É T H I Q U E Prévention des pathologies métaboliques et cardiovasculaires : les enjeux de l’information et de l’éducation à la santé dans la prise de responsabilité des patients G. Moutel*, C. Hervé* Depuis l’étude Framingham, on sait que les conséquences pathologiques de l’athérosclérose pour les personnes et les coûts induits au niveau socio-économique font des pathologies cardiovasculaires un problème majeur de santé publique dans les pays occidentaux. Ces pathologies sont épidémiologiquement rattachées à de nombreux facteurs de risque reconnus (tabac, hypercholestérolémie portant sur le cholestérol LDL, HTA, hyperglycémie, obésité abdominale, etc.). Pour combattre ces facteurs, la médecine propose aux patients une approche préventive. La prévention repose alors sur un ensemble d’actions qui visent à réduire la survenue et la gravité des maladies cardiovasculaires. Elle vise à assurer la promotion de la santé individuelle et collective en dépistant les facteurs de risque, en proposant une sensibilisation du grand public et en favorisant l’éducation à la santé et la prise de conscience des individus. Afin de réduire les menaces qui pèsent sur les personnes et les groupes, la médecine et les acteurs du monde de la santé agissent sur les comportements et les éléments environnementaux. Ce faisant, l’action médicale s’efforce d’influencer les individus en agissant soit sur leurs activités (arrêt du tabac, hygiène alimentaire, activité physique, etc.), soit par voie médicamenteuse (contrôle de la tension artérielle, traitements hypolipéminants, etc.). En ce sens, la prévention interfère avec les comportements physique, psychologique et sociaux. Le médecin doit alors s’interroger sur le sens de ses actions, sur l’information qu’il délivre et sur les enjeux de la prise de responsabilité individuelle des patients face à des choix de vie et de liberté. Le Courrier de l’Arcol (1), n° 2, juin 1999 70 En prévention primaire ou secondaire, le médecin est amené à faire des propositions qui inter-fèrent parfois fortement avec le mode de vie des personnes Ainsi, il peut proposer : – la pratique régulière d’un exercice physique à des personnes qui pourraient préférer d’autres loisirs concourant à leur épanouissement ou à leur bien-être psychologique ; – l’abandon de la contraception orale, chez des femmes hypertendues, hypercholestérolémiques (attitude actuellement discutée) ou tabagiques, démarche qui interfère fortement avec l’intimité et peut perturber la sexualité et la vie de couple ; – des contraintes alimentaires (limitation de la ration lipidique et/ou calorique, réduction des sucres rapides, consommation d’huiles monoinsaturées – huile d’olive –, augmentation de la consommation de poisson), autant de mesures qui sont susceptibles d’entrer en conflit avec le mode de vie des familles et leurs traditions socio-culturelles, ethniques ou régionales ; * Laboratoire d’éthique médicale et de santé publique, faculté de médecine Necker, université Paris V René-Descartes, Paris. – et enfin, la prise de médicaments ou la suppression du tabac qui imposent de nouvelles habitudes ou contraintes, et peuvent influencer l’image même que le patient peut avoir de lui, en lui conférant parfois un statut de “malade potentiel”, alors que, particulièrement en prévention primaire, il n’est porteur d’aucune pathologie cliniquement symptomatique. Une telle approche nécessite d’analyser comment s’intègrent au sein de la relation médecin-patient : – la qualité de l’information et de l’éducation à la santé offerte, sachant que celle-ci sous-tend la prise de responsabilité individuelle ; ceci devant amener à considérer les éléments objectifs qui peuvent être exposés aux patients et l’esprit dans lequel ils sont abordés, en prenant soin de tenir compte autant des aspects bénéfiques que des incertitudes sous-tendues par la démarche préventive, en particulier en termes de bénéfice individuel ; - la prise de conscience des problèmes que posent l’ingérence dans la vie des patients et les limites qu’il faut définir dans un champ qui interfère avec la liberté des personnes. Avec cette approche, le clinicien s’inscrit alors dans une réelle démarche de médiation où il doit rechercher l’acceptation et l’adhésion des personnes à l’attitude médicale, mais également respecter leur autonomie et leurs choix. Nécessité d’intégrer les incertitudes de la démarche de prévention Peut-on aujourd’hui envisager des règles standardisées applicables à tous nos patients, alors même que le domaine de la santé recèle des dimensions variables qui différent selon les personnes, en fonction de leurs origines, de leur environnement socioéconomique et de leurs cultures, sans compter que tout individu ne valorise et ne perçoit pas sa vie et sa santé de la même façon ? Qui plus est, comme le rappelle H. Allemand, la prévention est par définition de nature probabiliste ; il en résulte que ses effets sont difficiles à objectiver dès lors que l’on considère la vie des personnes dans leur réalité. S’il existe aujourd’hui des argu- ments épidémiologiques pour décider d’intervenir auprès d’une communauté de personnes afin qu’elle soit en meilleure santé, il n’en demeure pas moins que les bénéfices individuels de la prévention sont souvent difficiles à percevoir pour une personne donnée, d’autant qu’ils sont parfois aléatoires et décalés dans le temps, particulièrement en ce qui concerne le risque cardiocirculatoire. Les patients nous le rappellent d’ailleurs de temps à autre : nous connaissons tous l’histoire d’un voisin qui présente une nécrose myocardique alors qu’il ne fume pas, n’a pas de dyslipémie athérogène ni d’autres facteurs de risque apparents, et, à l’inverse, celle de Sir Winston Churchill, qui est décédé à un âge vénérable avec cigare et verre de whisky à la main ! En outre, la prévention doit intégrer l’évolution, la diversité voire les contradictions des discours médicaux eux-mêmes. Ainsi, en fonction des générations de médecins, les régimes diététiques proposés en cas d’hypercholestérolémie, de diabète ou d’hypertension ont pris soit des formes très contraignantes (régimes strictement sans graisse, sans pain ou sans sel, ou régimes très hypocaloriques), soit au contraire très permissives, faisant qu’un même patient a pu se voir proposer différentes attitudes, voire des attitudes opposées. Par ailleurs, la légitimité scientifique de certaines recommandations (régime sans sel strict dans l’hypertension, contrôle strict du niveau de cholestérol en cas de contraception orale) est aujourd’hui encore l’objet de débat. Ce constat souligne la nécessité de travailler à la qualité et à l’évaluation des données médicales offertes aux patients, ainsi qu’à l’harmonisation et à l’actualisation de la formation des médecins dans le domaine des politiques de prévention. Cette complexité à laquelle la prévention doit faire face est renforcée par le fait que cette dernière s’adresse à des personnes en bonne santé apparente, pour lesquelles la maladie est lointaine et abstraite, faisant appel à des concepts non palpables. C’est pourquoi il convient de souligner que le médecin acquiert un nouveau rôle dès lors qu’il s’adresse à des personnes non malades, et que la relation fondée sur une plainte ou une souffrance n’existe pas. On se trouve ici au cœur d’une nouvelle relation entre le médecin et le patient-citoyen, et non plus dans une simple relation médecin- 71 malade. Le praticien n’a donc plus un rôle d’ordonnateur, mais un rôle de conseiller fondé sur la pédagogie et l’explication de sa démarche. Une information prise entre le désir de convaincre et le danger de contraindre et d’exclure Aujourd’hui, on assiste, à travers le discours médical et le relais des médias de santé, à la mise en œuvre de réelles politiques de communication visant à sensibiliser les populations. Cette approche débouche sur de nouvelles normes qui influencent directement les images sociales. Ainsi, les personnes présentant une surcharge pondérale voient, au-delà du repérage médical, leur image sociale stigmatisée jusqu’à apparaître comme exclue d’une nouvelle normalité où la personne mince aurait non seulement un risque cardiovasculaire moindre mais incarnerait également le canon esthétique d’une époque. Il faut souligner le risque d’un discours faussement scientifique qui cautionnerait une ascèse de superficialité et une psychosociologie normative du corps, décalée de la réalité, où seule la minceur serait acceptable. Sinon, les “gros” pourraient alors être perçus uniquement comme des malades en puissance, et dans le pire des cas comme des personnes hors norme, voire des handicapés. On perçoit ici la force que peut prendre un discours scientifique ou médical, qui n’est pas neutre en termes de conséquences sociales, surtout quand il est relayé par des médias de large audience. En matière de démarche préventive, le médecin a donc une forte responsabilité quant à l’information qu’il délivre, puisqu’il assortit un acte de soin d’un message que le patient et le public vont percevoir en bien ou en mal selon les images qui seront véhiculées. Le discours médical doit ici intégrer le fait que la norme médicale n’est pas forcément universelle, qu’elle n’est qu’une norme parmi d’autres, soumise à des incertitudes. De son côté, le patient a ses propres normes et une vision, qui lui est propre, de son corps, de sa vie et de ses choix. L’information du patient ne saurait donc reposer uniquement sur l’exposé des résulLe Courrier de l’Arcol (1), n° 2, juin 1999 É tats scientifiques et sur les “dogmes” médicaux qui en procèdent, mais sur la confrontation de ces éléments avec ceux que le patient sera à même de mettre en avant, en particulier par rapport à son mode de vie. Ainsi, la question de l’information ne doit pas être pensée en termes d’apport unilatéral d’une parole médicale scientiste, mais en termes de dialogue avec le patient, à la recherche parfois d’un compromis nécessaire. Sinon, deux risques pourraient découler d’une attitude trop rigide : – d’une part, le renforcement de l’attitude exacerbée de certains groupes de patients, se revendiquant comme différents, attitude qui débouche parfois sur le refus d’adhésion à toute démarche de prévention ; – d’autre part, une attitude médicale dogmatique et normative qui tendrait à considérer les personnes ne rentrant pas dans un moule prédéfini comme “hors norme”, voire comme “prenant des risques” et donc, à terme, comme “irresponsables”, évolution sémantique dont la conséquence pourrait aboutir, dans un contexte de contraintes économiques, à la remise en cause de l’accès à certains soins pour ces catégories de personnes (modalités différentes de remboursement des soins, accès ou non à la chirurgie cardiovasculaire ou aux listes d’attente de greffes d’organes, critères d’admission en réanimation, etc.). C’est donc sous l’emprise de normes et d’une vision trop rigides que pourrait s’instituer un dérapage idéologique de la prévention, dans lequel, comme le souligne D. Malvy, du concept de souhaitable on passerait à celui de l’obligatoire et de l’incitation à la punition. Passer du concept de simple information à celui plus pertinent d’éducation et de culture de la santé Convaincre, sans contraindre ni exclure, revient donc, pour le médecin chargé d’in- Le Courrier de l’Arcol (1), n° 2, juin 1999 T H I Q U E former ses patients, à considérer qu’il confronte sa pratique et son discours à des styles de vie différents. Il doit inscrire cette démarche dans le temps et ne pas en rester au degré initial d’une information standardisée et univoque pour toutes les personnes. Il doit aujourd’hui s’imprégner d’une vision plus globale de l’éducation, cette dernière étant définie comme action visant à former et à instruire tout au long de la vie, en intégrant l’unicité et la spécificité de chaque personne, et en visant à son épanouissement. L’OMS rappelle d’ailleurs que l’éducation pour la santé doit être pensée comme un outil de liberté et de responsabilité consentie et pertinente, et dont la finalité doit être avant tout le bien-être des personnes. L’information seule ne suffit pas, elle doit s’accompagner d’une compréhension des comportements afin de pouvoir interagir sur eux. L’objectif est avant tout d’aider chaque personne à mieux comprendre sa situation, et de tout mettre en œuvre pour contribuer à l’adoption d’un nouveau comportement proposé et qui doit être librement accepté. Cela implique de faire appel au jugement des personnes et à leurs ressources propres. Il convient ainsi de ne pas contrevenir à leur autonomie. Dans cette démarche, le médecin ne doit donc pas se contenter d’être un acteur solitaire, il lui faut s’ouvrir au monde extérieur (aux enfants, aux adolescents, aux adultes, aux familles, aux institutions non médicales, en intégrant les réalités et les contraintes économiques et sociales, ainsi que les règles culturelles spécifiques, etc.) dans un travail en réseau où la prévention médicale doit s’inscrire dans la réalité quotidienne des individus (cantine scolaire, universités, monde de l’entreprise...). C’est donc la place du médecin dans la cité qui doit être pensée, pour que, à terme, la question de la prévention, abordée sous le seul prisme de l’information donnée lors d’une consultation médicale toujours trop brève, soit intégrée à une approche plus globale visant à construire une véritable culture de 72 santé dont les médecins ne sont pas les seuls porteurs. Tous les autres acteurs de la cité doivent donc être impliqués (ceux du monde de la santé, de l’alimentation, comme ceux de l’éducation) dans des actions de prévention sur le terrain en concertation avec les personnes concernées. Pour en savoir plus ✘ Allemand H., La lutte contre les épidémies : convaincre ou contraindre ? Édition Ordre des médecins, 3e congrès international d’éthique médicale, Paris, 9-10 mars 1991 : 302-306. ✘ Bloch C., Richard J.L. Les facteurs de risque des maladies par athérosclérose dans l’étude prospective parisienne. I. Comparaison avec les études étrangères. Rev Epidem et Santé Publ 1985 ; 33 : 108-20. ✘ Capron L. Épidémiologie générale des maladies artérielles : qu’est-ce qu’un facteur de risque. Ann Cardiol Angéiol 1991 ; 40 (5) : 227-30. ✘ Fruchart J.C. Cholestérol, lipoprotéines, facteurs de risque de l’athérosclérose. Rev Prat 1986 ; 36 :93-8. ✘ Hervé C., Wolf M. Relation médecin-malade : soigner ou se protéger ? Presse Méd 1998 ; 27 (27) : 1387-9. ✘ Levy A., Athérosclérose, Santé publique. Ed. Masson 1995 : 143-53. ✘ Malvy D. L’éthique à l’épreuve de la prévention. Éthique et thérapeutique, Mantz J.M., Gradmottet P., Queneau P (eds). Presse universitaire de Strasbourg, 1998 ; 131-77. ✘ Moutel G., Hervé C., Corviole K., Alcaraz M., Alnot M.O. Information des patients. Presse Méd 1994 ; 23 (36) : 1637-41. ✘ Richard J.L., Bruckert E., Delahaye F. Taux de cholestérol sanguin et mortalité. Arch Mal Cœur 1992 ; 85 : 11.