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L A PA G E D E L ’ A L G O L O G I E
Comment soulager la douleur
postopératoire d’un patient
traité chroniquement
par les opiacés ?
n E. Viel*, J.J. Eledjam**
haque praticien peut être confronté au
problème du traitement de douleurs
aiguës survenant chez un malade déjà
traité par les morphiniques. C’est le cas du traitement de la douleur postopératoire, qu’il s’agisse
d’un patient hospitalisé ou sortant d’hospitalisation pour regagner son domicile ou encore d’un
patient ayant eu un acte chirurgical ou une exploration sur le mode ambulatoire. Les propositions de
prise en charge restent très parcellaires, voire quasiment inexistantes et cela expose, par méconnaissance, à une paupérisation de la qualité des soins
offerts à ces malades en termes de soulagement de
la douleur. Le problème est posé, par définition,
chez tout patient traité depuis plus de trente jours
par des morphiniques, quelle que soit l’indication
de ce traitement, qu’il s’agisse de douleurs chroniques en rapport avec le développement d’un cancer, de douleurs chroniques dans le cadre du sida
ou, ce qui est de moins en moins rare, de douleurs
chroniques sévères d’étiologie bénigne. Malgré un
certain nombre de similitudes, sur le plan de la
pharmacologie et des conséquences thérapeutiques, les problèmes rencontrés par les malades
“morphinodépendants” se posent de manière différente selon qu’il s’agit de toxicomanes vrais, tolérants aux opiacés et dépendants sur les plans physique et psychique ou de malades bénéficiant d’un
traitement opiacé, eux aussi tolérants et physiquement dépendants, mais sans dépendance psychique ni troubles comportementaux en rapport
avec la quête compulsive d’opiacés. Enfin, les réticences de nombreux praticiens, quelle que soit la
discipline exercée, restent bien réelles face aux
opiacés, et l’opiophobie reste une réalité dans de
nombreux pays occidentaux
C
* Département d’anesthésie et centre de la
douleur, CHU, 30029 Nîmes Cedex 9.
e-mail : [email protected]
** Département d’anesthésie réanimation B,
centre hospitalier universitaire,
34295 Montpellier Cedex 5.
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LES CAUSES D’INADÉQUATION THÉRAPEUTIQUE
Hors des centres et unités spécialisés (services
de chirurgie carcinologique, centres de lutte
contre le cancer, centres et unités d’évaluation et
de traitement de la douleur, etc.), ces malades
posent quelques interrogations et problèmes
aux soignants, médicaux ou paramédicaux. Le
médecin se trouve en effet face à des malades
dont l’organisme, déjà imprégné par les opiacés, modifie la cinétique des produits administrés, en même temps que les effets pharmacodynamiques escomptés ne sont pas toujours
retrouvés et que les produits administrés
n’obéissent habituellement plus aux relations
doses/effets habituelles. Cela se traduit fréquemment par une insuffisance d’analgésie
pour des malades dont les besoins thérapeutiques se trouvent pourtant, en règle générale,
majorés de manière significative. Les causes
d’inadéquation, multiples, peuvent être résumées en quatre points :
– la méconnaissance fréquente des schémas
thérapeutiques adaptés à la prise chronique de
morphine : doses (parfois jugées à tort très
importantes, voire excessives), rythme d’administration, galéniques et/ou voies d’administration spécifiques (morphines orales, voies périmédullaires, analgésie contrôlée par le patient,
dispositifs transdermiques...) ;
– la crainte excessive des effets secondaires et
d’un surdosage potentiel liés aux doses importantes d’opiacés ;
– la méconnaissance de la pharmacodynamie
de ces agents chez le malade “non naïf”, ainsi
que la méconnaissance des rapports de conversion voie orale/voie intraveineuse ou voie
régionale (périmédullaire notamment...) ;
– la crainte de survenue d’un syndrome de
sevrage.
Dans tous les cas, l’analgésie doit être individualisée et adaptée à chaque malade, tant il est vrai
qu’aucun schéma standardisé ne peut être proposé dans ce contexte particulier. La consommation préopératoire d’opiacés pose donc de réels
Correspondances en médecine - n° 3-4, vol. IV - juillet-décembre 2003
problèmes pour la gestion postopératoire de
l’analgésie, lorsque les malades doivent subir une
intervention chirurgicale, qu’elle soit ou non en
rapport avec la pathologie néoplasique initiale. Ce
problème est aggravé par la grande pauvreté des
données publiées en ce domaine, marqué par l’absence quasi complète d’études contrôlées et/ou
de recommandations pour une prise en charge
spécifique et adaptée de ces patients. Le recours à
un praticien ou à une équipe spécialisée dans la
douleur est souhaitable, mais elle n’est pas toujours possible.
Schématiquement, les patients traités par morphiniques au long cours peuvent subir deux types
d’intervention chirurgicale. Dans certaines circonstances, l’acte opératoire comporte un espoir de
diminution des douleurs, comme lors de l’exérèse
d’une tumeur et, passée la période de douleur
aiguë postopératoire, il conviendra d’alléger le traitement morphinique. Ailleurs, l’intervention n’a
aucun lien avec la cause ayant amené à prescrire
des opiacés et il convient alors de maintenir le traitement et souvent même de le renforcer.
LES PRINCIPES GÉNÉRAUX
Le recueil anamnestique portera avec soin sur les
médicaments analgésiques, déjà utilisés et parfois abandonnés en raison d’effets adverses ou
d’inefficacité, sur les traitements en cours
(rythme des prises, doses et voies d’administration, associations médicamenteuses, adjuvants
thérapeutiques...), ainsi que, le cas échéant, sur
l’installation progressive ou l’apparition récente
de phénomènes de tolérance (ou nécessité
d’augmenter les doses administrées pour obtenir
les mêmes effets thérapeutiques). Ce phénomène reste toutefois rare et, plutôt que de tolérance, il s’agit fréquemment d’une progression de
la maladie cancéreuse et/ou d’une majoration de
la détresse psychologique.
LES MORPHINIQUES CONSOMMÉS
Les modes d’administration et les formes galéniques sont variées :
– opiacés à libération continue administrés par
voie orale ou transdermique ;
– opiacés à action immédiate, par voie orale ou
parentérale, notamment sous-cutanée ;
– analgésie contrôlée par le patient (ACP) :
généralement morphine, par voie sous-cutanée
ou intraveineuse ;
– plus exceptionnellement, opiacés par voie
périmédullaire (péridurale ou intrathécale).
Dans la mesure du possible, il est préférable de
conserver le même produit morphinique et la
même voie d’administration. Malheureusement,
il est presque toujours nécessaire de passer à
une voie parentérale, souvent intraveineuse en
postopératoire immédiat. Dans ce cas, on
veillera tout particulièrement, grâce à l’emploi
des tables d’équivalence à administrer en postopératoire la dose nécessaire à assurer les
besoins quotidiens du patient et l’analgésie
postopératoire.
LES ASSOCIATIONS THÉRAPEUTIQUES
Chez les patients douloureux chroniques, on peut
observer des douleurs par excès de nociception
et/ou des douleurs neuropathiques. A priori, les
douleurs neuropathiques ne répondent qu’incomplètement aux morphiniques. Néanmoins, il n’est
pas rare que de tels patients soient traités par des
morphiniques, en association avec d’autres médicaments comme les antiépileptiques ou les antidépresseurs tricycliques.
LES RISQUES
Le syndrome de manque doit être évité et aboutirait, entre autres conséquences, à une recrudescence de la douleur. Les conséquences en sont
également redoutables, sur le plan psychique, en
raison de la perte de confiance du malade dans la
capacité de l’équipe à le prendre en charge efficacement. À l’inverse, un surdosage postopératoire
en morphiniques peut survenir, notamment
lorsque l’intervention intéresse directement la
cause des douleurs et quand on n’a pas procédé à
temps à une réduction de la dose, mais aussi en
cas d’erreur de conversion lors du passage d’un
morphinique à un autre ou d’une voie d’administration à une autre. Une surveillance plus fréquente de ces patients doit permettre de détecter
et de traiter rapidement ces complications.
Cinq grands principes doivent être respectés
afin d’éviter des erreurs préjudiciables et des
échecs thérapeutiques :
• Ne pas interrompre brutalement (“pour voir”) un
traitement (un médicament ou ses doses parfois
importantes) dont l’efficacité est avérée, et attestée par le malade lui-même. Cette efficacité justifie, à elle seule, la poursuite du traitement et évitera de perdre la confiance de malades qui,
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souvent, se connaissent bien et pour lesquels
les barrières psychiques et la résistance aux
modifications thérapeutiques sont fortes face à
tout nouvel intervenant médical “occasionnel”.
Cela évitera, en outre, le risque de voir apparaître un syndrome de sevrage.
• Lorsqu’une modification s’impose, notamment de voie d’administration, s’appuyer toujours sur les tables de conversion et d’équivalence afin de ne perdre ni en termes de
puissance, ni en termes de durée d’analgésie.
• Poursuivre sans hiatus l’administration
d’opiacés jusqu’à l’intervention chirurgicale, en
particulier dans l’éventuelle prescription d’une
prémédication.
• Tenir compte de l’indication préopératoire à la
prise d’opiacés ainsi que des objectifs et résultats escomptés de la chirurgie : va-t-elle supprimer, respecter ou amplifier les phénomènes
douloureux ? Va-t-elle ajouter une nouvelle douleur à celles préexistantes ?
• Informer le malade de la démarche thérapeutique et s’assurer que ses attentes sont raisonnables en matière d’analgésie postopératoire ;
l’informer également des possibilités de prise
en charge de la douleur et de l’éventualité de
tâtonnements initiaux dans l’adaptation des
produits et des doses.
LA PÉRIODE POSTOPÉRATOIRE :
PRINCIPES GÉNÉRAUX
Quelques lignes directrices peuvent permettre
d’éviter un certain nombre d’échecs :
• Préparer l’équipe soignante à une gestion
“inhabituelle”, non routinière, de la douleur et
de l’analgésie postopératoire chez ce type de
patient.
• Prévoir a priori des doses de morphiniques
qui, en règle générale, seront supérieures aux
doses consommées avant l’intervention, et
seront également supérieures aux doses
moyennes utilisées pour une intervention identique chez un malade “naïf”, en raison de l’existence d’une tolérance aux opiacés (l’accroissement des besoins opiacés est d’ailleurs souvent
une réalité perceptible dès l’induction et pendant l’entretien de l’anesthésie).
• Titrer les besoins analgésiques en salle de
soins postinterventionnelle (salle de réveil) et
obtenir une analgésie efficace avant d’autoriser
le transfert de l’opéré en unité de soins.
• Donner la priorité à un contrôle effectif immé-
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diat de la douleur postopératoire, en évitant
toute “reprise à zéro” parfaitement inopportune du problème algique et tout hiatus, grâce
à l’évaluation régulière et à la réadaptation de
la prescription.
• Éviter les prescripteurs multiples et les prescriptions “sauvages” en laissant la gestion de
l’analgésie à un seul prescripteur.
• Prévenir la survenue d’un syndrome de
sevrage, non seulement en opiacés, mais aussi
en benzodiazépines, dont la coconsommation
chronique n’est pas rare.
• Rassurer le malade sur la réadaptation ultérieure de son traitement analgésique à distance
de cet épisode aigu.
EN PRATIQUE :
LES MOYENS THÉRAPEUTIQUES
Dans la mesure du possible, il est préférable de
conserver l’opiacé et la voie habituelle. Seule
l’existence d’un phénomène de tolérance doit
conduire à la rotation des opiacés.
La voie orale est maintenue quand la chirurgie
ne provoque pas un iléus postopératoire. Si ce
n’est pas le cas, il faut passer à la voie parentérale intraveineuse (30 % de la dose) ou souscutanée (50 % de la dose orale). Le traitement
morphinique est maintenu sous sa forme initiale jusqu’à la veille de l’intervention et l’on
passe à la voie parentérale dès le matin de l’intervention. Si la morphine est administrée par
voie sous-cutanée selon la technique ACP, celleci peut être maintenue jusqu’au matin de l’intervention. Il est ensuite aisé, dès la salle de
réveil, de passer à la voie intraveineuse et d’administrer la dose journalière sous forme de perfusion continue, à laquelle le malade pourra
ajouter les bolus nécessaires, grâce à une technique qui lui est déjà familière. Si le patient
reçoit de la morphine par voie périmédullaire,
celle-ci peut être mise à profit pour la période
postopératoire. Enfin, si le patient bénéficie de
l’administration de Fentanyl® par patch transdermique, et bien que ce produit ne bénéficie
pas de l’AMM pour le traitement des douleurs
postopératoires, il paraît empiriquement intéressant de maintenir cette thérapeutique en la
renforçant au besoin temporairement par la
voie intraveineuse.
La dose quotidienne d’opiacés doit être conservée la veille de l’intervention et le jour même si
l’intervention n’a aucun lien avec la cause des
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douleurs chroniques. Si l’intervention doit
réduire la symptomatologie douloureuse, il est
préférable de diminuer de moitié la dose journalière dès le premier jour postopératoire.
LES MOYENS THÉRAPEUTIQUES
Quelle que soit la technique d’analgésie choisie, il faut l’associer à l’administration de la
dose quotidienne habituelle de morphiniques.
Les morphiniques par voie générale
Les agents de type agoniste-antagoniste et
agoniste partiel (nalbuphine, buprénorphine,
péthidine...) doivent être évités en raison d’une
puissance souvent insuffisante, dans ce
contexte, et des difficultés de titration des
besoins analgésiques. Le tramadol – par voie
orale ou injectable – peut être intéressant en
association et/ou en relais, en raison de son
mode d’action double, sur les récepteurs morphiniques d’une part, et par renforcement des
contrôles inhibiteurs sérotoninergiques d’autre
part.
Si la chirurgie a un objectif antalgique, la dose
quotidienne de morphiniques doit être diminuée de 50 % dès le premier jour postopératoire. S’il s’agit d’un dispositif transdermique,
la réduction de dose débute le matin même de
l’intervention car ce produit est encore actif
12 à 24 heures après son retrait et la décroissance ne débute que quelques heures après
l’ablation du patch.
L’analgésie contrôlée par le patient (ACP)
Si la voie intraveineuse est nécessaire, il est
préférable de privilégier l’administration sur ce
mode car il permet un ajustement rapide et permanent aux besoins analgésiques du malade.
En règle générale, dans la phase postopératoire
immédiate, une perfusion continue de morphine est programmée, sur la base de la
consommation quotidienne habituelle du
patient. Il s’agit d’ailleurs, à l’heure actuelle,
quasiment de la seule indication à employer
une perfusion continue en association aux
bolus autoadministrés. À cette perfusion, destinées à couvrir les “besoins de base”, les bolus
prescrits sont en moyenne supérieurs de 50 %
à 100 % par comparaison aux doses habituelles. La durée de la période d’interdiction
reste, en revanche, le plus souvent conforme
aux réglages habituels (6 à 8 minutes).
Les voies locorégionales
L’analgésie péridurale, utilisant les opiacés et/ou
les anesthésiques locaux, paraît tout à fait adaptée
à ces malades, en privilégiant si possible, l’administration continue aux bolus itératifs. Les indications principales sont la chirurgie abdominale, du
bassin et des membres inférieurs. L’analgésie péridurale contrôlée par le patient (PCEA), si les conditions matérielles de mise en œuvre et de surveillance sont réunies, paraît représenter une
alternative intéressante. Si les morphiniques sont
utilisés, les besoins de base en morphine sont calculés sur 25 % de la consommation quotidienne
du malade (en équivalent de morphine). Si seuls
les anesthésiques locaux sont utilisés, un complément morphinique par voie générale est nécessaire afin de prévenir la survenue d’un syndrome
de sevrage (25 % de la consommation quotidienne
du malade).
L’analgésie multimodale
Elle associe plusieurs agents (exemple : AINS +
opiacés) ou modalités analgésiques (exemple :
cathéter locorégional périphérique + ACP intraveineuse) et doit être employée le plus souvent
possible car elle permet, dans une certaine
mesure, de réduire les doses de morphiniques.
La coprescription de benzodiazépines est fréquemment utile pour traiter la composante
anxieuse. La prescription de clonidine peut également contribuer à réduire le risque de syndrome de sevrage, dont elle réduit la composante hyperadrénergique.
POUR
EN SAVOIR PLUS
...
– Brasseur L. Douleur du cancer : principes de traitement. In : Brasseur L, Chauvin M, Guilbaud G (eds)
Douleurs. Paris : Maloine, 1997 : 629-52.
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In : Stein C (ed). Opioids in pain control. Cambridge :
Cambridge University Press, 1999 : 309-24.
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– Manfredi PL, Weinstein SM, Chandler SW, Payne R.
Comprehensive medical management : opioid analgesia.
In : Parris WCV (ed). Cancer Pain Management. Boston :
Butterworth-Heinemann, 1997 : 49-63.
– Saberski L. Postoperative pain management for the
patient with chronic pain. In : Sinatra RS, Hord AH,
Ginsberg B, Preble LM (eds). Acute Pain. Saint-Louis :
Mosby Year Book, 1992 : 422-31
– Viel E, Eledjam J-J. Prise en charge de la douleur postopératoire d’un patient traité chroniquement par les
opiacés. In : La douleur en cancérologie et sa prise en
charge. Oncologie 2000 ; 2 : 223-7.
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