Pierre Bourdieu De la maison du roi à la raison d'État In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 118, juin 1997. pp. 55-68. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. De la maison du roi à la raison d'État. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 118, juin 1997. pp. 55-68. doi : 10.3406/arss.1997.3222 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1997_num_118_1_3222 Résumé De la maison du roi à la raison d'État. L'intention de cette recherche est d'interroger la genèse de l'État pour essayer d'en dégager les caractéristiques spécifiques de la raison d'État, que l'évidence associée à l'accord entre les esprits façonnés par l'État, les esprits d'État, et les structures de l'État, tend à dissimuler. Il s'agit donc moins de s'interroger sur les facteurs de l'émergence de l'État que sur la logique du processus historique selon lequel s'est opérée l'émergence de cette réalité historique qu'est l'État, dans sa forme dynastique, puis bureaucratique ; moins de décrire, dans une sorte de récit généalogique, le processus d'autonomisation d'un champ bureaucratique, obéissant à une logique bureaucratique, que de construire un modèle de ce processus ; c'est-à-dire, plus précisément, un modèle de la transition de l'État dynastique à l'État bureaucratique, de l'État réduit à la maison du roi à l'État constitué comme raison d'État, comme champ de forces et champ de luttes orientées vers le monopole de la manipulation légitime des biens publics. Zusammenfassung Vom Königshaus zur Staatsraison. Der Beitrag fragt nach der Genese des Staates, um anhand ihrer spezifische Merkmale der Staatsraison herauszustellen, die die mit der übereinkunft zwischen staatlich geprägten Denkhaltungen, den führenden Köpfen des Staates und den staatlichen Strukturen verknüpften Evidenz leicht zu verbergen trachtet. Es wird also nicht so sehr nach den Faktoren der Entstehung des Staates gefragt, als vielmehr nach der Logik des historischen Prozesses, demzufolge sich das Heraufkommen dieser historischen Realität, die den Staat zunächst in seiner dynastischen, sodann in seiner bürokratischen Form ausmacht, vollzog. Weniger, nach Art einer genealogischen Schilderung, die Beschreibung des einer bürokratischen Logik gehorchenden Autonomisierungsprozesses, als vielmehr die Erstellung eines Modells dieses Prozesses, oder genauer gesagt, eines Modells des übergangs vom dynastischen zum bürokratischen Staat, bzw. vom Königshaus zum im Zeichen der Staatsraison etablierten Staat als ein auf das Monopol der legitimen Manipulation öffentlichen Güter hin ausgerichtetes Feld von Kräften und Kämpfen. Abstract From Royal House to bureaucratic State. The present study of the origins of the State attempts to identify the specific characteristics of reason of State, which a combination of self-evident necessity plus an accord among State-shaped mentalities, a State spirit and State structures tends to dissimulate. The research is concerned less with investigating the factors contributing to the actual emergence of the State than the logic of the historical process governing the emergence of the State as a historical reality, in the form first of a dynasty, then a bureaucracy ; less with describing, in a sort of genealogical account, the process by which an independent bureaucratic field, with its own logic, grew up than with constructing a model of this process, or more precisely with modeling the transition from the dynastie State to the bureaucratic State, from the State reduced to the Royal House to the State as reason of State, as a field occupied by different forces and by struggles for the monopoly of the legitimate manipulation of public wealth. Pierre Bourdieu DE LA MAISON DU ROI Un modèle À LA de la genèse RAISON du champ bureaucratique D'ÉTAT , (Mais peut-être faudrait-il être plus radical encore et refuser le nom d'État, comme fait W. Stieber à l'État dynastique. Stieber insiste sur le pouvoir limité de l'em pereur germanique en tant que monarque désigné par une élection demandant la sanction papale l'histoire allemande du xve siècle est marquée par une politique princière, factionnelle, caractérisée par des stratégies patrimoniales orientées vers la prospérité des familles et de leur patrimoine (estate) princier. Il n' y a là aucun des traits de l'État moderne. C'est seulement dans la France et l'Angleterre du xvne siècle qu'apparaissent les princ ipauxtraits distinctifs de l'État moderne en voie d'émer gence. Mais la politique européenne de 1330 à l650 reste caractérisée par la vision personnelle, « propriet ary », des princes sur leur gouvernement, par le poids de la noblesse féodale sur la politique et aussi par la préten tion de l'Église à définir les normes de la vie politique.) : l'évidence par tend sur logique il|I am les l'État, 'intention genèse caractéristiques à dissimuler1. facteurs dules associée processus deesprits del'État decette Ilàl'émergence spécifiques l'accord d'État, s'agit historique pour recherche donc essayer et entre les de selon moins destructures la les est d'en raison l'État lequel esprits d'interroger de dégager s'interroger que d'État, s'est façonnés de sur l'État, opé que les la : 1 - Ce texte est la transcription légèrement corrigée d'un ensemble de cours du Collège de France sommaire provisoire, destiné avant tout à servir d'instrument de recherche, il s'inscrit dans le prolongement de l'analyse du processus de concentration des différentes espèces de capital qui conduit à la constitution d'un champ bureaucratique capable de contrôler les autres champs (cf. P. Bourdieu, « Esprits d'État, Genèse et structure du champ bureaucratique», Actes de la recherche en sciences sociales, 96-97, mars 1993, p. 49-62). 2 - R. J. Bonney, The European Dynastie States, 1494-1660, Oxford, Oxford University Press, 1991. 3 — R. J. Bonney, «Guerre, fiscalité et activité d'État en France (15001660) Quelques remarques préliminaires sur les possibilités de recherche», in Ph. Genet et M. Le Mené (éclsj, Genèse de l'État moderne, Prélèvement et redistribution, Paris, Éd. du CNRS, 1987, p. 193-201, spécialement p. 194. 4- W. Stieber, Studies in the History of Christian nought, XIII, Leiden, Brill, 1978, p. 126 sq. : : ; rée l'émergence de cette réalité historique qu'est l'État, dans sa forme dynastique, puis bureaucratique moins de décrire, dans une sorte de récit généalogique, le processus d'autonomisation d'un champ bureaucrat ique, obéissant à une logique bureaucratique, que de construire un modèle de ce processus ; c'est-à-dire, plus précisément, un modèle de la transition de l'État dynas tique à l'État bureaucratique, de l'État réduit à la mai son du roi à l'État constitué comme champ de forces et champ de luttes orientées vers le monopole de la mani pulation légitime des biens publics. Comme le remarque R. J. Bonney2, en étudiant 1'« État-nation moderne», nous risquons de laisser échapper l'État dynastique qui l'a précédé « Durant la plus grande partie de la période précédant l660 (et cer tains diraient bien au-delà) la majorité des monarchies européennes n'étaient pas des États-nations tels que nous les concevons, à l'exception - plutôt fortuite - de la France 3. » Faute de distinguer clairement entre l'État dynastique et l'État-nation, on s'interdit de saisir la spéc ificité de l'État moderne qui ne se révèle jamais aussi bien que dans la longue transition qui conduit à l'État moderne et dans le travail d'invention, de rupture et de redéfinition qui s'y accomplit. 56 Pierre Bourdieu ; : : . L'accumulation initiale de capital s'accomplit selon la logique caractéristique de la maison, structure éco nomique et sociale tout à fait originale, notamment par le système des stratégies de reproduction à travers lequel elle assure sa perpétuation. Le roi, agissant en « chef de maison » , se sert des propriétés de la maison (et en particulier de la noblesse comme capital symbol iqueaccumulé par un groupe domestique selon un ensemble de stratégies dont la plus importante est le mariage) pour construire un État, comme administra tion et comme territoire, qui échappe peu à peu à la logique de la « maison » Il faut s'arrêter ici à des préalables de méthode X ambiguïté de l'État dynastique qui, dès l'origine, pré sente des traits «modernes» (par exemple, l'action des légistes qui, du fait de leur lien avec le mode de repro duction scolaire et de leur compétence technique, di sposent d'une certaine autonomie par rapport aux mécanismes dynastiques), prête à des lectures qui ten dent à dénouer l'ambiguïté de la réalité historique la tentation de l'«ethnologisme » peut s'appuyer sur des traits archaïques, tels le sacre que l'on peut réduire à un rite primitif de consécration à condition d'oublier qu'il est précédé par une acclamation, ou la guérison des écrouelles, garant d'un charisme héréditaire, transmis par le sang, et d'une délégation divine inversement, l'ethnocentrisme (avec l'anachronisme qui va de pair) peut s'attacher aux seuls indices de modernité, comme l'existence de principes abstraits et de lois, produits par les canonistes. Mais surtout une compréhension superf icielle de l'ethnologie empêche d'utiliser les acquis de l'ethnologie sur les « sociétés à maison » pour faire une ethnologie des sommets de l'État. On peut ainsi poser que les traits les plus fonda mentaux de l'État dynastique peuvent en quelque sorte se déduire du modèle de la maison. Pour le roi et sa famille, l'État s'identifie à la « maison du roi », entendue comme un patrimoine englobant une maisonnée, c'està-dire la famille royale elle-même, qu'il faut gérer en : Spécificité de l'Etat dynastique bon «chef de maison» (capmaysouè, comme dit le béarnais). Englobant l'ensemble de la lignée et ses pos sessions, la maison transcende les individus qui l'incar nent, à commencer par son chef lui-même qui doit savoir sacrifier ses intérêts ou ses sentiments particul iers à la perpétuation de son patrimoine matériel et surtout symbolique (l'honneur de la maison ou le nom de la lignée). Selon Andrew W. Lewis 5, le mode de succession définit le royaume. La royauté est un honor transmiss ible en lignée agnatique héréditaire (droit du sang) et par primogeniture et l'État ou la royauté se réduit à la famille royale. Selon le modèle dynastique, qui s'ins taure dans la famille royale et se généralise à toute la noblesse, 1' honor principal et les terres patrimoniales individuelles vont au fils aîné, héritier dont le mariage est géré comme une affaire politique de la plus haute importance ; on se protège contre la menace de la divi sion en octroyant aux cadets des apanages, compensat ion destinée à assurer la concorde entre les frères (les testaments des rois recommandent à chacun d'accepter sa part et de ne pas se rebeller), en les mariant à des héritières ou en les consacrant à l'Église. On peut appliquer à la royauté française ou anglaise, et cela jusqu'à un âge assez avancé, ce que Marc Bloch disait de la seigneurie médiévale, fondée sur la « fusion du groupe économique et du groupe de souveraineté6». C'est la puissance paternelle qui constitue le modèle de la domination le dominant accorde protection et entretien. Comme dans la Kabylie ancienne, les rapports politiques ne sont pas autonomisés par rapport aux relations de parenté et sont tou jours pensés sur le modèle de ces relations ; il en va de même des relations économiques. Le pouvoir repose sur des relations personnelles et des relations affectives socialement instituées comme la fidélité7, 1'« amour », la «créance», et activement entretenues, notamment par les « largesses » La transcendance de l'État par rapport au roi qui l'i ncarne pour un temps est la transcendance de la cou ronne, c'est-à-dire celle de la «maison» et de l'État dynastique qui, jusque dans sa dimension bureaucrat ique, lui reste subordonné. Philippe le Bel est encore un chef de lignage, environné de sa proche parenté ; la . II faut s'interroger non sur les facteurs de l'appari tion de l'État, mais sur la logique du processus histo rique selon lequel s'est opérée, dans et par une sorte de cristallisation, l'émergence en tant que système de cette réalité historique sans précédent qu'est l'État dynas tique et, plus extraordinaire encore, l'État bureaucrat ique. 5 --xwe xe A. W. siècle, Lewis, Préface Le sang de G.royal: Duby,La Paris, familleGallimard, capétienne1981. et l'État, France, 6 - M. Bloch, Seigneurie française et manoir anglais, Paris, Armand Colin, I960. 7 -G. Duby, Le Moyen Âge, Paris, Hachette, 1989, p. 110. De la maison du roi à la raison d'État 57 , : . « famille » est divisée en diverses « chambres » , services entre la maison d'Oldenbourg et la maison de Vasa fut spécialisés qui suivent le roi dans ses déplacements. Le résolue lorsque la Suède atteignit ses « frontières natu principe de légitimation est la généalogie, garante des relles». En Europe orientale, les rois Jagellons consti liens du sang. C'est ainsi que l'on peut comprendre la tuèrent, de 1386 à 1572, une union dynastique de la mythologie des deux corps du roi, qui a tant fait parler Pologne et de la Lituanie qui se transforma en union les historiens, après Kantorowicz, et qui désigne sym constitutionnelle après 1569- Mais l'union dynastique boliquement cette dualité de l'institution transcendante de la Suède et de la Pologne était bien le but avoué de et de la personne qui l'incarne temporellement et tem Sigismond III et elle ne cessa d'être celui des rois de porairement (dualité qui s'observe aussi chez les pay Pologne qu'en I66O. Ils caressèrent aussi des ambitions sans béarnais où les membres masculins de la maison, en Moscovie et en l6lO, Ladislas, fils de Sigismond III, entendue comme ensemble des biens et ensemble des fut élu tsar après un coup d'État des boyards 8. » membres de la famille, étaient souvent désignés par Une des vertus du modèle de la maison, c'est qu'il leur prénom suivi du nom de la maison, ce qui permet d'échapper à la vision téléologique fondée sur implique, lorsqu'il s'agit de gendres issus d'une autre l'illusion rétrospective qui fait de la construction de la lignée, qu'ils perdent en fait leur nom de famille). Le roi France un « projet » porté par les rois successifs : ainsi est un «chef de maison», socialement mandaté pour par exemple Cheruel, dans son Histoire de l'adminis mettre une politique dynastique, à l'intérieur de tration monarchique en France, invoque explicitement laquelle les stratégies matrimoniales tiennent une place la « volonté » des Capétiens de faire l'État monarchique décisive, au service de la grandeur et de la prospérité français et ce n'est pas sans surprise que l'on voit cer de sa « maison » tains historiens condamner l'institution des apanages Nombre de stratégies matrimoniales ont pour fin de comme « démembrement » du domaine royal. favoriser des extensions territoriales grâce à des unions Ainsi, la logique dynastique rend bien compte des dynastiques fondées dans la seule personne du prince. stratégies politiques des États dynastiques en permettant On pourrait citer en exemple la dynastie des Habs d'y voir des stratégies de reproduction d'un type parti bourg qui a considérablement étendu son empire, au culier. Mais il faut encore poser la question des moyens 16e siècle, par une habile politique de mariages Maxi- ou, mieux, des atouts particuliers dont dispose la famille milien Ier acquiert la Franche-Comté et les Pays-Bas par royale et qui lui ont permis de triompher dans la comp son mariage avec Marie de Bourgogne, fille de Charles étition avec ses rivales. (Norbert Elias qui est le seul, à le Téméraire; son fils, Philippe le Beau, épouse Jeanne ma connaissance, à l'avoir posée explicitement, pro la Folle, reine de Castille, union dont naîtra Charles pose, avec ce qu'il appelle la «loi du monopole », une Quint. De même, il n'est pas douteux que nombre de solution que je ne discuterai pas ici en détail mais qui conflits, à commencer bien sûr par les guerres dites de me paraît verbale et quasi tautologique : « Quand, dans succession, sont une façon de poursuivre des stratégies une unité sociale d'une certaine étendue, un grand successorales par d'autres moyens. «La guerre de suc nombre d'unités sociales plus petites, qui par leur inte cession de Castille (1474-1479) est un cas bien connu ; rdépendance forment la grande unité, disposent d'une sans la victoire d'Isabelle, c'est l'union dynastique de la force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait libr Castille et du Portugal plutôt que celle de la Castille et ement - sans être gênées par des monopoles déjà exis de l'Aragon qui serait devenue possible. La guerre de tants — rivaliser pour la conquête des chances de puis Charles Quint contre le duché de Gueldre entraîna la sance sociale, en premier lieu des moyens de Gueldre dans l'union bourguignonne en 1543 : si le duc subsistance et de production, la probabilité est forte que luthérien Guillaume avait été vainqueur, on aurait pu les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus dans ce voir se former un solide État anti-Habsbourg rassemblé combat et que les chances finissent par tomber entre les autour de Clèves, de Juliers et de Berg et s'étendant jus mains d'un petit nombre, tandis que les autres sont él qu'au Zuyderzee. Cependant la partition de Clèves et iminés ou tombent sous la coupe de quelques-uns 9. ») de Juliers en I6l4 après la guerre de succession mit fin à cette vague possibilité. Dans la Baltique, l'union des couronnes de Danemark, Suède et Norvège prit fin en 1523 ; mais à chacune des guerres entre le Danemark 8 - R. J. Bonney, op. cit., p. 195. - N. Elias, La dynamique de l'Occident Paris, trad, française du et la Suède qui suivirent, la question se posa à nou 9tome 1 de über den Prozess der Zivilisation, lre éd. 1939, 2e éd. 1969, veau, et ce n'est qu'en 1560 que la lutte dynastique p. 31 et 47. 58 Pierre Bourdieu . Les contradictions spécifiques de l'État dynastique L'accumulation initiale de capital s'opère au profit d'une personne : l'État bureaucratique naissant (et le mode de gestion et de reproduction bureaucratique, scolaire, qui lui est associé) reste la propriété nelle d'une « maison » qui continue à obéir à un mode de gestion et de reproduction patrimonial. Le roi dépossède les pouvoirs privés mais au profit d'un pou voir privé ; il perpétue, dans sa propre dynastie, un mode de reproduction familial antinomique à celui qu'il institue (ou qui s'institue) dans la bureaucratie (avec la référence au mérite et à la compétence). Il concentre les différentes formes de pouvoir, écono mique et symbolique notamment, et il les redistribue selon des formes « personnelles » (« largesses ») propres à susciter des formes d'attachement « personnelles ». De là toutes sortes de contradictions qui jouent un rôle déterminant dans la transformation de l'État dynastique bien qu'on omette le plus souvent de les compter au nombre des facteurs de « rationalisation » (tels que la concurrence entre les États — les guerres internationales qui imposent la concentration et la rationalisation du pouvoir, processus auto-entretenu du fait qu'il faut du pouvoir pour faire la guerre qui appelle la concentrat ion du pouvoir — ou la concurrence entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux). On observe d'un côté, et jusqu'à une époque tar dive, la permanence de structures anciennes de type patrimonial. C'est par exemple la survivance, observée par Roland Mousnier12, au sein même du secteur le plus bureaucratisé, du modèle maître/fidèle, protecteur/ « créature ». Voulant montrer que l'on ne peut s'en tenir à l'histoire des institutions pour comprendre le fonc tionnement réel des institutions gouvernementales, Richard Bonney indique « C'est le système de patro nage et de clientèle qui constituait la force agissante derrière la façade du système officiel d'administration, certes plus facile à décrire. Car, de par leur nature, les rapports de patronage échappent à l'historien ; pourt antl'importance d'un ministre, d'un secrétaire d'État, d'un intendant des finances ou d'un conseiller du roi dépendait moins de son titre que de son influence - ou de celle de son patron. Cette influence tenait en grande partie à la personnalité du personnage, mais plus encore au patronage13. » Autre trait révélateur, l'existence de clans à base familiale (souvent désignés du nom trompeur de « par: : , : Doté du « pouvoir de nature semi-liturgique » qui le met « à part de tous les autres potentats, ses rivaux » 10, cumulant la souveraineté (droit romain) et la suzerai neté,ce qui lui permet de jouer en monarque de la logique féodale, le roi occupe une position distincte et distinctive qui, en tant que telle, assure une accumulat ion initiale de capital symbolique. C'est un chef féodal qui a cette propriété particulière de pouvoir, avec des chances raisonnables de voir sa prétention reconnue, se dire roi en effet, selon la logique de la « bulle spé culative » chère aux économistes, il est fondé à se croire roi parce que les autres croient (au moins dans une cer taine mesure) qu'il est roi, chacun devant compter avec le fait que les autres comptent avec le fait qu'il est le roi. Un différentiel minimum suffit ainsi à créer un écart maximum, parce qu'il le différencie de tous les autres. En outre, le roi se trouve placé en position de centre et, à ce titre, il dispose d'informations sur tous les autres — qui, sauf coalition, ne communiquent qu'à travers lui — et il peut contrôler les alliances. Il se trouve ainsi situé au-dessus de la mêlée, donc prédisposé à remplir une fonction d'arbitre, d'instance d'appel. (On peut citer ici, à titre d'exemplification de ce modèle, une analyse de Muzaffar Alam qui montre comment, à la suite du déclin de l'empire Mughal, lié au déclin de l'autorité impériale, et du renforcement de l'autorité des nobles locaux et de l'autonomie provinc iale,les chefs locaux continuent à perpétuer « la réfé rence à une apparence au moins d'un centre impérial » ainsi investi d'une fonction légitimatrice « Again, in the conditions of unfattered political and military adventu rism which accompanied and followed the decline of imperial power, none of the adventurers was strong enough to be able to win the allegiance of the others and to replace the imperial power. All of them strug gled separately to make their fortunes and threatened each other's position and achievements. Only some of them, however, could establish their dominance over the others. When they sought institutionnal validation of their spoils, they needed a centre to legitimize their acquisitions11 »•) 10 - G. Duby, Préface in A. W. Lewis, op. cit., p. 911 — M. Alam, The Crisis of Empire in Mughal North India, Awadh and the Penjab, 1 708-1 748, Oxford-Delhi, Oxford University Press, 1986, p. 17. 12 - R. Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absol ue,I, Paris, PUF, 1974, p. 89-93. 13 - Ibid., p. 199. De la maison du roi à la raison d'Etat 59 ; : Les juristes sont sans doute inclinés à opérer une confu sioncréatrice entre la représentation dynastique de la maison qui les habite encore et la représentation jur idique de l'État comme corpus mysticum à la manière de l'Église (Kantorowicz). Paradoxalement, c'est le poids des structures de la parenté et la menace que les guerres de palais font peser sur la perpétuation de la dynastie et sur le pou voir du prince qui favorisent partout, des empires archaïques jusqu'aux États modernes, le développe ment de formes d'autorité indépendantes de la parenté, tant dans leur fonctionnement que dans leur reproduct ion. L'entreprise d'État est le lieu d'une opposition ana logue à celle que Berle et Means ont introduite à pro pos de l'entreprise, celle des « propriétaires » (owners) héréditaires du pouvoir et celle des « fonctionnaires » (managers), « cadres » recrutés pour leur compétence et dépourvus de titres héréditaires. Opposition qu'il faut se garder de réifier, comme on l'a fait pour l'entreprise. Les exigences des luttes intra-dynastiques (entre les frères notamment) sont au principe des premières esquisses de division du travail de domination. Ce sont les héritiers qui doivent s'appuyer sur les manag erspour se perpétuer ; ce sont eux qui, bien souvent, doivent recourir aux ressources nouvelles que procure la centralisation bureaucratique pour triompher des menaces que font peser sur eux leurs rivaux dynast iques c'est le cas par exemple lorsque tel roi se sert des ressources procurées par le Trésor pour acheter les chefs des lignées concurrentes ou, plus subtilement, lorsqu'il contrôle la concurrence entre ses proches en distribuant hiérarchiquement les profits symboliques procurés par l'organisation curiale. On rencontre ainsi, à peu près universellement, une tripartition du pouvoir, avec, à côté du roi, les frères (au sens large) du roi, rivaux dynastiques dont l'autor itérepose sur le principe dynastique de la maison, et les ministres du roi, homines novi le plus souvent, recrutés pour leur compétence. On peut, en simplifiant beaucoup, dire que le roi a besoin des ministres pour limiter et contrôler le pouvoir de ses frères et qu'il peut, à l'inverse, se servir de ses frères pour limiter et contrôl er le pouvoir des ministres. Les grands empires agraires, composés dans leur grande majorité de petits producteurs agricoles vivant en commu: : : tis ») qui, paradoxalement, contribuent indirectement à imposer la bureaucratisation « Les grands clans nobil iaires loyaux ou contestataires sont structurels à la monarchie » et « le "favori" exerce son pouvoir absolu contre la famille royale, contestataire ou susceptible de l'être14.» Les ambiguïtés d'un système de gouvernement qui mêle le domestique et le politique, la maison du roi et la raison d'État, sont sans doute, paradoxalement, un des principes majeurs, par les contradictions qu'elles engendrent, du renforcement de la bureaucratie l'émergence de l'État s'accomplit, pour une part, à la faveur de malentendus nés du fait que l'on peut, en toute bonne foi, exprimer les structures ambiguës de l'État dynastique dans un langage, celui du droit notam ment, qui leur donne un tout autre fondement et, par là, prépare leur dépassement. C'est sans doute en s 'exprimant dans le langage du droit romain, à la faveur d'une interprétation ethnocentrique des textes juridiques, que le principe dynastique s'est peu à peu converti, aux xive et xve siècles, en un principe nouveau, proprement «étatique». Le principe dynastique qui joue un rôle central dès les Capétiens (couronnement de l'héritier dès l'enfance, etc.) atteint son plein développement avec la constitution de la famille royale, composée des hommes et femmes ayant du sang royal dans les veines (les «princes du sang»). La métaphore typiquement dynastique du sang royal s'élabore à travers la logique du droit romain qui, pour exprimer la filiation, use du mot sang (jura sanguinis). Charles V restructure la nécropole de Saint-Denis toutes les personnes de sang royal (même femmes et enfants, garçons et filles, même morts jeunes) sont inhumées autour de Saint Louis. Le principe juridique s'appuie sur une réflexion à propos de la notion typiquement dynastique de cou ronne comme principe de souveraineté qui est au-des sus de la personne royale. À partir du xive siècle, c'est un mot abstrait qui désigne le patrimoine du roi («domaine de la couronne», «revenus de la cou ronne ») et « la continuité dynastique, la chaîne des rois dont sa personne n'est qu'un maillon»15. La couronne implique l'inaliénabilité des terres et des droits féodaux du domaine royal, puis du royaume lui-même elle évoque la dignitas et la majestas de la fonction royale (peu à peu distinguée de la personne du roi). Donc, avec l'idée de couronne, c'est l'idée d'une instance autonome, indépendante de la personne du roi, qui, par une réinterprétation de l'idée de maison transcen dante à ses propres membres, se constitue peu à peu. 14 - J.-M. Constant, in Ph. Genet et M. Le Mené féds), Genèse de l'Etal moderne, Prélèvement et redistribution, op. cit., p. 224 et 223. 15 - G. Guénée, L'Occident aux xive et xve siècles, Les Etats, Paris, PUF, 1971. 60 Pierre Bourdieu : . : ; nautés fermées sur elles-mêmes et dominés par une minor celle que l'État leur accorde, conditionnellement et itéassurant le maintien de l'ordre et la gestion de la vio temporairement, à travers leur statut de fonctionnaires. lence (les guerriers) et la gestion de la sagesse officielle, (Si l'État pontifical évolue aussi précocement, dès les conservée par écrit (les scribes), opèrent une rupture nette xne et xme siècles, vers un État bureaucratique, c'est des liens familiaux en instituant de grandes bureaucraties de parias, exclus de la reproduction politique, eunuques, peut-être qu'il échappe d'emblée au modèle dynas prêtres voués au célibat, étrangers sans liens de parenté tique de la transmission familiale - qui se perpétue par avec les gens du pays (dans les gardes prétoriennes des fois à travers la relation oncle-neveu -, et qu'il n'a pas palais et les services financiers des empires) et privés de de territoire, se réduisant à la fiscalité et à la justice.) droits, ou, à la limite, esclaves qui sont la propriété de l'État On n'en finirait pas de recenser, dans les civilisa et dont les biens et le poste peuvent revenir à tout moment tionsles plus diverses, les exemples des effets de cette à l'État16. Dans l'Egypte ancienne, la distinction est tranchée entre la famille royale et la haute administration, le pouvoir loi fondamentale, c'est-à-dire de mesures visant à éviter étant délégué à des hommes nouveaux plutôt qu'aux la constitution de contre-pouvoirs de même nature que membres de la famille royale. De même, dans l'Assyrie le pouvoir dynastique (fiefs), c'est-à-dire de pouvoirs antique (Garelli), le wadu est à la fois l'esclave et le « fonc indépendants, notamment dans leur reproduction, tionnaire » dans l'empire achéménide, composé de Mèdes héréditaires (c'est à ce point que se situe la bifurcation et de Perses, les hauts fonctionnaires sont souvent Grecs. entre le féodalisme et l'empire). Ainsi, dans l'empire Même chose dans l'empire Mongol, où les hauts fonction ottoman, on attribue aux grands un timar, revenu des naires sont presque tous des étrangers. Les exemples les plus remarquables sont fournis par l'em terres, et non la propriété de ces terres. Autre disposi pire ottoman. Lecteurs de Bajazet, nous avons une idée de tion très fréquente l'attribution de pouvoirs strict la menace permanente que ses frères et son vizir, person ement viagers (cf. le célibat des clercs) avec notamment nagebureaucratique mandaté, entre autres, pour contrôler le recours à des oblats (parvenus, déracinés), voire à les premiers, font peser sur le prince. Solution radicale, des parias : Poblat est l'antithèse absolue du frère du après le xve siècle, la loi du fratricide impose que les frères du prince soient tués dès son avènement17. Comme dans roi ; attendant tout de l'État (ou, dans un autre beaucoup d'empires de l'Orient ancien, ce sont des étran contexte, du parti), il donne tout à l'État auquel il ne gers, dans le cas particulier des chrétiens renégats, islami peut rien opposer, n'ayant ni intérêt ni force propre ; le sés,qui accèdent aux positions de hauts dignitaires 18. L'em paria est la limite de l'oblat, puisqu'il peut à chaque pire ottoman se dote d'une administration cosmopolite 19 ; instant être rejeté dans le néant d'où il a été tiré par la ce qu'on appelle le «ramassage», permet de se doter de générosité de l'État (cf. les «boursiers», miraculés du « personnes dévouées » Le kul ottoman désigne à la fois système scolaire, notamment sous la Troisième Répub l'esclave et le serviteur de l'État. lique). On peut ainsi énoncer la loi fondamentale de cette Comme dans les empires agraires, en France, sous division initiale du travail de domination entre les Philippe Auguste, la bureaucratie se recrute parmi les héritiers, rivaux dynastiques dotés de la puissance homines novi de basse extraction. Et, comme on l'a reproductrice mais réduits à l'impuissance politique, et déjà vu, les rois de France ne cessent de s'appuyer sur les oblats, puissants politiquement mais dépourvus de des « favoris », distingués, le mot le dit, par une élection la puissance reproductrice : pour limiter le pouvoir des arbitraire, pour contrecarrer le pouvoir des grands. Les membres héréditaires de la dynastie, on recourt, pour luttes sont incessantes entre les proches (généaloles positions importantes, à des individus étrangers à la giquement) et les favoris qui les supplantent dans la dynastie, des homines novi, des oblats qui doivent tout faveur du prince « Catherine de Médicis déteste à l'État qu'ils servent et qui peuvent, au moins en théor d'Épernon et essaie par tous les moyens de le déboul ie,perdre à tout instant le pouvoir qu'ils ont reçu de onner. Marie de Médicis fera de même contre Riche lui ; mais pour se protéger contre la menace de monop lieulors de la "journée des dupes". Gaston d'Orléans olisation du pouvoir que fait peser tout détenteur d'un pouvoir fondé sur une compétence spécialisée, plus ou moins rare, on recrute ces homines novi de telle - K. Hopkings, Conquerors and Slaves, Cambridge, 1938 (cf. ch. iv, manière qu'ils n'aient aucune chance de se reproduire 16 sur l'emploi de vrais eunuques). (la limite étant les eunuques ou les clercs voués au céli 17 - R. Mantran (sous la dir.), L'Histoire de l'empire ottoman, Paris, bat) et de perpétuer ainsi leur pouvoir par des voies de Fayard, 1989, p. 27 et 165-166. type dynastique ou de fonder durablement leur pou 18 - Ibid., p. 119 et 171-175. voir dans une légitimité autonome, indépendante de 19 -Ibid., p. 16I, I63-I73. De la maison du roi à la raison d'Etat 61 : ; : : seraient très dangereux. On peut aussi comprendre dans cette perspective - celle de la division des pouvoirs et des guerres de palais - le passage de l'armée féodale à l'armée de mercenaires, l'armée de métier salariée étant à la troupe des « féaux » ou au ■< parti » ce que le fonctionnaire ou le « favori » sont aux frères du roi ou aux membres de la mai son du roi. Le principe de la contradiction principale de l'État dynastique (entre les frères du roi et les ministres du roi) réside dans le conflit entre deux modes de repro duction. En effet, à mesure que l'État dynastique se constitue, que le champ du pouvoir se différencie (d'abord le roi, les évêques, les moines, les chevaliers, On ne peut comprendre le rôle des parias qu'à condition puis les juristes - introducteurs du droit romain —, et, d'apercevoir l'ambiguïté de la compétence technique, de la plus tard le Parlement, puis les marchands, les banq technè et du spécialiste, principe d'un pouvoir virtuellement autonome et potentiellement dangereux (comme l'observe uiers, puis les savants 23, et que s'institue un début de Bernard Guenée, les fonctionnaires, jusqu'à 1388, se van division du travail de domination, le caractère mixte, tent de leur fidélité, au-delà, de leur compétence 21) et objet, ambigu, voire contradictoire du mode de reproduct en beaucoup de sociétés archaïques, d'une profonde ambi ion en vigueur au sein du champ du pouvoir s'accen valence on sait que dans beaucoup de sociétés agraires, tue l'État dynastique perpétue un mode de reproduct l'artisan (demiourgos), notamment le forgeron, mais ensuite ion fondé sur l'hérédité et l'idéologie du sang et de la l'orfèvre, l'armurier, etc., est l'objet de représentations et de naissance qui est antinomique avec celui qu'il institue traitements très ambivalents et est à la fois craint et méprisé, dans la bureaucratie d'État, en liaison avec le dévelop voire stigmatisé. La possession d'une spécialité, qu'il s'agisse de la métallurgie ou de la magie, - qui lui est sou pement de l'instruction, lié lui-même à l'apparition vent associée -, de la finance ou, dans un autre ordre, de d'un corps de fonctionnaires ; il fait coexister deux capacité guerrière (mercenaires, janissaires, corps d'élite de modes de reproduction mutuellement exclusifs, le l'armée, condottiere, etc.), peut conférer un pouvoir danger mode de reproduction bureaucratique, lié notamment eux.Il en va de même de l'écriture on sait que, dans l'em au système scolaire, donc à la compétence et au pire ottoman, les scribes (katib) essaient de confisquer le mérite, tendant à saper le mode de reproduction pouvoir, de même que les familles des cheikh de l'Islam dynastique, généalogique, dans ses fondements tentent de monopoliser le pouvoir religieux. En Assyrie (Garelli), les scribes, détenteurs du monopole de l'écriture mêmes, dans le principe même de sa légitimité, le cunéiforme, détiennent un grand pouvoir on les éloigne sang, la naissance. de la cour et, quand on les consulte, on les divise en trois Le passage de l'État dynastique à l'État bureaucrat groupes pour qu'ils ne puissent pas se concerter. Ces spé ique est inséparable du mouvement par lequel la cialités inquiétantes incombent souvent à des groupes eth nouvelle noblesse, la noblesse d'État (de robe), chasse niques faciles à identifier culturellement, et stigmatisés, l'ancienne noblesse, la noblesse de sang. On voit en donc exclus de la politique, du pouvoir sur les instruments passant que les milieux dirigeants ont été les premiers de coercition et les marques d'honneur. Elles sont donc abandonnées à des groupes parias qui permettent au à connaître un processus qui s'est étendu, beaucoup groupe et aux représentants de ses valeurs officielles de plus tard, à l'ensemble de la société le passage d'un s'en acquitter tout en les refusant officiellement. Le pouvoir mode de reproduction familial (ignorant la coupure et les privilèges qu'elles procurent se trouvent ainsi cantonn entre le public et le privé) et un mode de reproduct és,par la logique même de leur genèse, dans des groupes ion bureaucratique à composante scolaire, fondé sur stigmatisés qui ne peuvent pas en tirer pleinement les prof l'intervention de l'école dans les processus de repro its, surtout, ce qui est l'essentiel, sur le terrain politique. Les détenteurs du pouvoir dynastique ont intérêt à s'a duction. ppuyer sur des groupes qui, comme les minorités spéciali sées dans les professions liées à la finance, et en particulier les Juifs (connus pour leur fiabilité professionnelle et leur 20-J.-M. Constant, op. cit.. p. 223. capacité à rendre des services précis et à fournir une mar chandise précise)22, doivent être ou se rendre impuissants 21 - B. Guenée, op. cit., p. 230. (militairement ou politiquement) pour être autorisés à 22 - E. Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989, P- 150. manier des instruments qui, en de mauvaises mains, 23 - G. Duby, Le Aloyen Âge, op. cit., p. 326. : complotera sans cesse contre le ministre qu'il accuse de tyrannie parce qu'il fait écran entre le roi et sa famille. De ce fait le prélèvement double car le "favori" devenu "premier ministre" a besoin d'être riche, puis sant et considéré pour drainer à lui les clientèles qui autrement s'en iraient gonfler les rangs des opposants. La fabuleuse richesse des d'Épernon, Mazarin ou Richelieu leur fournit les moyens de leur politique. À travers d'Épernon et Joyeuse, Henri II contrôle l'appar eil d'État, l'armée, un certain nombre de gouvernem ents. Grâce à ses deux amis, il se sentait un peu plus roi de France 20. » 62 Pierre Bourdieu : : : Mais l'essentiel est que, comme la seigneurie médié valeselon Marc Bloch, l'État dynastique est « un terri toire dont l'exploitation est organisée de manière qu'une partie des produits aille vers un personnage unique», «à la fois chef et maître du sol»24. L'État dynastique, malgré ce qu'il peut comporter de bureau cratique et d'impersonnel, reste orienté vers la per sonne du roi il concentre différentes espèces de capit al, différentes formes de pouvoir et de ressources matérielles et symboliques (argent, honneurs, titres, indulgences et passe-droits) entre les mains du roi et celui-ci peut, par une redistribution sélective, instituer ou entretenir des relations de dépendance (clientèle) ou, mieux, de reconnaissance personnelle et perpétuer ainsi son pouvoir. Ainsi par exemple, l'argent accumulé par la fiscalité d'État étant continûment redistribué à des catégories bien déterminées de sujets (sous forme, notamment, de soldes pour les militaires ou de traitements pour les fonctionnaires, détenteurs d'offices civils, administra teurs et gens de justice), la genèse de l'État est indisso ciablede la genèse d'un groupe de gens qui ont partie liée avec lui, qui sont intéressés à son fonctionnement. (Il faudrait examiner ici l'analogie avec l'Église le pou voir de l'Église ne se mesure pas vraiment, comme on l'a cru, au nombre des «pascalisants», mais plutôt au nombre de ceux qui doivent directement ou indirect ement les fondements économiques et sociaux de leur existence sociale, et en particulier leurs revenus, à l'existence de l'Église, et qui sont donc, de ce fait, « inté ressés » à son existence). L'État est une entreprise qui rapporte, d'abord au roi lui-même et à ceux qu'il fait bénéficier de ses largesses. La lutte pour faire l'État devient ainsi de plus en plus indissociable d'une lutte pour s'approprier les profits associés à l'État (lutte qui, avec le welfare state, s'éten drade plus en plus largement). Comme l'a montré Denis Crouzet25, les luttes d'influence autour du pou voir ont pour enjeu l'occupation de positions centrales propres à procurer les avantages financiers dont les nobles ont besoin pour assurer leur train de vie (de là par exemple le ralliement du duc de Nevers à Henri II ou le ralliement du jeune Guise à Henri IV contre 1 200 000 livres destinées à acquitter les dettes de son père, etc.). Bref, l'État dynastique institue l'appropria tion privée par quelques-uns des ressources publiques. De même que le lien personnel de type féodal se trouve contractualisé et donne lieu à des rémunérations non plus tant sous forme de terre que sous forme d'ar gent ou de pouvoir, de même les « partis » luttent entre eux, notamment au sein du Conseil royal, pour s'assu rer le contrôle du circuit de l'impôt. Ainsi, l'ambiguïté de l'État dynastique se perpétue (elle se poursuivra sous d'autres formes après sa dispar ition) parce qu'il y a des intérêts et des profits particul iers,privés, à s'approprier le public, l'universel, et que des possibilités toujours renouvelées sont offertes à cette appropriation (par exemple, outre l'existence, structurale, de la corruption, la vénalité des offices après le xive siècle - et l'hérédité des offices - l'édit de Paulet de l604 constitue l'office en propriété privée instituent une « nouvelle féodalité » 2"). Le pouvoir royal doit instituer des commissaires pour reprendre en main l'administration 27. Du point de vue du roi (et du pouvoir central en général), l'idéal serait de concentrer et de redistribuer la totalité des ressources, maîtrisant ainsi complète ment le processus de production du capital symbol ique. En réalité, du fait de la division du travail de domination, il y a toujours des déperditions les servi teurs de l'État tendent toujours à se servir eux-mêmes directement (au lieu d'attendre la redistribution), à tra vers des prélèvements et des détournements de res sources matérielles et symboliques. De là une véritable corruption structurale qui, comme le montre PierreEtienne Will, est le fait surtout des autorités interméd iaires outre les « irrégularités régulières », c'est-à-dire les extorsions destinées à payer les frais personnels et professionnels, dont il est difficile de déterminer s'il s'agit d'une « corruption institutionnalisée » ou d'un «financement informel des dépenses», il y a tous les avantages que les fonctionnaires subalternes peuvent tirer de leur position stratégique dans la circulation de l'information du haut vers le bas et du bas vers le haut soit en vendant aux autorités supérieures un élément d'information vital qu'ils détiennent ou en refusant de transmettre ou en ne transmettant que contre profit une sollicitation, soit en refusant de transmettre un : L'oligarchie dynastique et le nouveau mode de reproduction 24 - M. Bloch, op. cit., p. 17. 25 - D. Crouzet, « La crise de l'aristocratie en France au xvie siècle », Hist oire, Economie, Société, 1, 1982. 26 - V. Tapié, La France de Louis XIII et Richelieu, Paris, Flammarion, 1980, p. 64. 27 - F. Olivier-Martin, Histoire du droit français, des origines à la révo lution, Paris, CNRS Éditions, 1996, p. 344. De la maison du roi à la raison d'État 63 Ainsi, la première affirmation de la distinction du public et du privé s'accomplit dans la sphère du pouvoir. Elle conduit à la constitution d'un ordre propre mentpolitique des pouvoirs publics, doté de sa logique propre (la raison d'État), de ses valeurs autonomes, de son langage spécifique et distinct du domestique (royal) et du privé. Cette distinction devra s'étendre ultérieurement à toute la vie sociale; mais elle doit en quelque sorte commencer avec le roi, dans l'esprit du roi et de son entourage, que tout porte à confondre, par une sorte de narcissisme d'institution, les res sources olí les intérêts de l'institution et les ressources ou les intérêts de la personne. La formule «L'État, c'est ; 28 — P.-E. Will, «Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle. Sur quelques dilemmes de l'administration impériale à l'époque des Qing». Éludes chinoises, vol. VIII, 1, printemps 1989, p. 69-141. 29 — P. Bourdieu, «Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territo riaux et la mise en œuvre des règlements», Actes de la recherche en sciences sociales, 81-82, mars 1990, p. 86-96. 30 — J.-J. Laffont, «Hidden Gaming in Hierarchies Facts and Models-, The Economic Record, 1989, p. 295-306. 31 -M. Weber, Le savant el le politique, Paris, Pion, 1959, p. 120-121. : La logique du processus de bureaucratisation moi » exprime avant tout la confusion de l'ordre public et de l'ordre privé qui définit l'État dynastique et contre laquelle devra se construire l'État bureaucratique, sup posant la dissociation de la position et de son occu pant, de la fonction et du fonctionnaire, de l'intérêt public et des intérêts privés, particuliers - avec la vertu de désintéressement impartie au fonctionnaire. La Cour est un espace à la fois public et privé qui peut même être décrit comme une confiscation du capital social et du capital symbolique au profit d'une personne, une monopolisation de l'espace public. Le patrimonialisme est cette sorte de coup d'État perma nentpar lequel une personne s'approprie la chose publique, un détournement au profit de la personne de propriétés et de profits attachés à la fonction (il peut prendre des formes très diverses, et, s'il est particulièr ement visible dans la phase dynastique, il reste une poss ibilité permanente dans les phases ultérieures, avec le président de la République usurpant les attributs du monarque ou, dans un tout autre ordre, le professeur jouant au «petit prophète stipendié par l'État», dont parle Weber). Le pouvoir personnel (qui peut n'avoir rien d'absolu) est appropriation privée de la puissance publique, exercice privé de cette puissance (cf. les principáis italiens). Le processus de rupture avec l'État dynastique prend la forme de la dissociation entre V Imperium (la puissance publique) et le dominium (le pouvoir privé), entre la place pLiblique, le forum, l'agora, lieu d'agrégation du peuple rassemblé, et le palais (pour les Grecs le trait majeur des cités barbares était l'a bsence d'agora). La concentration des moyens politiques s'accom pagnede l'expropriation politique des puissances pri vées « Partout le développement de l'État moderne a pour point de départ la volonté du prince d'exproprier les puissances privées qui, à côté de lui, détiennent un pouvoir administratif, c'est-à-dire de tous ceuix qui sont propriétaires des moyens de gestion, de moyens mili taires, de moyens financiers et de toutes les sortes de biens susceptibles d'être utilisés politiquement31. » : : : ordre28. De façon générale, les détenteurs d'une autor itédéléguée peuvent tirer toutes sortes de profits de leur position d'intermédiaire. Selon la logique du droit et du passe-droit 29, tout acte ou processus administrat if peut être bloqué ou retardé ou facilité et accéléré (contre une somme de monnaie). Le subalterne détient souvent un avantage par rapport aLix instances supé rieures (et aux instances de contrôle en particulier) il est proche du « terrain », et, lorsqu'il est stable dans son poste, il fait souvent partie de la société locale (JeanJacques Laffont a proposé des modèles formels de la « supervision », conçue, dans la perspective de la théor iedes contrats, comme un jeu à trois personnages, l'entrepreneur, le contremaître [supervisor], et les ouvriers30. Bien que le modèle rende assez bien compte de la position stratégique du supervisor qui peut menacer les ouvriers de livrer l'information [dire de qui vient la baisse des résultats] et cacher la vérité à l'entrepreneur, il reste assez irréaliste il ignore notam mentet les effets des dispositions et les contraintes du champ bureaucratique qui peuvent imposer la censure des inclinations égoïstes). Cela dit, on peut décrire la corruption comme une fuite dans le processus d'accumulation et de concentrat ion du capital étatique, les actes de prélèvement et de redistribution directs qui permettent l'accumulation de capital économique et symbolique à des niveaux infé rieurs (celui des proconsuls ou des seigneurs féodaux qui sont des « rois » à une échelle inférieure) interdisant ou freinant le passage, en conséqLience, du féodalisme à l'empire ou favorisant la régression de l'empire vers les féodalités. 64 Pierre Bourdieu : . . the landowning class was, during the Tudor epoch, tur ning away from its traditional training in arms to an education at the universities or the Inn of Court 32 » De même, dans l'armée, qui devient une prérogative de l'État, on passe « from private magnates commanding his own servants to lord lieutenant, acting under royal commission 33 » De même que les féodaux se convertissent en offi ciers appointés par le roi, de même la Curia régis devient une véritable administration. De la Curia régis se détachent aux XIe et xme siècles le Parlement de Paris et la Chambre des comptes, puis au xve siècle, le Grand Conseil, le processus s'achevant au milieu du xvne siè cle avec les Conseils du gouvernement (tenus en pré sence du roi et du chancelier) et les Conseils d'admi nistration et de justice34. (Mais le processus de différenciation nominal - Conseil étroit, Conseil des af faires, Conseil secret, appelé, après 1643, Conseil d'en haut, Conseil des dépêches, créé autour de 1650, Conseil des finances, Conseil du commerce, 1730 cache une imbrication profonde des affaires.) Le gouvernement féodal est personnel (il est assuré par un groupe d'hommes entourant le souverain, barons, évêques et roturiers sur qui le roi peut compt er).Dès le milieu du xne siècle, les monarques anglais commencent à attirer des ecclésiastiques mais le déve loppement de la Common Law en Angleterre et du droit romain sur le continent amène à faire de plus en plus appel à des laïcs. Un nouveau groupe apparaît qui doit sa position à sa compétence professionnelle, donc à l'État et à sa culture, les fonctionnaires. Ainsi se comprend le rôle déterminant des clercs dont l'ascension accompagne l'émergence de l'État et dont on peut dire qu'ils font l'État qui les fait, ou qu'ils se font en faisant l'État. Dès l'origine, ils ont partie liée avec l'État ils ont leur mode de reproduction propre et, comme l'indique Georges Duby 35, dès le xiie siècle, « la bureaucratie haute et moyenne sort presque tout entière des collèges » Ils construiront peu à peu leurs institutions spécifiques, dont la plus typique est le Parlement, gardien de la loi (notamment du droit civil qui, dès la seconde moitié du xne siècle, s'autonomise par rapport au droit canon). Dotés de ressources spéci. : : : Mais, plus généralement, le processus de « déféodalisation » implique une rupture des liens « naturels » (de parenté) et des processus de reproduction « naturelle », c'est-à-dire non médiatisés par une instance non domestique, pouvoir royal, bureaucratie, institution scolaire, etc. L'État est essentiellement antiphysis-. il institue (noble, héritier, juge, etc.), il nomme, il a partie liée avec l'institution, la constitution, le nomos, le nomô (ex instituto) par opposition au phusei; il s'institue dans et par l'instauration d'une loyauté spécifique qui implique une rupture avec toutes les fidélités origi naires à l'égard de l'ethnie, de la caste, de la famille, etc. Par tout cela, il s'oppose à la logique spécifique de la famille qui, tout arbitraire qu'elle est, est la plus « naturelle » ou naturalisable (le sang, etc.) des institu tionssociales. Ce processus de déféodalisation de l'État va de pair avec le développement d'un mode de reproduction spécifique, faisant une grande place à l'éducation scol aire. (En Chine, le fonctionnaire doit avoir une éducat ionspécifique et être totalement étranger aux intérêts privés.) Apparues dès le xne siècle, les Universités se sont multipliées en Europe à partir du xive siècle sous l'impulsion des princes elles jouent un rôle essentiel dans la formation des serviteurs de l'État, laïcs ou ecclé siastiques. Mais plus généralement, la genèse de l'État est inséparable d'une véritable mutation culturelle c'est ainsi qu'en Occident, à partir du xne siècle, les ordres mendiants qui se développent dans le milieu urbain mettent à la portée du public laïc une littérature jusque-là réservée aux seuls ecclésiastiques de haute culture. Ainsi commence un processus d'éducation que les fondations d'écoles urbaines aux xve et xvie siècles et l'invention de l'imprimerie accélèrent. Corrélative du développement de l'instruction, la substitution de la nomination opérée par les pouvoirs publics à V hérédité des charges a pour conséquence une cléricalisation de la noblesse (particulièrement visible au Japon). Comme le note Marc Bloch, l'Angle terre est un État unifié bien avant n'importe quel autre royaume continental parce que le public office n'y est pas complètement identifié avec le fief. On a ainsi très tôt des directly appointed royal officials, les sheriffs, non héréditaires. La Couronne résiste à la parcellisation féodale en gouvernant par l'intermédiaire d'agents tirés de l'univers local mais nommés par elle et révocables par elle (Corrigan et Sayer situent autour de 1530 le passage généralisé de la « household » à des formes bureaucratisées de gouvernement). Parallèlement s'opère une démilitarisation de la noblesse « Most of 32 - P. Williams, The Tudor Regime, Clarendon, 1979, p. 241. 33 - Ph. Corrigan and D. Sayer, The Great Arch, English State Format ion as Cultural Revolution, Oxford, Basil Blakwell, 1985, p. 63. 34 - P. Goubert, Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1973, 2, p. 47. 35 - G. Duby, Le Moyen Âge, op. cit., p. 326. De la maison du roi à la raison d'État 65 : : fiques ajustées aux besoins de l'administration, comme l'écriture et le droit, ils s'assurent très tôt le monopole des ressources les plus typiquement étatiques. Leur intervention contribue indiscutablement à la rationali sationdu pouvoir tout d'abord, comme l'observe Georges Duby, ils introduisent la rigueur dans l'exer cicedu pouvoir, en mettant en forme les sentences et en tenant les registres 36 ; ensuite, ils mettent en œuvre le mode de pensée typique du droit canon, et la logique scolastique sur laquelle il est fondé (avec par exemple la «distinction», la «mise en question» et le jeu des arguments pour ou contre, ou la pratique de Y inquisitio, enquête rationnelle substituant la preuve à l'épreuve et aboutissant à un rapport écrit). Enfin, ils construisent l'idée de l'État sur le modèle de l'Église dans des traités sur le pouvoir qui se réfèrent à l'Écri ture sainte, au Livre des Rois, à Saint-Augustin, mais aussi à Aristote et où la royauté est conçue comme une magistrature (celui qui la détient par héritage est l'élu de Dieu mais, pour se montrer bon gardien de la res publica, il lui faut prendre en compte la nature et faire bon usage de la raison). On peut, suivant encore Georges Duby37, montrer comment ils contribuent à la genèse d'un habitus bureaucratique rationnel ils inventent la vertu de prudence, qui porte à maîtriser les pulsions affectives, à agir lucidement à la lumière de son intelligence, avec le sens de la mesure, ou la court oisie, instrument de régulation sociale (à la différence de Elias qui fait de l'État le principe de la « civilisation », Duby suggère, très justement, que l'invention cléricale de la courtoisie contribue à l'invention de l'État, qui contribuera au développement de la courtoisie ; il en va de même de la sapientia, disposition générale qui touche tous les aspects de la vie). Fictio juris, l'État est une fiction de juristes qui contribuent à produire l'État en produisant une théorie de l'État, un discours performatif sur la chose publique. La philosophie politique qu'ils produisent n'est pas descriptive, mais productive et prédictive de son objet et ceux qui traitent les ouvrages des juristes, de Guicciardini (un des premiers utilisateurs de la notion de « raison d'État ») ou Giovani Botero jusqu'à Loiseau ou Bodin, comme de simples théories de l'État, s'interdi sent de comprendre la contribution proprement créa trice que la pensée juridique a apportée à la naissance des institutions étatiques 38. Le juriste, maître d'une re ssource sociale commune de mots, de concepts, offre les moyens de penser des réalités encore impensables (avec par exemple la notion de corporatio), propose tout un arsenal de techniques organisationnelles, de modèles de fonctionnement (souvent empruntés à la tradition ecclésiastique et destinés à être soumis à un processus de laïcisation), un capital de solutions et de précédents. (Comme le montre bien Sarah Hanley39, il y a un va-et-vient constant entre la théorie juridique et la pratique royale ou parlementaire.) C'est dire que l'on ne peut se contenter de prendre dans la réalité analysée les concepts (par exemple souveraineté, coup d'État, etc.) que l'on entend employer pour comprendre cette réalité, dont ils font partie et qu'ils ont contribué à faire. Et que pour comprendre adéquatement des écrits poli tiques qui, loin d'être de simples descriptions théo riques, sont de véritables prescriptions pratiques, visant à faire exister, en lui donnant un sens et une raison d'être, un type nouveau de pratique sociale, il faut réin sérer les œuvres et les auteurs dans l'entreprise de construction de l'État avec laquelle ils entretiennent une relation dialectique ; et, en particulier, resituer les auteurs dans le champ juridique naissant, et dans l'e space social global, leur position — par rapport aux autres juristes et par rapport au pouvoir central — pou vant être au principe de leur constmction théorique (la lecture du livre de William Farr Church40 permet de supposer que les « légistes »• se distinguent par des prises de position qui varient en fonction de leur dis tance au pouvoir central, le discours « absolutiste » étant plutôt le fait de juristes participant au pouvoir central qui établissent une division claire entre le roi et les sujets et font disparaître toute référence aux pouvoirs intermédiaires, comme les États généraux, tandis que les Parlements ont des positions plus ambiguës). Tout permet de supposer que les écrits par lesquels les juristes visent à imposer leur vision de l'État, notam mentleur idée de 1' »utilité publique » (dont ils sont les inventeurs), sont aussi des stratégies par lesquelles ils visent à faire reconnaître leur préséance en affirmant la préséance du « service public » avec lequel ils ont partie liée. (On pense à l'attitude du tiers état aux États géné raux de I6l4-l6l5, et à la politique du Parlement de Paris, notamment pendant la Fronde, pour changer la hiérarchie des ordres, pour faire reconnaître l'ordre des 56 -Ibid., p. 211. 37 -Ibid, p. 222. 38 - Q. Skinner, The Foundations of Modem Political nought, Lon don-New York, Cambridge University Press, 1978. 39 - S. Hanley, Le « lit de justice » des Rois de France, Paris, Aubier, 1991. 40 - W. Farr Church, Constitutional Thought in Sixteenth Century France, A Study in the Evolution of Ideas, Cambridge, Harvard Univers ity Press. 66 Pierre Bourdieu magistrats, des « gentilshommes de plume et d'encre » comme le premier des ordres, pour placer au premier rang non le service des armes, mais le service civil de l'État et aussi aux luttes, au sein du champ du pouvoir en voie de constitution, entre le roi et le Parlement, ins tance destinée à légitimer le pouvoir royal pour les uns, à le limiter pour les autres, dont le « lit de justice » est l'occasion - cf. S. Hanley, op. cit.) Bref, ceux qui ont sans doute le plus évidemment contribué à faire avan cerla raison et l'universel avaient un intérêt évident à l'universel et l'on peut même dire qu'ils avaient un inté rêtprivé à l'intérêt public41. Mais il ne suffit pas de décrire la logique de ce pro cessus de transformation insensible qui aboutit à l'émergence de cette réalité sociale sans précédent hi storique qu'est la bureaucratie moderne, c'est-à-dire à l'institution d'un champ administratif relativement auto nome, indépendant de la politique (dénégation) et de l'économie (désintéressement) et obéissant à la logique spécifique du « public » Cessant de se satisfaire de cette demi-compréhension intuitive que donne la familiarité avec l'état final, il faut essayer de ressaisir le sens pro fond de cette série d'inventions infinitésimales et pour tant toutes aussi décisives, le bureau, la signature, le cachet, le décret de nomination, le certificat, l'attesta tion, le registre et l'enregistrement, la circulaire, etc., qui ont conduit à l'instauration d'une logique propre mentbureaucratique, d'un pouvoir impersonnel, inte rchangeable et, en ce sens, en apparence parfaitement « rationnel » et pourtant investi des propriétés les plus mystérieuses de l'efficacité magique. . : ; Pour comprendre ce que peut avoir d'extraordinaire ce passage du pouvoir personnel au pouvoir bureauc ratique, il faut revenir, une fois encore, à un moment typique de la longue transition entre le principe dynas tique et le principe juridique où s'opère la séparation progressive entre la « maison » et la bureaucratie (ce que la tradition anglaise appelle le «cabinet»), c'est-àdire entre les «great offices», héréditaires et politiqu ement sans importance, et le cabinet, non héréditaire mais investi du pouvoir sur les seals (mouvement extr êmement complexe, avec des avancées et des reculs, que tous les agents, en fonction des intérêts attachés à leur position n'accomplissent pas au même rythme, et qui rencontre d'innombrables obstacles, liés notam mentaux habitudes de pensée et aux dispositions inconscientes ainsi, comme l'observe Jacques Le Goff, la bureaucratie est d'abord pensée sur le modèle de la famille ; ou encore, il arrive que les ministres du roi, attachés à la vision dynastique, veuillent assurer la transmission héréditaire des offices, etc.). Dans sa Constitutional History of England , F.W. Maitland évoque l'évolution de la pratique concernant les sceaux royaux. Depuis l'époque normande, les volontés royales étaient signifiées par des actes, des chartes, des lettres patentes fermées et scellées avec le sceau royal, garantie d'authenticité. Le great seal était confié au chancellor, chef de l'ensemble du secrétariat. À la fin du Moyen Age et pendant toute l'ère des Tudor, le chancellor est le premier ministre du roi. Peu à peu on voit apparaître d'autres sceaux. Du fait que le chanc ellor utilise le great seal pour de très nombreux usages, on emploie un privy seal pour les affaires qui concernent directement le roi. Le roi donne sous son Circuit de délégation privy seal des directives au chancellor pour l'emploi du et genèse du champ administratif great seal Dès lors, ce dernier sceau est confié à la garde d'un «officier», le keeper of the privy seal. Au La dissociation progressive de l'autorité dynastique cours du temps, un secrétaire encore plus privé inter (les frères du roi) et de l'autorité bureaucratique s'est vient entre le roi et ces grands officiers d'État, le king's opérée concrètement à travers la différenciation du clerk ou king's secretary qui garde le king's signet. Au pouvoir et, plus précisément, à travers l'allongement temps des Tudor, on trouve deux secrétaires du roi qui des chaînes de délégation de l'autorité et de la respons sont désignés comme secrétaires d'État. Dès lors, une abilité. On peut dire, pour le plaisir d'une formule, routine s'établit qui veut que les documents signés de que l'État (impersonnel) est la monnaie de l'absolu tisme,à la façon d'un roi qui se serait dissous dans le réseau impersonnel d'une longue chaîne de mandat 41 - Sur l'histoire dans la longue durée de la montée des clercs et la aires-plénipotentiaires responsables devant un supé monopolisation progressive, au-delà et à la faveur de la Révolution rieur dont ils reçoivent leur autorité et leur pouvoir française, du capital étatique par la noblesse d'État, voir P. Bourdieu, La d'État, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de mais aussi, dans une certaine mesure, responsables de Noblesse Minuit, 1989, p. 531-559. lui, et des ordres qu'ils reçoivent de lui et qu'ils contrô 42 - F. W. Maitland, Constitutional History of England, Cambridge, lent et ratifient en les exécutant. Cambridge University Press, 1948, p. 202-203. De la maison du roi à la raison d'État 67 : : : croissante du champ du pouvoir en même temps que la constitution du champ bureaucratique - l'État — comme méta-champ qui détermine les règles régissant les diffé rents champs et, à ce titre, est un enjeu de luttes entre les dominants des différents champs.) L'allongement des chaînes de délégation et le déve loppement d'une structure de pouvoir complexe n'en traînent pas automatiquement le dépérissement des mécanismes visant à assurer l'appropriation privée du capital économique et symbolique (et toutes les formes de corruption structurale) on pourrait dire que, au contraire, les potentialités de détournement (par prél èvement direct) s'accroissent, le patrimonialisme central pouvant coexister avec un patrimonialisme local (fondé sur les intérêts familiaux des fonctionnaires ou les soli darités de corps). La dissociation de la fonction et de la personne ne s'opère que peu à peu, comme si le champ bureaucratique était toujours déchiré entre le principe dynastique (ou personnel) et le principe jur idique (ou impersonnel). «Ce que nous appelons la "fonction publique" faisait tellement corps avec son titulaire qu'il est impossible de retracer l'histoire de tel conseil ou de tel poste sans écrire celle des individus qui l'ont présidé ou occupé. C'était une personnalité qui donnait à une charge, jusqu'à lui secondaire, une importance exceptionnelle ou, au contraire, faisait pas ser au second plan une fonction auparavant capitale en raison de son ancien titulaire [...] L'homme créait la fonction dans des proportions aujourd'hui impens ables43.» Rien n'est plus incertain et plus improbable que l'i nvention, en théorie, - avec les travaux intéressés des juristes, toujours juges et parties -, et en pratique, — avec les progrès insensibles de la division du travail de domination —, de la chose publique, du bien public, et surtout des conditions structurales — liées à l'émergence d'un champ bureaucratique — de la dissociation de l'i ntérêt privé et de l'intérêt public, ou, plus clairement, du sacrifice des intérêts égoïstes, du renoncement à l'usage privé d'un pouvoir public. Mais le paradoxe est que la genèse, difficile, d'un ordre public va de pair avec l'a pparition et l'accumulation d'un capital public, et avec l'émergence du champ bureaucratique comme champ de luttes pour le contrôle de ce capital et du pouvoir corrélatif, c'est-à-dire notamment du pouvoir sur la redistribution des ressources publiques et des profits associés. La Noblesse d'État, qui, comme Denis Richet : : la main du roi, le «royal sign manual», et contresignés par le secrétaire d'État (qui garde le king 's signet) sont envoyés au keeper of the privy seal, comme directives pour les documents à émettre sous le privy seal et celles-ci servent à leur tour d'instructions pour le chanc ellor en vue d'émettre les documents portant le great seal du royaume. Cet acte entraîne une certaine respons abilité ministérielle sur les actes du roi aucun acte n'est juridiquement valable s'il ne porte pas le great ou au moins le privy seal, qui attestent qu'un ministre «s'est engagé dans cette expression de la volonté royale ». Ce qui fait que les ministres sont très attentifs au maintien de ce formalisme ils craignent d'être inter pellés à propos des actes du roi et d'être incapables de prouver que ce sont bien des actes royaux. Le chancell or craint d'apposer le great seal s'il n'a pas un docu ment sous le privy seal comme garantie ; le keeper of the privy seal est soucieux d'avoir la signature manusc rite du roi validée par le secrétaire du roi. Quant au roi, il trouve des avantages dans cette procédure il incombe aux ministres de se soucier des intérêts du roi, et de connaître l'état de ses affaires, de veiller à ce qu'il ne soit pas trompé ou abusé. Il agit sous la garantie mais aussi sous le contrôle de ses ministres, dont la re sponsabilité est engagée dans les actes du roi qu'ils garantissent (sous le règne d'Elisabeth, un ordre oral ne saurait suffire à engager une dépense et la garantie royale doit être scellée avec le great seal ou le privy seal, qui, loin d'être de simples symboles cérémoniaux, comme le sceptre ou la couronne, sont de véritables instruments de gouvernement). On voit comment, à travers l'allongement de la chaîne des autorités-responsabilités, s'engendre un véritable ordre public fondé sur une certaine réciproc ité dans les relations hiérarchiques elles-mêmes l'exécutant est à la fois contrôlé et protégé par les dir igeants ; et, de son côté, il contrôle et protège le diri geant, notamment contre l'abus de pouvoir et l'exercice arbitraire de l'autorité. Tout se passe comme si, plus le pouvoir d'un dirigeant s'accroît, plus s'accroît sa dépen dance à l'égard de tout un réseau de relais d'exécution. Sous un certain rapport, la liberté et la responsabilité de chaque agent se réduit, jusqu'à se dissoudre complète ment dans le champ. Sous un autre rapport, elle s'ac croît, dans la mesure où chacun est contraint d'agir de manière responsable, sous couvert et sous contrôle de tous les autres agents engagés dans le champ. En fait, à mesure que le champ du pouvoir se différencie, chaque chaînon est lui-même un point (un sommet) dans un champ. (On voit s'esquisser la différenciation 43 - D. Richet, La France moderne: L'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973, p. 79-80. 68 Pierre Bourdieu les profits matériels (salaires, avantages matériels) et symboliques (honneurs, titres, etc.) qu'il procure, lutte réservée en fait à une minorité d'ayants-droit désignés par la possession quasi héréditaire du capital scolaire. Il faudra analyser en détail le processus à double face, d'où est issu l'État, et qui est inséparablement universal isationet monopolisation de l'universel. 44 ~ D. Richet, « Élite et noblesse la formation des grands serviteurs de l'État - fin xvic-début xvne siècle », Acta Poloniae Histórica, 36, 1977, p. 47-63. : . l'a montré, s'affirme en France entre la fin du xvie siècle et le début du xvne siècle, et dont le règne ne sera pas interrompu, tout au contraire, par la Révolution, appuie sa domination sur ce qu'Emmanuel Le Roy Ladurie a appelé le « capitalisme fiscal » et sur la monopolisation des hautes charges à hauts profits 44 Le champ bureauc ratique, progressivement conquis contre la logique patrimoniale de l'État dynastique, qui subordonnait aux intérêts du souverain les profits matériels et symbol iques du capital concentré par l'État, devient le lieu d'une lutte pour le pouvoir sur le capital étatique et sur