L'entrevue d'Anfa, 1943
L'échange de propos entre le sultan Mohammed Ben Youssef et le président américain
Roosevelt, à Anfa, rapporté ici de mémoire par leur fils respectif, est une date importante de la
décolonisation marocaine. Quelques mois après le débarquement des troupes américaines dans
le pays, les positions anti-colonialistes du président des Etats-Unis permettent en effet au
souverain marocain d'envisager l'avenir du Maroc en dehors de la tutelle française.
Témoignage d'Elliot Roosevelt sur l'entrevue d'Anfa, 22
janvier 1943
(extraits)
"Ce soir-là, le Sultan était notre hôte. Il vint accompagné de son jeune fils, l'héritier présomptif, et suivi de
son grand vizir et de son chef de protocole. Le dîner commença. Mon père avait à sa droite le Sultan et à
sa gauche Churchill.
Mon père et le Sultan s'entretenaient avec animation de la richesse des ressources naturelles du Maroc et
des vastes possibilités de développement qui s'offraient à ce pays. Ils prenaient l'un et l'autre un grand
plaisir à cette conversation ...
Le Sultan, renouant le fil de la conversation, posa la question de savoir quelle conséquence on devait tirer
du conseil de mon père, en ce qui concernait le futur gouvernement français.
Mon père, jouant avec sa fourchette, fit observer gaiement que la situation, surtout en matière coloniale,
changerait radicalement après la guerre ... Churchill toussa, essayant de faire prendre un autre tour à la
conversation. Mais le Sultan s'adressa à mon père et lui demanda ce qu'il entendait par "changement
radical". Mon père fit une remarque sur les rapports que les financiers français et britanniques
entretenaient avant la guerre, et sur leurs sociétés qui se renouvelaient automatiquement et dont le but était
de drainer les richesses des colonies. Il parla aussi de la possibilité de découvrir au Maroc des gisements
pétrolifères.
Le Sultan s'empara de cette question avec ardeur, se déclara partisan de l'exploitation de toutes les
ressources naturelles et ajouta que les revenus qu'elles produisaient ne devaient pas quitter le pays. Puis il
secoua tristement la tête. Il regrettait qu'il y eut si peu de savants et d'ingénieurs parmi ses compatriotes et
que, par conséquent, fissent défaut les techniciens capables d'accomplir sans aucune aide de telles
réalisations.
Churchill s'agita sur sa chaise. Il paraissait gêné.
Mon père insinua discrètement qu'on pourrait former au Maroc des ingénieurs et des savants, grâce à un
programme d'échanges universitaires avec les États-Unis, par exemple.
Le Sultan fit un signe approbateur de la tête.
Mon père continua à développer son idée tout en jouant avec son verre à eau. Il dit que le Sultan pourrait
facilement demander le concours des firmes commerciales américaines qui, moyennant des sommes
forfaitaires ou des pourcentages, l'aideraient à réaliser un programme d'exploitation. Une telle
combinaison, souligna-t-il, aurait l'avantage de permettre au gouvernement souverain du Maroc de
contrôler dans une large mesure les ressources du pays, de bénéficier d'une grande partie des revenus
assurés par ces ressources et de prendre tôt ou tard en main l'économie du pays.
Churchill grogna et affecta de ne pas écouter la conversation.
Ce fut un dîner tout à fait charmant. Tous les convives, à l'exception d'un seul, passèrent une heure très
agréable. Comme nous sortions de table, le Sultan assura mon père que, dès que la guerre serait terminée,
il ferait appel à l'aide des États-Unis pour donner à son pays un plein essor. Tandis qu'il parlait, Ses yeux
brillaient de joie.
Un nouvel avenir pour mon pays, dit-il."
E. Roosevelt, Mon père m'a dit, 1947