coll. Points, 1996, Introduction.
(9) Voy. St. Rials, Textes constitutionnels étrangers, Paris, P.U.F., Coll. Que sais-
je? 1991. Très curieusement la Constitution française de 1958 ne contient pas de
catalogue des droits, mais son Préambule se réfèrant à la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 et au Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil
constitutionnel a, par une décision du l6 juillet 1971, conféré valeur constitutionnelle
à ce « bloc de constitutionnalité » et par là élargi le champ de son contrôle.
entre contrôle a priori et (ou) a posteriori, concret ou abstrait, avec
ou sans recours individuel, le modèle le plus parfait et le plus com-
plet étant celui de la « Loi fondamentale » allemande de l949, et le
plus réticent, celui du droit français, où le contrôle du Conseil
constitutionnel s’exerce avant la promulgation de la loi seulement,
et où n’existe pas de recours individuel a priori,nia posteriori (
10
).
Mais là n’est pas la principale source de difficultés dans les pays
européens.
Hétérogénéité et complexité
du contrôle juridictionnel en Europe
Celles-ci procèdent en effet de la superposition aux Constitutions
et aux Cours nationales d’instruments juridiques et d’organes juri-
dictionnels supranationaux hétérogènes et non hiérarchisés qui
régissent et contrôlent les Etats européens en matière de droits et
libertés fondamentaux, et de l’enchevêtrement qui en résulte tant
du point de vue des voies de recours et des compétences que des
interprétations et de l’autorité des décisions (
11
). Au point que l’on
ait pu parler de « pyramides tronquées », de « boucles étranges » ou
de « hiérarchies enchevêtrées », et plus récemment du passage « de la
pyramide au réseau », ou encore de « subsidiarité et circularité » (
12
).
Marie-Thérèse Meulders-Klein 1189
(10) Voy. not. L. Favoreu, Les Cours constitutionnelles, Paris, P.U.F., Coll. Que
sais-je?, 1986; L. Favoreu et A. Jolowicz, Le contrôle juridictionnel des lois. Effecti-
vité et légitimité, Paris, Economica, 1986.
(11) Voy. à ce sujet F. Sudre, op. cit. note 6, pp. 98-108, n
os
71-73 et pp. 138-141,
n
os
93-94; J. Robert, « Protection constitutionnelle et protection internationale des
droits de l’homme : Concurrence ou complémentarité? », Rapport général à la
IX
e
Conférence des cours constitutionnelles européennes, R.U.D.H., 1995, p. 256;
F. Cocozza, « Les droits fondamentaux en Europe entre justice constitutionnelle
transfrontière et justice constitutionnelle nationale : les lignes incertaines d’une
relation structurée », R.F.D.C., 1996, p. 707. M.T. Meulders-Klein, « Family Law,
Human Rights and Judicial Review in Europe — Heterogeneity and Complexity »,
in Family Life and Human Rights, XI
e
Congrès mondial de l’Association Internatio-
nale de Droit de la Famille, Copenhagen/Oslo, 2-7 août 2002, à paraître Kluwer Law
International.
(12) Voy. A.J. Arnaud, Pour une pensée juridique européenne, Paris, P.U.F., Coll.
Les Voies du Droit, 1991, II
e
Partie, p. 147; M. Delmas-Marty, Pour un Droit com-
mun, Paris, Seuil, 1994; M. Verdussen (dir.), L’Europe de la subsidiarité, Bruxelles,
Bruylant, 2000; F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau,
Bruxelles, Publ. Facultés Universitaires Saint Louis, 2002; M. Verdussen, « La pro-
tection des droits fondamentaux en Europe : Subsidiarité et Circularité », in F. Del-
pérée (dir.), Le principe de subsidiarité, Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 311-333.
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