Etres capables et compétents : lecture anthropologique et pistes
pragmatiques
Jean-Louis Genard, Fabrizio Cantelli
Des êtres « capables » et « compétents ».
Commentant, dans la revue Critique, trois textes centraux de la sociologie pragmatique, De la
justification de L. Boltanski et L. Thévenot, L’amour et la justice comme compétences de L.
Boltanski et L’action qui convient de L. Thévenot, N. Dodier écrit : « les trois ouvrages
débouchent sur un modèle général de compétences des personnes. Chacune d’entre elles est
supposée capable de reconnaître dans une situation, les êtres qui relèvent d’un monde, en
exerçant un jugement qui prend appui sur une exploration de l’environnement… » (Dodier,
2001, p. 433). Revenant, dans une interview, sur ses propres présupposés épistémologiques,
L. Boltanski ajoute : « ce modèle intègre par là l’opposition aristotélicienne, reprise par Saint-
Thomas d’Aquin, entre la puissance et l’acte, qui est une opposition très importante dans la
tradition occidentale, et particulièrement dans la tradition chrétienne, puisque c’est sur elle
que repose notre notion commune de personne. La personne s’y trouve en effet définie par le
fait qu’elle possède des puissances en nombre non limitable, non connaissable a priori. Vous
ne pouvez pas définir a priori de quoi la personne est faite, ce dont elle est composée ni ce
dont elle est capable (c’est la raison pour laquelle j’ai appelé la première partie de mon livre
L’amour et la justice comme compétences, « ce dont les gens sont capables » ; on ne sait
jamais, en quelque sorte par principe, ce dont les gens sont capables » (Blondeau et Sevin,
2004). Dans une tentative de cerner le geste pragmatique de la sociologie française, M.
Breviglieri et J. Stavo-Debauge précisent : « on pourrait répondre qu’une telle sociologie
ouvre… la liste des possibles qui s’offre aux personnes. La sociologie ne clôt pas par avance
les capacités des personnes, et l’on peut même ajouter, selon l’expression de L. Boltanski,
qu’elle accroît et met en valeur « ce dont les gens sont capables ». (Breviglieri et J. Stavo-
Debauge). Récemment, l’ouvrage à visée didactique de M. Nachi (2006) pose précisément cet
horizon des compétences morales et cognitives comme un axe fort au sein de ce style
sociologique, à côté d’autres principes que nous ne ferons qu’approcher superficiellement
dans cette contribution (la symétrie des savoirs, la pluralité des mondes, la grammaire de
l’accord et le système actantiel). Il y a bien un « quelque chose » qui se joue dans ces
modèles sociologiques et qui mérite d’être questionné.
Au-delà de ces citations que nous aurions pu multiplier, nous souhaiterions nous arrêter sur la
récurrence de ces deux termes, « compétences » et « capacités », qui se sont lentement
imposés dans l’arsenal sémantique de la sociologie, au départ très certainement de la
sociologie pragmatique. Des termes qui trouvent leur place dès lors qu’il s’agit de désigner le
rapport qu’entretient l’acteur aux actes qu’il pose, dessinant de nouveaux contours
anthropologiques pour la sociologie. Qu’apportent ces concepts auxquels la sociologie nous
avait somme toute peu accoutumés ? Pour le saisir, une voie naturelle serait de chercher tout
d’abord à cerner ce à quoi cette anthropologie sociologique cherche à s’opposer.
Dans l’article qui vient d’être évoqué, Nicolas Dodier défend cette anthropologie pragmatique
en l’opposant à deux adversaires principaux. La sociologie de l’habitus tout d’abord pour
laquelle ces compétences sont interprétées comme des dispositions intériorisées qui, en
quelque sorte, figent l’acteur dans des « caractères », agissant en profondeur, et par rapport
auxquels les aléas de l’action au quotidien sont de peu de signification au regard des
mouvements de fond qui accrochent les habitus aux champs à l’intérieur desquels ils se
constituent. Là, très clairement, ce sont donc les sociologies trop lourdement déterministes qui
sont visées, en particulier dans leur incapacité à faire droit aux subtilités du quotidien, au suivi
des « actions en train de se faire » et surtout à la pluralité des façons de juger et de s’engager
dans le monde, à la diversité des argumentaires et des arrangements.
Dans le même texte, Nicolas Dodier montre en quoi cette nouvelle anthropologie entend
également prendre distance par rapport aux sociologies de l’intérêt ou de l’action rationnelle
qui, elles, sans verser dans un déterminisme des causalités inconscientes, préjugent néanmoins
à chaque fois des motivations « véritables » de l’action par rapport auxquelles les
justifications avouées prennent alors le statut de rationalisations. Dans ce cas, l’anthropologie
concède à l’acteur une faculté de délibérer et donc de choisir, mais elle rapporte une fois pour
toutes ce choix à ce qui s’apparente somme toute à un calcul. Ce faisant, elle se refuse a priori
à prendre réellement l’action et le jugement - mais le jugement est aussi action - au sérieux,
soupçonnant à chaque fois que les motivations avouées dissimulent des intentions finalement
toujours identiques.
A lire les justifications épistémologiques des auteurs, cette option anthropologique est très
clairement liée à une lecture ouverte à l’exploration de la dimension morale de l’action ainsi
que du pluralisme de ses horizons. L’appréhension de la dimension morale de l’action n’a
cessé d’être revendiquée comme une des spécificités de l’approche pragmatique il est
reproché aux adversaires théoriques de ne pouvoir prendre véritablement au sérieux les
engagements des acteurs. On ne peut donc artificiellement dissocier, comme le rappelle
d’ailleurs le choix du nom du centre créé en 1984 à l’EHESS, le Groupe de Sociologie
Politique et Morale, le geste d’une sociologie politique et le geste d’une sociologie morale1
aux influences multiples (Pattaroni, 2001). Ainsi, dans un entretien avec F. Dosse, L.
Boltanski souligne comment cette volonté de « prise au sérieux » des acteurs l’a conduit à
retrouver « l’intuition durkheimienne selon laquelle le souci moral est au centre des débats et
des disputes entre les être humains en société »2. Et, bien sûr, cette « prise au sérieux » de la
dimension morale de l’action suppose très directement celle du pluralisme, qui permet
précisément de donner corps à l’idée même d’engagement et de choix. Une des ambitions
théoriques majeures de la sociologie pragmatique française consistera d’ailleurs, en puisant
dans les efforts d’auteurs américains comme M. Walzer et A. Hirschman, à dessiner des
cadres d’appréhension de ce pluralisme, qu’il s’agisse des formes de la critique et de
l’indignation, des trois topiques de la souffrance, sentiment, dénonciation et esthétique
(Boltanski, 1993), des biens en soi travaillés dans une enquête sur les controverses au sujet du
VIH/sida (Dodier, 2005), des cadres de justifications que représentent les cités3 (Boltanski et
Thévenot, 1991), ou, plus fondamentalement peut-être, des régimes d’action décrits
(Boltanski, 1991) selon la double opposition « paix-dispute » et « équivalence–non
1Luc Boltanski rappelle à quel point Pierre Bourdieu n’épousait pas ce projet de sociologie morale : « (Ce terme)
a beaucoup énervé Bourdieu. Il n’arrêtait pas de répéter: morale, morale : qui sera un jour ce qu’est cette
morale ! Il ne parvenait vraiment pas à distinguer morale et moralisme » (Vitale, 2006, p. 102).
2 http://www.passerelle.de/Ori-Boltanski_Ricoeur.html (consulté le 31/10/2007) On reviendra à l’influence de
cet auteur plus loin dans la contribution.
3 Ce sont six modèles de justice (civique, industriel, marchand, renom, domestique, inspiré) construits à partir de
textes de philosophie politique (Rousseau (Du contrat social), Saint-Simon, Smith (La richesse des nations),
Hobbes (Léviathan), Bossuet (L’écriture sainte), Saint Augustin (Cité de Dieu).
2
équivalence », ou des régimes d’engagement théorisés (Thévenot, 2006) selon la tripartition
« familiarité – plan – cause publique ».4
A s’en tenir toutefois à une justification du positionnement de la sociologie pragmatique par
son opposition aux sociologies déterministes dont les travaux de Pierre Bourdieu offriraient
l’illustration et aux sociologies du choix rationnel ou de l’acteur stratégique, on ne saisirait
que partiellement le tournant épistémologique qu’elle entend assumer. Au-delà de ces
critiques somme toute classiques d’adversaires théoriques servant traditionnellement de
repoussoir, l’ambition se veut plus vaste. Plusieurs textes des auteurs de référence du courant
pragmatique laissent entendre que c’est en fait avec tout un « arsenal » de concepts hérités de
la grande tradition sociologique qu’il entend rompre, en particulier ces concepts « à prétention
totalisatrice (qu’il s’agisse, par exemple, de croyances, d’intérêts, de rationalité instrumentale
ou de normes sociales… Les agents (individuels ou collectifs), les situations elles-mêmes, y
sont alors envisagés précisément selon une ligne d’intelligibilité définie par avance et fixant
aux agents des compétences génériques pertinentes dans une conception typique du monde
social… à la différence des sociologies auxquelles elle (la sociologie pragmatique) s’oppose
sur le fond, elle n’aborde pas le terrain équipée d’une ontologie et d’une anthropologie
finies » (Breviglieri et Stavo-Debauge, 1999). Au nom de ce refus, ce seront, comme l’affirme
Boltanski dès l’introduction de De la justification, les catégories classiques définissant a priori
les positionnements et statuts des acteurs (groupes, classes sociales, ouvriers, cadres, jeunes,
femmes, électeurs…) qui verront leurs places recadrées. Mais ce seront également les notions
de normes, de rôles… qui se verront soupçonnées d’enfermer l’appréhension de l’acteur dans
des cadres limitant exagérément les espaces de ce dont les gens sont capables.
Ce refus de l’ontologisation apparaîtra même comme une des marques épistémologiques
majeures du courant pragmatique. Dans cette optique, le concept d’épreuve occupera une
place centrale, opérant en quelque sorte comme l’espace au travers duquel ces catégories
ontologisées peuvent se voir « activées » et acquérir alors un statut pragmatique. Pour Nicolas
Dodier, ce sont les épreuves qui permettent de révéler et, surtout, de qualifier les pouvoirs. La
recherche sur le sida illustre cette posture qu’il a qualifiée lui-même d’ « agnostique »5 : les
épreuves ne sont pas en soi censées renforcer les pouvoirs des acteurs les plus faibles. Il
s’agit, selon lui, de dérouler le fil de l’épreuve, de ses mouvements. C’est pour cette raison
que cet auteur ne construit pas une philosophie de l’histoire. La capacité d’invention des
acteurs, sous la plume de N. Dodier (2003), ne correspond pas à un optimisme
méthodologique et épistémologique mais à une hypothèse de recherche laissant ouvert le
déroulement des possibles. Le collectif militant Act-Up a ainsi été renforcé par la réussite
d’une série d’épreuves mais, de même, cela a contribué à écarter une série d’autres acteurs du
paysage associatif. C’est aussi une piste que D. Linhardt, chercheur au Centre de Sociologie
4 Le débat au sujet des abords pragmatiques du pluralisme est particulièrement vif, notamment entre les travaux
de Nicolas Dodier sur les biens en soi, le laboratoire des cités (Luc Boltanski et Laurent Thévenot, la cité par
projet avec Luc Boltanski et Eve Chiapello) et le modèle des régimes d’engagement (Laurent Thévenot). La
notion de « double pluralisme », attentif à la fois aux régimes d’engagement, allant du familier au plan et aux
justifications publiques visant un bien commun a été thématisée dans les travaux de Marc Breviglieri, Luca
Pattaroni et Joan- Stavo-Debauge. Au-delà d’un débat de famille, qu’il ne faudrait pas aplatir pour autant
derrière une sorte « d’effet d’école », la saisie du pluralisme offre un renouvellement de l’enquête sociologique
sur les identités (F. De Singly), les rôles (J-C. Kaufmann), les habitus (P. Bourdieu, puis, plus récemment, B.
Lahire).
5 Il s’agit d’une formule posée par Nicolas Dodier pour qualifier son travail en regard de celui de Jean-Louis
Genard, à l’occasion d’une séance plénière (Danny Trom, discutant ; Fabrizio Cantelli, président) lors du
colloque international « Les approches pragmatiques de l’action publique », organisé à Bruxelles les 15 et 16
novembre 2007 par le Groupe de recherche sur l’Action Publique de l’Université libre de Bruxelles, le Centre de
Recherche en Science Politique des Facultés universitaires Saint-Louis et le Groupe de Sociologie Politique et
Morale de l’EHESS.
3
de l’Innovation, explore à propos du concept d’Etat : plutôt que d’en préjuger a priori les
contours, il cherche à analyser les « épreuves d’Etat », c’est-à-dire ces processus sociaux où, à
l’image du terrorisme, la référence à l’Etat se trouve activée.
A chaque fois, sous des formes variées, se donnent à voir des sociologies qui accueillent une
conception réversible des pouvoirs des êtres et de leur qualification. Mais ce principe
d’indétermination des pouvoirs ne conduit pas à un alignement, malgré des affinités
nombreuses, sur l’option ethno-méthodologique (Garfinkel) qui prône une pragmatique
radicale l’indexicalité constitue un horizon indépassable pour le chercheur. Parmi les
raisons méthodologiques et épistémologiques qui éclairent un tel écart, il faut insister sur le
fait que les objets et les choses, malgré une gamme large de statuts assignés à l’action, jouent
un rôle de premier plan dans les tableaux sociologiques porteurs d’un prisme pragmatique,
que l’on pourrait qualifier, de « post-ethnométhodologique »6 (Dodier, 2001). On doit ici
honorer la marque, l’empreinte des recherches initiées par Bruno Latour et Michel Callon, qui
ont étendu et élargi les pouvoirs et les capacités à des « actants » divers, des non humains, des
objets. Dans le prolongement, on ne devrait pas oublier non plus qu’en réaction aux critiques
adressées à l’égard de La Justification, Luc Boltanski et Eve Chiapello ont changé de cap
avec l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme (1999) en considérant tour à tour le
capitalisme et ses critiques (sociale et artiste) comme des actants à part entière, dotés de
capacités et susceptibles d’être suivis au plus près par l’enquête sociologique. Sur un autre
pôle, Laurent Thévenot (1985) avait exploré la notion d’ « investissements de forme » pour
révéler la capacité cognitive des outils matériels et des dispositifs institutionnels. C’est dire à
quel point l’horizon anthropologique singulier que l’on entend ici élucider épouse des
contours, des échelles et des formes variées, le débat fait rage au sein de la communauté
scientifique.
Comme on le voit, le tournant anthropologique évoqué d’entrée nous mène très naturellement
vers des sensibilités épistémologiques plus larges qui paraissent engager profondément le
rapport de la sociologie pragmatique aux grands concepts hérités de la tradition sociologique,
comme ils semblent annoncer des options méthodologiques qui tranchent fortement avec ce à
quoi nous avait habitué cette même tradition. Indépendamment de l’opposition des modèles
en présence, le travail sur les capacités et les compétences des êtres contribue à vivifier la
méthodologie des chercheurs et à ouvrir la voie à une créativité de l’enquête : photos,
ethnographie, méthodes d’analyse en groupe, textes de philosophie politique, scénarios
imaginaires7, recours à la littérature, référence au cinéma. Ce tournant va au-delà de l’univers
sociologique, et par le subtil métissage des personnes et des affinités8, il concernera
activement tant l’économie (via principalement le courant de l’économie des conventions) que
l’histoire (Cerutti, 1991) via notamment la microstoria, Giovanni Levi, la revue Annales, les
travaux de Bernard Lepetit et de Jacques Revel. Malgré un certain retard, le paysage de la
6 Pour une discussion d’un autre impensé de l’ethnométhodologie autour des pouvoirs, voir Chateauraynaud
(2006, p.7).
7 Pour « faire voir » et penser l’appréhension des capacités, le recours à de petites histoires dont le statut n’est
pas totalement imaginaire est à relever, que ce soit le dialogue imaginaire concocté par Bruno Latour entre un
doctorant du CSI et un doctorant du GSPM, ou dans son livre (Latour, 2006) entre lui-même et un étudiant, soit
dans le récent livre de L. Thévenot (2006) les vacances de sa fille au ski, la scène plusieurs voyageurs
s’engagent, un jour de grève, selon des régimes différents dans un compartiment de la SNCF ou celle sur l’apprêt
du bureau (pour soi, pour le lecteur, pour un anonyme), celle un enquêteur travaillerait sur une entreprise de
fûts métalliques (Dodier, 1991) ou encore l’usage de la littérature (Primo Levi) par F. Chateauraynaud (1999)
pour montrer les capacités d’emprise ou enfin, le cinéma via certaines scènes de The Aviator (Scorsese) pour
montrer les capacités de care (Laugier, 2006).
8 Pour un tableau précis des croisements entre sociologues, philosophes, économistes et historiens, voir le
chapitre « pôle pragmatique » chez Dosse (1997).
4
science politique9 apparaît traversé aujourd’hui par les travaux portant sur les compétences et
habilitations politiques des militants mais aussi, plus radicalement, des citoyens ordinaires
(Joignant, 2007 ; Berger, 2008), ce qui s’accompagne de l’usage de méthodes assez inédites,
comme les focus groups par exemple. Un autre terrain « l’entrée par la compétence » se
donne à voir se situe dans les enquêtes sur les transformations de l’expertise et les inflexions
vers une démocratie délibérative : le feuilleté des multiples opérations d’apprentissage
cognitif - laissant dans l’ombre les compétences morales et la présence de la voix des
citoyens ordinaires et usagers profanes sont explorés (Callon, Lascoumes et Barthe, 2003 ;
Cantelli et. ali. 2006). Si ce tournant constitue assurément une belle tendance dans les arts et
méthodes de la recherche, il faudrait que la communauté scientifique prenne le temps d’en
discuter les différents ressorts et d’en pointer les limites, les articulations délicates, parfois
aussi les apories. Aussi semble-t-il intéressant d’approfondir l’éclaircissement de ce tournant
anthropologique dont la portée dépasse sans doute largement l’affirmation selon laquelle il
s’agirait simplement de restituer aux acteurs leur libre-arbitre, comme le suggèrent certains
propos assez péremptoires dans De la justification (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 286).
Similitudes
Que la sociologie en vienne dans les années 90 à définir l’acteur par ses compétences et ses
capacités constitue certes une innovation, mais celle-ci ne doit pas occulter le fait que ce
même vocabulaire était largement présent dans d’autres domaines. Dans l’entretien
précédemment cité avec F. Dosse, L. Boltanski précise à cet égard sa dette à l’égard des
travaux de P. Ricoeur : « on avait bien des outils comme les compétences dispositionnelles
mais évidemment ce n’était pas du tout la compétence telle qu’on pouvait l’envisager depuis
Ricoeur comme capabilité, comme orientation vers la morale, comme faisant face à
l’incertitude qui pour nous est devenue une notion centrale, notamment pour mettre en échec
la toute-puissance du déterminisme »10. On sait qu’à propos de ce concept de capabilité,
Ricoeur a discuté de manière très approfondie les travaux de l’économiste d’origine indienne
A. Sen qui à partir de cette idée de capabilité ou de capacité entend repenser la responsabilité
de l’Etat à l’égard des inégalités. Le concept de capabilité ouvrant chez Sen une réflexion sur
les conditions pour que l’Etat contribue à la constitution chez le citoyen de « dispositions »
subjectives que ne garantit pas forcément l’accès aux ressources offertes par les droits sociaux
tels que les organise traditionnellement l’Etat-Providence.
La transition par les travaux de Sen nous a conduits vers le registre de l’action publique. Et là,
on sait à quel point l’idée de construire des capacités, des ressources, des pouvoirs subjectifs
est au cœur de ce nouvel horizon de l’Etat, plus précisément de ce que nous avons appelé
l’Etat-réseaux ou l’Etat-réflexif, cette nouvelle strate d’Etat qui se superpose aujourd’hui à
celles de l’Etat libéral et de l’Etat social (Cantelli et Genard, 2007). Au cœur de ce climat
singulier, des pratiques nouvelles apparaissent, il est clairement question d’habilitation, de
capacitation, d’empowerment. L’écriture de cet horizon anthropologique ne concerne donc
pas uniquement les laboratoires des chercheurs, mais il prend forme également au sein de
l’action publique au quotidien ainsi que dans le vocabulaire politique, social, journalistique
d’une société.
En allant plus loin, nous pourrions observer que ce vocabulaire des compétences et des
capacités occupe une place centrale dans la sémantique des pratiques éducatives depuis que
9 Il faudrait rappeler l’influence du tournant interprétatif anglo-saxon dans les sciences sociales et politiques
(Rabinow et Sullivan, 1979 ; Yanow and Schwartz-Shea, 2006 ; Fischer and Forester, 1993).
10 Op.cit. p.5.
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