7rois histoires d`archéologie médiéYale

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© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
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ISBN : 978-2-296-99587-1
EAN: 9782296995871
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DU MÊME AUTEUR
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Livres parus chez Moez Machta :
- Critiques d’art, critiques sur l’œuvre de Jean-Paul Harivel, mars 2009
/DQRXYHOOHÀJXUDWLRQWXQLVLHQQH0RXUDG+DUEDRXLHW+RXGD$MLOLcatalogue
d’exposition, août 2009
- L’unité morcelée, poésie, 1995, édition novembre 2009
7DWRXDJHGHYHQW pièce de théâtre de Naceur Kessraoui, adaptation et cotraduction, Sylvie Bourgouin, Sabria Chadlia Bahri, Naïma KontoratchiMellal, novembre 2009
- Vie de ville, poésie et photographie,1991-1992, édition janvier 2010
Livres parus à la société Image, Imed Masmoudi :
- Chutes et ratures et déchirures, poésie 1999, édition juillet 2009
/DUpFHSWLRQFULWLTXHGHO·±XYUHGH0DUJXHULWH'XUDVSHQGDQWOHSUHPLHUVHSWHQQDWGH
)UDQoRLV0LWWHUUDQG thèse de doctorat, 2005, édition octobre 2009
Livre paru chez Gilles Gallas éditeur :
'DQVODQXLWGHVGRXEOHVUHJDUGVpièce de théâtre, mai 2010
LivreV paruV chez Frédéric Serre, Editions en ligne :
/H OLYUH GH -HDQQH 0DUXVN\ roman, 1992, http://editions-en-ligne.fr,avril
2010
- Le fond des formes, roman, 1994, http://editions-en-ligne.fr, septembre 2010
Livres parus chez Thierry Sajat éditeur :
'HVURXWHVHWGHVULYHV poésie, 1986-1988 et Ethique et toc, poésie, 1993-1994,
édition mars 2010
/LEUHV FRXUV poésie, 1995 et Le pastiche du Jardin des poètes, poésie, 2000,
édition août 2011
Courts métrages :
+pOqQH'RULRQj9LHX[3RUW mars 2009, réalisation Catherine Derenne
/DSUpVHQFHQRUPDQGHj0DKGLDGHj 14 juillet 2010, réalisation
Mounir Salem
Scénario de long métrage :
- L’exil du président Habib Bourguiba sur l’île de la Jalta, Docu-fiction, Centre
national du cinéma, février 2012
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LA PRÉSENCE NORMANDE À MAHDIA DE 1148 À 1160 ........................... 7
Introduction ............................................................................................. 11
I. Les chevaliers normands : la nature et la motivation de la conquête
de Mahdia................................................................................................ 15
II. La réalisation de la conquête .............................................................. 25
III. L’organisation de la conquête ........................................................... 35
Conclusion .............................................................................................. 47
LA VIE DES GENS À VIEUX-PORT DU X୿ AU XII୿ SIÈCLE ....................... 51
Introduction ............................................................................................. 55
I. Le cadre de vie ..................................................................................... 61
II. Le mode de vie ................................................................................... 83
III. Des travaux et des jours .................................................................. 105
Conclusion ............................................................................................ 125
UNE APPROCHE COMPARATIVE ENTRE LA GRANDE MOSQUÉE
DE MAHDIA ET LA GRANDE MOSQUÉE DE KAIROUAN ........................
129
Introduction ........................................................................................... 131
I. Les points communs entre les deux mosquées .................................. 137
II. Les différences entre les deux mosquées .......................................... 149
Conclusion ............................................................................................ 161
TRADUCTION DE L’EPIGRAMMA E IL COMMITTENTE ............................ 165
L’épigramme commentée ...................................................................... 167
Bibliographie ......................................................................................... 191
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Le passé et le futur sont aussi des présents, mais en
dehors de la contrée de l’ouvert sans retrait (…).
L’absent aussi est présent et, en tant qu’absent
s’absentant hors de la contrée, il est présent dans
l’ouvert sans retrait.
Martin Heidegger,
Chemins qui ne mènent nulle part,
Paris, Gallimard, 1962.
,QWURGXFWLRQ
Deux femmes accompagnèrent-elles la conquête normande de
Mahdia ? Marie, la mère de Jésus et la reine Aliénor d’Aquitaine,
épouse du roi de France Louis VII, puis en 1154 d’Henri II, roi
d’Angleterre, poussèrent les chevaliers normands hors des limites
de leurs seigneuries. Suger et Bernard de Fontaine, saint Bernard,
théorisèrent la conquête et dirigèrent les Normands.
Mahdia, la douce et belle méditerranéenne, la ville et la mer,
capitale et calme, le plat pays et le commerce, attirent les
chevaliers installés en Sicile depuis près d’un siècle pour assouvir
leur volonté de conquête et répondre à l’esprit de croisade qui les
meut.
Le 1er mars 1146, le pape Eugène III émet une bulle pour
défendre le royaume franc de Jérusalem. Saint Bernard prêche et
lance la croisade à Vézelay devant le roi Louis VII. Mais, malgré
deux années de préparation, la deuxième croisade échoue, arrêtée
par les Turcs avant l’arrivée en Terre Sainte. Toutefois, si saint
Bernard ne put gagner le combat militaire en alliant les Eglises
chrétiennes contre les Sarrasins, il prêcha, en tant qu’abbé du
couvent cistercien de Clairvaux, l’Eloge de la nouvelle milice, où
la plus haute autorité spirituelle de l’Occident exalte la mission des
nouveaux chevaliers. Souhaitant arrêter les guerres privées, les
tournois déclenchés pour les profits, saint Bernard, au nom de
Marie, défia les chevaliers des cours princières en les mettant aussi
sur les chemins, puis les routes de la prédication. Par
l’intermédiaire de Cîteaux, sous l’égide aussi de la reine Aliénor
d’Aquitaine, le christianisme évolue vers des valeurs féminines. La
femme est exaltée dans les cours chevaleresques par le biais de
l’amour courtois. La France de 1148 redécouvre l’amour, l’amour
courtois en même temps que l’amour de Marie. Dans l’idéal
médiéval, les chevaliers du Temple, le nouvel ordre religieux voulu
par Bernard, une congrégation de guerriers devenus moines mais
sans cesser d’être chevaliers, tournaient leurs armes contre les
ennemis du Christ et leur amour vers Notre-Dame.
La conquête normande à Mahdia s’inscrit dans ce prêche et fut
tout à la fois une aventure, un acte de mercenaires, un fait d’armes
des ordres religieux militaires. Certes, les Normands furent avant
tout des conquérants, des combattants à cheval, mais ils surent être
aussi des bâtisseurs, des organisateurs, des éducateurs imprégnant
de leur présence une empreinte éternelle.
Cet important sujet historiographique permet la comparaison
des Histoires, des écoles historiques, occidentales, anglo-saxonnes
et orientales (la conquête normande vue par les historiens
occidentaux et par les historiens orientaux, l’historiographie arabe
médiévale et l’historiographie occidentale médiévale), la force et la
justesse de l’université de Cambridge restent un chemin ouvert
face à l’Histoire et l’historicité. Mais la conquête normande à
Mahdia demeure malgré tout mal connue dans sa globalité,
fragmentée, parcellaire, non-traduite ou appréhendée succinctement, pour le déroulé de cette conquête et du siège de ces douze
années (1148-1160), essentiellement urbaine, la connaissance de
l’arrière-pays étant délaissée. Temps court, histoire brève, en effet,
liminaire et secondaire, mais histoire millénaire, presque proche et
actuelle, où le temps passé expose le présent – nous vivons dans les
vestiges – et le temps présent explique le passé. Passé et présent
seraient une passerelle, un pont, un incessant retour, un éternel
passé ou un présent intemporel où la présence normande serait
encore vivante, vue et visible, touchée, sensible, montrée sans
même la vérification expérimentale, scientifique de l’archéologie
médiévale. Les étoles se profilent et se prolongent dans les ateliers,
les textiles des nappes s’étalent et les pâtisseries soulagent les hautle-cœur au thé de cinq heures.
Certes, l’historiographie de 1148 à nos jours, soit huit siècles et
demi, évolue, l’immobilisme n’est pas de mise. Mais l’évolution
scientifique, technologique, les symboles, les thématiques, les rites
économistes, les méthodes de recherche, de prospective et
d’analyse sont-ils aussi importants que l’analyse stricto-sensu des
langues, des toponymies, des structures juridiques, architecturales
et urbaines, cadastrales, géographiques et cartographiques,
12
religieuses, des stèles funéraires, des arts, par exemple, encore en
place ? L’art arabo-normand, les églises, les fresques, les
mosaïques transcendent l’espace ; le marché de Mahdia devant la
grande mosquée laisse une empreinte, survivance et permanence
des Normands dans la ville. Les traces d’un savoir-vivre et d’une
éducation sentimentale, tout à la fois surgissement de la modernité
et présence d’une société peu mobile. L’amour courtois était-il un
amour commerçant ?
Une conquête brève de douze ans laissa cependant la marque du
choix d’un ordre, des hommes et des choses, d’une façon d’être,
d’aimer, de s’habiller, de manger, de mourir, d’enterrer, d’une
quotidienneté. Le nom du lieu-dit de Médine, près de Bourneville
dans l’Eure, atteste-t-il d’une présence musulmane, quels furent les
rites funéraires des Normands à Mahdia ? Nous aimions ensemble,
nous mourions ensemble. Quels furent le culte des dieux, les
offrandes et les rites funéraires ? Peut-on envisager une histoire
comparée des études des cimetières ? Que sont devenus les enfants
croisés des mahdoises musulmanes et des Normands, les poulains ?
La philosophie médiévale face à la mort, la philosophie occidentale
chrétienne et la philosophie arabe musulmane, révèlent encore la
présence normande à Mahdia, l’espace marin laisse au repos nos
âmes communes.
1148-1160, les douze années de conquête, un nombre
symbolique, le nombre biblique des apôtres, de la Cène sans Judas,
des douze fils de Tancrède de Hauteville-la-Guichard, les petits
seigneurs à l’origine de la conquête italienne, restent une
injonction, un temps court, certes et long tout à la fois, lorsqu’il
s’agit de combat, un fil directeur du choix historique du nombre, de
la chronologie, du déroulé linéaire des années, d’une symbolique.
Les Normands gardaient-ils comme les croisés l’espoir naïf
d’imposer la chrétienté après la prophétie de Mahomet ? Ces douze
années de conquête seraient l’attestation de leur volonté divine, de
leur prédication.
Pour suivre la conquête normande à Mahdia de 1148 à 1160, il
faut dans un premier temps connaître la nature et les motivations
des chevaliers normands. Comment s’effectua le déroulement des
opérations ? Quelle fut l’organisation administrative et fiscale de la
conquête pendant ces douze années ? Cependant, la question
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centrale de la présence normande à Mahdia reste celle du blé, de
son commerce, de son acheminement qui permit par l’établissement des intermédiaires marchands de s’implanter dans le Sahel
avant la conquête, de son approvisionnement et de sa pénurie
pendant le siège générant l’affaiblissement et la famine.
14
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Qui sont les chevaliers normands qui assiègent Mahdia ?
Connaît-on leur nombre, leur famille, leur milieu d’origine ?
Etaient-ils nobles par leur qualité morale personnelle ou bien par
une condition transmise par le sang ? Furent-ils tous des Normands
venus du royaume de Sicile ?
Les chevaliers dans la société chrétienne des trois ordres
combattaient. Le chevalier des fiefs de régime normand devait
posséder une armure complète avec un haubert et non une armure
légère. Ces combattants pouvaient être des sergents, des soldats
spécialisés ou rendre le service sur mer réservé plutôt aux
bourgeois, aux petits seigneurs trop pauvres pour armer un
chevalier.
Ils ne priaient pas, ils ne travaillaient pas, ils combattaient. Les
seigneurs combattants détenaient le pouvoir et devaient protéger
les autres. Cependant, spécialistes du combat à cheval, les
chevaliers installaient la violence et le désordre dans la société
chrétienne en s’attaquant aux pauvres, à ceux qui ne pouvaient se
défendre et en organisant des guerres privées et des tournois. En
janvier 1129, au concile de Troyes, l’Eglise instaura la règle du
nouvel ordre religieux militaire des Pauvres Chevaliers du Christ
du Temple de Salomon et reconnut l’expérience neuve des
chevaliers. La paix de Dieu limitait et canalisait la violence
chevaleresque et la croisade offrait au chevalier une voie de salut
tout en débarrassant l’Occident des plus indisciplinés. En
réorganisant la chevalerie, en la faisant accéder au rang d’ordre, le
XII୿ siècle créait tout à la fois les conditions d’un départ et le
développement de l’esprit de conquête. Le pouvoir royal pour la
préparation de la deuxième croisade devait également assurer un
nouvel encadrement pour les chevaliers.
La politique tendait à mettre la chevalerie, souvent rebelle,
turbulente, au service de l’Etat. Louis VI (1108-1137) était prompt
aux armes et Louis VII (1137-1180) plus pacifique restait ferme
quant aux droits royaux et épris de justice. L’abbé Suger dominait
la première partie du règne de Louis VII. D’abord tuteur, il devint
régent du royaume quand le roi partit pour la seconde croisade de
1147 à 1149.
La conquête de Mahdia, pendant la régence de Suger et la
croisade de Louis VII, s’inscrivit dans l’univers spirituel des deux
croisades, celle de 1095 où le pape Urbain II à Clermont invitait les
chevaliers à respecter la paix de Dieu et celle de 1146 prêchée par
saint Bernard avec la création des ordres religieux militaires. Cette
conquête croisa la contradiction de l’alliance de l’Eglise et du
combat armé où les combattants étaient dirigés par des clercs.
Pendant le demi-siècle qui sépara les deux premières croisades
mûrit l’idée de départ, sorte de voyage institué, d’échappatoire
conditionnée, une part de rêve aussi pour rendre à la chrétienté
Jérusalem, la ville du Christ occupée injustement par l’islam depuis
cinq siècles. La croisade était un appel pour délivrer Jérusalem, une
délivrance pour soi-même aussi.
Les chevaliers normands furent d’abord des combattants qui
appartenaient à la petite aristocratie. En Normandie, tous les fils de
ces familles ne pouvaient s’établir sur des terres devenues exiguës,
tels les douze fils de la famille Tancrède de Hauteville-la-Guichard
à l’origine de la conquête ifriquiyenne.
L’aîné s’adjugeait les deux tiers des terres, selon la coutume de
Normandie. Les cadets n’avaient pas d’autre choix que de partir
chercher fortune ailleurs. C’est la raison du départ de Hauteville-laGuichard de la famille Tancrède. Onze des fils de Tancrède, petit
aristocrate du diocèse de Coutances, s’expatrièrent en Italie. Cinq
fils d’un premier lit arrivèrent aux alentours de 1030 : Guillaume
Bras de Fer, Dreu, Onfroy, Geoffroy et Serlon. Les fils du second
lit ne semblaient pas présents en Italie avant 1045. Le plus âgé était
Robert, surnommé Guiscard, le rusé, suivi de Mauger, Guillaume,
Alfred, Hubert et enfin Roger, dont le fils, neveu du Guiscard et
fils du grand comte, joua un rôle important, réalisa et organisa la
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conquête normande à Mahdia. D’autre part, une bonne partie des
émigrés étaient des nobles qui supportaient difficilement la montée
en puissance du pouvoir de Richard II, duc de Normandie de 996 à
1026 qui mit en place une administration régulière, dirigée par des
vicomtes qui ne laissaient plus guère de pouvoirs aux seigneurs
locaux. Pour éviter la colère ducale, quelques-uns préférèrent
anticiper la sanction et prirent la route de l’Italie.
Les fils, les petits-fils et les arrière-petits fils de Tancrède de
Hauteville en Basse-Normandie furent tout à la fois d’héroïques
aventuriers, de profonds politiques, des bâtisseurs et des fondateurs
d’Etats. Ils eurent comme motivation la quête de la fortune et
sauver l’Italie de l’invasion musulmane. Marie, Aliénor
d’Aquitaine, l’abbé Suger, saint Bernard les guidèrent mais les
Normands cherchaient aussi la puissance et la richesse. Ces
exploits d’aventuriers étaient tout à la fois, ceux de mercenaires
aux services des princes qui réclamaient leurs épées, ceux de
croisés poussés par un idéal chevaleresque de chrétienté. Toutefois,
on accorda aussi aux Normands un génie organisateur.
Les chevaliers appartenaient tous aux familles féodales. Pour
être inscrits dans la milice, il fallait au moins être fils de chevalier.
Le prélat leur faisait prêter serment sur les saints Evangiles, d’être
fidèles au roi et à la sainte Eglise catholique, de protéger les
pauvres, de poursuivre les malfaiteurs et de défendre la patrie.
Cependant, la défense de la chrétienté des Etats latins ou sa
reconquête justifia, organisa la présence normande en Orient et
anticipa la conquête de Mahdia. A l’issue de la première croisade,
quatre Etats latins s’étaient constitués en Syrie-Palestine : le comté
d’Edesse, la principauté d’Antioche, le royaume de Jérusalem, puis
le comté de Tripoli. Il fallait peupler et défendre ces territoires
contre les émirats musulmans de l’intérieur (Alep, Damas) et
contre le califat fatimide d’Egypte.
L’organisation des ordres militaires qui canalisait les chevaliers
est importante car le principal organisateur de la conquête de
Mahdia fut Georges d’Antioche, un amiral, chrétien d’Orient de
l’Etat latin de la principauté d’Antioche.
L’ordre du Temple et de l’Hôpital étaient voués à la défense des
Etats latins ou les chevaliers assuraient la permanence de l’action
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militaire. Leurs biens restaient sous la protection du roi et libres de
toute contribution. Les ordres militaires se révélèrent les seuls
capables d’édifier, d’entretenir et de tenir les forteresses
indispensables à la défense des territoires. Dès les années 1140, les
princes d’Antioche avaient confié aux Templiers la défense de leur
frontière septentrionale avec le château de Baghras. En 1144, le
comte de Tripoli concéda aux Hospitaliers plusieurs châteaux dont
celui du Krak, qu’ils renforcèrent pour en faire la puissante
forteresse, la citadelle-croisée qui surplombe encore la frontière
libano-syrienne.
La conquête mahdoise par les chevaliers normands fut-elle le
fait des ordres religieux militaires ? Il semble même, en arrièreplan, en seconde main, qu’ils aient accompagné la conquête. Les
membres des ordres chevaleresques étaient majoritairement des
laïques avec un patrimoine considérable. Les frères des ordres
militaires étaient des hommes de prière dont l’intercession auprès
de Dieu semblait d’autant plus efficace qu’ils combattaient
l’infidèle, l’islam. En Occident, les ordres avaient, grâce aux
donations, constitué un vaste réseau de commanderies. Pour
transférer d’Occident en Orient, les hommes, les vivres, les armes,
les chevaux et les moyens financiers, le Temple et l’Hôpital
armèrent des bateaux, et, sans devenir des banques, menèrent des
opérations financières tels que des transferts monétaires, des
changes et des prêts. Cet échange de richesses paraissait alors
indispensable à la réalisation et au maintien de la présence
normande pendant ces douze années.
Les chevaliers portaient les manteaux blancs du Temple ou le
manteau rouge des Hospitaliers. Les Templiers s’inspiraient
beaucoup de la règle bénédictine tout en suivant dans leur vie
conventuelle, les usages des chanoines augustins. L’Hôpital suivit
la règle de saint Augustin. Les ordres furent placés directement
sous l’autorité du pape et échappèrent ainsi à l’autorité des
évêques. Ces privilèges provoquèrent de vifs conflits avec les
évêques mais reflétèrent toute la politique religieuse de Roger II au
centre de la conquête de Mahdia.
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La réussite exceptionnelle normande et la conquête mahdoise
de surcroît furent d’abord d’ordre militaire. Les Normands, des
combattants, des conquérants, s’imposèrent par la force des armes.
Même si l’organisation en ordre religieux militaire accompagna
cette puissance militaire, leur supériorité tenait à la maîtrise des
techniques guerrières jugées comme les plus efficaces de ce temps.
Toutefois, il parut certain, qu’en aucun cas, les Normands ne
l’eurent emporté par le nombre. A titre d’indication relative, en
Italie du Sud, on assista à une disproportion des forces en présence
au détriment des Normands. En 1063, les troupes normandes
comptaient 400 chevaliers dans l’effectif des troupes de Roger, le
grand comte, contre une armée musulmane beaucoup plus
nombreuse. Quarante pèlerins normands gagnèrent la bataille de
Salerne en 1076. La supériorité normande résida dans la manière
de combattre.
L’arme favorite des Normands fut surtout la lance. La cavalerie
normande manoeuvrait bien et chargeait en groupe compact. Elle
savait opérer des retraites stratégiques en obéissant aux directives
de son chef, combattant généralement lui-même à la tête de ses
chevaliers. Une fois la lance projetée, perdue ou brisée, le chevalier
normand tirait l’épée pour un combat rapproché. Des fantassins
soutenaient à terre les chevaliers normands dont les archers, un
corps de spécialistes, représentaient l’élément le plus efficace.
Malgré tout, ces fantassins constituaient le point faible du
dispositif militaire.
Les Normands transportaient leurs destriers favoris sur les
navires. Cette technique de l’embarquement des chevaux était
empruntée aux Byzantins. Les chevaux, haut de garrots et de
poitrails, restaient alors déterminants dans la conquête de Mahdia.
La supériorité militaire normande s’affirma dans le combat à
cheval, dans sa hauteur et dans la force de la bataille maritime.
Dans les années 1060, les Normands utilisèrent une flotte de
guerre pour passer en Sicile usant encore des navires de type
viking. En Italie, la flotte normande fut formée de marins recrutés
dans les villes maritimes et de navires qu’on trouvait couramment
en Méditerranée notamment des galères. Dès 1063, les Normands
furent aidés par les Pisans pour assiéger Palerme par terre et par
19
mer. En 1068, les Normands eux-mêmes bloquèrent aussi de la
même façon la ville de Bari et remportèrent à cette occasion leur
première victoire navale.
Mais les flottes normandes de Méditerranée seront moins
importantes par rapport à celles de l’empire byzantin ou des
grandes villes maritimes italiennes. Encore en 1127, les navires
musulmans saccagèrent Patti, Catane et Syracuse, les villes côtières
siciliennes. Les Normands pratiquaient souvent une guerre de siège
comme ce fut le cas à Mahdia car la prise des villes et des châteaux
fut indispensable pour le contrôle du pays. Ils fabriquèrent des
machines de siège et ils édifièrent des châteaux, d’abord en bois
puis en pierre, de solides forteresses pour contrôler les villes
conquises.
L’enceinte fortifiée, les remparts restaient un critère déterminant pour définir les villes. L’idéal urbain insistait sur la paix et sur
la liberté. La paix était nécessaire aux activités commerciales et au
développement de la promiscuité. De nombreuses villes comportaient ainsi un quartier du pouvoir, parfois systématiquement créé,
accompagné ou non d’une citadelle ou d’un quartier militaire.
Capitale, navale, fortifiée et militaire, Mahdia ne se laissa pas
conquérir facilement. La suprématie militaire normande s’établit,
certes par la conquête, mais elle fut lente et laborieuse. Un terrible
échec ramena Georges d’Antioche en Sicile en 1123 et la conquête
normande à Mahdia ne put durer que douze années. De 1146 à
1154, la date de la mort de Roger II, la présence normande resta
forte, elle s’affaiblit sous le règne de Guillaume 1er qui accorda peu
d’importance au royaume africain.
En 1123, les Normands s’emparèrent sans trop de peine d’une
place forte. Mais la garnison musulmane de Mahdia stimulée par le
jeune prince Al-Hassan qui venait de proclamer le djihad, la guerre
sainte, se rua à l’assaut des positions normandes. Ce fut une
débandade. On courut vers les vaisseaux en un sauve-qui-peut
affolé, abandonnant sur place les bagages, les chevaux, les
armements et une partie de l’armée qui fut massacrée ou réduite en
esclavage. Cet échec énorme fit le tour de toutes les chancelleries
du monde arabe. L’attrait puissant de Roger II pour l’Afrique, cette
terre envoûtante resta une des constantes de sa pensée politique,
une idée tenace, un véritable fil d’Ariane de sa conception du
20
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