S. MÜLLER CELKA et J.-C. DAVID, Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux identitaires. 1er atelier (29 novembre 2007) : Chypre, une stratigraphie de l’identité. Rencontres scientifiques en ligne de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2007. EN GUISE D’INTRODUCTION A L’ATELIER INTITULE « CHYPRE, UNE STRATIGRAPHIE DE L’IDENTITE » Marguerite YON Université Lyon 2-HiSoMA/UMR 5189 Je veux d’abord remercier Sylvie Müller Celka et Jean-Claude David de m’avoir invitée à cet atelier sur les « Patrimoines culturels et identités en Méditerranée orientale », qui centre aujourd’hui son propos sur Chypre. Et j’ai plaisir à saluer ici la présence de notre collègue Sophoclis Hadjisavvas, ancien Directeur du Département des Antiquités de Chypre. Le Centre d’Archéologie chypriote de la Maison de l’Orient, que j’ai dirigé pendant des années, et qui est aujourd’hui sous la responsabilité de Sabine Fourrier, est honoré d’apporter sa contribution à cette réunion consacrée à Chypre. Il est de fait que l’histoire de Chypre au cours des siècles constitue un point de départ idéal pour observer les réalités socioculturelles liées à la question des patrimoines et des identités de cette région du monde. En 1964 Jean Pouilloux, professeur à l’Université de Lyon, avait lancé un ambitieux programme archéologique et historique, en collaboration avec le Département des Antiquités de la jeune république de Chypre, indépendante depuis 4 ans ; et il mettait en route le programme d’une mission archéologique à Salamine, sur la côte orientale de l’île. À cette occasion Henri Seyrig, qui avait vivement encouragé cette entreprise, avait ajouté : « Chypre est le meilleur observatoire pour étudier le Proche-Orient et la Méditerranée orientale ». Mais au-delà de ce statut d’observatoire lié à une situation géographique favorable, la situation de Chypre en fait surtout un lieu privilégié, une sorte de creuset où se rencontrent toutes sortes de réalités culturelles qui contribuent à constituer une ou plusieurs identités chypriotes, affirmées de façon diverses au cours des siècles. Tous les participants à cette réunion savent bien, par leurs expériences personnelles et leurs travaux scientifiques, que de nombreuses occasions l’ont démontré depuis l’Antiquité jusqu’à ce jour. J’ai pu moi aussi le constater puisque j’ai, en quelque sorte, accompagné l’histoire de mes amis chypriotes depuis 1965, dans le cadre de cette mission archéologique de l’Université de Lyon, et grâce à une collaboration fructueuse avec nos collègues de l’Université de Chypre et du Département des Antiquités. À la suite de l’invasion du Nord de l’île en 1974, de même que les habitants contraints à l’exil – Chypriotes grecs du Nord vers le Sud, Chypriotes turcs du Sud vers le Nord –, la mission française de Salamine (que je dirigeais depuis 1972 à la suite de J. Pouilloux), a été obligée d’abandonner son chantier de fouille, ses locaux de travail et la suite de son programme scientifique de terrain. Les travaux de la mission ont alors repris à 1 Kition-Larnaca, et le programme scientifique actuel s’intéresse, à travers l’étude de ces deux sites, à l’histoire de toute la partie orientale de l’île au cours de l’Antiquité historique. Pour avoir travaillé dans l’île pendant plus de 40 ans, j’ai eu l’occasion de m’interroger plus largement sur sa longue histoire sous toutes sortes d’aspects, depuis que, il y a plus de 8 millénaires, se sont organisées au Néolithique de véritables agglomérations protégées par leur rempart, jusqu’à l’époque moderne et aux années difficiles de la fin du XXe siècle. L’identité chypriote, liée aux impératifs de sa situation géographique et aux aléas de l’histoire, est indissociable de son caractère insulaire – qui d’une certaine manière la protège et permet une identification plus claire –, et de l’imbrication des cultures différentes qui, aux diverses périodes, ont cohabité sur son sol. Pour les historiens et les observateurs d’aujourd’hui, la complexité de la question identitaire se pose dans toutes sortes de contextes historiques, dans lesquels les situations politiques des pays qui l’entourent jouent leur rôle. Mais ce qui subsiste du fonds chypriote original aux périodes historiques n’est pas toujours suffisamment pris en compte, même si l’usage d’une langue dite « étéo-chypriote » s’est maintenu pendant longtemps, ainsi que les solides traditions religieuses anciennes. Je ne prendrai que quelques exemples. Une figure remarquable est celle de la déesse Aphrodite Paphienne, dont l’archéologie fait tous les jours surgir de nouveaux témoignages. On pourrait suivre au cours des siècles la filiation qui relie la Grande Déesse païenne de Chypre aux Vierges de l’époque chrétienne. L’antique déesse de la fécondité est représentée au moins depuis les figurines du Chalcolithique de la région de Paphos, ou plus tard par les exvoto de terre cuite de l’époque archaïque figurant des déesses-mères qui allaitent ; à l’époque chrétienne, les représentations, rares dans l’art byzantin, de la Panayia allaitant l’enfant Jésus (comme en témoigne une fresque de Kakopétria), ou le nom d’églises dédiées à la Panayia Galariotissa à Paphos, Galaktousa à Larnaca, ou même Galaktisti à Pano-Pyrgos (gr. gala : « lait »), évoquent à travers toute l’île une dévotion populaire millénaire envers une mère nourricière. J’évoquerai rapidement les bouleversements de l’Âge du Bronze Récent, période qui, à la fin du e 2 millénaire avant J.-C., voit naître réellement l’histoire, avec l’apparition de l’écriture transformant de façon fondamentale les conditions de la mémoire humaine. Pour beaucoup de chercheurs, la tradition historique et archéologique donne une place de premier plan à un événement considéré comme majeur, et qui est fréquemment désigné comme la « colonisation mycénienne » (c’est-à-dire « grecque ») de l’île, au XIIIe ou au e XII s. av. J.-C. Ce point de vue renvoie à une suite d’événements historiques et de migrations que l’on connaît mal, mais qui ont sûrement joué un rôle essentiel dans l’évolution historique de cette période : ils ont laissé des signes archéologiques visibles (par exemple de nouvelles techniques de l’architecture ou un renouveau complet des traditions céramiques), et surtout l’implantation durable dans l’île de la langue grecque. Mais je ne m’y attarde pas car nous allons avoir l’occasion de reparler de l’Âge du Bronze et de la déesse de Paphos grâce aux collègues qui vont lancer la discussion sur ces sujets. J’insisterai plus sur deux exemples de la période qui va du Ve au IIIe siècle avant notre ère, avec l’image de deux Chypriotes emblématiques : l’un est le roi philhellène Évagoras Ier de Salamine, qui fut fortement impliqué dans la politique internationale de son temps, l’autre est le philosophe Zénon de Kition, fondateur du Stoïcisme. Il faut, en préliminaire, rappeler un événement historique avéré. C’est la « colonisation phénicienne » qui voit, au IXe siècle av. notre ère, une population venue de Tyr s’établir à Kition-Larnaca, au point d’y pérenniser pour plusieurs siècles non seulement son pouvoir politique et économique, mais son idéologie religieuse, ses pratiques funéraires, ses traditions, et surtout sa langue, jusqu’à la fin du IVe s. Or cette entité phénicienne, attestée indiscutablement par les témoignages de l’épigraphie et de l’archéologie, est souvent considérée par la tradition classique – je veux dire les auteurs grecs relayés par les auteurs latins – comme une enclave dans une réalité chypriote considérée comme uniformément grecque. 2 Tout d’abord, le roi Évagoras Ier. Dans sa carrière aventureuse, qui l’a opposé constamment à un adversaire phénicien sur lequel il a eu à reconquérir le royaume de ses ancêtres, je ne soulignerai ici qu’un point, au temps où l’accent est mis par les textes littéraires sur les fondations mythiques des cités de Grèce par des héros grecs de la guerre de Troie : les discours que lui consacre l’auteur athénien Isocrate mettent en évidence comme thème central la parenté héroïque qui relierait la dynastie salaminienne à la Grèce, et précisément à Athènes. Salamine passe pour avoir été fondée par le héros homérique Teucros (frère d’Ajax et fils de Télamon roi d’Égine, descendant de Zeus lui-même), d’où descend la dynastie royale salaminienne des Teucrides ; mais Isocrate n’insiste pas sur le fait que Teucros n’est qu’à demi grec, puisque sa mère est troyenne. Toute la tradition classique reprend pendant des siècles ce thème héroïque qui fait de Salamine de Chypre la jumelle d’Athènes, et de Zeus le dieu protecteur de la cité. On y reconnaît le rôle joué par l’établissement d’une idéologie politico-religieuse, et aussi par son expression dans la langue grecque ; cette langue se recommande par sa diffusion et son prestige pendant des siècles de culture occidentale, et l’idéologie qu’elle véhicule est retransmise jusqu’à l’époque moderne à travers la littérature latine qui s’en fait l’écho et le porte-parole. Grâce à Isocrate, Évagoras porte l’image symbolique de l’alliance avec Athènes et de l’opposition aux Perses et aux Phéniciens, et il est resté jusqu’à la Renaissance le « modèle » idéal du prince éclairé. Le deuxième personnage, Zénon de Kition, fondateur du Stoïcisme – de Stoa, le « Portique », sur l’Agora d’Athènes, où il a enseigné la philosophie pendant près de 40 ans –, est reconnu comme l’un des plus importants philosophes grecs. En son temps, le gouvernement athénien l’a plusieurs fois honoré de privilèges, et il a été enterré au cimetière du Céramique. Pourtant, né à Kition de Chypre, il était le fils d’un négociant phénicien riche et cultivé (dont Diogène Laërce nous dit qu’il rapportait d’Athènes des « Écrits socratiques »), et toute l’historiographie antique est consciente de cette origine : Cicéron, qui n’aimait pas sa doctrine, le désigne comme « ce petit Phénicien », d’un ton méprisant et condescendant. Mais comment se voyait-il lui-même ? On sait qu’avant sa mort il a demandé qu’on inscrive sur sa tombe, non pas « Zénon, philosophe », ce que les Athéniens s’apprêtaient à faire, mais « Zénon, Kitien », comme s’il attachait plus d’importance à son appartenance d’origine qu’à son rôle immense de philosophe et de maître à penser. L’identité qu’il revendiquait était celle de sa première patrie. Et pourtant, l’image qui en est restée est celle d’un philosophe grec qui enseignait à Athènes. Ces exemples antiques ne sont que des exemples, et l’on pourrait en prendre beaucoup d’autres. Mais ils me paraissent significatifs, car ils ont conditionné pour des siècles la pensée occidentale à travers la tradition classique, dans sa manière de voir cette période de l’Antiquité où notre culture plonge ses racines. Ce qui est important, c’est de voir que, à Chypre comme ailleurs, l’identité est mouvante et qu’elle se construit jour après jour avec des choix idéologiques, des interactions multiples, parmi lesquels évidemment les événements politiques jouent un rôle considérable. 3 Fig 1. L’île de Chypre (sites archéologiques en italiques). 4