Production du savoir et construction sociale L’ethnologie en Haïti Sous la direction de Jhon Picard Byron Production du savoir et construction sociale L’ethnologie en Haïti Postface de Carlo A. Célius Éditions de l’Université d’État d’Haïti Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Cet ouvrage est publié avec l’appui de la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) et du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) Illustration de la couverture: Jean-Ulrick Désert, http//www.jeanulrickdesert.com Œuvre extraite de la série « L’ABCdaire de ma vie privée » 2005 «L’ABCdaire de ma vie privée / A» (Collection privée, New York) Jean-Ulrick Désert est né à Port-au-Prince en Haiti et a grandi à New York. Après avoir vécu quelques années à Paris, il vit et travaille désormais à Berlin. Il a exposé dans de nombreux pays et ses œuvres explorent ce qu’il appelle « l’invisibité ostentatoire ». L’orthographe « Abondonner » est, pour le plasticien, un mélange de abandon et abondant. Mise en page : In Situ Maquette de couverture : Laurie Patry © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2014 ISBN : 978-2-7637-2400-3 PDF : 9782763724010 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Remerciements................................................................................ VII Introduction.................................................................................... 1 Jhon Picard Byron Partie I Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou........... 13 Kate Ramsey Jean Price-Mars et le vodou haïtien. Quelques précisions à propos d’Ainsi parla l’oncle............................................................ 21 Lewis Ampidu Clorméus La pensée de Jean Price-Mars. Entre construction politique de la nation et affirmation de l’identité culturelle haïtienne.......... 47 Jhon Picard Byron Partie II La Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti. Des projets de Price-Mars et de Roumain à la réalité des années 2000.............. 83 Marianne Palisse Jacques Stephen Alexis, polémiste. Vodou, noirisme et nationalisme en questions : retour sur le sens de la célèbre controverse avec Hénock Trouillot.................................................. 99 Schallum Pierre V VI Production du savoir et construction sociale • L’ethnologie en Haïti L’ethnologie et les troupes folkloriques haïtiennes. Politique culturelle, tourisme et émigration (1941-1986)............................. 121 Dimitri Béchacq Jean Price-Mars et les écrivains. L’ethnologue et la littérature francophone caribéenne.................................................................. 151 Françoise Simasotchi-Bronès Partie III Rencontre de Macunaíma et de l’Oncle........................................... 179 Normélia Parise Des Amériques Noires à la diaspora noire dans les Amériques. À propos des lectures socio-anthropologiques................................ 195 Maud Laëthier Devoir de mémoire et usages politiques du passé esclavagiste : le rôle des chercheurs...................................................................... 213 Hebe Mattos, Martha Abreu et Carolina Vianna Dantas Partie IV L’ethnologie haïtienne : le vodou et la paysannerie. L’« obsession » d’une discipline en terre haïtienne.......................... 231 Edelyn Dorismond Du « savoir » de l’Autre à la construction de soi : les enjeux du « savoir » dans la construction de l’État haïtien.......................... 259 Jean Waddimir Gustinvil La communauté et son dehors........................................................ 269 Adler Camilus Postface. Un vaste chantier............................................................. 285 Carlo A. Célius Les auteurs...................................................................................... 307 Remerciements C et ouvrage collectif est le résultat du colloque international sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple, du citoyen en Haïti » organisé à Port-au-Prince, du 15 au 18 février 2012, sous l’égide du Rectorat et de la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti. En mon nom personnel et au nom de tous les contributeurs, j’adresse mes plus vifs remerciements à toutes les personnes qui avaient rendu possibles, via les institutions qu’elles représentent, ce colloque et la parution du présent volume. D’abord, les autorités de l’UEH, particulièrement le doyen de la Faculté d’ethnologie, le docteur Jacques Jovin, qui avait accueilli très favorablement l’idée d’organiser ce colloque ; le recteur de l’UEH, le professeur Jean Vernet Henry, et le vice-recteur à la recherche, le professeur Fritz Deshommes, qui avaient accepté que ce colloque puisse se tenir sous les auspices du Rectorat de l’Université d’État d’Haïti ; les vice-doyens à la recherche et aux affaires académiques, le professeur Jean-Yves Blot et le professeur Jean Michel Gabriel, le Secrétaire général de la Faculté d’ethnologie, le professeur Pierre Maxwell Bellefleur, qui avaient eu une implication directe dans la mise en œuvre du projet de colloque. Ensuite, différents partenaires locaux qui avaient donné leurs apports financiers et matériels à la réalisation du colloque : la présidente du Conseil d’administration de la FOKAL, Madame Michèle D. Pierre-Louis qui avaient financé les débours les plus importants du colloque ; le directeur du Bureau Caraïbes, M. Michel Dispersyn, qui avait pris en charge le déplacement et le séjour à Port-au-Prince de presque une dizaine d’intervenants du colloque ; la directrice de l’Institut français d’Haïti et attachée culturelle de l’Ambassade de France en Haïti, Madame Corinne Micaelli, qui avait pris en charge deux intervenants français ; le Secrétaire VII VIII Production du savoir et construction sociale • L’ethnologie en Haïti général de la Commission nationale haïtienne de coopération avec l’Unesco, le professeur Jean Coulanges qui avait payé les frais de promotion et de publicité du colloque. En outre, les partenaires scientifiques internationaux qui ont participé à l’évaluation et à la sélection des communications publiées dans ce volume : le professeur Bogumil Jewsiewicki, professeur émérite (CELAT / Université Laval, Québec) ; la professeure Francine Saillant du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT / Université Laval, Québec) ; Myriam Cottias, directrice de recherche au CNRS, responsable du Centre international de recherches sur les esclavages (CIRESC), présidente, depuis mai 2013, du Comité national pour la mémoire et l’histoire de la traite et de l’esclavage (CNMHE) ; Carlo A. Célius, chargé de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC). Les collègues de la FE et de l’UEH, particulièrement Marc Désir, Georges Eddy Lucien, Lucien Maurepas, Claude Souffrant et Hérold Toussaint qui avaient eu une part active au déroulement du colloque. Le personnel de la Faculté d’ethnologie, particulièrement Tamara Aly Versené, Roselaine Clairval, Maguerite Chauvet, Élvina Joseph, Marie Myrtha Pierre et Myrlande Chirac qui avaient donné un apport logistique déterminant à la réalisation du colloque. Enfin, tous les étudiants de l’UEH et de la FE qui ont participé avec enthousiasme au colloque. James Engé, Délégué des étudiants de la FE au CU de l’UEH, qui a su mobiliser une équipe d’accueil très dynamique. Mathilde Périvier, étudiante de Paris 3, en mobilité internationale au laboratoire LADIREP qui a participé à la dernière mise en forme du manuscrit des Actes du colloque et à la préparation de son introduction. Introduction Jhon Picard Byron Département anthropologie-sociologie Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti (UEH) L ’ampleur des dégâts constatés à la suite du tremblement de terre qui a frappé le pays le 12 janvier 2010 n’est pas sans lien avec des facteurs politiques. Une telle ampleur serait la conséquence de la déstructuration de l’État, de son inadéquation avec la « nation » et de la défaillance des liens civiques entre les « nationaux »... On ne peut donc envisager la reconstruction matérielle du pays sans poser la question de sa reconstruction politique. La période qui a immédiatement suivi le séisme du 12 janvier 2010 a été l’occasion de vifs débats sur la construction (ou sur la refondation) de la nation haïtienne. Retenons, parmi les rencontres qui ont donné lieu à ces discussions, le « Forum sur la reconstruction nationale » organisé, par les dirigeants de l’UEH (le Conseil exécutif), en juin 2010. Le professeur Michel Hector qui, lors son intervention à ce forum, a noté la reprise officielle, dans le contexte post-sismique, de l’idée de « refondation de l’État », tenait à la rattacher au mouvement social d’après février 1986 (Hector, 2011). Ce forum a abordé, en effet, dans un même élan, les aspects politiques et matériels de la reconstruction du pays à la suite du séisme. Les organisateurs et les participants y ont insisté sur la nécessité d’une implication forte des universitaires, voire de l’intelligentsia haïtienne, dans la reconstruction. Le colloque sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple, du citoyen en Haïti », organisé du 15 au 18 février 2012, longtemps après le forum et la publication de ses Actes, s’inscrit dans le sillage de ces débats sur la reconstruction. Il a été l’occasion d’aborder la 1 2 Jhon Picard Byron question de la construction ou de la reconstruction politique du pays du point de vue d’une discipline spécifique. Ce colloque a eu pour objet principal les contributions des ethnologues haïtiens aux débats sur la nation, le peuple et l’État qui ont fortement marqué certains moments critiques du siècle dernier. Pour mieux les apprécier, nous avons voulu examiner le rôle du savoir ethnologique introduit en Haïti à la fin du XIXe siècle et le processus de constitution de l’ethnologie en discipline universitaire à partir des années 1940. Ce colloque sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique... » a été un événement scientifique majeur qui a pu réunir plus d’une cinquantaine de chercheurs haïtiens et étrangers venant d’Afrique, d’Amérique du Sud et du Nord, des Caraïbes et d’Europe. Nous osons dire qu’il est le deuxième événement en importance de la discipline en Haïti depuis le colloque de 1956 organisé par Emmanuel C. Paul et Jean Fouchard en hommage au docteur Jean Price-Mars, l’un des pères fondateurs de l’école haïtienne d’ethnologie (Paul et Fouchard, 1956). Le Groupe d’anthropologie et d’histoire de Port-au-Prince (GAHPP), qui est maintenant une équipe du laboratoire LAngages DIscours REPrésentations (LADIREP), s’est mobilisé durant toute une année pour le réaliser. Avec le Rectorat de l’UEH et le Décanat de la Faculté d’ethnologie, nous avons voulu fêter scientifiquement le cinquantième anniversaire de la fondation de la Faculté d’ethnologie et le soixante-dixième anniversaire du Bureau national d’ethnologie (BNE) que nous avons raté respectivement en 2008 et en 2011 en raison des troubles qu’ont connus le pays et la Faculté. Nous n’avons malheureusement pas la possibilité de publier dans le présent ouvrage les communications de tous les chercheurs que nous avons réunis à Port-au-Prince dans le cadre du colloque. Les interventions qui ont permis d’apporter aux débats un éclairage comparatif feront partie d’un volume spécial ou seront publiées dans d’autres cadres. Le présent volume retient seulement quelques-unes de ces communications dans lesquelles l’appréhension de ces questions dépasse leur inscription dans le contexte local, proposant ainsi une perspective d’analyse élargie comme celles de Maud Laëthier et de Hebe Mattos et ses collègues. Introduction 3 I La première partie de cet ouvrage collectif regroupe les contributions qui s’attachent à un approfondissement de l’histoire de l’ethnologie haïtienne : celle de Kate Ramsey souligne l’intérêt et analyse l’ouvrage d’un précurseur souvent oublié de la discipline, celle de Lewis Ampidu Clorméus retire également de l’oubli d’autres auteurs et celle de Jhon Picard Byron met en évidence la spécificité et la portée de la pensée price-marsienne par rapport à ses disciples. Kate Ramsey, anthropologue, consacre sa contribution à l’ouvrage de Duverneau Trouillot considéré par plus d’un « comme le premier travail à portée ethnographique sur le Vodou ». Elle se soucie d’abord d’inscrire l’Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions dans le contexte intellectuel de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et souligne les apports considérables de cet ouvrage à l’étude du Vodou, particulièrement de ses origines, de ses divinités ou lwa et des cérémonies... En procédant à la mise en contexte de l’ouvrage de Duverneau Trouillot, Kate Ramsey rapproche l’auteur de Louis-Joseph Janvier et d’Hannibal Price. Elle perçoit dans la prédiction de « l’inévitable dépérissement » du Vodou par Trouillot une certaine expression de la dénégation complète de cette religion qu’on retrouve dans les travaux de ses contemporains. Cependant, Kate Ramsey reconnaît que Duverneau Trouillot est « le seul écrivain éminent de sa génération [qui, s’appuyant sur “la distinction populaire entre le Vodou et la sorcellerie”] [critique] ouvertement le Code pénal haïtien pour sa criminalisation du “Vaudoux” comme forme de “sortilège” ». Lewis Ampidu Clorméus, sociologue d’une grande érudition, comme on doit s’en rendre compte en parcourant la bibliographie placée à la fin de sa contribution, s’applique à une revue exhaustive « des études d’ethnologie des religions en Haïti », particulièrement du Vodou, afin d’établir que Jean Price-Mars n’est pas le premier à se préoccuper de ce champ et à innover en la matière. Il répertorie d’abord les « premiers “ethnographes” haïtiens » en remontant, pour ne citer que ce groupe, au Comité haïtien (de l’Institution d’ethnographie de Paris) dirigé par Demesvar Delorme ; il indique ensuite les « différentes personnalités haïtiennes et étrangères » qui, « bien avant 1928 », se sont intéressées au Vodou. Après avoir montré, sources à l’appui, que Price-Mars n’est pas « une figure intellectuelle faisant la promotion du vodou », Lewis Ampidu Clorméus indique les auteurs qui sont vraiment les premiers à porter « un autre regard sur le Vodou », tels que Antoine Innocent (1906), Élie Lhérisson 4 Jhon Picard Byron (1899, 1901), Franck Lassègue (1917) et, enfin, Arthur C. Holly qui publia, en 1918, Les daïmons du culte Vaudou. Clorméus achève la dernière partie de son article en soulignant que Price-Mars n’admet qu’en 1928, donc assez tardivement, le Vodou comme « fait religieux ». L’auteur reconnaît tout de même qu’Ainsi parla l’oncle a contribué « à évacuer peu à peu la notion de “superstition” ». Il note également que « la volonté de défendre et de diffuser une image positive d’Haïti auprès des étrangers » engage Price-Mars, contrairement à « certains intellectuels haïtiens » comme Louis-Joseph Janvier, à « attester [l’]existence [du vodou] et [à] en faire une marque de l’identité culturelle haïtienne ». Jhon Picard Byron, ethnologue, après avoir démontré en quoi les deux ouvrages majeurs de Price-Mars ne préfigurent ni la vague nationaliste des années 1930-1940 ni le discours de la négritude, s’attache à souligner comment la complexe et singulière pensée de Price-Mars doit être associée à celle de « la (re-)construction de la nation ». À travers la reprise du concept d’hégémonie de Gramsci rapproché de celui de « direction » de Price-Mars, il montre que l’intérêt de ce dernier pour l’ethnologie est parfaitement politique et stratégique. Jhon Picard Byron insiste, par ailleurs, longuement sur le fait que l’usage de l’ethnologie dans le projet price-marsien de construction de la nation ne vise pas à défendre une spécificité culturelle haïtienne, mais à « entamer le processus d’intégration politique des catégories qui [...] sont exclues [de la “nation”] », à savoir les classes populaires. Et, dans cette perspective, la « culture partagée » (non celle rendue homogène par une puissance étatique) est un moyen plutôt qu’une fin en soi. II La deuxième partie réunit les contributions qui analysent la postérité ainsi que les impacts de l’œuvre des pères fondateurs de l’école haïtienne d’ethnologie. Elles soulignent les déviations, les reformulations, les réappropriations politiques et esthétiques dont leur héritage a été l’objet. Marianne Palisse, ethnologue, montre comment l’intérêt pour l’ethnologie d’intellectuels haïtiens comme Price-Mars et Roumain est lié à une vision de la discipline « comme outil permettant à la nation haïtienne de surmonter ses contradictions », c’est-à-dire, précisément, de rapprocher les « masses » et les « élites » selon la terminologie utilisée par les deux auteurs. Tout en analysant la situation présente de la Faculté d’ethnologie, elle décrit comment l’instrumentalisation du Bureau d’ethnologie par le régime duvaliériste et son idéologie noiriste renversa durablement Introduction 5 et fondamentalement l’image de la Faculté et du Bureau en re-signifiant de façon « mystique » le projet des deux fondateurs de ces institutions vouées à l’enseignement et à la recherche dans le domaine ethnologique. Sous l’influence de Duvalier et de son collègue Lorimer Denis, l’Institut, puis la Faculté d’ethnologie, passa d’un lieu de défense et de valorisation de la culture populaire face à une « coalition de pouvoirs » à un lieu où, au contraire, se ressourcent et se renouvellent les pouvoirs. Schallum Pierre, philosophe, revient, dans sa contribution, sur la polémique opposant Jacques Stephen Alexis à son contemporain Hénock Trouillot. La portée critique des positions avancées par Jacques Stephen Alexis dans cette polémique les rend dignes d’intérêt pour nous ethnologues et anthropologues (partie prenante de la démarche réflexive de l’ethnologie haïtienne que nous avons voulu initier avec ce colloque dont nous publions les Actes). Alexis est en effet l’un des rares penseurs haïtiens à entrevoir, bien avant l’arrivée de François Duvalier au pouvoir, les conséquences politiques graves de la propension des ethnologues à l’essentialisation qui les porte à faire du Vodou la matrice de l’identité culturelle haïtienne. Dimitri Béchacq, anthropologue, propose une histoire des troupes folkloriques recoupant celle de l’ethnologie haïtienne, particulièrement du Bureau national d’ethnologie, tout en mettant en évidence leur rôle dans « la politique de promotion culturelle » des gouvernements haïtiens. Il se concentre sur deux périodes : la décennie 1940 et la période allant des années 1950 aux années 1980. Cette histoire des troupes folkloriques, que nous présente Dimitri Béchacq, montre comment la valorisation du Vodou par les ethnologues au début du XXe siècle a conduit à sa récupération par les classes dominantes. L’article est conçu de manière à ne pas occulter « les profits substantiels [...] en termes de prééminence sociale, politique et économique » tirés par les élites en contrepartie de « leur investissement académique et artistique dans le vodou ». Les troupes folkloriques, qui s’inscrivaient dans un mouvement voulant « associer le plus grand nombre à la renaissance nationale », comme Price-Mars l’entendait, et qui puisaient largement leur matière première dans « la société rurale », n’ont atteint cet objectif d’intégration des paysans et des classes dominées que sur un plan strictement symbolique. Françoise Simasotchi-Bronès, spécialiste des études littéraires, plus spécifiquement dans le domaine des littératures francophones et des théories postcoloniales, se préoccupe de saisir, dans sa contribution, les interactions entre l’ethnologue Jean Price-Mars et les écrivains haïtiens, et, d’une façon plus générale, le dialogue entre l’ethnographie et la litté- 6 Jhon Picard Byron rature. Elle se propose de décrypter le message que Price-Mars adresse aux écrivains dans Ainsi parla l’oncle. Elle retrouve dans cet ouvrage le modèle herderien que l’auteur a dû renverser pour l’adapter au contexte haïtien. Si, dans la narration de la nation allemande de Herder, celui-ci priorise la langue, Price-Mars, lui, accorde la primauté à la littérature. Et, dans la mesure où la littérature haïtienne existe déjà depuis longtemps, l’auteur en appelle à sa refondation par « la translittération du folklore ». La contribution de Françoise Simasotchi-Bronès nous permet de saisir les sources européennes de la pensée price-marsienne. Aussi radical que soit le geste du principal fondateur de l’école haïtienne d’ethnologie de vouloir en découdre avec la culture européenne que les élites avaient adoptée par « bovarysme », il s’est, malgré tout, largement inspiré du modèle européen de « création des identités nationales ». F. SimasotchiBronès rappelle également l’apport épistémologique considérable de Price-Mars à l’émergence d’une « ethnographie noire » qui a marqué et marque encore les productions littéraires francophones postcoloniales. Ce, d’autant plus, selon elle, qu’ethnologie et littérature sont toutes deux des « discours constituants » dont la fonction est fondatrice ; il s’agit de donner « un sens aux actes d’une société qui l’instituent en tant que communauté » (Maingueneau, 2011). III La troisième partie rassemble les contributions qui s’inscrivent dans un horizon plus large que celui du domaine haïtien : Normélia Parise procède à l’analyse comparative des chefs-d’œuvre de Jean Price-Mars et Mário de Andrade ; Maud Laëthier prolonge la démarche en restituant les courants de l’anthropologie afro-américaniste ; Hebe Mattos étudie dans le cas précis des usages de la mémoire au Brésil. À travers une étude comparative de Mário de Andrade et de Jean Price-Mars, de leur principale œuvre, Macunaíma et Ainsi parla l’oncle, Normélia Parise, spécialiste en études littéraires, relève « l’importance » de ces deux auteurs dans « l’invention », par la médiation de l’ethnographie et de la littérature, de la nation au Brésil et en Haïti. Normélia Parise situe la publication de Macunaíma dans le contexte des années 1920 et montre comment cette œuvre s’articule à l’avènement du Brésil comme « nation souveraine » au moment où ce pays passe « d’une économie esclavagiste à une économie libérale ». Selon l’auteur, Macunaíma participe de « la tâche qui s’imposait alors », celle de faire « de la population “brésilienne” », « ramassis de populations noires, amérindiennes, métisses et Introduction 7 blanches venues de tous côtés, pas encore amalgamées », un peuple. Si Normélia Parise n’insiste pas trop sur le contexte de la parution d’Ainsi parla l’oncle, elle souligne la démarche de Price-Mars visant « l’irruption sur la scène sociale, intellectuelle, culturelle, politique du “peuple haïtien” » qui se traduit dans les objectifs scientifiques de son ouvrage. Parise note, dans les deux cas, l’usage de la culture populaire, celle « des populations amérindiennes et noires du Brésil » et « celle de la masse paysanne » d’Haïti, dans leur construction du peuple et de la nation. Maud Laëthier, anthropologue, s’attache d’abord à mettre en évidence les trois grands modèles d’analyse (la continuité, la créolisation et l’aliénation) développés en anthropologie par les théoriciens des « Amériques noires » et souligne ensuite leur prolongement dans les approches récentes proposées à partir de l’idée de la « diaspora noire ». L’analyse de ces modèles et leur transformation permet de rendre compte de la diversité, de la complexité des sociétés issues de l’esclavage, comprises en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes. À partir des études ayant insisté sur l’évitement de tout système d’autorité duquel puisse émerger un récit unitaire au sein des formations sociales des Amériques, Maud Laëthier nous invite à revenir sur l’analyse du politique dans cette perspective. Appliquée au cas haïtien, cette contribution nous engage alors à faire montre d’une certaine prudence quant aux représentations de la nation haïtienne produites par des ethnologues au prix d’une essentialisation à outrance de l’identité culturelle. Maud Laëthier nous donne sans doute la clé pour comprendre pourquoi les idées de construction de la nation des ethnologues haïtiens, inscrites dans une démarche visant à introduire le pays dans la modernité politique, n’ont pas pu aboutir à une transformation de l’espace politique haïtien ancré dans une de ces formations sociales des Amériques noires désormais caractérisées comme étant des « cultures “contre le politique” » ou spécifiées par le refus d’un ordre collectif et par une « incapacité à faire union ». À partir du cas concret des Afro-descendants du Brésil, Hebe Mattos, historienne, et ses collègues, Martha Abreu et Carolina Vianna Dantas, nous livrent leurs réflexions sur le rôle des chercheurs dans la construction des politiques mémorielles. Leur contribution interroge les « relations entre le savoir historique, les lectures politiques du passé et la formation des mémoires collectives ». Quoique ces politiques mémorielles concernent des groupes spécifiques de la société brésilienne, elles s’inscrivent dans une perspective de redéfinition du récit national brésilien. Cette contribution permet d’insister sur le lien entre ethnologie et 8 Jhon Picard Byron histoire. Elle rappelle plus ou moins que les recours aux disciplines ethnologique et historique sont pratiquement motivés par les mêmes enjeux, l’identité renvoyant toujours à l’origine. IV La quatrième partie s’ouvre sur la contribution d’Edelyn Dorismond, qui propose une nouvelle voie pour l’anthropologie haïtienne. Dans cette perspective, Jean Waddimir Gustinvil et Adler Camilus proposent de nouvelles approches sur les thèmes de l’État et de la paysannerie. Edelyn Dorismond, philosophe, présente un essai qui, à notre avis, est un véritable manifeste pour le renouvellement de l’anthropologie haïtienne avec, en contrepoint, une « histoire conceptuelle » de cette anthropologie soutenue par un appareillage théorique très développé fait d’importantes considérations sur la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. Il saisit deux moments de cette histoire : celui « de l’anthropologie haïtienne et de la défense de la race » (XIXe siècle) ; celui « de l’ethnologie et la spécificité du “gros peuple” » (XXe siècle). « L’anthropologie en contexte créole » qu’Edelyn Dorismond propose pour renouveler l’anthropologie haïtienne s’inscrit en faux par rapport à ces deux moments. À l’encontre des intellectuels haïtiens du XIXe siècle dont l’appropriation de l’anthropologie occidentale conduit à « l’invisibilisation » du peuple et de la paysannerie, à l’encontre des ethnologues du XXe qui se posent en « porte-parole ou traducteur du peuple et de la paysannerie qui ne sait pas, qui ne peut pas parler », la nouvelle anthropologie haïtienne suppose une « praxis communicative », autrement dit « la construction d’un discours commun » avec les catégories sociales, objet de ses recherches. Jean Waddimir Gustinvil, philosophe, aborde le thème du colloque sur un angle général. Par-delà l’ethnologie, il analyse, dans sa contribution, le traitement, par certains spécialistes des sciences humaines et sociales, de la question de la nature et de l’origine de l’État haïtien. Se focalisant sur les travaux de Gérard Barthélemy, Leslie Péan et Vertus Saint-Louis qui saisissent cette question sous l’angle « d’un certain modèle de savoir », Jean Waddimir Gustinvil souligne les conséquences théoricopratiques des thèses qui y sont développées pour les rapporter, au terme de son étude, à un « fantasme » tendant à faire du « savoir du maître » un « moyen d’“émancipation” ». Cette contribution qui s’étaye sur un dispositif théorique d’inspiration philosophique et postcoloniale peut être Introduction 9 considérée comme une esquisse des prolégomènes à la déconstruction du rapport au savoir des chercheurs haïtiens. Adler Camilus, philosophe, s’efforce de penser, dans sa contribution, le maintien de la paysannerie, par les élites haïtiennes, en dehors de l’espace politique en analysant le dispositif juridique et sociopolitique mis en place avec le code rural qui circonscrit « l’espace de circulation » du paysan au « procès de production ». Il remonte aux origines de ce dispositif dans la colonie (dans l’empire colonial français) et souligne au moins une tentative de conceptualisation (chez un penseur haïtien, Demesvar Delorme) de ce dispositif qui fait du travail un moyen d’invisibilisation par le mépris social. Au cœur de cette contribution, s’affirme une tendance à interroger la pertinence de l’idée de nation pour saisir la société haïtienne marquée des « relations de pouvoir » et des « conflictualités » ayant affaibli « les bases de sa fondation et de sa cohésion ». Par voie de conséquence, l’auteur met en cause certains chercheurs qui rendent la paysannerie plus ou moins responsable de « l’échec de l’État moderne en Haïti », entendu comme celui de « l’implantation du modèle d’État européen » (Étienne, 2007) dans le pays. En somme, les contributions qu’on a réunies dans ce volume ne permettent pas d’approfondir tous les aspects ayant trait au développement de l’ethnologie en Haïti. Elles ont néanmoins la vertu d’avoir lancé le débat et d’attirer l’attention sur un champ qui a été longtemps laissé en friche par des chercheurs haïtiens. En effet, dans l’esprit du colloque de février 2012 sur « L’ethnologie et la construction de la nation politique, du peuple, du citoyen en Haïti », s’est développée à la Faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti toute une dynamique qui, tout en donnant lieu à différentes autres manifestations scientifiques, telles que des séminaires, des journées d’études..., permet une relance des études ethnologiques en Haïti. Un projet de recherche a été depuis lors mis en place et d’autres publications développeront davantage les thèmes qui sont effleurés pour la plupart dans le présent volume. Références Étienne, Sauveur Pierre, L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti, Montréal, Mémoire d’encrier et Presses de l’Université de Montréal, 2007, 355 p. Hector, Michel, « Sur la refondation de l’État », dans Wilson Dorlus (dir.), Entre refondation et reconstruction. Les problématiques de l’avenir post-sismique d’Haïti, Port-au-Prince, Éd. UEH, 2011, p. 93-101. 10 Jhon Picard Byron L’Estoile, Benoit de, Federico Neiburg et Lygia Sigaud (dir.), Empires, Nations, and Natives : Anthropology and State-Making, Durham, Duke University Press, 2005. Maingueneau, Dominique, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation [2004], Paris, A. Colin, 2011. Paul, Emmanuel C. et Jean Fouchard (dir.), Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr Jean Price-Mars (1876-1956), Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1956. Partie I Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou Kate Ramsey Department of History University of Miami J ean Price-Mars est à juste titre considéré comme le fondateur de l’ethnologie haïtienne ; son œuvre Ainsi parla l’oncle en est le texte inaugural. Cependant, comme Price-Mars le reconnaîtra lui-même dans ses notes de bas de page et dans sa bibliographie, son étude avant-gardiste n’était pas sans prédécesseur. En effet, Price-Mars s’inspirera d’un certain nombre de travaux d’écrivains haïtiens qui remettaient en question les représentations du Vodou qui avaient longtemps fondées les discours colonialistes diffamatoires de l’Haïti postcoloniale. Je me concentrerai dans cette présentation sur l’un des textes de Duverneau Trouillot, intitulé Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions, et publié en 1885 en Haïti. Je ne suis en aucun cas la première à affirmer l’importance de cette monographie ; je suivrai plutôt le chemin tracé par bon nombre d’ethnologues haïtiens de la première et seconde génération qui ont dépeint Trouillot comme un précurseur intellectuel. Price-Mars cite en l’approuvant l’enquête de Trouillot dans Ainsi parla l’oncle, et plusieurs de ses étudiants identifient celle-ci comme le premier travail à portée ethnographique sur le Vodou, et ­considèrent Trouillot comme le premier ethnographe d’Haïti1. Ces écrivains signalent à la fois l’importance, mais 1. « Nous citerons avec plaisir la réflexion que M. D. Trouillot a consignée à ce sujet dans son intéressant opuscule : ‘‘ le Vaudoun’’ ». « Il y a longtemps – écrit-il – que le reptile s’est dérobé à son canari, petit vase d’argile qui figure le sobagui (c’est-à-dire l’autel) » (Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle [1928], Ottawa, Leméac, coll. « Caraïbes », 1973, 13 14 Kate Ramsey aussi l’opacité qui entourent ce document. Ainsi, par exemple, dans son étude de 1949, L’ethnographie en Haïti, Emmanuel C. Paul écrit : « Il nous a fallu attendre jusqu’en 1885 pour compter un premier ethnographe presque méconnu : nous citons D. Trouillot qui, à cette date, a publié une Esquisse ethnographique intitulée “Le Vodou haïtien”. » Toutefois, Paul remarque : « Les échos de cet ouvrage – s’il en eut – ne nous sont pas parvenus. Le livre lui-même est devenu rarissime, même introuvable2. » Si le travail de Trouillot est inaccessible en Haïti (j’ai pu trouver une copie lors d’une recherche à la Bibliothèque haïtienne des Frères de l’instruction chrétienne), il semble être encore plus méconnu partout ailleurs. J’espère ici éclairer d’avantage cette étude et son auteur qui, bien que n’ayant pas l’envergure d’un Anténor Firmin ou d’un Price-Mars, mérite une plus grande reconnaissance en tant que pionnier des études ethnographiques haïtiennes. La monographie de Trouillot se révèle particulièrement intéressante lorsqu’on met en lumière les tensions internes qui la structurent. Elle annonce tout d’abord un certain nombre de discours de l’élite sur le Vodou, que Price-Mars déplorera et déstructurera quatre décennies plus tard dans Ainsi parla l’oncle (en particulier l’idée que cette religion était dans un état avancé de déclin, victime des « lois de l’évolution », du développement de la pensée des Lumières, de la rationalisation scientifique et des différentes formes orthodoxes de la christianité). Mais l’étude de Trouillot inclut également une discussion approfondie sur les racines historiques du Vodou telles que retrouvées dans les traditions d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale. Elle comprend aussi, à ma connaissance, la première liste jamais publiée des principaux esprits du Vodou. Par ailleurs, cette étude contient (là encore selon mes connaissances) les premières descriptions détaillées et apparemment à orientation ethnographique de plusieurs cérémonies. Enfin, et cela est peut-être encore plus marquant, dans son travail Trouillot avance des arguments révisionnistes sur la distinction populaire faite entre le Vodou et la « sorcellerie », et que Price-Mars lui-même appuiera par la suite. Aux vues de l’étendue de la problématisation que Trouillot fait des constructions racistes et sensationnalistes de l’Occident autour des croyances locales du Vodou, je voudrais suggérer ici que son étude peut être considérée comme un travail de reconceptualisation plutôt que, comme l’on serait tenté de le croire, comme un simple travail de répudiation. 2. p. 178). Jacques Oriol, Léonce Viaud et Michel Aubourg ont écrit que Trouillot était « considéré par tous comme le premier ethnographe haïtien » (Le mouvement folklorique en Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1952, p. 17). Emmanuel C. Paul, L’ethnographie en Haïti. Ses initiateurs, son état actuel, ses tâches et son avenir, Port-au-Prince, Imprimerie de L’État, 1949, p. 12. Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou 15 Qui était donc Duverneau Trouillot ? L’ampleur avec laquelle je peux répondre ici en partie à cette question a largement été rendue possible grâce à la généreuse aide des directeurs de l’Association de généalogie d’Haïti, et en particulier grâce aux recherches de Peter Frisch qui a étudié l’arbre généalogique de la famille Trouillot. Selon Frisch, Antoine Philippe Duverneau Trouillot, né à Port-au-Prince en 1831, est le fils d’Antoine Duverneau Trouillot, membre du Sénat haïtien après 1846, et de Marie Thérèse Eliza Mirambeau dont le père (un docteur français) avait été épargné par Dessalines après la Révolution haïtienne en raison de sa profession. Trouillot fils épousa en 1855 sa cousine, Marie Anne Augustine Elmina Mirambeau, et travailla comme avocat à Port-au-Prince3. Dans son Dictionnaire biographique des personnalités politiques de la république d’Haïti, Daniel Supplice note que Trouillot publia son premier ouvrage en 1872, intitulé Éloge de la femme4. À ce jour, il m’a été impossible de déterminer comment, et où en Haïti, Trouillot a effectué sa recherche pour l’Esquisse ethnographique, publiée treize ans plus tard, ou même encore ce qui put l’encourager à l’entreprendre. Un détail biographique qui rend son travail sur le Vodou d’autant plus fascinant est que, cinq ans après sa publication de 1885, Trouillot fut nommé Secrétaire d’État de la justice et des cultes sous le gouvernement de Florvil Hyppolite (1889-1896). Bien que ceci suscite des interrogations quant au type de politique que Trouillot engagea pendant ses brèves années de fonction, il est important de préciser que le Vodou n’était pas à l’époque en Haïti une religion reconnue officiellement, ni protégée. Je souhaiterais désormais me tourner vers le texte de Trouillot, et examiner en quoi il reproduit les discours de l’élite haïtienne de l’époque sur le déclin du Vodou et sa disparition imminente, et en quoi il débat expressément de la catégorisation du Vodou comme forme de sorcellerie dans la représentation occidentale, et dans le droit pénal haïtien qui le rend criminel. Pour ces raisons, il est essentiel de situer la monographie de Trouillot dans le contexte d’œuvres d’auteurs haïtiens contemporains qui ont abordé le sujet du Vodou en réfutant les déformations des racistes scientifiques et diffamateurs colonialistes de la soi-disant « République Noire ». Ces textes haïtiens, adressés à certains détracteurs en particulier, ont servi de terrain à de plus vastes discussions sur l’égalité raciale et sur 3. 4. Communication personnelle avec Peter Frisch, 8 novembre 2002. Je suis très reconnaissante à M. Frisch d’avoir partagé ses recherches avec moi. Je tiens à remercier Maxime Dehoux et également l’Association de généalogie d’Haïti. Daniel Supplice, Dictionnaire biographique des personnalités politiques de la République d’Haïti, 1804-2001, Belgique, Lannoo Imprimerie, 2001, p. 666. 16 Kate Ramsey le statut exemplaire des Haïtiens vus comme « l’avant-garde qui permettrait de réhabiliter la race noire5 ». Toutefois, le déclin des pratiques populaires, que les Européens et Nord-Américains blancs échafaudaient comme preuve de la régression de la civilisation dans l’Haïti indépendante, était un thème défensif clé des écrits de la fin du XIXe siècle et du début du XXe sur toute la scène politique haïtienne. Ainsi, l’écrivain nationaliste Louis-Joseph Janvier souligna, dans La République d’Haïti et ses visiteurs (1883), que : « toutes les vieilles danses africaines : le banda, le madouk, l’arada, le congo, le séba, l’ibo, etc., ont complètement disparu aussi bien des villes que des campagnes6 ». Dans De la réhabilitation de la race noire par la république d’Haïti (1900), ce sera le politicien libéral Hannibal Price qui affirma de surcroît que la danse au son des tambours était, « en général [...] morte en Haïti », ayant été « tuée par le développement du goût de la toilette chez les femmes7 ». Certains extraits de l’Esquisse ethnographique de Duverneau Trouillot sur le Vodou peuvent se lire comme des portraits peints par Janvier et Price. Trouillot, parfois même plus ferme dans ses affirmations que ces derniers, invoque la théorie de l’évolution pour renforcer sa perspective sur l’inévitable dépérissement de ces croyances et pratiques en Haïti. Après plusieurs pages de discussion sur les origines ouest et centrafricaines du Vodou, Trouillot se moque des « bruits » causé par des « voyageurs fantaisistes », à propos d’« une vieille superstition qui tombe en désuétude8 ». Il décrit le Vodou comme ayant régressé au point d’être une religion n’ayant ni dogmes, ni rites propres, mais étant plutôt un « divertissement grossier ayant conservé l’enveloppe vide d’une croyance évanouie9 ». Il ajoute également que : « Sous la morsure terrible de la critique et du scepticisme, les vieilles croyances s’effritent comme le fer sous la morsure de la rouille10. » 5. Voir J. Michael Dash, The Other America : Caribbean Literature in a New World Context, Charlottesville, VA, University Press of Virginia, 1998, p. 45. 6. « La riante tonnelle sous laquelle se dansait autrefois la martinique est de moins en moins fréquentée et le carnival même n’est plus en ce moment pour l’ouvrier de Portau-Prince qu’un trop fatiguant et trop coûteux plaisir dont il cherche de plus en plus à s’abstenir. » Louis-Joseph Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882), Tome 1 [1883], Port-au-Prince, Ateliers Fardin, 1979, p. 94. 7. Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la République d’Haïti, Port-auPrince, Imprimerie J. Verrollot, 1900, p. 444. 8. Duverneau Trouillot, Esquisse ethnographique. Le Vaudoun : aperçu historique et évolutions, Port-au-Prince, Imprimerie R. Ethéart, 1885, p. 9. 9. Ibid., p. 10-11. 10. Ibid., p. 24. Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou 17 De telles affirmations présentent Trouillot comme l’un des annonciateurs les plus acharnés du déclin imminent du Vodou en Haïti à la fin du XIXe siècle. Cette lecture est toutefois problématisée par d’autres particularités du texte qui la remettent en cause. Tout d’abord, si l’Esquisse ethnographique de Trouillot semble accepter la logique familière de la dégénération évolutive, le sens aigu de la perte qu’il semble associer à ce processus paraît assez exceptionnel parmi les écrits similaires de la fin du XIXe siècle. En historicisant les racines ouest et centrafricaines du Vodou haïtien, Trouillot offre un portrait d’un système de croyances élaboré et unifié, et son ébauche ethnographique construit, peut-être malgré elle, un sentiment de nostalgie envers l’intégrité de ces origines perdues11. Les déclarations de Trouillot vis-à-vis du déclin de la pratique du Vodou en Haïti sont par ailleurs contrariées par les détails proches et apparemment ethnographiques avec lesquels il décrit la nature et la signification des cérémonies du Vodou. C’est dans l’appendice que l’on trouve la plus grande richesse ethnographique de la monographie de Trouillot. Il offre des discussions sur les offrandes rituelles à certains esprits, la signification de « la pierre de tonnerre » amérindienne sur les autels du Vodou, ainsi qu’un inventaire des principaux esprits du Vodou accompagnés de leurs caractéristiques. On y trouve également un glossaire du « Vocabulaire du Vaudoux ». Trouillot porte un intérêt tout particulier au processus d’assimilation transformative du Vodou face à la ritualité, à l’imagerie et à la liturgie catholique romaine, bien qu’il interprète ceci comme une preuve de l’enfermement progressif de la croyance populaire par un catholicisme institutionnalisé, plutôt que l’inverse. Il écrit : le hounfô [...] est orné exactement comme un oratoire, de toutes les images des saints, de la Vierge et du crucifix [...]. L’eau bénite, l’encens et la clochette concourent aux cérémonies [...]. Le mélange dont on vient de parler est si intime que le hougan, le papa et la Mambo eux-mêmes recommandent véhémentement aux dévôts le culte des morts et des saints de l’Église, auxquels les messes sont indispensables pour se les rendre favorables12. Trouillot ne fournit aucune indication quant à la nature de la recherche sur laquelle se basent ces informations, ni sur le lieu où cette recherche a été effectuée. Et pourtant, il me semble que la spécificité, le détail et la structure de ses écrits à travers les différentes sections de son œuvre confirment le processus ethnographique annoncé par son titre. 11. Ibid., p. 9-10. 12. Ibid., p. 25-26. 18 Kate Ramsey Ainsi, bien que l’étude de Trouillot soit empreinte d’une logique du déclin évolutionniste, j’arguerai qu’elle contient un certain nombre d’idées nuancées sur les pratiques dont elle prédit le le recul. Pour moi, l’intervention la plus considérable faite par Trouillot dans cette monographie est la condamnation des représentations qui conduisirent à l’effondrement des pratiques du Vodou et à celles de la sorcellerie. Soulignant que la manipulation malveillante des forces surnaturelles était un héritage de traditions européennes tout autant qu’africaines, Trouillot signale que de telles pratiques étaient condamnées de manière universelle et répudiées en Haïti « aussi bien par les adeptes du Vaudoux que par tous ceux qui ne le sont pas13 ». En effet, il soutient que le mot qui finirait par symboliser l’ensemble de la « sorcellerie haïtienne » chez tout les étrangers hostiles du XIXe siècle, était en fait populairement perçu comme contraire, voire fondamentalement opposé à de telles pratiques. Cependant, Trouillot va plus loin dans l’analyse de ce qu’implique cette recatégorisation : il affirme que la distinction populaire entre le Vodou et la sorcellerie avait en réalité de sérieuses conséquences sur la manière dont chacune devrait être combattue institutionnellement. Trouillot est, à ma connaissance, le seul écrivain éminent de sa génération à critiquer ouvertement le Code pénal haïtien pour sa criminalisation du « Vaudoux » comme forme de « sortilège ». La sorcellerie, et non pas le Vodou, écrit-il, était « affaire de l’autorité civile, armée pour la répression de la loi pénale appliquée sans merci ». Il accuse le zèle de la police des campagnes d’avoir parfois été excessif, et dénonce l’arrestation d’innocents durant la chasse aux « sorciers ». Vu le degré avec lequel les rites et croyances catholiques étaient déjà incorporés à la pratique Vodou, il déclare que sa « disparition [...] dépend d’une propagande religieuse, active, intelligente ce qui est affaire des missionnaires chrétiens » et non pas celui d’autorités civiles14. Malgré le fait d’être convaincu du caractère avantageux et inévitable de la disparition du Vodou en Haïti, et malgré son soutien envers la criminalisation des « sortilèges » par le Code pénal, je dirais que Trouillot a tout de même le mérite d’avoir publiquement attaqué la pénalisation du Vodou comme forme de sorcellerie dans l’Haïti de l’époque. Sa prise de position en 1885 est d’autant plus significative que de telles publications pour la décriminalisation du Vodou étaient très rares à cette époque et le restèrent durant les décennies à suivre, même durant les années 13. Ibid., p. 20. 14. Ibid., p. 26. Duverneau Trouillot, Ethnographe révisionniste du Vodou 19 1930 et 1940 alors que l’institutionnalisation des études d’ethnologie haïtienne voyait la prolifération d’articles et monographies ethnographiques sur le Vodou (Jean Price-Mars, Arthur Holly et Kléber Georges Jacob étaient des exceptions majeures à ce silence)15. Pour conclure, il me semble que l’importance intellectuelle et l’intérêt que l’Esquisse ethnographique de Duverneau Trouillot présente pour le Vodou est multiple. D’un point de vue historico-intellectuel, il s’agit clairement d’un texte crucial lorsque l’on souhaite retracer le développement des études ethnologiques en Haïti. Citée par des générations d’ethnologues haïtiens comme la première ethnographie publié en Haïti, il est fort probable que l’Esquisse ethnographique ait influé sur la pensée de Jean Price-Mars, bien plus que les notes de bas de page dans Ainsi parla l’oncle (où il est mentionné une fois) ne le suggèrent. Malgré d’importantes distinctions entre les conclusions de Trouillot et de Price-Mars sur la nature et l’avenir du Vodou en Haïti, tous deux définissaient cette religion en la différenciant des pratiques de sorcellerie selon l’entendement populaire, et, à partir de là, prirent publiquement position contre sa condamnation officielle dans le Code pénal. La monographie de Trouillot est également marquante d’un point de vue anthropologique et sociohistorique plus large. L’ethnographie qui guide sa recherche rend ce document à la fois fascinant pour les chercheurs contemporains sur le Vodou, et est une source particulièrement importante dans le champ académique grandissant des histoires religieuses diasporiques africaines. Traduit par Vanessa Reynaud 15. Jean Price-Mars, Folklore et patriotisme. Conférence prononcée sous les auspices de l’Alliance française le 24 novembre 1951, Port-au-Prince, Imprimerie Les Presses Libres, 1951, p. 17-18 ; Kléber Georges Jacob, L’ethnie haïtienne, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1941, p. 65 et 74. Jean Price-Mars et le vodou haïtien Quelques précisions à propos d’Ainsi parla l’oncle Lewis Ampidu Clorméus1 J ean Price-Mars est, sans conteste, l’un des auteurs les plus cités dans les études d’ethnologie des religions en Haïti. Considéré à la fois comme le précurseur de la négritude (Piquion, 1966, p. 162) et le principal initiateur du mouvement indigéniste (Joint, 2006, p. 80 ; Tontongi, 2007 ; Georges, 2004, p. 53), la diffusion de ses œuvres complètes manque pourtant à la communauté scientifique pour saisir son évolution intellectuelle et idéologique. À l’occasion du centenaire de sa naissance, son fils Louis Mars (1977) n’a pu réunir qu’une bibliographie fort incomplète de ses œuvres. Plus récemment, Léon-François Hoffmann (2009) a publié une bibliographie beaucoup plus dense de Price-Mars. Mais, reconnaît-il, « toute bibliographie est par définition incomplète et sujette à révision. À plus forte raison celle d’un auteur aussi prolifique que Jean Price-Mars » (Hoffmann, 2009, p. 470). C’est d’ailleurs cette connaissance approximative de sa bibliographie qui explique que, dans la plupart des études savantes relatives au vodou et à la culture haïtienne, ce sont surtout deux de ses œuvres, en l’occurrence La vocation de l’élite (1919) et Ainsi parla l’oncle (1928), qui sont généralement évoquées dans les bibliographies. 1. Ce travail a été réalisé au sein du LABEX COMOD (ANR-11-LABX-0041) de l’Université de Lyon, dans le cadre du programme «Investissements d’Avenir» (ANR11-IDEX-0007) de l’État Français, géré par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). 21 22 Lewis Ampidu Clorméus Pourtant, la position de Price-Mars dans le traitement de ces thèmes est complexe et évolutive et ne saurait être saisie à partir de ces deux seuls livres. À travers les lignes suivantes, ma préoccupation principale est de fournir quelques détails sur la production ethnographique de Jean PriceMars en me concentrant spécifiquement sur l’un de ses principaux chefs-d’œuvre : Ainsi parla l’oncle (1928). Il s’agit précisément de répondre à deux questions fondamentales : Jean Price-Mars fut-il le premier intellectuel haïtien à cultiver ouvertement une empathie pour le vodou ? Fut-il également le premier à considérer le vodou comme une religion ? Ainsi parla l’oncle dans son contexte intellectuel et politique Beaucoup d’essais et de manuels d’histoire littéraire d’Haïti ont esquissé le contexte sociopolitique et culturel de la production de l’indigénisme en Haïti (Gouraige, 1960 ; Trouillot, 1962 ; Kesteloot, 1963 ; Fardin, 1967 ; Charles, 1984 ; Ntonfo, 1997). Sans y revenir, j’aimerais toutefois soulever deux éléments essentiels, mais souvent ignorés, pour saisir les raisons du succès d’Ainsi parla l’oncle auprès des jeunes intellectuels de la « génération de l’Occupation ». Le premier élément concerne la vie intellectuelle de Jean Price-Mars. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce dernier n’est pas le premier Haïtien à prétendre réaliser un travail ethnographique en Haïti. D’ailleurs, il n’appartient même pas à la génération des premiers « ethnographes » haïtiens. J’ai relevé, en étudiant le XIXe siècle haïtien, les traces de l’existence d’un Comité haïtien, placé sous la protection de la présidence de la République, qui devait œuvrer au sein du Conseil central de l’Institution ethnographique de Paris (Le Moniteur, 1886). Ce comité haïtien était composé, entre autres, de Demesvar Delorme (président d’honneur), Pierre Éthéart (professeur de sciences), Cadet Jérémie (chef de division au Ministère de la Marine), Achille Peuvrier (commissaire chargé de la représentation haïtienne au Comité central. (Bulletin de la Société d’ethnographie, 1888, p. 6)2. Ce dernier regroupait plusieurs autres pays 2. Je profite de l’occasion pour citer quelques figures haïtiennes de cette première génération d’ethnographes haïtiens : B. Benjamin (inspecteur des écoles aux Gonaïves), D. Bernier (citoyen de Jacmel), le sénateur B. Maignan, Miguel Boom, E. Robin, Désinor Saint-Louis, Paul Lochard, Dr Arch. Désert, Dr C.-R. Boyer, Décis Viard Weick, A. Mérion, Eugène Boujolly, Dr Aubry, Dr M. O. Rameau, Dr Lamothe, F. Ethéart, etc. Jean Price-Mars et le vodou haïtien 23 comme la Roumanie, l’Italie, la Tunisie, l’Égypte, la Hollande, l’Allemagne, etc.3. Au début du XXe siècle, plusieurs intellectuels haïtiens maintenaient encore des liens avec des cercles d’ethnographes. C’est ainsi qu’en 1904, après le refus de Léon de Rosny d’assurer un nouveau mandat à la tête de l’Association scientifique universelle dont le but est la « confraternité des peuples », l’ancien président haïtien François-Denis Légitime (1904, p. 6) écrit dans une revue haïtienne : Délégué par cette association depuis environ vingt ans, j’ai pour devoir de faire connaître à mes collègues haïtiens et au public les résolutions qui ont été prises en ces derniers temps par suite du refus de notre illustre président d’accepter, pour une nouvelle période quinquennale, la direction du Comité Central de Paris. [...] Mr Léon de Rosny, l’un des fondateurs de la Société d’Ethnographie, a été pendant longtemps ce centre autour duquel s’étaient groupés des hommes remarquables par leur activité, leurs talents et leur bonne volonté. En se retirant, il laisse au moins sa méthode, la Méthode conscientielle qui, au besoin, pourra servir les esprits4. Jean Price-Mars assume pourtant son statut de pionnier de la discipline ethnologique en Haïti en affirmant, dans Ainsi parla l’oncle (1928), qu’il poursuit l’objectif « d’intégrer la pensée populaire haïtienne dans la discipline de l’ethnographie traditionnelle5 ». Tout en se vantant d’être celui qui a imposé la notion de « folklore » en Haïti, il avoue que « comme c’était la première fois qu’une pareille entreprise avait été tentée dans notre milieu, il m’a bien fallu expliquer, démontrer, justifier pourquoi j’essayais de relever aux yeux du peuple haïtien la valeur de ses propres traditions » (Price-Mars, 1945). L’historien Hénock Trouillot (1956, p. 55) estime, quant à lui, que ce livre est l’œuvre pionnière qui se chargea d’étudier de manière systématique le folklore, la culture et la formation ethnique du peuple haïtien. Il fait ainsi fi d’une critique qu’adressa un particulier à Jean Price-Mars dès la publication dudit ouvrage : 3. 4. 5. Il serait intéressant de connaître et d’évaluer la qualité des productions de ce comité haïtien et leur écho au sein de l’Institution ethnographique de Paris. Notons qu’à cette même période, un certain Duverneau Trouillot (1885) publiait son travail ethnographique sur le vodou haïtien. Le texte de Légitime paraît dans L’Œuvre, qui est une « revue de littérature et de philosophie sociale » fondée par Massillon Coicou. Dans ce même numéro, après la note de Légitime, la revue publie une étude de D. Marceron, titrée « L’Ethnographie et les Sciences naturelle », en hommage à l’œuvre de Léon de Rosny. Voir le premier paragraphe de la préface d’Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars. Il déclare aussi, dans une conférence publique, qu’il est « l’initiateur des études ethnographiques dans ce pays » (Price-Mars, 1952, p. 6). 24 Lewis Ampidu Clorméus Cette entreprise a été tentée par d’autres ; à l’étranger, on a beaucoup écrit – particulièrement des gens, qui ont voyagé ici ou des écrivains qui ont rapporté sur la loi de ces voyageurs –, sur nos mœurs, notre littérature, nos populations, tant dans leur surface que dans leur fond, l’état social de nos villes et celui de nos campagnes, nos traditions, nos croyances, nos superstitions. Remontant de nos origines à notre présent et supputant d’après eux notre avenir, la plupart de ces écrivains étrangers – il faut malheureusement le reconnaître –, ont exprimé des pronostics plutôt défavorables, mais – et même parce que –, impliquant comparaison à la lumière d’idées générales et de données ethnographiques depuis longtemps acceptées et constituant elles-mêmes tradition et discipline (Anonyme, 1928b)6. Le second élément concerne la vie politique du pays à la fin des années 1920. Une véritable campagne anticléricale, déclenchée par des leaders nationalistes protestants (Malherbe et Catts Pressoir), est rejointe par le journal Le Petit Impartial de Jacques Roumain et Georges Petit. Le succès relatif de cette campagne anticléricale explique, en partie, l’émergence de l’indigénisme haïtien. En effet, en s’attaquant farouchement au programme idéologique du clergé catholique – perçu comme allié des occupants américains – au nom de la liberté d’expression et d’un idéal nationaliste, cette campagne rendait légitime tout ce qui ne symbolisait pas la pensée occidentale7. C’est dans ce contexte, assez particulier, que parut Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars8. 6. 7. 8. En effet, plusieurs travaux à prétention ethnographique ont été réalisés par des auteurs haïtiens avant Price-Mars. Notons particulièrement un ouvrage de FrançoisDenis Légitime (1891, p. 255-258) contenant un chapitre sur Haïti intitulé : « Genèse et ethnographie »; et Horace Pauléus Sannon (1896). Pour l’historiographie de cette campagne anticléricale, voir Clorméus (2012b). Bien ancré dans le sentiment de révolte antiaméricaine et anticléricale générée par l’Occupation américaine d’Haïti (1915-1934), le poète Carl Brouard écrit : « 28 juillet 1915. L’Américain foulait notre sol. [...] Horreur ! nous vîmes la souplesse créole se prostituer à la morgue esclavagiste. Invité à un bal, le Président Borno laissait le club américain, sur l’air de “bye bye, black bird”. Alors naquirent “la Trouée” et “la Revue Indigène”. [...] Nous remîmes en honneur l’assôtor et l’açon. Nos regards nostalgiques se dirigèrent vers l’Afrique douloureuse et maternelle. Les splendeurs abolies des civilisations soudanaises firent saigner nos cœurs. Virilement et glorieusement, puérilement aussi peut-être, nous jurâmes de faire de notre patrie le miracle nègre, comme la vieille Hellade fut le miracle blanc. Aux splendeurs orientales de l’antique Saba, nous rêvions de mêler la raison latine, et que de ce mélange conforme au génie de notre race, naquit une civilisation intégralement haïtienne. Mais cette civilisation originale, où donc pouvions-nous la puiser, si ce n’est dans le peuple [sic] » (Brouard, 1936, p. 68). Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars (1928) est publié à un moment où, au sein même des élites, se radicalisent les positions anti-américaines en Haïti et s’aventurent dans une nouvelle quête d’identité collective. On lit aussi une boutade, dans le journal Le Jean Price-Mars et le vodou haïtien 25 Je tiens aussi à signaler que l’étude du vodou, jusqu’au milieu des années 1930, a très peu intéressé les intellectuels haïtiens. Produire sur le vodou, c’était attester implicitement l’existence d’une forme de religiosité populaire archaïque témoignant de l’ampleur de « l’esprit primitif » dans la paysannerie haïtienne. Il était clair que, dans un contexte où les intellectuels haïtiens se chargeaient d’assurer à leur pays une place désirable dans le monde « civilisé », des productions intellectuelles sur le vodou ne seraient qu’un aveu profitable aux traditionnels détracteurs d’Haïti en Occident. Pourtant, bien avant 1928, différentes personnalités haïtiennes et étrangères ont étudié le vodou. Malheureusement, la plupart de ces travaux sont aujourd’hui méconnus ou sombrent dans l’oubli. J’aimerais citer, par exemple, la contribution de Duverneau Trouillot, ce francmaçon radié de la loge L’Amitié des Frères Réunis, no 1, qui deviendra Secrétaire d’État de la justice et des cultes sous la présidence de Florvil Hyppolite (1891)9. Il est l’un des premiers auteurs haïtiens à publier un travail d’ethnographie sur un phénomène religieux haïtien : le vodou 9. Matin, qui laisse mesurer la réception immédiate de cette œuvre auprès de cette catégorie sociale et combien elle pouvait permettre de questionner la société haïtienne dans ses fondements culturels. « Durant les quelques dernières semaines, des dîners de gala ont été offert au Docteur d’Ainsi parla l’oncle. Toutes les sommités culinaires, journalistiques y prêtaient leur concours. Oh ! que de mets délicats, [...] de liqueurs exquises n’ont pas été servis ; aussi que de cervelles n’ont-ils pas tournées ? Que de racontars n’a-t-on pas entendus ? Que de conversations malsaines et saugrenues n’at-on pas suivies. En effet, autour d’une large, longue, immense table dressée à cet effet comme un pique-nique international – les délégués des élites haïtiennes analysèrent, synthétisèrent les diagnostics du Docteur. Est-il juste, se demanda-t-on ? Et, une foule compacte de gens de toutes nationalités qui se groupait pour dévorer à l’œil les plats qui ont été servis et suivre de loin toutes les opinions émises par les délégués, n’y comprenaient rien. L’œuvre du Docteur n’étant pas vulgarisée, bien que tous les haïtiens ou étrangers tiennent à clous ou à chevilles aux oncles, que celui-ci s’appelle oncle Sam, que celui-là se nomme oncle Bouqui, chacun d’eux, cependant, éveille un intérêt particulier dans le cœur de tous. Or, seule la vulgarisation de la thèse soutenue par le Docteur pourrait permettre à tous, de se faire une idée nette, précise, exacte de son diagnostic, car en ce domaine, toute le monde se flatte d’être bon docteur, puisque c’est du Folk-Lore que l’éminent Médecin a tiré les données de son diagnostic. [...] Tandis que les vrais héritiers, c’est-à-dire les descendants directs de l’oncle, protestent contre toutes conversations qu’on pourrait attribuer à ce dernier, parce que prétendent-ils, l’oncle, dans ses râles, dans ses spasmes, ne pouvait pas parler. Et cependant d’autres soutiennent que le Docteur qui était à ce moment au chevet du mourant pouvait bien recueillir les petits propos de l’oncle, les traduire et les livrer aux appréciations de tous. En tout cas, la question brutale et énergique qui se pose est celle-ci : Sont-ce des vérités ? [sic]. » Anonyme (1928d). L’Amitié des Frères Réunis (1873, p. 24).