É D I T O R I A L Prévention des cancers du sein ou l’histoire d’une logique ● M. Namer*, A. Lesur** L es actes de prévention des cancers du sein sont les actes qui aboutissent à une diminution : – de l’incidence des cancers invasifs ou non invasifs dans une population normale mais à risque augmenté, – de la fréquence de survenue des cancers invasifs et non invasifs dans le sein controlatéral de personnes qui ont été traitées d’un cancer du sein invasif ou non invasif. Cette prévention semble de plus en plus nécessaire quand on voit augmenter d’une façon régulière le nombre de cancers du sein découverts chaque année : ainsi, en 1985, il était de 25 450 ; on en comptait 30 230 en 1990 et 36 250 en 1995, soit une augmentation de 42 % en dix ans, c’est-à-dire de plus de 4 % par an. De nombreuses études cliniques et précliniques ont démontré que tout ce qui pouvait gêner l’action des estrogènes, que ce soit la castration ou le tamoxifène (anti-estrogène), avait une action bénéfique sur les cancers du sein. HISTORIQUE D’UNE PENSÉE Dès 1986, J. Cuzick développait les bases scientifiques de l’utilisation du tamoxifène dans cette indication et suggérait qu’une étude randomisée devait être réalisée, impliquant des femmes à risque plus élevé que la normale. Quelques années plus tard, la première preuve réelle de l’action préventive du tamoxifène est apportée par l’analyse des résultats de l’essai B14 du NSABP. ● Mars 1989 : le tamoxifène améliore la survie sans rechute et la survie globale des cancers du sein N– avec récepteurs d’hormones positifs. À côté de ces résultats généraux, il est démontré que le tamoxifène réduit le taux de cancers dans le sein controlatéral (Fisher B, Costantino J, Redmond C et al. A randomized trial evaluating tamoxifen in the treatment of patients with node-negative breast cancer who have estrogenreceptor positive tumor. N Engl J Med 1989 ; 320 : 479). ● Mai 1992 : confirmation de cet effet de prévention par la publication des résultats de la troisième méta-analyse de l’équipe d’Oxford, conduite par Richard Peto, qui concerne des cancers du sein infiltrants et opérables. La prise de tamoxi- * Centre Antoine-Lacassagne, Nice. ** Centre Alexis-Vautrin, Vandœuvre-lès-Nancy. La Lettre du Sénologue - n° 9 - juin 2000 fène durant plus de deux ans en situation adjuvante diminue de 53 % le risque de cancer du sein controlatéral (Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group. Systemic treatment of early breast cancer by hormonal, cytotoxic, or immune therapy. Lancet 1992 ; 339 : 1-15, 71-85). ● Mai 1992 : lancement d’un essai prospectif aux États-Unis et au Canada, intitulé Breast Cancer Prevention Trial (BCPT) P1, projetant d’évaluer l’influence du tamoxifène versus placebo prescrit à 16 000 femmes ayant un risque élevé. Le risque est calculé par un logiciel réalisé par M.H. Gail. ● 1994 : le NSABP constate une augmentation du taux de cancers de l’endomètre des patientes traitées par tamoxifène dans l’étude B14 (Fisher B, Costantino JP, Redmond CK et al. Endometrial cancer in tamoxifen treated breast cancer treated patients : findings from the NSABP B14. J Natl Cancer Inst 1994 ; 86 : 527-37). ● 1996 : le NSABP confirme les résultats de l’étude B14 après dix ans de suivi : l’incidence des cancers du sein controlatéraux diminue de 37 %. La prise de tamoxifène pendant dix ans donne de moins bons résultats que la prise pendant cinq ans chez les patientes sans atteinte ganglionnaire (Fisher B, Dignam J, Bryant J et al. Five versus more than five years of tamoxifen therapy for breast cancer patients with negative lymph nodes and estrogen receptor-positive tumors. J Natl Cancer Inst 1996 ; 88 : 1529). ● Avril 1998 : le National Cancer Institute (NCI) et le NSABP “publient” sur le réseau Internet les résultats préliminaires de l’essai thérapeutique NSABP P1, qui suggèrent que la prise de tamoxifène par une population à risque élevé diminuerait de 45 % l’incidence des cancers du sein invasifs et non invasifs. ● Mai 1998 : publication des résultats de la quatrième métaanalyse, confirmant que la prise de tamoxifène pendant cinq ans diminue de 47 % (p < 0,00001) le risque de cancer du sein controlatéral quels que soient l’âge et le taux de récepteurs d’estrogène de la tumeur (Early Breast Cancer Trialists’ Collaborative Group. Tamoxifen for early breast cancer : an overview of the randomized trials. Lancet 1998 ; 351 : 1451-67). – 1997 : publication des premiers résultats démontrant l’action bénéfique du raloxifène sur la densitométrie osseuse, le cholestérol circulant et l’endomètre (Delmas PD, Bjarnason NH, Mitlak BH et al. Effects of raloxifene on bone mineral density, serum cholesterol concentration and uterine endometrium in postmenopausal women. N Engl J Med 1997 ; 337 : 1641-7). 3 É D I T O R ● Mai 1998 : communication orale à l’ASCO de l’analyse de l’incidence des cancers du sein chez les femmes ménopausées ostéopéniques ayant participé à l’étude de l’effet du raloxifène sur la densitométrie osseuse. On note une diminution importante de l’incidence des cancers du sein invasifs. ● Juillet 1998 : publication des résultats négatifs de deux essais de prévention européens qui ont voulu tester l’intérêt de la prise de tamoxifène. L’essai préliminaire du Royal Marsden Hospital de Londres s’adressait à des femmes à risque élevé (histoire familiale pour la plupart), et l’essai italien de l’Institut de cancérologie de Milan s’adressait à des femmes qui avaient subi une hystérectomie souvent associée à une ovariectomie bilatérale, au risque plutôt faible. Ces résultats n’empêchent pas l’étude anglaise IBIS de continuer (Powles T, Eeles R, Ashley S et al. Interim analysis of the incidence of breast cancer in the Royal Marsden Hospital Tamoxifen Randomised Chemoprevention Trial. Lancet 1998 ; 352 : 98-101 ; Veronesi U, Maisonneuve P, Costa A et al. Prevention of breast cancer with tamoxifen : preliminary findings from the Italian randomised trial among hysterectomised women. Italian Tamoxifen Prevention Study. Lancet 1998 ; 352 : 93-7). ● Septembre 1998 : publication par le NSABP, en 18 pages, des résultats complets de l’essai P1. L’incidence des cancers invasifs diminue de 49 % (p < 0,00001) et celle des cancers non invasifs de 50 % (p < 0,002). Ces auteurs constatent que le taux de cancers de l’endomètre et d’accidents thromboemboliques augmente. Ces effets délétères ne concernent que les femmes ménopausées (Fisher B, Costantino JP, Wickerham DL et al. Tamoxifen for prevention of breast cancer : report of the National Surgical Adjuvant Breast and Bowel Project P1. J Natl Cancer Inst 1998 ; 90 : 1371-88). ● Octobre 1998 : approbation par la FDA de l’indication du tamoxifène pour la réduction de l’incidence des cancers du sein des populations à risque élevé. ● Décembre 1998 : communication orale à San Antonio, par le NSABP, des résultats préliminaires de l’essai B24, qui démontrent que le tamoxifène prescrit au décours du traitement locorégional des cancers du sein non invasifs (carcinome in situ) diminue le taux de cancers dans le sein controlatéral (Wolmark N, Dignam J, Fisher B et al. The addition of tamoxifen to lumpectomy and radiotherapy in the treatment of ductal carcinoma in situ [DCIS] : preliminary results of NSABP protocol B24 [abstract]. Breast Cancer Res Treat 1998 ; 50 :1). ● Juin 1999 : publication des résultats définitifs de l’essai B24 s’adressant à des cancers canalaires in situ, démontrant que 20 mg/j de tamoxifène pendant cinq ans diminuent de 43 % (p = 0,004) le taux de rechutes dans le sein controlatéral (Fisher B, Dignam J, Wolmark N et al. Tamoxifen in treatment 4 I A L of intraductal breast cancer : National Surgical Adjuvant Breast and Bowel Project B24 randomised controlled trial. Lancet 1999 ; 353 : 1993-2000). ● 1999 : publication des résultats de l’essai MORE montrant la diminution de 76 % de l’incidence des cancers du sein invasifs après la prise de raloxifène (Cummings SR, Eckert S, Krueger KA et al. The effect of raloxifene on risk of breast cancer in postmenopausal women : resuls from the MORE randomized trial. JAMA 1999 ; 281 : 2189-97). ● Mai 1999 : lancement de l’essai STAR, qui compare l’effet du tamoxifène 20 mg/j et celui du raloxifène 60 mg/j donnés pendant cinq ans à 22 000 femmes ménopausées ayant un risque élevé. ● Septembre 1999 : le tamoxifène n’altère pas la qualité de vie des femmes de l’étude NSABP P1. Elles ne signalent pas de perturbation de leur sexualité. Elles ne présentent pas d’augmentation de poids. Elles ne sont pas plus déprimées. Certaines femmes non ménopausées ont des perturbations du cycle ou des kystes aux ovaires (Day R, Ganz PA, Costantino JP et al. Health-related quality of life and tamoxifen in breast cancer prevention : a report from the NSABP P1 study. J Clin Oncol 1999 ; 17 : 2659-69). ● Novembre 1999 : publication des résultats de l’essai italien évaluant l’effet de la prise de fenretinide sur le devenir des cancers du sein opérés. Cet analogue de rétinoïde a été responsable d’une diminution de 34 % du taux des cancers du sein controlatéraux et de 35 % du taux de rechutes du sein homolatéral chez les patientes non ménopausées ayant eu un cancer du sein N–. Ces deux chiffres sont à la limite de la significativité (Veronesi U, De Palo G, Marubini E et al. Randomized trial of fenretinide to prevent second breast malignancy in women with early breast cancer. J Natl Cancer Inst 1999 ; 91 : 1847-56). La conclusion de ces quelques réflexions peut se résumer ainsi : le cancer du sein est une pathologie fréquente et grave de la femme. Il n’existe pas de prévention primaire. Il n’existe pas de prévention par des traitements non hormonaux. Les seuls résultats positifs ont été obtenus avec la prise de tamoxifène. Cette prise augmente le taux de cancers de l’endomètre et de manifestations thromboemboliques. En chiffres absolus, le nombre de cancers du sein évités est plus grand que le nombre d’événements indésirables constatés. À ce jour, deux essais en cours, IBIS en Angleterre et STAR aux États-Unis, permettront d’améliorer nos connaissances dans ce domaine par une évaluation de la survie de la population traitée et par la recherche de l’hormone qui aura le meilleur rapport efficacité/toxicité. ■ La Lettre du Sénologue - n° 9 - juin 2000