Énergie noire : Einstein est-il passé
tout près en 1919 ?
Par Laurent Sacco, Futura
Publié le 13/01/2017
L'héritage d'Einstein est bien vivant, la preuve : l'une de ses tentatives pour unifier la physique
des particules de matière avec celle des champs de force contient peut-être en germe une des
clés de la solution de l'énigme de l'énergie noire en physique quantique.
Interview : qu'est-ce que l'énergie noire ? L’univers est en expansion. Si l’on tient compte (que)
de la gravité, cette expansion devrait ralentir et pourtant elle semble accélérer au cours du temps.
Ce phénomène pourrait être dû à une force étrange : l’énergie noire. Jean-Pierre Luminet,
astrophysicien de renom, explique pour Futura-Sciences ce que recouvre cette étrange notion.
Comme nous l'avons expliqué dans un précédent article introductif sur la géométrie non-
commutative en physique, Albert Einstein a très tôt entrepris d'aller au-delà de sa propre théorie
de la relativité générale. L'objectif était double car il s'agissait non seulement de découvrir une
théorie unifiée qui aurait réuni le champ de gravitation avec le champ électromagnétique au
sein d'un seul champ mais également une théorie non dualiste de la matière et des champs.
Rappelons qu'en ce qui concerne les particules de matière à la fin des années 1910, cela voulait
dire les protons et les électrons, puisque le neutron, les neutrinos et les mésons étaient alors
inconnus.
Avant sa formulation finale de la théorie de la relativité générale, en novembre 1915, Einstein
avait déjà réfléchi, comme plusieurs de ses contemporains et en particulier Poincaré (décédé en
1912), à des modèles décrivant la structure et les propriétés des particules chargées, en
l'occurrence, les électrons. Poincaré avait montré que l'on pouvait retrouver plusieurs
phénomènes liés aux propriétés de l'électron en le considérant comme une répartition étendue
de charge qui n'explosait pas sous l'effet de la répulsion électrostatique de ses parties si l'on
supposait qu'une autre force s'y opposait.
En 1919, Einstein avait été conduit à modifier légèrement les équations de la relativité générale,
dans le cadre de ses recherches sur une théorie non dualiste de la matière et du champ
(supposant donc que les particules sont des concentrations d'énergie dans un champ unitaire et
pas des objets étrangers à ce champ qu'il fallait postuler). Il avait alors obtenu pour la première
fois ce que les physiciens actuels appellent la théorie unimodulaire de la gravitation.
Le vide en physique est un concept difficile à définir. On pourrait penser qu'il désigne l’absence
de tout, mais en mécanique quantique il semblerait que cela ne soit pas vraiment le cas
L'énergie noire, la pire prédiction de la physique
théorique
Magiquement, cette théorie prédisait l'existence d'une force de pression issue de la gravité
capable de jouer le rôle, en théorie du moins, de la force postulée par Poincaré. On peut montrer
que cette théorie reproduit bon nombre des prédictions de la relativité générale, sauf qu'elle peut
conduire à des violations de la conservation de l'énergie !
Nous n'avons pas de raisons valables de douter de cette loi, très bien vérifiée par l'expérience,
mais cela n'a pas empêché les physiciens, qui ne sont ni dogmatiques ni étouffés par une soi-
disant pensée unique, d'explorer plusieurs théories, qui d'une façon ou d'une autre, peuvent
conduire à des violations de la conservation de l'énergie. Il existe par exemple des modifications
des équations de la mécanique quantique, notamment dans l'étude de l'évaporation des trous
noirs par rayonnement Hawking, qui viole cette conservation de l'énergie.
Indépendamment de cette problématique, le physicien Lee Smolin, entre autres, a montré que la
théorie unimodulaire de la gravité contenait peut-être la solution d'une énigme parfois considérée
comme la pire prédiction de la physique. En effet, la théorie quantique tend à prédire que les
champs de matière et de forces possèdent une énergie minimale colossale, c'est-à-dire qu'ils
doivent se manifester sous la forme d'une densité d'énergie du vide quantique, la fameuse
énergie noire, possédant une valeur extraordinairement élevée.
Problème, la valeur calculée de cette énergie est 10120 fois plus élevée (1 avec 120 zéros !) que
ce que montrent les observations depuis 1998. On a bien du mal à produire des théories qui
s'accordent avec cette observation et elle est troublante à plus d'un titre car selon la théorie
d'Einstein, comme Pauli l'avait compris dès les années 1920 (voir l'article ci-dessous), une telle
densité d'énergie doit tellement courber l'espace sur lui-même qu'il serait plus petit que la Terre.
Or (avec les récentes publications) il semble bel et bien que la théorie unimodulaire de la gravité
supprime automatiquement l'effet de l'énergie du vide sur la courbure de l'espace-temps, tout en
introduisant une constante cosmologique qui se manifeste par une accélération de l'expansion
de l'univers (dont les effets sont maintenant) observable depuis quelques milliards d'années.
L'énergie noire et le problème de la mesure en
physique quantique
Le journal Science vient d'attirer l'attention sur l'un des derniers travaux qui spéculent sur la
pertinence de la théorie proposée par Einstein en 1919. Il s'agit d'un article déposé sur arXiv par
trois physiciens, Thibault Josset et Alejandro Perez, de l'université d'Aix-Marseille, en compagnie
de leur collègue Daniel Sudarsky, de l'université nationale autonome du Mexique (Universidad
Nacional Autónoma de México, UNAM).
Les trois chercheurs montrent que l'on peut connecter la valeur de la constante cosmologique
actuelle à la quantité d'énergie non conservée impliquée par la gravité unimodulaire. Il faut pour
cela relier cette violation de la conservation de l'énergie à celle intervenant notamment dans une
classe de théories modifiant les équations de la mécanique quantique afin d'expliquer certains
de ses paradoxes.
En effet, la théorie quantique autorise en quelque sorte une particule à être en plusieurs endroits
à la fois. Comment se fait-il que nous n'observions rien de tel à l'échelle macroscopique ? C'est
un avatar d'un célèbre problème en physique quantique et qui se cache sous les désignations
ésotériques de problème de la réduction du paquet d'onde ou encore de l'effondrement du
vecteur d'état, ou, plus sobrement, de problème de la mesure. En 1985, les physiciens Ghirardi,
Rimini et Weber ont proposé un mécanisme impliquant une modification de la théorie quantique
et forçant une particule à se localiser au bout d'un temps souvent très long. L'effet est très faible
mais les objets macroscopiques contenant au moins des millions de milliards de milliards de
particules et parfois bien plus, le mécanisme est finalement très rapide.
La théorie de Ghirardi-Rimini-Weber a par la suite été étendue et elle a donné finalement ce
qu'on appelle la théorie de la localisation continue spontanée ou CSL (pour continuous
spontaneous localization). C'est cette théorie qui a été mise en connexion avec la gravité
unimodulaire et la cosmologie.
Tout ceci reste bien sûr très spéculatif. Pour aller plus loin, il faut explorer toutes les voies
ouvertes au-delà de la physique du modèle standard. De plus, l'idée qu'il est nécessaire de
modifier les équations et l'interprétation de la mécanique quantique, en particulier avec
l'introduction de phénomènes non linéaires, ce qui est bien le cas avec la théorie CSL, est
complétement dans l'esprit d'Einstein. L'avenir pourrait montrer que le père de la théorie de la
relativité, et dans une certaine mesure de la mécanique quantique, avait des décennies d'avance,
voire un siècle...
Pour en savoir plus
Schrödinger et Einstein avaient entrevu l'énergie
noire
Article de Laurent Sacco publié le 16/12/2012
Albert Einstein a publié en 1917 son modèle d'univers dans lequel il introduisait la
désormais célèbre constante cosmologique. En relisant deux articles concernant un débat
entre Einstein et Schrödinger au sujet de cette constante en 1918, un physicien américain
s'est rendu compte qu'Einstein avait entrevu la possibilité que sa constante se comporte
comme certains modèles d'énergie noire actuels.
Lorsque Albert Einstein a publié en 1917 son premier modèle cosmologique issue des équations
de la relativité générale, il avait utilisé une possibilité au départ purement mathématique dictée
par la théorie des invariants en géométrie différentielle. Il s'agissait aussi de trouver des
solutions décrivant la géométrie de l'espace-temps à grande échelle produite par une distribution
d'étoiles censée représenter l'univers et en accord avec une idée à laquelle Einstein tenait par-
dessus tout : le principe de Mach.
Einstein obtenait au final un système d'équations exprimant la structure de l'espace-temps en
cosmologie avec une constante notée lambda, ajustée pour contrebalancer par des forces
répulsives les forces d'attraction d'une distribution uniforme d'étoiles dans un espace-temps clos,
fini et éternel. Sans ces forces répulsives, l'univers ne serait pas stable, en contradiction avec ce
que l'on pensait savoir à l'époque. La constante d'Einstein allait devenir célèbre et aujourd'hui
tout le monde en a entendu parler sous le nom de constante cosmologique.
Erwin Schrödinger et Albert Einstein partageaient bien des choses en commun, comme un intérêt
pour la philosophie et une insatisfaction devant l'interprétation orthodoxe de la mécanique
quantique. Ils ont travaillé sur des thèmes identiques en relativité générale, de la cosmologie à
une théorie unifiée de la gravitation et du champ électromagnétique. © DP
En 1918, Erwin Schrödinger, le futur découvreur de la mythique équation gouvernant le monde
de la mécanique quantique, proposa dans un court article de traiter différemment la constante
cosmologique d'Einstein. Non comme un paramètre de la partie des équations d'Einstein traitant
de la courbure de l'espace-temps, mais comme l'effet d'une densité de matière ou d'énergie
encore inconnue. En des termes modernes, comme le fait remarquer aujourd'hui le physicien
Alex Harvey, professeur à la City University of New York, dans un article publié sur arxiv,
Schrödinger introduisait implicitement le concept d'énergie noire en cosmologie.
Schrödinger, précurseur pour le concept d’énergie
noire
Le génial Schrödinger arpenta plus tard de nouveaux sentiers de la cosmologie relativiste avec
des décennies d'avance. En effet, en 1939, il a découvert que dans un univers en expansion, les
lois de la mécanique quantique et de la relativité générale peuvent conduire à la création de
particules. Il avait donc 30 ans d'avance sur Zel'dovich, Starobinsky et Hawking qui, entre la fin
des années 1960 et le milieu des années 1970, ont exploré les conséquences de la théorie
quantique des champs en espace-temps courbe au début de l'univers ou au voisinage des trous
noirs.
Einstein ne tarda pas à répondre aux remarques de Schrödinger. Il avait bien sûr eu la même
idée, mais n'en avait pas parlé dans son article de 1917, parce que cela aurait ouvert la boîte de
Pandore. En effet, si on considère que la constante cosmologique est la manifestation d'une
distribution de matière-énergie, il faut admettre qu'elle peut varier dans le temps et dans l'espace
selon des lois à déterminer.
En des termes modernes, selon Alex Harvey, Einstein entrevoyait que sa constante devait être
remplacée par des équations décrivant un champ scalaire variable dans l'espace-temps, c'est-à-
dire quelque chose comme les modèles de quintessence pour l'énergie noire.
L'énigme de la constante cosmologique
Mais comme aucune indication ne permettait de fixer les équations de ce champ, on ne pouvait
que se perdre en conjectures stériles. Il valait mieux considérer dans un premier temps le
modèle cosmologique le plus simple possible au niveau des hypothèses.
Quatre-vingts ans plus tard, Saul Perlmutter, Adam Riess et Brian Schmidt, en découvrant
l'expansion accélérée de l'univers, allaient ramener le problème considéré par Schrödinger et
Einstein sur le devant de la scène. Un autre problème clairement vu au début des années 1920
par Wolfgang Pauli allait devenir lui aussi encore plus aigu.
Avant même la découverte par Heisenberg, Born et Schrödinger des lois de la mécanique
quantique, le jeune Pauli avait compris que les règles de la vieille théorie quantique imposaient
que le champ électromagnétique devait contenir tellement d'énergie même en l'absence de
propagation de la lumière qu'il aurait dû courber l'espace de l'univers clos d'Einstein de telle
sorte qu'il ressemblerait à une sphère de seulement 31 km de rayon environ. Ce grave problème
persiste aujourd'hui lorsque l'on tente de comprendre la nature de l'énergie noire.
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