Crise : le retour de l’État ? REGARDS sur

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REGARDS sur l’actualité
Juin-Juillet 2010
Crise : le retour
de l’État ?
Également dans ce numéro :
L’avenir du monde agricole en débat
Comment sortir la zone euro de la crise ?
Les élections régionales de 2010
La question prioritaire de constitutionnalité : les enjeux
La
documentation
Française
REGARDS
sur l’actualité
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é d i t o r i a l
a crise financière et économique a suscité de
nouvelles réflexions quant aux relations entre
État et marché. Les plans de relance et la volonté
d’encadrer le monde de la finance témoigneraient du retour de l’État
après une période de délégitimation de l’intervention politique dans le
fonctionnement du marché. Mais en quels termes s’analyse ce retour de
l’État ? Comme un retour du politique dans l’économique, et/ou le retour
de l’État providence ? Trois ans après le début de la crise, l’annonce du
plan d’économie budgétaire par le Premier ministre français, le 6 mai
2010, sous la menace de la possible contagion de la tempête financière
et économique grecque, n’infirme-t-elle pas cette dernière hypothèse ?
Dans ce contexte, comment appréhender le nouveau rôle économique de
l’État ?
L
Selon Bruno Bernardi, depuis quelques années, les États se comporteraient
moins comme des acteurs économiques face au marché que comme des
facilitateurs de sa dynamique propre. Ainsi, n’assisterions-nous pas à un
renforcement du rôle social et économique de l’État mais, sur le court
terme, à une confirmation de la tendance antérieure consistant à le
cantonner dans un rôle de régulateur.
Nonobstant, si la crise actuelle a pu être comparée avec la crise de 1929,
les conséquences de cette dernière ont été évitées grâce aux interventions
massives des banques centrales américaine et européenne, et aux plans de
relance engagés. La crise a montré que ces stratégies, « économiquement »
impensables auparavant, sont devenues brusquement possibles, voire même
la politique « normale » à mener face à cette conjoncture. Le choix de la
régulation du marché n’est donc pas seulement technique mais politique.
Ainsi, sur le long terme, la crise a tout au moins rappelé les potentialités
du politique dans l’économie. À la lumière de ce constat, elle a légitimé le
rôle structurel de l’État dans la régulation du marché mais aussi au service
de la croissance économique, pour limiter l’impact négatif des récessions
sur la population et sur les entreprises, tout en créant les bases sociales et
économiques nécessaires à une sortie de crise et une croissance durables à
même d’assurer la réduction des déficits publics.
Céline PERSINI
1
S
ommaire
Sommaire
L’évolution du CAC 40 de novembre 2007 à octobre 2008.
I Éditorial
Instantanés
4 L’avenir du monde agricole en débat
Zoom : Le projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche
6 Comment sortir la zone euro de la crise ?
Deux questions à Agnès Bénassy-Quéré
Dossier
Crise : le retour de l’État ?
8 État, marché, et société civile
(Entretien avec Bruno Bernardi)
19 Les crises dans l’histoire
(Pierre Bezbakh)
Encadré :
24 Comment la crise actuelle se compare-t-elle à la Grande Dépression ?
28 La régulation est-elle la solution pour éviter
les crises économiques ?
(Robert Boyer)
Encadré :
47 Glossaire
48 Repenser le rôle de l’État dans la croissance :
perspectives d’après-crise
(Philippe Aghion et Julia Cage)
Encadrés :
53 - L’État face à la crise
56 - Réduire les déficits publics
Éclairages
60 Les élections régionales de 2010 : grève des urnes et votes de crise
(Anne Muxel)
70 Les enjeux politiques de la question prioritaire
de constitutionnalité
(Dominique Rousseau)
Encadrés :
71 - La QPC de 1990 à 2010
74 - Première censure de lois par QPC
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s
é
n
a
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n
InIsntsatantanés
L’avenir du monde agricole en débat
À l’heure où le monde agricole connaît de nombreuses difficultés, les parlementaires examinent le projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la
pêche (LMAP). Celle-ci fixe les grandes orientations stratégiques du secteur
agricole afin d’améliorer sa compétitivité et d’anticiper la réforme de la
politique agricole commune (PAC) en 2013. Cependant, selon certains, l’état
actuel des finances publiques et celui du droit européen de la concurrence
limitent nettement sa portée.
Au volant de leurs tracteurs, plusieurs milliers de producteurs agricoles, principalement céréaliers, se sont rendus à Paris pour manifester
le 27 avril dernier. Touchés par l’effondrement des cours mondiaux du
lait et des céréales, ils s’inquiètent de la réforme de la politique agricole commune (PAC) prévue en 2013. Comme le souligne l’étude de la
Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) du
10 mai sur les distorsions de concurrence intra-communautaires dans
l’agriculture, le coût du travail saisonnier, les contraintes environnementales ou encore la réglementation des installations d’élevage affaibliraient
l’agriculture française.
Dans ce cadre, le 13 janvier dernier, le ministre de l’Alimentation,
de l’Agriculture et de la Pêche, Bruno Le Maire, a déposé au Sénat
un projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche
(LMAP). Le texte, adopté en première lecture au Sénat le 29 mai, a
été transmis à la Commission des affaires économiques de l’Assemblée le 31 mai. La LMAP prévoit en particulier d’assurer la stabilité
des revenus des agriculteurs par des contrats obligatoires entre les
producteurs et leurs premiers acheteurs (cf. encadré), de garantir la
Manifestation des agriculteurs,
transparence des prix et la répartition de la valeur ajoutée en renforle 27 avril dernier, à Paris.
çant l’Observatoire des prix et des marges, d’améliorer la compétitivité
des exploitations agricoles en regroupant des organisations professionnelles et de développer les assurances-récoltes contre les aléas climatiques et sanitaires.
Le 17 mai, le Gouvernement a annoncé la possibilité d’accords de modération de marges
des distributeurs de fruits et légumes, introduits dans la LMAP par amendement.
Certains juristes émettent des réserves quant à la conformité au droit européen de la
concurrence des accords entre producteurs et acheteurs ou des regroupements interprofessionnels, à l’instar de Jean-Marc Belorgey, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la
concurrence. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, qui souhaite voir les questions
agricoles inscrites à l’ordre du jour européen, a évoqué, lors du salon de l’Agriculture, une
augmentation de 800 millions de prêts de trésorerie et de consolidation en faveur des agriculteurs en difficulté en complément du milliard d’euros de prêts bonifiés déjà annoncés en
octobre 2009 à Poligny et a parlé, le 1er mai, de supprimer les cotisations patronales pour
l’emploi de saisonniers agricoles dans le secteur des fruits et légumes. Le gel des dépenses
publiques annoncé par le Premier ministre, François Fillon, le 6 mai risque cependant, comme
l’a annoncé Bruno Le Maire, de remettre en cause ces nouvelles dépenses.
4
– 34 % : taux de diminution des revenus des agriculteurs français en 2009.
14 500 euros : revenu annuel moyen des agriculteurs (contre 28 500 euros en 2007).
75 000 hectares : surface de terre agricole disparaissant chaque année (contre 35 000
dans les années 1960).
32 pour 100 000 : taux de suicide des agriculteurs exploitants, le plus élevé de toutes
les catégories socioprofessionnelles (8 pour 100 000 pour les professions intellectuelles
supérieures).
LE PROJET DE LOI
DE MODERNISATION DE L’AGRICULTURE
ET DE LA PÊCHE (EXTRAIT)
« Titre II. – Renforcer la compétitivité
de l’agriculture française
Dans un contexte d’instabilité des marchés
et de volatilité des prix, il est nécessaire de
mettre en œuvre des outils de stabilisation
des marchés. Le renforcement du dispositif
contractuel dans le secteur agricole est
un élément indispensable pour favoriser
la stabilisation des prix et permettre au
producteur d’avoir une meilleure visibilité
sur ses débouchés et d’obtenir des prix de
cession davantage rémunérateurs. C’est
une première étape dans la couverture
contre les aléas économiques.
La possibilité de rendre obligatoire un
contrat écrit établi entre les producteurs
et les premiers acheteurs, d’une durée
minimale de un à cinq ans et comportant
des clauses sur les volumes et les modalités de livraison et de détermination du
prix est donnée par l’article 3. Ces contrats
devront inclure, en cas d’accord interprofessionnel étendu, les clauses types définies
par les organisations interprofessionnelles
agricoles. Afin de tenir compte des spécificités des différentes filières agricoles, et afin
de ne pas induire d’effets indésirables, il est
prévu de renvoyer à un décret en Conseil
d’État la liste des produits concernés par
cette obligation de contrat ainsi que la
liste des clauses obligatoires. Un dispositif
de médiation auquel il sera possible de
recourir en cas de litige sur la conclusion
ou l’exécution d’un contrat sera établi par
décret. Ces dispositions sont applicables à
toutes les livraisons effectuées sur le territoire français. La non remise par l’acheteur d’une proposition de contrat écrit
et l’absence d’une ou plusieurs clauses
obligatoires pourront être sanctionnées
d’une amende administrative allant jusqu’à
75 000 euros. L’objectif est que la liste des
produits pour lesquels la proposition de
contrat est obligatoire soit arrêtée avant
le 1er janvier 2013.
Le secteur des fruits et légumes frais, est
caractérisé par des périodes de crise
conjoncturelle affectant les prix qui
peuvent être amplifiées par la saisonnalité
des productions, une obligation de vente
très largement déterminée par la météo,
l’arrivée massive de produits sur le marché
et certaines pratiques commerciales difficiles à contrôler en l’absence de tout
contrat écrit. »
Source : Texte n° 200 (2009-2010) de M. Bruno Le Maire, ministre de l’Alimentation,
de l’Agriculture et de la Pêche, présenté au Sénat le 13 janvier 2010,
disponible sur : http://www.senat.fr/leg/pjl09-200.html.
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s
é
n
a
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InIsntsatantanés
Comment sortir la zone euro de la crise ?
Le 9 mai dernier, les ministres européens des Finances ont adopté un important plan d’aide à la Grèce ainsi qu’un plan massif de stabilisation de la zone
euro, destiné à rassurer les marchés financiers et à aider les pays de la zone
euro fortement endettés. L’ampleur de ce plan et les mesures de rigueur
budgétaire qui l’accompagnent restent néanmoins vivement débattues dans
les pays européens.
Alors que les inquiétudes autour d’une possible contagion de la crise grecque se
traduisent par une chute de l’euro, tombé en dessous du seuil de 1,22 dollar le 19 mai, les
pays de la zone euro ont adopté un plan d’aide à la Grèce de 110 milliards d’euros répartis
sur 3 ans, comprenant 80 milliards de prêts de la zone euro – dont 16,8 de la France –, et
30 milliards de prêts du FMI. Par ailleurs, un mécanisme européen de stabilisation financière
de 750 milliards d’euros a été créé, grâce à l’assistance de 60 milliards de prêts de la Commission européenne, 250 milliards du Fonds monétaire international (FMI) et 440 milliards en
provenance du nouveau Fonds européen de stabilité financière (FESF) auquel la France apportera 111 milliards. La Banque centrale européenne (BCE) a accepté pour la première fois de
racheter des obligations d’État de la zone euro afin d’éviter le défaut de remboursement d’un
pays, ce qui aurait des conséquences néfastes pour l’ensemble de la zone.
Le FESF est un instrument intergouvernemental qui permet de refinancer, jusqu’au 30 juin
2013, les pays de la zone en difficulté comme la Grèce, dont la dette publique a atteint 115,1 %
du PIB en 2009, l’Espagne ou le Portugal. Ceux-ci mettent en œuvre des mesures d’austérité,
telle l’Espagne qui prévoit de réduire le salaire des fonctionnaires dès juin et de geler les
retraites en 2011. En outre, les grands argentiers de la zone euro s’intéressent à la création
d’un mécanisme permanent de gestion de crises bancaires, qui aurait pour objectif de taxer les
banques pour financer des fonds nationaux de résolution des crises financières. La Commission a aussi annoncé le 12 mai vouloir renforcer la surveillance préventive du budget des pays
européens par un droit de regard sur leurs projets de budgets nationaux.
Cette dernière mesure est considérée dans certains pays, à l’instar du Royaume Uni,
comme une atteinte à la souveraineté budgétaire des États. En France, le Gouvernement
a annoncé le 6 mai, à l’issue d’un séminaire intergouvernemental sur les déficits, un gel
des dépenses publiques en valeur jusqu’en 2013,
avec pour objectif la réduction des dépenses de
fonctionnement et d’intervention de 10 %, dont
5 % dès 2011. De plus, le principe d’un retour
à l’équilibre des finances publiques pourrait être
inscrit dans la Constitution. Certains économistes
comme le président de l’OFCE, Jean-Paul Fitoussi,
mettent en garde contre l’atteinte portée à la
croissance par les plans d’austérité. L’Allemagne a
souhaité pouvoir consulter son Parlement avant
chaque activation du mécanisme qui, selon elle,
pourrait désinciter les pays en difficulté à faire
preuve de rigueur, alors que leurs plans d’austérité se heurtent déjà à de violentes réactions de
Athènes, le 4 mars 2010, après les manifestations
contre le plan d’austérité annoncé.
leurs populations.
6
1999 : Onze pays créent la zone euro. La Grèce les rejoint en 2001, la Slovénie en 2007,
Chypre et Malte en 2008 et la Slovaquie en 2009.
2007 : Le président de la Banque centrale européenne, Jean Claude Trichet, est déclaré
« personnalité de l’année » par le Financial Times pour sa gestion de la crise des subprimes.
18 février 2009 : La Commission européenne lance une procédure de déficit excessif à
l’encontre de l’Irlande, la Grèce, l’Espagne, la France, la Lettonie et Malte.
5 mai 2010 : Lors de manifestations à Athènes contre la crise économique, des banques
et des bâtiments administratifs sont incendiés, causant la mort de trois personnes.
9 mai 2010 : Au cours du sommet ECOFIN à Bruxelles, l’UE, le FMI et la BCE établissent
le plan de sauvetage le plus important depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008.
Agnès
Bénassy-Quéré*
directrice du Centre d’études prospectives
et d’informations internationales (CEPII)
La décision de la BCE de racheter les
dettes souveraines de la zone euro estelle efficace?
Cette mesure améliore la liquidité du
marché des dettes souveraines en zone
euro. Antérieurement, la BCE ne faisait que
prendre en pension les titres de dette, les
banques conservant la propriété de ces
titres, et donc aussi le risque de défaut
afférent. Maintenant, la BCE acquiert ces
titres pour son compte sur le marché
secondaire et elle va supporter directement le risque de défaut. Le fait que la
BCE s’engage a rassuré les marchés. Les
banques peuvent acheter de la dette
publique à l’émission, puis les revendre à la
banque centrale. On a dit que cela pouvait
créer des risques inflationnistes, mais le
risque actuel pour la zone euro est plutôt
celui de la déflation. De plus, dans le court
terme, la BCE a souligné qu’elle stérilisait ses interventions par des « opérations de refinancement à l’envers » pour
que le niveau du bilan de l’Eurosystème
n’augmente pas.
Le nouveau mécanisme de stabilisation pourrait-il rénover la gouvernance
européenne?
C’est un progrès, car les Européens admettent désormais la possibilité d’un défaut
souverain en zone euro et avancent assez
de fonds pour empêcher un tel scénario
de survenir, mais cela vaut seulement
jusqu’en 2013. En termes de gouvernance
européenne, la proposition de la Commission de discuter de l’orientation des politiques budgétaires avant leur vote par
les parlements nationaux est cohérente
avec l’idée d’un « gouvernement économique ». Mais le problème à court terme
est celui de la stratégie de croissance. En
effet, à brève échéance, l’investissement
des entreprises est moins contraint par le
coût du financement que par les maigres
perspectives de demande. Plusieurs États
ont (ou s’apprêtent à) relever leurs taux
de TVA, ce qui risque de nuire à court
terme à la consommation. Il faudrait plutôt
songer à une coordination fiscale permettant de répartir entre différentes bases
fiscales l’effort à consentir, en augmentant
par exemple d’un point, dans chaque pays,
l’impôt sur les sociétés.
* Entretien réalisé le 25 mai 2010.
7
r
e
i
s
DoDsossier
État, marché,
et société civile
ENTRETIEN AVEC BRUNO BERNARDI (1)
UMR 5037 du CNRS,
Collège International de Philosophie
runo Bernardi cherche par ses travaux à éclairer
les problématiques politiques contemporaines
en les situant dans le cours de la modernité. Alors que la
crise était dans sa phase aiguë, en octobre 2008, il interrogeait sur le site de La vie des idées la pertinence de l’idée
naissante d’un « retour de l’État » (2). Pouvait-on parler de
retour et si oui, de quel État ? Nous avons voulu revenir
avec lui sur cette question presque deux ans plus tard.
B
?
Question
Depuis le début de la crise économique, l’État semble
s’être affirmé à nouveau comme acteur économique face au
marché, par des politiques de relance notamment. Peut-on
pour autant conclure à un retour de l’État ?
1. Entretien réalisé le 27 avril 2010.
2. Bruno Bernardi, « Octobre 2008 : le retour de l’État ? Perspectives politiques sur la crise financière », La vie des idées, 17 octobre
2008, cf. http://www.laviedesidees.fr/Octobre-2008-le-retour-de-l-État.html.
8
ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE
Dossie
r
Réponse Je tiens avant toute chose à préciser ce qui fera à la fois la limite et la
XXX spécificité de mon propos. N’étant pas spécialiste d’économie, encore
moins de finances, je ne peux en aucune façon aborder ces matières
de façon technique et autorisée. Mon travail porte sur la philosophie
politique, précisément sur l’histoire conceptuelle de la modernité
politique envisagée sur la longue durée. Une telle démarche conduit
souvent à discerner, sous la permanence des mots, les mutations dans
les concepts et les transformations de la réalité. C’est à ce titre, et à
ce titre seulement, qu’il y a dix-huit mois de cela j’ai voulu relever le
défi consistant à interroger à chaud la thématique du retour de l’État
au moment où, à l’occasion de la crise financière, certains la mettaient
à l’ordre du jour. J’aborderai cet entretien dans le même esprit, en
tentant de tirer profit du recul, tout relatif, que nous pouvons avoir
aujourd’hui.
Pour évaluer la pertinence de cette idée d’un « retour de l’État », il
semble nécessaire de se placer dans le cadre des rapports entretenus sur le long terme par l’État et le marché. L’émergence de ces
deux grandes « formes », respectivement à la fin du XVIe siècle et à
la fin du XVIIIe siècle, a contribué de façon décisive à définir la société
moderne. État et marché ont en commun ce caractère remarquable de
tendre à l’absorption sans reste de l’ensemble des rapports sociaux :
l’État, en les régissant sous la fonction d’administration et sous l’autorité de la loi, et le marché, en les incluant dans la sphère de ce qui
désormais s’appellerait « économie marchande ». Pour l’État, tout
est objet de réglementation, pour le marché, tout est objet de transaction. Aussi bien les deux derniers siècles ont-ils été marqués par
l’alternance de phases de congruence (par exemple ce qu’on appelle
les Trente Glorieuses) et de phases de concurrence (par exemple avant
la seconde guerre mondiale) entre ces deux principes de totalisation.
Toutefois, sur la longue durée, une tendance lourde à la substitution
de l’économique au politique comme principe structurant de la société
s’est imposée. Rien ne serait plus faux cependant que de voir l’État et
le marché comme des formes fixes et intangibles. La période la plus
récente, en particulier, s’est caractérisée par la double mutation dont
a été affecté le marché : sa globalisation, d’une part, a en large partie
vidé de leur substance les États en tant que puissances souveraines, sa
financiarisation, de l’autre, – et cette révolution est en un sens comparable à celle qu’avait induit la généralisation de l’échange monétaire –,
achève de substituer comme finalité de l’économie la satisfaction des
besoins par la valeur à la marchandise comme objet de l’échange, et
le gain financier à la satisfaction des besoins comme finalité de l’économie. Dans ce contexte, depuis le début des années 1980, on a pu
assister, sous l’influence du néo-libéralisme, à une délégitimation de
toute intervention politique dans la dynamique du marché et du rôle
de l’État comme agent économique. La crise ouverte en 2008 est celle
de ce nouveau modèle.
9
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
C’est sous ce regard, me semble-t-il, qu’il faut d’abord apprécier les
mesures prises par les instances étatiques pour juguler cette crise.
Peut-on parler d’un retour de l’État, entendu comme un retour du politique ? Cela me paraît loin d’être assuré. Parler de mesures de relance,
pour commencer, est discutable. En effet, aucun véritable dispositif d’aide
à la consommation n’a été mis en œuvre (qui passerait nécessairement
par une augmentation du revenu salarial). On ne voit pas non plus, sauf
à la marge, de stimulation directe significative de l’activité économique
par un investissement public productif. Le contraste avec les décisions
prises au lendemain de la crise de 1929, puis de la seconde guerre
mondiale, est à cet égard manifeste. Les invocations du New Deal ou
du Plan Marshall ont été purement incantatoires. Si les déficits publics
augmentent fortement, ce n’est pas par accroissement des dépenses,
mais par diminution des recettes. On peut l’expliquer, sans doute, par le
ralentissement économique qui tarit l’impôt, mais aussi et surtout parce
que les mesures prises ont eu pour objet d’abord de venir au secours
des institutions financières en péril, ensuite de diriger vers ces dernières
la plus grande part possible des ressources sociales disponibles. Les États
se comportent moins comme des acteurs économiques face au marché
que comme des facilitateurs (ou si l’on veut être plus caustique, des
supplétifs) de la reprise de sa dynamique propre. En France, en particulier, on n’assiste pas à un renforcement du rôle social et économique
de l’État, mais à une tendance accentuée à sa diminution. Sous le titre
de révision générale des politiques publiques, par « révision » il faut
entendre surtout « réduction ». Les mesures de régulation du marché
qui ont été esquissées – elles restent pour l’heure très inchoatives – ne
contredisent pas cette lecture : elles ont pour objet de lisser, de faciliter
le processus de globalisation et de financiarisation, d’éviter les soubresauts qu’il engendre, non de porter une autre logique du développement
économique et social.
?
Assistons-nous au renversement des représentations que
l’on se fait du marché ? Les dangers de la financiarisation de
l’économie sont-ils désormais davantage appréhendés ?
XXX Je serais tenté de vous répondre que n’étant ni sociologue ni spécialiste
des mouvements de l’opinion, je ne suis pas à même de répondre à
une telle question. Mais je peux essayer de l’aborder à ma manière en
l’envisageant, une fois encore, sur le long terme. J’ai parlé tout à l’heure
de l’État et du marché comme des deux grandes formes structurantes
de la société moderne. Leurs concepts se sont l’un et l’autre constitués
par scissiparité, au XVIIe siècle puis au XVIIIe siècle, à partir de ce qui
a été leur prédécesseur dans la pensée de la première modernité : le
concept de société civile. Or nous assistons, depuis le début des années
1980 précisément, au retour aussi inopiné que massif, mais dans des
10
ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE
Dossie
r
usages tout à fait nouveaux, de ce très vieux concept depuis longtemps
tombé en désuétude. Que ce phénomène ait été simultanément observé
dans les sociétés du monde soviétique, alors qu’elles entraient dans la
voie de leur dissolution, et dans les sociétés occidentales et leur sphère
d’influence, au moment où s’amorçait le double tournant de la globalisation et de la financiarisation, représente un indice significatif. Malgré
la profusion et la confusion du recours à ce terme, on peut discerner
dans l’appel contemporain à la société civile un double refus des prétentions respectives de l’État et du marché à subsumer sans reste l’ensemble des rapports sociaux. Le concept de société civile porte avant
tout l’idée que la société excède ces deux puissances totalisantes et
tutélaires. Une rupture dans les représentations explique en partie ce
phénomène. L’État et le marché avaient été durablement appréhendés
comme offrant aux individus, pour le premier, un espace de sécurisation,
pour le second, un champ d’initiative. Mais l’État, aux yeux de l’opinion,
assure de moins en moins sa fonction protectrice à raison du démantèlement des services publics et des politiques de protection sociale. De
son côté, l’économie marchande est de moins en moins vécue comme
espace d’initiative à raison de sa subordination croissante au pouvoir des
institutions financières (les effets stérilisants de l’emprise du système
bancaire et de crédit semblent avoir été sous-estimés). Ainsi sont mises
à mal les représentations qui les légitimaient. Sous le vocable « société
civile », c’est l’aspiration à un espace d’initiative concertée, de coopération et d’association, de solidarité aussi, qui s’exprime. Une aspiration
dont on pourrait montrer qu’elle a été à la fois portée et occultée par
l’histoire entière de la modernité. Pour répondre à la première partie de
votre question, si la crise récente modifie les représentations attachées
au marché comme principe structurant de l’économie, c’est en accélérant un processus engagé depuis longtemps. De plus, cette perte de
confiance ne touche pas moins l’État, tant il est vrai qu’ils apparaissent
comme ayant partie liée : avec l’introduction des principes de management entrepreneurial, un paradigme de la gestion s’est substitué à
celui de l’orientation dans la conception du politique. Il y a là, nous y
reviendrons, une vraie préoccupation pour la démocratie.
En ce qui concerne la seconde partie de votre question et la dimension
particulière qu’est la financiarisation de l’économie, il ne fait pas de doute
que la crise des subprimes et le rôle aujourd’hui reconnu qu’y ont joué
les techniques de titrisation ont fait l’objet d’une prise de conscience salutaire dans le public, mais aussi de la part des pouvoirs publics. Un certain
nombre de mesures ont été prises, d’autres s’esquissent. Les injonctions
verbales faites aux institutions financières de se mettre au service de
l’activité économique n’ont pas manqué. Assiste-t-on pour autant à une
mise en question du processus de financiarisation de l’économie et par
là de la société ? Cela est si peu vrai que, dans la dernière période,
c’est plutôt un accroissement du pouvoir de contrôle du marché financier sur la politique des États qui se profile. Par le double biais de la
11
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
pression exercée sur le crédit auquel les États doivent recourir et du
jeu spéculatif sur les monnaies qui en résulte, c’est le marché financier
qui tend à fixer aux États les orientations de leurs politiques publiques.
La place occupée par les agences de notation dans la dernière période,
leur capacité de prédiction autoréalisatrice aussi, en est un symbole
marquant. Il se pourrait paradoxalement que la crise du marché financier
que nous venons de connaître se traduise par le renforcement de son
emprise sur la société.
?
Vous écriviez en octobre 2008 dans la Vie des idées,
au regard des interventions de l’État dans le monde de la
finance d’alors, que l’on assistait à l’établissement de l’État
en « gérant du marché financier », « en institution du
marché ». Êtes-vous toujours du même avis ?
XXX Je commencerai par rappeler que je ne présentais pas ces idées comme
des faits établis, mais (comment aurait-il pu en être autrement ?) comme
des hypothèses de développement possible. Les mesures prises par les
États à l’automne 2008 avaient pour objet immédiat de venir au secours
du marché en donnant les moyens de leur survie à des institutions financières en péril (système bancaire et de crédit), soit directement (par
des subsides massifs ou des formes de rachat temporaire), soit indirectement (en leur accordant une garantie). On pouvait faire alors de ces
politiques une double lecture : il pouvait s’agir, pour les États, soit de
mettre en place des dispositifs d’urgence préalables à une réorganisation
de fond de l’économie de marché, soit de se comporter en auxiliaire de
son entretien et de son fonctionnement. Dans le premier cas, on aurait
affaire à un retournement de tendance avec l’affirmation de la légitimité
du politique à orienter l’économie, dans le second, à une confirmation
de la tendance antérieure consistant à le cantonner dans un rôle de
régulateur.
Peut-on aujourd’hui trancher entre ces deux hypothèses ? Pour le long
terme, qui importe le plus, certainement pas : l’histoire ne se fait pas
en quelques mois, ni en quelques années. À court terme en revanche,
et à mes yeux en tout cas, la seconde hypothèse semble se confirmer :
les observations que j’ai faites préalablement vont dans ce sens. Mais
l’alternative n’est pas aussi tranchée, comme le montre dans l’actualité la
plus immédiate l’hésitation de l’administration de Barack Obama sur la
façon de traiter l’affaire Goldman Sachs : comme une pathologie locale et
accidentelle à sanctionner ou comme un vice de constitution du marché
financier à réformer ? Mais, sur le moyen terme, pour que la seconde
branche de l’alternative que j’ai esquissée puisse devenir crédible, il
faudrait une véritable rupture avec la tendance lourde qui a marqué les
dernières décennies. Un renforcement des pouvoirs d’action des États
d’abord, qui ont été méthodiquement démantelés. Je n’en donnerai qu’un
12
ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE
Dossie
r
exemple : la doctrine qui a présidé à l’institution de la monnaie unique
européenne, et plus clairement encore à celle de la Banque centrale
européenne, consistait à promouvoir un auto-dessaisissement par le
politique de sa capacité d’intervention dans la sphère économique. On
en voit aujourd’hui les effets. Une relégitimation du pouvoir d’orientation politique de l’activité économique serait d’autant plus nécessaire.
On en est encore loin. Mais incontestablement, et c’est déjà beaucoup,
ces questions peuvent être désormais posées.
?
Vous écriviez également que le recours à l’institution
étatique visant à pérenniser le marché et son fonctionnement
pouvait annoncer un rétrécissement du politique face au
marché, est-ce le cas aujourd’hui ?
XXX Les mêmes remarques s’imposeraient ici, et conduiraient sans doute
au même type de réponse. Mais il convient que je précise ce que j’entends par rétrécissement du politique. Je concluais mon article de 2008
en disant que nous étions à une croisée de chemins. Nous y sommes
encore. Peut-être pour longtemps. Nous pourrions assister, c’est le
premier cas de figure à envisager, à une phase nouvelle de l’évolution
de très long terme qui a vu la forme marché prendre l’ascendant sur
la forme État. Une telle éventualité, il faut d’abord le souligner, ne signifierait pas la disparition de l’État mais plutôt son involution. Son action
serait resserrée sur ses trois fonctions principales : le maintien de l’ordre
intérieur, la gestion des conflits externes, et, comme on vient de le voir,
celle des crises endogènes du marché.
Les deux premières fonctions sont les plus anciennes. Le concept d’État
s’est formé, au cours des siècles « classiques », en distinguant deux types
de violence : la violence interne, crimes et délits, qui doit être comprise
et résorbée sous le concept générique de police, et la violence externe,
la guerre, qui concerne les rapports des États entre eux en tant que
puissances. Assurer la sécurité intérieure et extérieure, procurer la paix
publique, tel est alors le cœur de métier de l’État. Mais entrainée par
son propre dynamisme et pour répondre aux exigences de la société,
sa sphère d’intervention s’est considérablement étendue au cours de
la seconde modernité (les XIXe et XXe siècles), en particulier à l’éducation, à la santé et à la protection sociale. Ce mouvement de diastole
a sans doute connu son point culminant sous la figure de ce qu’on a pu
appeler « l’État-providence ». Cette mutation du concept d’État correspond à une compréhension élargie de la fonction de sécurisation à tout
ce qui peut menacer la vie et le bien-être des personnes, mais aussi à
une autre définition de la politique dont la fin ne serait pas seulement
la paix mais aussi la justice, et en particulier la justice sociale. La vague
néolibérale pourrait assez bien représenter le mouvement de systole
correspondant : la volonté de voir l’État se réduire à sa stricte mission
13
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
de résorption de la violence, et cela pour trois types de raisons concourantes. En premier lieu, ce n’est pas au collectif mais aux individus qu’il
reviendrait d’assurer leur bien-être par leur activité et en faisant valoir
leur propre mérite. Tel est le fondement de la critique récurrente de
l’assistanat. Mais cet argument moral se double d’une vision de l’économie comme produisant son ordre spécifique par son dynamisme
spontané : toute intervention étatique serait donc par nature contreproductive et tyrannique. Un troisième argument (dont l’origine se trouve
chez Saint Augustin (3), comme le modèle de l’État-providence est plutôt
aristotélicien) est particulièrement présent chez les néoconservateurs :
la justice étant par essence affaire divine, les hommes doivent se borner
à ce qui est à leur portée : assurer la paix. S’il le faut d’ailleurs, on l’a vu,
par la guerre.
Contrairement à ce qu’on dit souvent, la conception libérale n’implique
donc pas la négation de la puissance étatique mais sa restriction à ce
qui ne peut être pris en charge par le marché, entendu comme forme
structurante de la sphère des échanges entre individus, à savoir la
violence comme rupture des relations d’échange. L’État gère la violence
et le marché englobe la sphère entière des échanges. Ce modèle peut-il
s’accommoder de l’attribution à l’État d’une troisième fonction, celle de
régulateur du marché ? Ici encore, la réponse est moins simple qu’on
ne croit. Même les économistes libertariens, tel Hayek (4), qui récusent
une quelconque orientation politique de l’activité économique et défendent avec le plus de fermeté l’idée d’un ordre spontané de l’économie,
n’excluent pas la nécessité de principes et d’institutions de régulation
(pour assurer la transparence du marché notamment). Il s’agit de sanctionner des conduites qui, parce qu’elles rompent la logique de l’échange,
sont en fait assimilables à des formes de violence. Si la notion de régulation a tant de succès aujourd’hui, c’est d’ailleurs en raison même de
l’équivoque qu’elle permet : les uns entendent sous la notion de règle
celle d’orientation et y incluent donc une dimension normative, les autres
s’en tiennent au modèle du réglage, de la mise au point, avec une idée
purement technique de la régulation. Le même jeu pourrait répondre
de la substitution de la notion de gouvernance à celle de gouvernement. Cette équivoque est aujourd’hui manifeste dans bien des discours
politiques.
L’enjeu de la réponse qui sera donnée à la crise que nous connaissons aujourd’hui est donc de savoir où nous placerons le curseur dans
notre définition de la sphère politique, entre régulation et orientation,
entre sécurisation des échanges marchands et justice sociale. Cette
réponse dépendra d’abord de la compréhension que nous aurons de
la crise : comme crise conjoncturelle de développement de l’économie
marchande ou comme crise structurelle du modèle de marchandisation
3. Saint Augustin était un philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive.
4. Friedrich A. von Hayek (1899, 1992 ) est un philosophe et économiste de l’École autrichienne.
14
ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE
Dossie
r
de la société. C’est en ce sens, en compréhension, que j’évoquais le risque
d’un rétrécissement du politique. Cette précision est importante parce
que ce rétrécissement peut fort bien aller avec une forme d’intensification de l’action des politiques et avec son expression volontariste, mais
dans la sphère resserrée et réservée à l’État de la sécurité intérieure et
extérieure. Ce modèle, on en conviendra, n’a rien d’hypothétique. Mais
l’alternative qui se présente à nous est-elle entre ces deux conceptions
de l’État, représentées respectivement par l’État-providence et l’État
régalien, et entre lesquelles, en un demi-siècle, nous avons connu une
certaine forme d’alternance ? Il n’est pas interdit de penser, au contraire,
que nous sommes placés devant la nécessité de repenser la politique
dans d’autres termes, de désindexer, si je peux risquer cette expression,
la politique de l’étatique. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.
?
À l’inverse de ce rétrécissement du politique, la prise
en compte plus importante des dangers de la financiarisation mondiale et des enjeux environnementaux pourrait-elle
annoncer le retour du politique face au marché, et ce peutêtre, au niveau global ?
XXX Le parallèle que vous proposez est en effet extrêmement éclairant. Les
dangers de la financiarisation (et de la globalisation, ces deux aspects
sont étroitement liés) et ceux que représentent les modes actuels de
développement économique pour notre environnement naturel sont
dans un rapport manifeste d’analogie. Dans les deux cas, les problèmes
que nous devons assumer ne peuvent trouver de réponse qu’en termes
politiques : il y a bel et bien des décisions à prendre et à exécuter, ce qui
implique des instances de décision et des pouvoirs de contrainte pour
les faire respecter. Dans les deux cas, parce que la globalisation de l’économie est aujourd’hui un fait, et parce que les effets de l’activité humaine
sur la nature ne sont pas locaux mais se font sentir à l’échelle de la
planète, le cadre des États-nations, qui configure encore notre horizon
de représentation du politique, est devenu évidemment inadéquat. Cette
analogie se retrouve dans l’empêchement qui, de ces deux points de vue,
affecte la décision politique. Les palinodies auxquelles ont donné lieu
dans la dernière période la question des « paradis fiscaux », dans un cas,
et de la « taxe carbone », dans l’autre, en sont de clairs indices. La stérilité des conférences internationales des dernières années, lorsque les
discussions concernaient l’établissement de règles financières mondiales,
mais aussi les questions environnementales, en représente une preuve
plus fondamentale. D’ailleurs, au delà de l’analogie, des liens évidents
existent entre ces deux problématiques. Les effets de la globalisation ont
des incidences environnementales fortes, comme le montre par exemple
la délocalisation des déchets et des nuisances qui est la face de moins
en moins cachée de celle du travail. De la même façon, les répercussions
15
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
de la détérioration environnementale sur l’organisation globale de la
planète ne sont pas moindres, comme l’illustrent les conflits croissants
autour de la question de l’eau, ou le phénomène nouveau mais en plein
essor de l’émigration pour des raisons climatiques. On notera d’ailleurs
que le caractère politique de ces nouveaux problèmes ne relève pas
d’un choix normatif (soumettre le développement économique à une
exigence de justice), mais d’une nécessité interne à ce système et à
laquelle ne saurait répondre le dynamisme spontané du métabolisme
social. Nous sommes aujourd’hui mis en demeure d’élargir la fonction
de sécurisation impartie au politique : la sécurité environnementale et la
sécurisation des rapports sociaux sont devenus des enjeux aussi cruciaux
que la protection des biens, des personnes et des collectivités contre la
violence. La configuration de la sphère politique dont nous avons héritée
de la modernité est devenue inadéquate à la nature des problèmes que
nous avons à résoudre.
La crise que nous connaissons est-elle susceptible d’induire un retour du
politique ? La question n’est pas si simple. La notion de retour pourrait
être aussi régressive (au sens chronologique et qualitatif du terme). Si
la définition du politique par la forme État était inappropriée à la nature
des problèmes posés, c’est elle qui, dans la phase présente, a été remise
en selle. J’attirais l’attention, dans l’article de 2008, sur le fait que si l’on
devait parler de retour de l’État, celui-ci avait commencé à s’opérer,
avant la crise économique, par le retour de « l’État puissance » dans
son rapport avec les autres États. Après une brève période qui a suivi la
dislocation du système soviétique, c’est rapidement le jeu des puissances
qui a été réactivé dans cette région du globe. Le 11 septembre 2001 a
été l’occasion pour les États-Unis d’un tournant de même nature mais
de beaucoup plus grande ampleur. Il a trouvé sa réplique dans l’attitude
adoptée sur les dossiers environnementaux, les États-Unis freinant, au
nom de leurs intérêts économiques, toute politique internationale de
régulation. La présidence Obama a incontestablement infléchi cette ligne
mais ne l’a pas inversée. La Chine, surtout, s’est résolument placée sur ce
terrain en faisant de son essor économique le tremplin de l’affirmation
de sa puissance comme État et réciproquement : sa politique africaine en
témoigne. La redistribution des cartes à l’échelle globale sous l’effet de la
crise économique n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Un fait de langage
inaperçu le montre bien : là où, dans la période précédente, on évoquait
des économies ou des pays émergents, c’est désormais de « puissances
émergeantes » que l’on parle. À l’intérieur de l’Union européenne
même, qui s’est pourtant constituée en un espace politique commun,
la crise a également réveillé les réflexes d’autoprotection des États : les
attitudes devant le récent épisode grec le montrent encore. On le voit,
le retour du politique n’est pas nécessairement celui de la délibération
réfléchie et concertée, de la démocratie, mais peut-être aussi celui de la
politique de puissance.
16
ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE
Dossie
r
?
La crise économique actuelle a-t-elle finalement abouti
à une redéfinition des rapports entre État, politique et
marché ?
XXX Vous conviendrez sans doute qu’on ne peut pas encore parler de cette
crise au passé, même si l’on ne retient que la dimension financière. En
ce moment même se joue peut-être, en Grèce, une seconde phase qui,
cette fois, pourrait mettre en danger une des principales monnaies
mondiales, l’euro, et au-delà compromettre en chaîne le crédit des États.
Ce danger semble pouvoir être écarté mais la conjoncture reste, pour
le moins, labile (5). Les effets économiques de la crise, en tout cas, sont
loin d’être estompés. Rares sont ceux qui affirment sans hésitation que
nous sommes déjà en phase de reprise. A fortiori, il est bien évidemment
impossible de tirer un bilan des effets qu’en fin de compte cette crise
emportera. Rien n’interdit cependant de réfléchir aux modifications
qui s’opèrent peu à peu dans les représentations sociales et aux changements qui seraient nécessaires dans nos repères conceptuels. Nous
avons commencé à le faire, mais je voudrais ajouter deux observations
à ce sujet.
Ma première observation portera sur la thématique de la société civile.
J’ai montré comment, dans notre horizon contemporain, elle s’est développée en réponse à la double mutation du marché : sa globalisation
et sa financiarisation. L’appel à la société civile est d’abord l’expression
d’une résistance à la première mutation, perçue comme absorption
par le marché de l’ensemble des rapports sociaux, pour le dire simplement comme marchandisation de la société. Mais elle représente aussi
la recherche, face à la seconde mutation, d’un espace d’initiative que
le marché financiarisé ne semble plus pouvoir incarner. Une initiative
personnelle mais concertée, associative. De ces deux points de vue, c’est
à la toute puissance du marché que la société civile est opposée (ce pourquoi beaucoup y ont vu une représentation passéiste et nostalgique). Ce
qui pourrait être en train de changer à cet égard, c’est non seulement
que l’image de toute puissance du marché est sérieusement écornée (il
fait la preuve de son extrême fragilité), mais aussi que la croyance en
son efficacité, qui l’a longtemps légitimé, est profondément affaiblie. Je ne
citerai qu’un indice de ce déplacement d’accent : les méthodes de microcrédit ont d’abord été valorisées moralement, au nom d’un principe de
justice, on les défend de plus en plus souvent également comme socialement et individuellement plus efficaces. Il est impossible de savoir si ces
tendances seront confirmées, mais la question est d’importance.
Ma seconde observation consistera à revenir sur l’idée même de « retour
de l’État » qui pourrait appeler cette interjection familière ; trop tard !
5. Entre le moment de la réalisation de cet entretien (27 avril) et celui où de dernières corrections lui sont apportées (25 mai)
bien des évènements se sont produits mais la situation reste tout aussi ouverte (cf. la rubrique « instantané » (NDLR)).
17
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
En effet, l’affaiblissement symbolique de son autorité, consécutif précisément au fait qu’il se comporte depuis si longtemps en auxiliaire du
marché, a fortement réduit l’attente sociale à son égard, du moins en
tant qu’instance de recours face à celui-ci. Les formes de connivence
personnelle et le décalage entre le volontarisme des discours et le peu
de consistance des décisions n’y sont pas étrangers mais restent d’ordre
anecdotique. Plus essentiel est le rôle que l’État a joué dans sa propre
décrédibilisation en renonçant par principe au sens fort de la notion
de gouvernement qui n’est pas de commandement mais d’orientation.
S’il doit y avoir une véritable refondation des rapports entre l’État et le
marché, ce ne peut être qu’à ce prix. Ce n’est pas impossible mais extraordinairement difficile, comme l’ont récemment montré – pour prendre
un exemple à la fois si proche et si lointain pour nous – les efforts
déployés par Barack Obama pour sauver quelque chose de la volonté
d’offrir aux Américains une protection sociale minimale en matière de
santé. Mais ce qui est en jeu ici, bien plus largement que la place de l’État,
c’est la conception que nous avons de la fonction politique.
Aussi bien, je voudrais pour conclure reprendre un peu de champ par
rapport au moment présent. Paradoxalement, le tableau en forme d’impasse que je semble avoir dessiné n’est peut-être pas aussi négatif qu’il
y paraît. Il se pourrait que l’importance et l’urgence des problèmes à
résoudre permettent aux sociétés modernes de trouver le nouveau
souffle qui leur est si évidemment nécessaire. Mais pour cela, nous avons
besoin de penser dans d’autres termes ce qu’est la politique. La crise
que nous traversons – elle n’est ni la première ni la dernière – semble
bien s’inscrire dans un mouvement de beaucoup plus long terme. Notre
modernité s’est constituée sur ces deux formes fondamentales que sont
l’État et le marché. L’une a configuré la sphère politique, l’autre celle de
l’économie au point que l’équivalence est devenue une évidence : l’économie est marchande et la politique étatique. Sans doute le moment
est-il venu de rompre avec ces évidences, d’une part parce que la
société ne peut se réduire à l’administration et la transaction, d’autre
part parce que les problèmes qui se sont formés au sein de ce modèle,
ceux qui naissent de la globalisation et de la financiarisation du marché
comme ceux induits par les effets environnementaux de notre mode de
développement, ne peuvent trouver de solution en lui.
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Dossie
r
Les crises dans l’Histoire
PIERRE BEZBAKH (1),
maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris Dauphine
out le monde parle aujourd’hui de la « crise du capitalisme ». Emprunté au langage médical, le terme de crise
évoque le dysfonctionnement du système économique, caractérisé par
une baisse de l’activité, la montée du chômage et par d’importants
mouvements de prix (à la baisse ou à la hausse). Mais les crises sont
envisagées très différemment selon les écoles de pensée et ont joué
dans l’Histoire des rôles fort différents.
T
Pour les libéraux, il ne saurait y avoir de crise générale, si l’on respecte les principes de la libre-concurrence, mais seulement des désajustements sectoriels
et provisoires qui se résorbent, d’eux-mêmes, sauf s’il existe des « rigidités »
qu’il convient de supprimer. Ainsi, la crise de 1929 proviendrait d’une flexibilité insuffisante des salaires, comprimant les profits des entreprises quand les
prix se mirent à baisser. De même, lors des chocs pétroliers des années 1970,
la crise se serait étendue à l’ensemble de l’économie en raison du maintien de
rémunérations excessives versées à des populations habituées à la croissance
de leur pouvoir d’achat, réduisant les profits des entreprises confrontées à
une concurrence extérieure accrue. Sans cette hausse des coûts salariaux, il
n’y aurait pas eu de récession suivie d’une croissance lente et d’une montée
du chômage et de l’inflation.
Pour les marxistes, les crises résultent des contradictions du capitalisme, miné
par une « baisse tendancielle du taux de profit ». Elles proviendraient du fait
que les entrepreneurs substituent progressivement des machines à la force de
travail vivante, seule créatrice de nouvelle valeur. Ils ne pourraient maintenir le
taux de profit (rapport du profit au capital investi) puisque la source du profit
(le travail « vivant ») augmenterait moins vite que la valeur du capital total
qu’ils engagent. Les « contre-tendances » (baisses de salaires et hausses de la
productivité du travail), étant insuffisantes, la répétition des crises finirait par
provoquer une « appropriation collective » des moyens de production mettant
fin au capitalisme... donc aux crises ! Pour certains marxistes, la crise provient
plutôt du fait que les revenus distribués par les capitalistes lors du processus
de production sont nécessairement insuffisants pour permettre la vente de
1. Pierre Bezbakh, « Les crises dans l’Histoire » (extraits), Constructif n° 22, mars 2009, revue éditée par la Fédération française du bâtiment,
disponible intégralement sur le site : http://www.constructif.fr/.
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REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
l’ensemble des marchandises produites. La solution réside dans l’exportation
d’une partie de celles-ci (mais cela ne fait que déplacer le problème), ou dans
le crédit bancaire, qui crée une demande supplémentaire ; mais s’il fait défaut,
la crise de surproduction éclate.
Pour les économistes dits « keynésiens », une crise correspond à une situation de sous-emploi, qui s’explique par une insuffisance de la « demande effective », provenant elle-même de la baisse de la part de la consommation dans
le revenu national, non compensée par des investissements suffisants. S’ils
sont trop faibles, c’est à cause du niveau excessif des taux d’intérêt qui décourage l’emprunt, mais aussi et, surtout, en raison d’anticipations de profits trop
faibles. Pour éviter la crise ou pour en sortir, l’État doit mener une politique
monétaire expansionniste permettant la baisse des taux d’intérêt, et soutenir
la demande par un surcroît de dépenses publiques, quitte à créer ou à creuser
le déficit budgétaire.
Les crises majeures au XIXe siècle
Le XIXe siècle fut marqué par de fortes oscillations de l’activité économique,
la crise correspondant à la phase descendante des cycles économiques, qui
rythmèrent alors l’essor du capitalisme industriel.
La crise des années 1846-1848 fut particulièrement sévère, et combina
plusieurs aspects : une crise agricole, due à de mauvaises récoltes, provoquant
pénurie alimentaire et hausse des prix, qui réduisit le pouvoir d’achat des
ouvriers en produits industriels, puisque leurs salaires, déjà faibles, étaient
principalement consacrés aux dépenses de nourriture ; une crise financière,
due à l’éclatement d’une bulle spéculative portant sur les actions des compagnies de chemins de fer : elle restreignit les moyens de financement de la
construction des voies ferrées, provoqua des licenciements et diminua encore
les revenus des ouvriers. Cela explique la révolution française de 1848 et
le « printemps des peuples » européens. Le rétablissement de la situation
alimentaire (grâce à de meilleures récoltes et aux importations), l’écrasement
des révoltes populaires, le retour de l’incitation à investir (baisse des coûts de
production et importance de la main-d’œuvre disponible) et la découverte de
mines d’or aux États-Unis (augmentant la quantité de monnaie en circulation),
permirent un redémarrage de la croissance appuyé sur un nouveau bond en
avant de la construction de voies ferrées.
Durant les années 1873-1896 se succédèrent des crises d’ampleurs très
inégales. Elles furent liées en général aux chemins de fer, secteur entraînant
de l’économie, avec la production de charbon, de fonte, d’acier, de poutrelles
métalliques, de locomotives et de wagons..., la construction des voies et des
gares. Les difficultés provinrent de la hausse des coûts de construction et, à
nouveau, des problèmes de financement, provenant de la spéculation et de
faillites. La sortie de crise se fit grâce à une restructuration du capitalisme :
d’une part, on assista à la concentration de l’appareil productif et financier
20
LES CRISES DANS L’HISTOIRE
Dossie
r
(avec aux États-Unis la constitution d’empires industriels qui mirent fin à la
concurrence par les prix) ; d’autre part, il se produisit une « grappe d’innovation » (selon les termes de Schumpeter) dans les domaines de l’énergie
(pétrole et industries électriques), de l’acier, de la chimie et avec l’apparition
de l’automobile, de l’industrie du cinéma, l’essor du téléphone... Parallèlement,
l’organisation de la classe ouvrière permit une augmentation des salaires qui
accrut la demande, et orienta le capitalisme vers l’ère de la « consommation
de masse », qui toucha aussi l’Europe après la première guerre mondiale. Mais
la croissance des années 1920 déboucha sur la crise de 1929. […]
Manifestation contre le chômage, organisée par la CGT, devant l’immeuble de la Bourse du Travail,
le 23 juin 1935 à Paris.
Crises économiques et crises de société
dans l’Histoire
Les crises que nous avons évoquées ont provoqué des transformations
importantes dans le fonctionnement du capitalisme, sans toutefois le
remettre en cause. Mais dans un passé plus lointain, des crises économiques,
combinées à des crises sociale et politique, ont débouché sur un changement
de société.
Le premier exemple remonte à l’époque romaine. L’empire connut, durant le
IIIe siècle après J.C., une crise monétaire due à l’insuffisance de métal précieux
obligeant l’État à émettre des espèces en alliages vulgaires ; cela provoqua
une « fuite » face à la monnaie et une forte inflation, conduisant l’empereur
21
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Dioclétien (en 301) à réglementer sévèrement les prix. Cette crise était liée
à un grave déficit des finances impériales, les dépenses militaires et somptuaires excédant les rentrées fiscales. Les armées, mal payées, se révoltèrent et
s’affrontèrent entre elles, laissant la possibilité aux « barbares » de procéder à
des incursions meurtrières, accentuant la désorganisation de l’empire. Parallèlement, le christianisme progressa malgré les persécutions, contestant la morale
dominante, sans chercher à sauver le système. Et le redressement effectué au
début du IVe siècle par Dioclétien et Constantin (qui autorisa le christianisme),
prépara en fait la chute finale : Constantin engagea le partage de l’empire ; les
légions romaines enrôlèrent des « barbares » ; les impôts furent accrus mais
mal acceptés par les populations aisées, qui quittèrent les villes pour vivre sur
leurs grands domaines ; enfin, l’esclavage régressa, alors qu’il constituait le pilier
du système productif. Ainsi, miné par ces crises, l’empire romain s’effondra en
Occident sous le choc des grandes invasions du V e siècle.
Un deuxième exemple nous est donné par le destin de la société féodale
(Xe-XVe siècles). Elle reposait sur la vassalité (concession d’un fief par un
suzerain à un vassal) et le servage (statut de la paysannerie jouissant d’une
« tenure » en échange de redevances) et a d’abord connu une période de
plus de trois siècles de développement économique. Celui-ci s’explique par
la paix imposée par l’Église, par le fait que les serfs pouvaient conserver le
surplus de production après le paiement des redevances, par des progrès
agricoles (charrue lourde, assolement triennal, sélection des espèces, etc.) et
« industriels » (moulins à vent et à eau, etc.). Cette croissance permit un fort
essor démographique, le développement des villes et des échanges marchands.
Mais ce monde relativement prospère fut secoué au XIVe siècle par une crise
agricole (due à l’épuisement des sols et à de mauvaises conditions météorologiques), une crise urbaine (provenant d’une concurrence accrue entre cités
et de la « délocalisation » du travail de la laine dans les campagnes) et une
crise des revenus seigneuriaux causée par la hausse des prix des biens de luxe.
Ces crises furent aggravées par les effets de la guerre de Cent Ans, par une
catastrophe démographique causée par la peste, par des soulèvements populaires dans les villes et les campagnes, et par le schisme religieux qui déchira
la chrétienté. La situation se rétablit au XVe siècle, mais dans des conditions
bouleversant l’ancien ordre féodal : le pouvoir royal l’emporta sur celui des
grands vassaux ; le servage s’estompa après la peste en raison de la pénurie
de main-d’œuvre ; les échanges marchands prirent une dimension nouvelle,
surtout après la « découverte » de l’Amérique et de la route des Indes. La
société féodale se mua en une société « féodo-marchande ».
Quel type de crise vivons-nous ?
La crise actuelle présente beaucoup de similitudes avec celle de 1929, bien
que son déroulement ne soit pas identique. Dans les deux cas, la crise s’est
produite dans un contexte d’évolution du partage de la valeur ajoutée
22
LES CRISES DANS L’HISTOIRE
Dossie
r
défavorable aux salariés : durant les années 1920, la croissance des gains
de productivité était plus forte que celle des salaires, ce qui limitait l’augmentation de la demande ; cela fut compensé par le crédit, mais il alimenta
en partie la spéculation financière, créant une « bulle » dont l’éclatement
toucha l’économie réelle. De même, depuis une dizaine d’années, les salaires
stagnent en raison du développement du travail précaire ou à temps partiel
et de la concurrence des pays émergents pratiquant le « dumping social ».
Cela décourage l’investissement productif, et pousse les épargnants aisés
vers les marchés financiers, encouragés, aux États-Unis en particulier, par
un crédit abondant. Ainsi furent réunies les conditions d’une hypertrophie
de la sphère financière, déconnectée de l’économie réelle, et de la formation de bulles spéculatives amplifiée par les pratiques irresponsables des
institutions financières.
Comme en 1929, la crise actuelle débuta par l’éclatement d’une bulle localisée
cette fois dans le secteur immobilier (crise des « subprimes »), qui entraîna la
chute des cours sur les marchés financiers ; les banques fragilisées renoncèrent à se prêter entre elles et diminuèrent leur offre de crédit aux entreprises
et aux particuliers. Comme le crédit est l’un des piliers sur lesquels repose
l’accumulation du capital, sa raréfaction déplace la crise vers l’économie réelle,
le marasme des affaires étant aggravé par la détérioration des anticipations et
par la diminution des dépenses des salariés. Le retour de 1929 n’a jusqu’ici été
évité que grâce aux interventions massives des banques centrales américaine
et européenne qui ont injecté depuis l’été 2007 des centaines de milliards de
dollars et d’euros dans le circuit bancaire, et aux plans de relance gigantesques
annoncés aux États-Unis, en Europe et en Chine.
Mais à cela s’ajoute une crise énergétique, une crise alimentaire, une crise
écologique due au réchauffement climatique, une crise salariale, une crise de
confiance dans la capacité d’auto-régulation du capitalisme déréglementé, alors
que la mondialisation et l’émergence de « nouveaux géants » accroissent la
concurrence entre pays, et entre salariés du Nord et du Sud. Cette crise multiforme qui remet en cause les compromis sociaux dans les pays les plus riches
(acceptation du capitalisme en échange d’une hausse du pouvoir d’achat, d’une
protection sociale et sanitaire, d’un espoir d’une retraite heureuse et d’une
vie meilleure pour ses enfants) peut déboucher sur des réactions violentes
(comme celles des IIIe et XIVe siècles), aux conséquences imprévisibles. On
sait que la crise de 1929 a mené au nazisme et à la seconde guerre mondiale.
On peut envisager un scénario plus optimiste, reposant sur l’espoir que les
gouvernants parviendront à relancer l’activité et à rétablir la confiance, comme
essaient de le faire le nouveau président américain et les dirigeants européens.
Mais cela implique la mise en œuvre d’un nouveau « new deal », réclamé par
le prix Nobel Paul Krugman, ayant pour objectif un développement durable et
maîtrisé, le plein emploi et la satisfaction des besoins humains fondamentaux,
et non la rentabilité financière individuelle de court terme.
Le dépassement de la crise actuelle prendrait alors la forme d’un changement
de société.
23
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Comment la crise actuelle se compare-t-elle
à la Grande Dépression ? (2)
La récession mondiale actuelle est la pire
crise financière depuis la Grande Dépression des années 30, ce qui incite à faire
des rapprochements avec ce précédent
historique. On compare ici la crise actuelle
à la Grande Dépression, en mettant bien
l’accent sur la singularité des conditions
financières lors du déclenchement de ces
deux événements [...].
D’une récession américaine
à la Grande Dépression
La Grande Dépression reste la plus grave
récession économique qu’aient connue
les États-Unis et de nombreux autres
pays. La production diminua brutalement,
le chômage s’envola et les prix chutèrent
en une spirale déflationniste. On s’accorde
assez bien sur le déroulement des faits qui
transforma une sévère récession américaine
en une dépression mondiale [...] :
• La dégradation conjoncturelle américaine eut des répercussions à l’échelle
mondiale. Le krach boursier suscita ailleurs
des baisses de prix et une dévalorisation
des patrimoines, tandis que l’affaiblissement de la demande globale aux États-Unis
se diffusa dans d’autres pays par le biais
des échanges. En outre, la crise financière
américaine s’étendit directement au reste
du monde par plusieurs voies, notamment
la diminution des sorties de capitaux. On
estime souvent que le régime de l’étalon-or
pratiqué à cette époque fut un important
canal de transmission, car les sorties d’or
vers les États-Unis amenèrent d’autres pays
à durcir les conditions monétaires.
Il est communément admis que l’absence
de réaction cohérente de politique économique aux États-Unis et dans de nombreux
autres pays contribua grandement à la
gravité et à la durée de la dépression
mondiale [...]. L’action publique concourut
à une reprise quand, au début de 1933,
l’administration du président nouvellement
élu, Franklin Roosevelt, prit des mesures
de relance qui réussirent à inverser les
anticipations déflationnistes et à renforcer
la confiance à l’égard du système bancaire
(voir ci-dessous) [...].
• La récession commença aux États-Unis
en août 1929. On estime généralement
qu’un resserrement de la politique monétaire intervenu l’année précédente, dans le
but d’enrayer la spéculation boursière, en
fut la cause initiale. La bourse s’effondra
en octobre 1929, entraînant un vif recul
de la consommation, en partie sous l’effet
d’une grande incertitude quant à l’évolution
future des revenus.
Comparaisons avec la crise actuelle
• La récession s’intensifia et tourna à la
dépression en 1931 et 1932. Des enchaînements d’effets rétroactifs pervers entre
le système financier et l’économie réelle
entraînèrent un phénomène durable de
déflation par la dette (3) ainsi que quatre
vagues de paniques et de faillites bancaires
de 1930 à 933. La consommation des
ménages et les investissements privés
fléchirent très nettement. […]
En comparant la crise actuelle à la Grande
Dépression, il convient de distinguer la
situation initiale, les modes de transmission et les réactions des autorités. Le fait
que les États-Unis soient l’épicentre des
deux crises constitue un important point
commun. Compte tenu de son poids, une
récession dans ce pays a presque certainement des répercussions mondiales. C’est ce
qui différencie la crise actuelle et la Grande
2. Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2009, encadré pp. 109-113. Le principal auteur de cet encadré
est Thomas Helbling.
3. La baisse des prix des biens et services accroît la charge réelle de la dette nominale et mine la cote de crédit des emprunteurs, qui sont
moins en mesure d’emprunter (ou de se refinancer) et de dépenser, ce qui aggrave la contraction de la demande globale et plombe les
prix [...]. Cela réduit par ricochet la solvabilité des intermédiaires financiers, puisque le risque de crédit augmente.
24
Dossie
LES CRISES DANS L’HISTOIRE
Dépression de beaucoup d’autres turbulences financières, qui ont généralement
eu lieu dans des pays plus petits et dont
l’incidence internationale a été plus limitée.
Dans les deux cas, le crédit facile et les
innovations financières ont beaucoup accru
l’endettement et créé un contexte de
vulnérabilité à des chocs négatifs (4). Mais si
l’expansion du crédit des années 20 se limita
largement aux États-Unis, celle de 2004–07
a été générale : on a observé une montée de
l’endettement et des prises de risque dans
les pays avancés et dans de nombreux pays
émergents. De plus, l’intégration économique et financière étant actuellement bien
plus poussée que pendant l’entre-deuxguerres, un choc financier aux États-Unis a
un plus grand effet sur le système financier
mondial que dans les années 30 (5).
En revanche, la situation économique
mondiale était plus fragile au milieu de 1929.
Tandis que l’Allemagne était déjà en récession, les prix de gros et, dans une moindre
mesure, les prix à la consommation
stagnaient ou avaient commencé à baisser
dans ce pays ainsi qu’au Royaume-Uni et
aux États-Unis avant le début de la récession américaine. La pression exercée par
le ralentissement conjoncturel entraîna
presque immédiatement la déflation. Au
milieu de 2008, au contraire, l’inflation était
supérieure aux objectifs dans la plupart des
pays, ce qui a amorti initialement le choc.
Dans les deux périodes, les problèmes de
liquidité et de financement des banques et
des autres intermédiaires financiers ont
joué un rôle essentiel dans la transmission
au système financier. Mais les mécanismes
spécifiques diffèrent en raison de l’évolution
des structures financières depuis 1930.
r
Pendant la Grande Dépression, les
problèmes de liquidité et de financement
résultaient de la fuite des dépôts. Les déposants, inquiets de la dégradation de la situation nette des banques et ne bénéficiant
pas de l’assurance des dépôts, retiraient
ces derniers, qui constituaient la principale source de financement externe des
banques. […] Il y eut quatre vagues de paniques bancaires et, au total, à peu près un
tiers des banques américaines firent faillite
de 1930 à 1933. Les faillites et les pertes
des banques jouèrent aussi un rôle important dans d’autres pays [...]. En particulier,
en1931, la chute de l’établissement autrichien Creditanstalt, qui recueillait plus de la
moitié des dépôts bancaires de ce pays, fut
suivie de retraits massifs dans d’autres pays
européens, notamment en Allemagne. Ces
difficultés étaient liées à des sorties d’or
antérieures et à la crainte que certains pays
abandonnent l’étalon-or, sachant que les
dépôts de non-résidents constituaient une
source importante de financement pour de
nombreuses banques européennes.
Au cours de la crise actuelle, la garantie des
dépôts a rassuré et permis, dans une large
mesure, d’éviter les paniques bancaires. Mais
des difficultés de financement ont touché
les banques et les autres intermédiaires qui
s’alimentent sur les marchés monétaires
à court terme, surtout les établissements
émettant ou détenant (directement et
indirectement) des titres représentatifs
de crédits hypothécaires américains et
des produits dérivés [...]. Les inquiétudes
à propos de la situation nette de certains
intermédiaires financiers, après les pertes
dues à l’augmentation des défaillances sur
les crédits immobiliers américains, ont été
la principale raison du tarissement des
4. Dans les deux périodes, l’expansion du crédit a été accompagnée d’innovations financières. Dans les années 20, l’endettement des
ménages augmentait plus vite que leurs revenus aux États-Unis, car la diffusion rapide de biens de consommation durables de masse était
liée à un développement important du crédit à la consommation dispensé par des institutions financières non bancaires [...]. Parallèlement, les nouvelles techniques d’actions permettaient d’étendre l’actionnariat, tandis que les fonds de placement et les ménages avaient
de plus en plus recours à l’emprunt pour acquérir des actions. Dans la phase actuelle, les innovations financières ont porté sur la mise
en place et la distribution de crédits immobiliers (titrisation, produits structurés).
5. Au milieu de 1929, toutefois, la précarité de la situation financière internationale était propice à des rétroactions entre pays. Les
principales économies européennes étaient tributaires d’entrées de capitaux en provenance des États-Unis pour maintenir des taux
de change fixes, dans le cadre de l’étalon-or en vigueur à l’époque. Le resserrement de la politique monétaire américaine en 1928 avait
déjà freiné ces flux [...].
25
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
financements ; et cela surtout à la suite de
la faillite de Lehman Brothers, qui impliquait
des pertes substantielles pour ses créanciers. Compte tenu de l’interdépendance
des marchés monétaires, ces problèmes de
refinancement au début de la crise ont pris
une dimension internationale.
Malgré les différences de mécanismes, les
conséquences sur les comportements des
intermédiaires financiers sont similaires. Les
difficultés de financement ont provoqué la
contraction des bilans (désendettement),
des cessions précipitées d’actifs (accentuant la baisse des prix), une détention
accrue d’avoirs liquides et une diminution
des prêts (ou des portefeuilles d’actifs
risqués) en pourcentage des actifs totaux.
[…] En outre, l’interconnexion actuelle des
systèmes financiers a été une source de
blocage, en raison des effets de réseau dans
un contexte où les transactions sont multiples et où l’on prend des positions brutes
de montant élevé.
Dans les deux périodes, les effets ultimes de
ces facteurs financiers sur l’économie réelle
sont similaires. Les emprunteurs trouvent moins facilement des financements
externes et acquittent un coût marginal
supérieur [...]. En même temps, les pertes
résultant de la chute des prix des actifs
et les pertes d’exploitation se conjuguent
pour faire baisser l’actif net des emprunteurs, réduisant ainsi leur cote de crédit
et celle des intermédiaires financiers en
rapport avec eux.
Dans le système financier américain, on
constate une similitude frappante de l’évolution de plusieurs variables financières
pendant les deux crises considérées […].
Les marges obligataires augmentent pour
les emprunteurs moyens ; la progression du
crédit bancaire net ralentit, en partie sous
l’effet d’un recul des ratios prêts/dépôts ou
prêts/actifs dans le cadre de l’ajustement
des bilans ; les cours des actions se replient
à un rythme comparable.
Les réactions de politique
économique dans les années 30
et aujourd’hui
Dans les premiers temps de la Grande
Dépression, il n’y eut pratiquement pas
de réaction de politique anticyclique, ce
qui s’explique notamment par la primauté
traditionnelle de la stabilité dans l’esprit
de l’étalon-or (défense des réserves d’or
et équilibre budgétaire). Au fil du temps,
toutefois, de plus en plus de pays mirent fin
à la convertibilité en or et/ou modifièrent
la parité-or de leurs monnaies, notamment
la Grande-Bretagne en septembre 1931 et
les États-Unis en 1933. Ces changements
de système créèrent les conditions d’une
création monétaire substantielle et on
leur attribue largement le mérite d’avoir
amorcé la reprise. Aux États-Unis, la loi
bancaire d’urgence de mars 1933 autorisa
la fermeture des banques insolvables et la
réorganisation des autres, ce qui ramena
la confiance à l’égard du système financier. La loi bancaire de juin 1933 instaura la
garantie fédérale des dépôts. Les historiens
de l’économie n’attribuent généralement
pas un rôle notable à la politique budgétaire
dans la reprise, car elle ne fut pas utilisée
à grande échelle, sauf en Allemagne et au
Japon (6). […]
Dans la récession actuelle, la politique
macroéconomique a apporté un soutien
ferme et rapide. Les principales banques
centrales ont fourni des liquidités
abondantes aux systèmes financiers et
abaissé leurs taux d’intérêt. À la suite
de ces mesures, la masse monétaire a
augmenté rapidement aux États-Unis, au
lieu de diminuer comme pendant la Grande
Dépression, et, en règle générale, on n’a
pas laissé les problèmes de financement
entraîner la faillite d’intermédiaires financiers d’importance systémique.
À la différence du début des années 30,
période où l’étalon-or poussait à un
6. Romer (2009) fait remarquer que, si le déficit budgétaire fédéral des États-Unis augmenta de 1,5 point de PIB en 1934, la stimulation
à ce niveau cessa en 1935 et fut de toute façon compensée, dans une large mesure, par l’orientation procyclique des États et des
collectivités locales.
26
LES CRISES DANS L’HISTOIRE
ajustement par la déflation, le système
monétaire international ne s’oppose pas
aujourd’hui à des réactions efficaces de politique économique. À cette époque, la marge
dont disposaient beaucoup de pays européens pour mener une politique monétaire
expansionniste et prêter en dernier ressort
était circonscrite par l’éventualité d’une
diminution des réserves d’or et d’une cessation de la convertibilité en or ; et cela parce
que leurs balances des paiements étaient
déficitaires. En revanche, les États-Unis et
la France, principaux pays excédentaires,
n’utilisèrent pas les possibilités de relance
offertes par les entrées croissantes d’or [...].
Par ailleurs, contrairement à aujourd’hui, les
tensions politiques entre les différents pays
limitèrent la coopération internationale ; la
montée du protectionnisme – avec notamment les « guerres tarifaires » déclenchées
par l’adoption en 1930 de la loi américaine
Smoot-Hawley – accentua la chute de la
demande extérieure.
En résumé, trois éléments fondamentaux
distinguent la crise actuelle de la Grande
Dépression : le soutien sans précédent de
Dossie
r
la politique économique, un système monétaire international qui permet un ajustement par la relance et une situation macroéconomique initiale plus favorable.
On a évité l’ajustement traumatisant du
système financier observé au début des
années 30 ; en outre, le recul de l’activité
et de l’inflation aux Etats-Unis et dans les
autres grands pays a été jusqu’ici moins
brutal que de 1929 à 1931. La déflation par
la dette a donc été évitée jusqu’à présent.
Il y a néanmoins d’inquiétants points
communs. Les prix des actifs continuent à
fléchir ; le crédit reste freiné par le désendettement du système financier et par la
méfiance universelle à l’égard des intermédiaires ; les chocs financiers ont porté
atteinte à l’activité réelle dans le monde
entier et l’inflation, en rapide décélération,
se rapprochera sans doute de zéro dans un
certain nombre de pays. En outre, la dégradation conjoncturelle commence à avoir sur
la solvabilité des institutions financières des
effets rétroactifs que les risques de déflation par la dette ont amplifiés. […]
27
La régulation
est-elle la solution
pour éviter les crises
économiques ?
ROBERT BOYER,
économiste au CEPREMAP
e débat sur la possibilité d’une règlementation financière
susceptible de réduire la fréquence et la gravité des crises
doit être considéré par référence à l’histoire longue. En effet, malgré
certaines spécificités, la crise des subprimes (1) présente de nombreux
traits communs avec celles qui l’ont précédée. À la lumière des coûts
budgétaires et sociaux et des pertes de croissance induits, mieux vaut
prévenir que traiter les crises. Les périodes de déréglementation et de
forte mobilité du capital accentuent la fréquence des crises, alors
qu’a contrario, les Trente Glorieuses ont montré les vertus d’un encadrement de la finance. Or, même dans un contexte mondialisé, l’exemple
canadien suggère qu’une règlementation a pu éviter l’équivalent de la
crise immobilière américaine. La gravité de la crise a stimulé les propositions de « re-réglementation », car la croyance en la pertinence d’un
pur laisser-faire financier est devenue minoritaire. Néanmoins, le choix
n’est pas simplement technique mais essentiellement politique.
L
Aux origines de la crise des subprimes
Les crises financières se suivent, mais ne sont en rien la répétition d’une même
séquence. Certes, il est une composante tout à fait classique dans la crise
actuelle : aux États-Unis, une spéculation immobilière débouche simultanément sur une surproduction de logements dans la sphère réelle et la création
1. Cf. glossaire.
28
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
de mauvaises créances dans la sphère financière. La nouveauté, cependant,
réside dans le développement de la crise, d’abord et de façon privilégiée, au
sein même de l’extrême division du travail caractéristique des deux dernières
décennies. Comme la même créance de base donne lieu à un échafaudage de
nouveaux produits financiers dérivés visant à faire porter diverses composantes du risque initial par d’autres que ceux ayant participé à la transaction
initiale, la titrisation (2) a diffusé à l’ensemble du système financier, et de celui
des assurances, les conséquences du non-paiement des crédits qui ont servi
de base à la titrisation. Loin d’être des instruments de couverture du risque,
ces produits dérivés deviennent le support d’une spéculation alimentée par
le recours massif à l’endettement, selon des effets de levier (3) extrêmement
périlleux. Or, si l’entité qui a octroyé le crédit initial a intérêt à accroître son
activité – quitte à détériorer la qualité des créanciers – le risque de nonpaiement du crédit concerné s’en trouve considérablement accru. On peut
ainsi parler d’antinomie de la division financière du travail aux États-Unis, puisque
la règle du jeu fut, jusqu’à l’éclatement de la crise, de diffuser et faire porter le
risque à ceux qui étaient le moins capables de l’évaluer. Finalement, l’essor du
crédit se dirige de plus en plus vers les entités financières elles-mêmes et fait
entrer l’économie dans une zone de fragilité financière.
Dès lors, cela implique que toute crise sectorielle se convertisse en une crise
systémique, puisqu’un grand nombre d’organisations financières et d’instruments ont bourgeonné à partir du produit financier initial (cf. figure 1). Ainsi,
le relâchement de la discipline du contrat – qui, dans la littérature traditionnelle,
incite le prêteur à scruter au mieux les risques qu’il prend par une accumulation d’informations et de dispositifs encadrant le possible opportunisme
du créancier – débouche, sans paradoxe aucun, sur des nationalisations soit
explicites, au Royaume-Uni, de deux grandes banques (Northern Rock, Royal
Bank of Scotland), soit rampantes – et non sans honte – d’un ensemble d’organismes financiers, de banques d’investissement et de sociétés d’assurance
(Fannie Mae, Freddie Mac, AIG (4),…). Ces risques, superbement ignorés par
la communauté financière de Wall Street, avaient été diagnostiqués de façon
précoce, entre autres par la Banque des règlements internationaux dès 2003.
Cette dernière avait prévu que l’explosion de produits dérivés, ad hoc et sans
règle, risquait fort d’aboutir à une crise financière majeure (5).
2. Cf. glossaire.
3. Un effet de levier mobilise la différence positive entre le rendement du capital investi et le taux d’intérêt associé au crédit pour
maximiser le rendement du capital propre, sous la menace du risque de faillite si l’endettement devient excessif.
4. American International Group.
5. BRI, 73e Rapport annuel, Bâle, 2003.
29
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Figure 1 – Aux origines de la crise des subprimes : l’antinomie de la division
du travail conduit à un transfert du risque qui débouche sur un blocage de
l’évaluation financière
Achat des titres par
diverses
organisations
financières
Ex. : UBS
Besoin de couverture
Transfert du risque
Assurance contre le risque
de non-paiement
(Ex. : AIG)
Titrisation par
institutions spécialisées
(Ex. : Lehman Brothers)
Transformation et
extraversion du risque
Acheteur de
logement
Renforcement de la
séparation financement /
risque
Contrat de prêt
Organisme de
crédit
hypothécaire
Plus grande prise de risque
Rupture de la
responsabilité
du contrat
CRISE SYSTÉMIQUE
Source : Robert Boyer, Les capitalismes face à la financiarisation et sa crise, Albin Michel, Paris, 2010.
Laisser-faire financier ou réglementation ?
Les enseignements de l’histoire
L’éclatement de la bulle Internet avait déjà souligné les dangers de l’idée selon
laquelle une période de croissance sans précédent historique s’était ouverte
avec l’essor des technologies de l’information et de la communication. Pourtant, une illusion équivalente se développe à partir des années 2003-2004 : la
puissance des innovations financières serait telle que la récurrence des crises
aurait été éliminée. « This time is different », tel est le titre d’un ouvrage clé qui
revisite plusieurs siècles de crises financières tout en mettant en perspective
la période contemporaine (6).
6. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial folly, Princeton University Press, Princeton,
2009.
30
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
L’effondrement de la croyance en l’autorégulation
des marchés financiers
Chacun des piliers de la configuration intellectuelle, politique et institutionnelle qui prévalait avant l’éclatement de la crise s’est brutalement écroulé
au point d’ouvrir une période radicalement différente des deux dernières
décennies (cf. tableau 1).
Soutenir l’hypothèse d’une efficience informationnelle des marchés est devenu
problématique (7), même si certains fondamentalistes du marché continuent
à attribuer la crise des subprimes aux excès de la réglementation et à l’aléa
moral (8) créé par les conditions de sortie des précédentes crises. Les retraités
qui comptaient mobiliser leur compte 401k (9) sont contraints de prolonger
leur activité tant a été laminé leur capital. Enfin et surtout, chacun reconnaît
qu’il n’était guère raisonnable de produire en masse des logements pour des
populations non solvables dès lors que se retournerait la croissance des prix
de l’immobilier. En relâchant indûment la contrainte financière intertemporelle, la communauté financière endosse la responsabilité directe de la crise
qui précipite le gel des transactions interbancaires de l’automne 2008.
Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006,
avait usé de toute son autorité pour convaincre l’administration américaine
et le Congrès de l’illégitimité d’une meilleure information des autorités publiques par rapport à celle des agents privés eux-mêmes (10). En conséquence,
vouloir encadrer réglementairement les produits dérivés semblait inutile et
dangereux. En septembre 2008, cette vision très libertarienne a cédé la place
à un appel au secours de toutes les banques d’investissement de Wall Street
pour que la Banque centrale, la FDIC (11), la SEC (12), le Trésor, leur viennent en aide. Pendant quelques mois, l’administration américaine a entretenu
l’idée d’une autorégulation de la communauté financière pour surmonter
la crise. Mais la répétition de la stratégie utilisée pour régler la faillite de
LTCM (13) puis de Bear Stearns – à savoir l’absorption de l’entité en faillite par
une concurrente en meilleure santé financière – s’est avérée inopérante tant
la crise liée à la faillite de Lehman Brothers est devenue systémique. Ainsi, le
monde de la finance a eu la capacité de générer une crise majeure, différente
mais finalement aussi profonde que celle de 1929, tout en se montrant totalement incapable de la surmonter. Un grand enseignement de l’histoire des
crises financières avait alors été négligé : seule l’action collective, guidée par le
pouvoir politique, a permis de surmonter les plus graves d’entre elles, et non
7. John Authers, « Wanted : new model for markets », Financial Times, September the 29th, 2009,p. 9.
8. Cf. glossaire.
9. Le plan 401(k) est un système d’épargne retraite très répandu aux États-Unis, à cotisation définie et cautionné par l’employeur.
10. En effet, en 2005, Alan Greenspan a témoigné devant une commission du Sénat américain qui s’interrogeait sur l’opportunité d’une
règlementation des produits dérivés. À cette occasion, il s’est déclaré persuadé de l’efficience des marchés et de l’incapacité des autorités publiques à diagnostiquer l’émergence d’une bulle. Il emporta l’adhésion des sénateurs qui ne disposaient pas des connaissances
financières leur permettant de s’opposer à un expert d’une telle renommée.
11. Federal Deposit Insurance Corporation.
12. Securities and Exchange Commission.
13. Long Term Capital Management.
31
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
pas l’autorégulation des marchés ou l’auto-organisation de la communauté
financière.
L’effondrement des banques d’investissement de Wall Street met un terme
à l’illusion de la prédominance de la finance sur la banque traditionnelle, et
de sa maîtrise de tous les instruments financiers qui contribuent à la croissance et à la stabilité financière. En octobre 2008, il est devenu clair que
le modèle organisationnel de Wall Street n’était pas viable, car il reposait
sur une prise de risque excessive, des effets de levier gigantesques et une
confiance naïve en des outils « testés par beau temps et qui coulent au cœur
de la tempête ».
Tableau 1 – La crise des subprimes : l’effondrement d’un paradigme
Avant 2007
Après 2008
Caractéristiques
de la finance
Efficience des marchés financiers
Myopie des marchés et inefficience
dans l’allocation du capital
Philosophie du rôle
de l’État
Laisser-faire pour la finance
Interventionnisme porteur de stabilité
financière
Organisation financière
Supériorité de la finance directe, déclin
des banques
Instabilité de la finance, rôle crucial
des banques
Méthode de gestion
Pouvoir des modèles estimés
sur les régularités passées
Recours à la fair value pour évaluer les actifs
financiers
Blocage des évaluations et des transactions
internes au système financier
Spirale déflationniste due aux ventes
de détresse, accentuée par la fair value
Innovations financières
– Complexité croissante dans la séparation
entre financement et prise de risque
– Explosion du nombre et de la variété
des produits dérivés due à la titrisation
– Crise systémique de la formation du prix
des produits dérivés
– Appel à un retour vers des produits
financiers de base, course à la sécurité
et la liquidité des titres publics américains
Relation avec le régime
de croissance
Modèle de croissance tirée par la finance
et le crédit à la consommation
et au logement
Retour en force des facteurs réels
de la croissance
Disparité
des trajectoires
nationales
de financiarisation
La faible croissance de l’Europe
et du Japon s’explique par le retard
dans la financiarisation
Les pays autres que les États-Unis
et le Royaume-Uni ne connaissent pas
le même type de crise financière systémique
Source : Robert Boyer (2010), déjà cité.
Les méthodes de gestion du risque ont montré leurs limites, et la confiance
excessive en leur robustesse est l’une des sources de l’effondrement systémique de la finance américaine. Une myriade d’hypothèses implicites, et en
fait injustifiées, tant micro que macroéconomiques, fondait l’évaluation des
produits dérivés. Selon ces dernières, tous les marchés financiers étaient
liquides (14) et tout produit financier était l’équivalent de la monnaie. Autre
limite, les prix des produits dérivés étaient en fait estimés sur des périodes
extrêmement courtes, de quelques années seulement. Il était donc infondé
14. Cf. glossaire.
32
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
de les extrapoler à la période de stress et de crise qui ne manque pas de
succéder à tout emballement spéculatif. En effet, au cours de telles phases,
les corrélations entre prix des actifs n’ont plus rien en commun avec celles
estimées sur les périodes calmes : quasiment tous les actifs s’effondrent
simultanément, quelle que soit la diversification du portefeuille.
La course aux innovations financières, portant en particulier sur des produits
dérivés de dérivés et swaps (15) sophistiqués, s’est brutalement arrêtée. Leurs
propres inventeurs réalisent dans la douleur qu’ils étaient loin de maîtriser
le fonctionnement des instruments qu’ils avaient proposés. Le risque, qui
était supposé se diffuser loin des émetteurs initiaux, leur est retourné par un
remarquable effet de boomerang. Quant au principe même de la titrisation,
avec l’explosion des subprimes, se généralise une irresponsabilité des émetteurs de crédits et d’instruments financiers débouchant inévitablement sur
une crise majeure. Le modèle même de cette séparation du financement et du
risque était vicié. Quelques voix solitaires – celles de la Commodity futures
trading commission dès 1997, et en 2003 du financier Warren Buffett, ou
encore de la Banque des règlements internationaux – l’avaient diagnostiqué,
mais la communauté financière de Wall Street s’était tout entière mobilisée
pour dénoncer l’incompétence de ceux qui proposaient une réglementation
des produits dérivés.
Exit le modèle de croissance tirée par la finance comme alpha et oméga de
la bonne gouvernance économique. L’opinion publique perçoit que le boom
économique des années 2000 a pour contrepartie un ajustement douloureux à partir de 2008. La contrainte financière se fait durement sentir, non
seulement pour les populations défavorisées dont les logements ont été
saisis, pour les petites entreprises qui vivent du crédit, mais aussi pour les
classes moyennes, contraintes de reconstituer leur épargne. Au plan macroéconomique, les déterminants réels de l’activité économique et de la croissance font un retour remarqué. Le mythe d’une finance comme moteur de la
croissance américaine s’est dissipé…bien qu’il soit fort tentant d’essayer de
le réitérer.
Les banques de pays dont la financiarisation était tardive à la lumière du
consensus de Washington (16) (le Japon ou la Corée) se sont initialement
portées acquéreurs d’une fraction du capital des banques d’investissement des
États-Unis. Plus surprenant encore, les autorités des États-Unis ont accepté
que des fonds souverains, hier encore redoutés comme mêlant stratégies
géopolitiques et objectifs financiers, viennent renflouer diverses entreprises
des États-Unis. Cela représentait certes un moyen de recycler les excédents
des pays producteurs de pétrole, mais aussi le signe de l’incapacité du système
financier américain à lever de nouveaux capitaux.
15. Cf. glossaire.
16. Il est ainsi qualifié car il résume le paradigme qu’avaient progressivement inventé, puis mis en œuvre, le Fonds monétaire international
(FMI) et la Banque mondiale, auxquels s’est associé le Trésor public américain. Ce consensus donnait la liste des politiques libérales que
devaient mettre en œuvre certains pays du Sud pour lutter contre leur surendettement et laisser jouer les mécanismes du marché.
33
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Comment surmonter une telle crise financière ?
Après maintes hésitations, les autorités américaines ont fini par reconnaître
la nécessité de prévenir la répétition d’une crise aussi sévère et dévastatrice que celle qui s’ouvre en 2008, selon un changement majeur par rapport
aux années fastes de la libéralisation (cf. tableau 2). Avec force arguments,
Alan Greenspan avait convaincu tous les acteurs de la politique américaine
de l’impossibilité de détecter les emballements spéculatifs. Si par extraordinaire, ces derniers venaient à déboucher sur une crise financière, il était,
selon lui, toujours temps de mettre en œuvre les recettes héritées des crises
précédentes : accès rapide et illimité à la liquidité des banques en difficulté et
vigoureuse politique de dépenses publiques ou de réduction des impôts. Avec
le projet de réglementation de la finance du 17 juin 2009 du Président Obama,
et le projet de loi adopté par le Congrès le 11 décembre 2009, s’ouvre une
période de recherche d’un compromis. Ainsi doivent être conciliés l’impératif
de non-répétition de la crise des subprimes et le combat de groupes d’intérêt
se développant contre l’intrusion de l’État dans la genèse de leurs profits et la
persistance de leur position dominante.
Tableau 2 – Comment traiter les crises financières ?
Ex post
Ex ante
Avantages
– Légitimité car besoin de restauration
de la stabilité financière
– Pas d’interférence dans la période de boom
– Réduction du coût d’une éventuelle crise
résiduelle
– Moindre volatilité favorable à la croissance
et à la réduction des inégalités
Inconvénients
– Gravité de la crise au prorata de l’inaction
antérieure
– Coût en termes de croissance et niveau
de vie
– Effet d’aléa moral
– Interférence avec initiative privée
– Possibles erreurs de diagnostic
– Manque d’instruments
Méthodes
– Prêteur en dernier ressort
– Chambre de défaisance17 des actifs toxiques
financée sur fonds publics
– Extension des garanties publiques sur divers
actifs et entités
– Restructuration à l’initiative de la profession
– Politique monétaire prenant en compte l’objectif
de stabilité financière
– Réglementation uniforme, limitation des effets
de levier
– Interdiction de certaines innovations
dangereuses pour la stabilité financière
Source : Robert Boyer, « Une crise tant attendue. Leçons d’histoire pour économistes », Prisme n° 13, Centre Cournot pour la
recherche en économie, Paris, novembre 2008.
Des coûts économiques et sociaux considérables
mais évitables
Il est en effet un enseignement majeur de l’analyse comparative de crises : elles
sont d’autant plus coûteuses pour les budgets publics, et la croissance, que le
sauvetage et la rationalisation du système bancaire sont tardifs (cf. tableau 3).
17. Opération financière réalisée par une société (le défaiseur) qui charge une entité juridique distincte (le défaisé) de liquider les actifs de
mauvaise qualité, afin d’améliorer son bilan.
34
Dossie
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
r
Tableau 3 – Un bilan des coûts comparés des crises financières
(1981-2002)
Début Proportion de crédits Coût fiscal
de la
douteux au cœur
/
crise
de la crise (%)
PIB (%)
Perte
Chute de la
cumulée de production au cœur
production (%)
de la crise (%)
Argentine
2001
20,1
9,6
42,7
– 10,9
Chili
1981
35,6
42,9
92,4
– 13,6
Chine
1998
20,0
18,0
36,8
+ 7,6
Corée
1997
35,0
31,2
50,1
– 6,9
Finlande
1991
13,0
12,8
59,1
– 6,2
Hongrie
1991
23,0
10,0
na
– 11,9
Indonésie
1997
32,5
56,8
67,9
– 13,1
Japon
1997
35,0
24,0
17,6
– 2,0
Mexique
1994
18,9
19,3
4,2
– 6,2
Norvège
1991
16,4
2,7
0,0
+ 2,8
Pologne
1992
24,0
3,5
na
+ 2,0
Roumanie
1990
30,0
0,6
Russie
1998
40,0
6,0
0,0
– 5,3
Suède
1991
13,0
3,6
0,0
+ 0,7
Thaïlande
1997
33,0
43,8
97,7
– 10,5
Turquie
2000
27,6
32,0
5,4
– 5,7
Uruguay
2002
36,3
20,0
28,8
– 11,0
– 12,9
Source : Extraits de Lue Laeven et Fabian Valencia, « Systemic banking crisis : a new data base », IMF Working paper
n° 08/224, Washington, September 2008.
Lecture : Ainsi la crise bancaire argentine de 2001 découlait de l’existence de crédit douteux représentant 20,1 % du PIB. Elle
a impliqué une intervention publique représentant 9,6 % du PIB et s’est manifestée par une chute cumulée de la production de
42,7 %, sachant qu’au cœur de la crise la chute du PIB a été de 10,9 %.
De l’ensemble de ces crises ressortent deux cas polaires qui méritent
analyse.
La décennie perdue des années 1990 au Japon a montré que le blocage politique d’une restructuration, puis d’une recapitalisation rapide des banques, a
eu des conséquences extrêmement défavorables : longueur du processus de
dégonflement de la bulle immobilière, ralentissement de l’investissement et de
l’innovation, quasi-stagnation de la productivité, extension de la pauvreté et
perte de dynamisme de la société (18). À ce jour, cette longue stagnation est
unique au sein des économies contemporaines.
Selon une approche totalement différente, la Suède avait organisé une intervention d’ensemble visant à faire le point sur la liquidité et la solvabilité des
18. Kobayashi Keiichiro, Inaba Masaru, « Japan’s Lost Decade and the Complexity Externality », RIETI Discussion Paper Series 02-E-004,
March 2002.
35
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
grandes banques. Un organisme était en charge de gérer la restructuration,
tout en imposant une discipline de marché aux actionnaires. De ce fait, l’engagement décidé et coordonné des pouvoirs publics a contribué à limiter les
dépenses nettes en termes de budget public alors que les pertes de croissance
à moyen terme ont été modérées.
Déréglementation et accentuation des crises financières
À partir de la fin des années quatre-vingt, théoriciens de la finance et macroéconomistes s’étaient convaincus du rôle majeur des innovations financières mondialisées en termes de stabilisation des relations internationales
et de réduction de la fréquence et de la gravité des crises. La succession
des crises, d’abord latino-américaines dans les années quatre-vingt, asiatiques dans les années quatre-vingt-dix, puis la répétition même des bulles
financières aux États-Unis, et leur culmination dans la crise mondiale des
subprimes ont invalidé cette conjecture, pour ne pas dire cette croyance.
Ce n’est pas une surprise pour les historiens des crises qui ont de longue
date pointé le lien entre une innovation financière s’affranchissant des
contraintes réglementaires antérieures et l’occurrence de crises financières
majeures (19).
Cette association entre libéralisation et crise financières trouve une explication dans les théories qui insistent sur le caractère incertain, et non pas
seulement risqué, de la finance dont résultent les comportements mimétiques déclenchant les bulles spéculatives. L’apparition d’un écart croissant
entre le prix du marché et une évaluation de la valeur fondamentale des
actifs correspondants débouche inévitablement sur une crise d’autant plus
grave qu’aura duré la phase d’emballement spéculatif (20).
Établir un indicateur rigoureux de déréglementation financière à l’échelle
des transformations observées sur deux siècles apparaît certes difficile.
Néanmoins, on a pu démontrer que l’indice de mobilité du capital est
étroitement corrélé avec la proportion des pays qui enregistrent une crise
bancaire (21).
19. Charles P. Kindleberger, Manias, panics and crashes, Basic Books, New York, 1978. Peter M. Garber, Famous First Bubbles : The Fundamental
of Early Mania, Cambridge, MIT Press, 2000. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial
folly, Princeton University Press, Princeton, 2009.
20. Hyman Minsky, Can it happen again ? Essays on Instability and Finance, M.E. Sharpe, 1982. John-Maynard Keynes, The General Theory of
Employment, Interest and Money, Macmillan, London, 1936. André Orléan, « Le rôle des influences interpersonnelles dans la détermination
des cours boursiers », Revue économique, n° 41, 1990, pp. 839-868. Robert J. Shiller, Irrational Exuberance, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000. Robert J. Shiller, The Subprime Solution : How Today’s Global Financial Crisis Happened and what to do about it, Princeton,
NJ, Princeton University Press, 2008.
21. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial folly, Princeton University Press, Princeton,
2009, pp. 156, 205, 253.
36
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
Une réglementation de la finance possible et efficace
durant les Trente Glorieuses
A contrario, les périodes aux cours desquelles la mobilité du capital a été
freinée, par exemple après la seconde guerre mondiale et jusqu’aux années
soixante-dix, ont enregistré une quasi-disparition des crises bancaires.
Cette période, de 1950 à 1971, a en effet été caractérisée par un fort encadrement tant des systèmes financiers nationaux, que des mouvements de capitaux. Contrairement aux prédictions du modèle néoclassique, cette « répression financière » a été loin de compromettre l’efficacité de l’allocation de
capital et de brider la vigueur de la croissance des économies mixtes d’alors
combinant interventions publiques et incitations privées. Cet âge d’or a en
effet correspondu à un remarquable dynamisme et une grande stabilité de
la croissance stimulée par des gains de productivité sans précédent. Cette
propriété d’atténuation de la fréquence des crises dépasse la seule résilience
bancaire pour concerner la quasi-disparition des épisodes hyperinflationnistes, les défauts sur la dette publique ou encore la modération, si ce n’est
la disparition, des bulles spéculatives sur les marchés boursiers. Cette mise
en perspective historique invalide donc la doxa des années 1990 et 2000 qui
faisait des interventions étatiques et des réglementations le problème, et non
la solution aux crises (cf. figure 2).
Vers un renouveau
de la réglementation financière
L’analyse historique précédente et ses conclusions pourraient se heurter à une
conclusion majeure : les deux dernières décennies marqueraient une rupture
rendant impossible, tout au moins inefficace, tout effort d’encadrement de la
finance. Dans ce nouveau contexte d’économie mondialisée, il faudrait donc
accepter comme une fatalité la récurrence de crises, même aussi graves que
celle ouverte en 2008.
La réglementation financière, encore possible et efficace
Le mimétisme qui a poussé les pays à libéraliser leur système financier sur
le modèle des États-Unis pourrait être considéré comme universel. Or, le
Canada constitue un remarquable contre-exemple puisque ce pays a conservé
un encadrement strict et cohérent du crédit hypothécaire. Se conjuguent, en
effet, quatre dispositifs complémentaires qui ont rendu inutile le recours à la
titrisation. En premier lieu, une institution publique assure les banques contre
le non-remboursement à condition qu’elles appliquent des critères stricts dans
la sélection des individus et familles auxquels elles accordent des prêts hypothécaires. En second lieu, la réglementation financière couvre aussi bien les
37
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
banques d’investissement que commerciales, de sorte que les premières sont
soumises à un ratio maximal d’endettement beaucoup plus raisonnable que
dans le cas américain. Pour leur part, les ménages n’ont pas intérêt, compte
tenu du système juridique, à faire défaut de leurs paiements car ils sont passibles de poursuites, même s’ils abandonnent aux créanciers leur logement.
Enfin, comme le système fiscal ne permet pas la déduction des charges d’intérêts, on ne trouve pas la même incitation à l’excès d’endettement qu’aux
États-Unis (cf. figure 2).
Figure 2 – Maintien de la réglementation et absence de crise financière :
le Canada
RÉGLEMENTATION FINANCIÈRE
STRICTE
UNE ASSURANCE FÉDÉRALE
Canada Mortgage and Housing Corporation
• Assure les banques en contre-partie
de critères stricts
• Assure les acheteurs dont le prêt est
supérieur à 80 % de la valeur du
logement
• Ratio maximal d’endettement
• Même régime pour les banques
commerciales et d’investissement
Pas d’intérêt à la
titrisation des prêts
hypothécaires
Limitation de
l’élasticité de l’offre
de crédit
LIMITATION DE L’OFFRE
PAS DE CRISE
FINANCIÈRE
LIMITATION DE LA DEMANDE
Pas d’intérêt au
surendettement
Prudence dans la
demande de crédit
SYSTÈME FISCAL
SYSTÈME JURIDIQUE
Pas de déductibilité des charges
d’intérêt
Facilité de poursuite des défauts
de paiement des crédits
hypothécaires
Source : Robert Boyer (2010), déjà cité.
Le contraste avec le système américain est d’autant plus frappant que Canada
et États-Unis sont fortement intégrés au sein de la même zone de libreéchange. Se trouve ainsi démentie l’hypothèse selon laquelle la concurrence
internationale conduit à une convergence institutionnelle et réglementaire.
La comparaison des deux systèmes permet en outre de souligner la stabilité
beaucoup plus grande d’un mécanisme d’assurance par rapport aux produits
dérivés. D’une part, les compagnies d’assurance ont de longue date développé des méthodes de gestion permettant de constituer un fonds de réserve
couvrant la réalisation du risque : ce n’était pas le cas des entités financières
américaines qui, au contraire, ont minimisé le ratio entre capital propre et total
du bilan. D’autre part, le caractère obligatoire et uniforme de cette assurance
38
Dossie
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
r
évite la segmentation du système financier, selon qu’il est couvert ou non par
l’assurance des dépôts ou l’accès à la liquidité de la Banque centrale comme
c’est le cas aux États-Unis (cf. figure 3).
Figure 3 – La déréglementation contribue à l’ampleur de la crise nord
américaine
RELÂCHEMENT DE LA
RÈGLEMENTATION FINANCIÈRE
AGENCES FÉFÉRALES
• Abandon de la séparation banque
commerciale / Banque d’investissement
Freddie Mac, Fannie Mae
• Légèreté du contrôle des banques
d’investissement
Pression à une prise de risque accrue
en réponse à l’explosion du marché
hypothécaire
• Absence de règle concernant
la titrisation
Degrés de liberté
accrus
Soutien indirect à
l’explosion des
subprimes
EXPLOSION DE L’OFFRE
CRISE D’ABORD
HYPOTHÉCAIRE
PUIS SYSTÈMIQUE
EXPLOSION DE LA DEMANDE
Intérêt fiscal à
l’endettement
Incitation à la prise
de risque
SYSTÈME FISCAL
SYSTÈME JURIDIQUE
Déductibilité des charges d’intérêt
Intérêt à faire défaut car non
poursuite
Source : Robert Boyer, (2010), déjà cité.
Après le silence des régulateurs, une avalanche
de propositions
La configuration canadienne pourrait suggérer qu’il suffirait de revenir au statu
quo de l’âge d’or. Or, cette option est rendue difficile pour les pouvoirs publics
qui ont très largement ouvert et libéralisé leur système financier. Comment
tenir compte de l’état présent de la finance à l’échelle internationale ? Une
fois la crise ouverte, les propositions de réforme se sont multipliées dans un
grand nombre de domaines, au point qu’il est complexe de les hiérarchiser.
Pour nombre de macroéconomistes, la politique monétaire de bas taux d’intérêt a joué un rôle déterminant dans la genèse d’une succession de bulles
spéculatives. Ils proposent donc de tenir compte de l’inflation des actifs financiers et immobiliers dans la conduite de la politique monétaire, quitte à faire
un usage beaucoup plus dynamique des coefficients de réserve, variables selon
la contrepartie du crédit et la conjoncture générale. D’autres s’attachent à
39
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
minimiser l’ampleur du soutien public au sauvetage des banques et proposent
une nouvelle procédure de résolution de l’insolvabilité d’une entité financière qui serait intermédiaire entre faillite typique et sauvetage public. Un
petit nombre d’analystes continuent à considérer que ce sont les garanties
publiques qui conduisent aux crises et qu’il convient donc de les supprimer.
Par exemple, puisque les agences de notation ont failli dans leur tâche
d’anticipation des crises, pourquoi ne pas supprimer leur recours dans la
gestion des fonds collectifs ? Comme l’illustre le contraste entre les États-Unis
et le Canada quant à la déductibilité des charges d’intérêt liées à l’acquisition
d’un logement, le système fiscal pourrait être révisé afin de réduire l’attrait
du crédit au détriment de la formation d’épargne. De même, un relèvement
du taux de taxation des plus-values financières de court terme ne serait pas
sans influence sur les incitations à la spéculation. Autant de mesures qui ne
sont pas directement liées à une « re-réglementation », mais qui pourraient
avoir des conséquences significatives sur la fréquence et l’ampleur des crises
financières (cf. tableau 4).
Tableau 4 – Quelques propositions de réformes visant à éviter les crises
financières : la monnaie, le droit, la fiscalité
DOMAINE
IIMPACT
ATTENDU
EFFICACITÉ
ACCEPTABILITÉ
POLITIQUE
ET PRATIQUE
1. Politique monétaire
Lutter contre l’inflation
des actifs
Limitation des emballements Suppose de nouveaux
spéculatifs
instruments (coefficient
de réserve variable selon
le crédit, etc.)
Mise en doute par experts
et analystes
2. Système juridique
Créer une procédure
Limiter l’implication
de résolution entre la faillite des finances publiques
et le sauvetage
dans le sauvetage d’entités
imprudentes
Résolution plus que
prévention des crises
Difficile à organiser
Supprimer toute garantie
publique à la finance
Élimination de l’aléa moral
à l’origine des crises
Largement théorique car
Problématique tant pour
récurrence de l’intervention les citoyens (la confiance)
publique
que pour les entités
financières
Limitation et codification
des bonus
Atténuation de la prise
de risque par les financiers
Problématique, car pas
de responsabilité majeure
dans la crise
Soutien des citoyens
et usagers de la finance
mais forte opposition
des bénéficiaires
Taxation élevée
des plus-values financières
de court terme
Effet indirect sur
les incitations et la prise
de risque
Modérée mais significative
Favorable à la réduction
des inégalités
Une mesure modeste
mais utile (Canada)
Possible opposition
en l’absence de réforme
d’ensemble du système fiscal
3. Système fiscal
Suppression
de la déduction
des charges d’intérêt
du revenu imposable
Source : Robert Boyer.
40
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
Il est exclu de dresser la liste complète de toutes les propositions de
réforme des systèmes financiers, mais trois d’entre elles méritent plus ample
réflexion.
L’explosion d’un système bancaire hors de toute réglementation publique,
mais faisant un appel massif au crédit, est désormais considérée comme l’un
des facteurs clés de la crise des subprimes. Il est donc tentant de revenir à une
claire séparation du système bancaire qui a accès à la liquidité de la Banque
Centrale, et à la garantie des dépôts par rapport aux entités spécialisées dans
les stratégies de gestion de portefeuilles. Le retour au Glass Steagal Act (22)
est suggéré tant par un ancien banquier central Paul Volcker, que par des
spécialistes des systèmes financiers (23).
D’autres économistes s’inquiètent de l’impact de la concentration financière
sur l’ampleur des crises et proposent de limiter la taille maximale d’une entité
financière, ce qui revient à organiser le découpage des plus puissantes banques
contemporaines. La tâche n’est pas simple car au « too big to fail » correspond le « too clubby to fail » qui insiste sur le pouvoir acquis par les réseaux
financiers dans la conduite de la politique réglementaire des gouvernements.
La crise des subprimes a aussi mis en évidence la nécessité de compléter
les techniques d’analyse du risque au plan microéconomique par la prise en
compte des risques de stabilité systémique. Mais faut-il que chaque pays ait
sa propre agence de surveillance financière ou, compte tenu des risques de
contagion, ne devrait-elle pas être d’emblée multinationale (cf. tableau 5) ?
Le niveau international est déterminant quant au contrôle des paradis fiscaux
dont une tentative de contrôle a fait l’objet d’un accord de principe des deux
premières rencontres du G20 à Londres, puis à Pittsburgh en 2009. Cependant, tout comme pour les bonus, la responsabilité des paradis fiscaux dans la
genèse de la crise est loin d’être établie, même si elle focalise l’attention de
l’opinion publique et des ministres des Finances. Il en est de même pour les
Hedge funds, élément essentiel du système bancaire fantôme qui a conduit à
la crise : les propositions concernent leur réinsertion dans le domaine de la
réglementation, en adéquation avec l’impératif de transparence. L’interdiction
des produits dérivés « Over the counter » ou, à défaut, la standardisation d’un
petit nombre de produits dérivés faisant l’objet de transactions publiques
constituent des mesures logiques lorsqu’on reconnaît leur responsabilité dans
la genèse de la crise des subprimes. Enfin, si l’on prend au sérieux le fait que
la mobilité internationale du capital n’a cessé de provoquer des crises des
systèmes financiers et économies nationales, la proposition d’une taxation
légère mais efficace des transactions financières, telle la taxe Tobin, devient
à nouveau envisageable. Elle a par exemple été proposée par le responsable
anglais de l’Agence de stabilité financière, et une mesure équivalente a été
22. À la suite de la crise américaine de 1929, cet acte a procédé à la séparation entre banques commerciales appartenant au système
de réserve fédéral et banques d’investissement non couvertes. Le plan de sauvetage mis en œuvre par Henry Paulson en 2008 est
revenu sur cette séparation en incorporant les banques d’investissement à des holdings financiers ayant accès au soutien tant du Trésor
Américain, que de la Banque Centrale.
23. Laurence J. Kotlikoff, Jimmy Stewart is dead, John Wiley & Sons, Inc, Hoboken NJ., 2010.
41
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
adoptée au début de l’année 2010 par le Brésil concernant les entrées de
capitaux.
Toutes ces propositions ont tout autant de mérites que de limites et de
contraintes dans leurs potentielles mises en œuvre. Il importe donc de sélectionner les plus pertinentes, mais aussi de récapituler les arguments en faveur
d’une possible efficacité de certaines réglementations.
Tableau 5 – Quelques propositions de réformes visant à éviter les crises
financières : système financier et système international
DOMAINE
IMPACT
ATTENDU
EFFICACITÉ
ACCEPTABILITÉ
POLITIQUE
ET PRATIQUE
1. Structures du système financier
Retour à Glass Steagal Act
Éviter qu’une spéculation
entraîne une crise bancaire
Forte de 1933 aux années
soixante-dix
Doutes sur la possibilité de
séparation des deux entités
Limitation de la taille des
entités (« Too big to fail »)
Éviter un effet domino
de l’effondrement
d’une grande entité
Problématique
Création d’une agence
en charge de la stabilité
financière systémique
Détecter le passage
de la fragilité à la crise
financière
Quels instruments
pour enrayer le processus ?
Autorité indépendante
ou rattachement à la Banque
Centrale ?
Réduction des effets
amplificateurs
des spéculations et crises
Une responsabilité indirecte
dans la crise de 2008
Un certain rôle
de bouc émissaire
Disciplinarisation des paradis Retour à un principe
fiscaux et financiers
de transparence
Difficile à évaluer,
pas de rôle direct
Accord du G20 mais
des résistances
Taxe Tobin
Grain de sable
dans les rouages
de la spéculation
Rarement expérimentée
mais possible efficacité
Opposition des financiers
Mise en œuvre par certains
gouvernements (Brésil)
Interdiction des produits
dérivés OTC25
Éviter la répétition
de la crise des subprimes
Significative mais possible
déplacement de l’innovation
financière
Forte opposition
des grandes entités
financières
2. Marché et international
Réglementation /
interdiction des Hedge
funds24
Source : Robert Boyer.
Vers un renouveau de la réglementation
financière
Il est important de faire le point sur le débat entre les tenants d’un laisserfaire sur les marchés financiers et les partisans (experts et économistes) de
l’encadrement d’une finance par essence instable (cf. tableau 6).
24. Cf. glossaire.
25. « Over the counter » signifie que la transaction est conclue directement entre le vendeur et l’acheteur sans aucune information
publique.
42
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
Un argument clé des tenants du laisser-faire consiste à dire que le processus
de croissance serait consubstantiel à l’innovation financière, d’un point de
vue tant théorique qu’historique. Or, la crise des subprimes, tout comme celle
de l’Internet, le démentent foncièrement. Dans le premier cas, l’innovation
a favorisé la prédation de la finance plus que l’efficacité de l’allocation du
capital : surinvestissement dans la finance, attraction des talents par Wall
Street au détriment d’usages plus diversifiés et plus utiles à l’ensemble de
l’économie, considérable surproduction de logements et ampleur des coûts
publics de sauvetage du système bancaire. Déjà, lors de la bulle Internet, les
introductions en bourse de jeunes pousses immatures, le transfert de capital
d’industries mûres et profitables vers des entreprises réputées plus prometteuses mais criblées de déficits et l’extrême liquidité du Nasdaq avaient
plutôt favorisé le gaspillage du capital. Il est assez significatif que le coût de
ces deux épisodes soit totalement passé sous silence par les tenants de la
liberté de la finance, alors que c’est bien sûr l’argument clé qui justifie sa
« re-réglementation ».
Un autre postulat des fondamentalistes du marché souligne le risque que
ferait courir l’aléa moral quant à la répétition de crises de plus en plus
sévères. Les tenants de cette théorie ressemblent à ces médecins de Molière
qui décident d’une saignée pour le bien du malade, quitte à le faire mourir.
Quid si, du fait de l’application de ce principe, le système financier et l’économie tout entière s’effondrent ? Après tout, c’était la position du Gouverneur de la Banque centrale britannique face à l’effondrement de Northern
Rock. Il lui fallut se rendre à l’évidence, l’économie tout entière risquait
d’être emportée par l’application rigide de cette louable morale que l’on
peut traduire ainsi : « il faut punir les spéculateurs en les laissant faire faillite
pour donner une bonne leçon à ceux qui dans le futur seraient tentés de
les imiter ». En réponse au principe du « too big to fail », des spécialistes
Photo de groupe durant le sommet du G20, le 2 avril 2009, à Londres.
43
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
ont proposé diverses stratégies pour enrayer ce risque avant même que le
danger devienne manifeste (26).
Une troisième position invoque que l’autorégulation par les acteurs euxmêmes du marché est bien plus efficace qu’une réglementation imposée
de l’extérieur par les autorités publiques, peu au fait des derniers développements de la finance. C’est au contraire la quasi totale liberté laissée aux
grandes banques d’investissement de Wall Street qui a généré la crise des
subprimes. Chaque acteur privé a exploité au mieux ses possibilités de profits,
la prévention de l’instabilité financière n’entrant pas dans ses objectifs. C’est
l’apanage des autorités publiques que d’imposer des réglementations pour
éviter que la recherche effrénée du profit ne débouche sur la paralysie et
l’effondrement du système financier dans son ensemble.
Tableau 6 – Les arguments croisés des tenants du laisser-faire et des
tenants d’un encadrement strict de la finance
Il ne faut pas
encadrer la finance
car
Les objections
des tenants
de l’intervention
Il faut encadrer
la finance
car
Les objections
des fondamentalistes
du marché
La réglementation va tarir
L’âge d’or des Trente
l’innovation financière, donc Glorieuses montre
la croissance
la possibilité d’une
réglementation favorable
à la croissance
Les externalités
de la finance, positives
comme négatives, appellent
l’intervention collective
Les financiers vont
imposer leurs pratiques
aux régulateurs
en charge des intérêts
de la collectivité, mais moins
informés
La garantie publique
va créer un aléa moral
conduisant à la crise
Le sauvetage des banques
d’investissement constitue
un danger du même type
Les failles des marchés
financiers : une évidence
après la crise des subprimes
L’intervention de l’État
a elle-même des limites
Le coût excessif
de la réglementation
et son inefficacité
Les coûts des crises
financières sont bien
supérieurs
La finance n’a, en général,
qu’une contribution
modeste à la croissance
Sans mobilité du capital
de secteur à secteur, pas
de croissance
L’autorégulation par
Échec patent de l’auto
la profession est supérieure organisation de la City
à la réglementation
et de Wall Street
La plupart des autres
innovations font l’objet
d’un contrôle
de la collectivité
La finance doit rester
guidée par la recherche
du profit privé
Seul le privé connaît
les subtilités de la finance
Quid de son incapacité
à évaluer les produits
dérivés toxiques…
et de son appel à l’État !
L’État peut acquérir
les compétences
lui permettant d’encadrer
la finance
L’État sera toujours
en retard d’une innovation
et d’une crise
L’alternative au marché
est le Gosplan
Un spectre complet
d’économies mixtes
aux performances variées
Sans innovation financière
pas de croissance
Les innovations
organisationnelles,
institutionnelles,
technologiques au cœur
de la croissance
Source : Robert Boyer (2010), déjà cité.
26. Gary H. Stern and Ron J. Feldman, Too Big To Fail.The hazards of bank bailouts, Brookings Institution Press, Washington, D.C., 2004.
44
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
Un quatrième argument avance que, tenter de contrôler Wall Street c’est
retourner au Gosplan (27), en conduisant à l’équivalent de l’effondrement de
l’économie soviétique. Dans l’arc-en-ciel des configurations du capitalisme,
seulement deux modalités seraient possibles : le laisser-faire intégral ou l’interventionnisme du « tout État ». Ceux qui professent cette opinion devraient
relire John Maynard Keynes : pour lui l’enjeu de la crise des années trente
était déjà de trouver le bon équilibre entre les forces du marché et une intervention publique restaurant la stabilité économique globale et un principe de
justice sociale. De fait, depuis la seconde guerre mondiale, c’est un spectre
complet d’économies mixtes qui ont permis le redressement de l’Europe, du
Japon et des États-Unis.
Enfin, la finance serait bien trop compliquée pour que l’État puisse intervenir !
Mais alors, pourquoi faire appel à lui pour restaurer la confiance dans les relations interbancaires, pour racheter les produits dérivés dont le secteur privé
ne peut plus évaluer le prix, ou encore pour recapitaliser les banques face à
leurs énormes erreurs d’évaluation de leurs actifs ? Si l’on appliquait à la lettre
ce principe, il faudrait immédiatement ôter tout pouvoir à ceux des grands
banquiers qui ont précipité la faillite de leur établissement, preuve qu’ils ne
contrôlaient en rien les arcanes de la finance moderne ! On pourrait avancer
une proposition quelque peu ironique : face à l’énorme surcapacité en matière
de compétence financière, pourquoi les agences de régulation publique et
l’État n’engageraient-ils pas une nouvelle génération de contrôleurs de l’activité financière ? Au fait des dernières techniques et capables d’en inventer de
nouvelles, ils s’attacheraient non plus à générer des profits de papier, mais à
vérifier la compatibilité des innovations financières avec l’exigence d’efficacité
dans l’allocation du capital et de stabilité financière globale.
Autant d’arguments qui justifient une réappropriation par la collectivité nationale et internationale de l’encadrement de la finance car, laissée à elle-même,
elle est si puissante qu’elle finit presque toujours par précipiter une crise
économique globale. Ainsi, les tenants du laisser-faire financier voient fort
bien la paille dans l’œil des interventionnistes – la réglementation peut-être
imparfaite et induire de nouveaux déséquilibres – mais ne remarquent pas
la poutre qui oblitère leur vision, à savoir qu’une finance sans contrôle est
source de crises systémiques et structurelles majeures.
Réglementation et régulation :
des questions éminemment politiques
On quitte ainsi le champ de l’expertise technique en matière de finance et
d’économie, pour aborder le domaine de l’économie politique, ou plus simplement encore, du politique. Comme dans toutes les grandes crises antérieures,
27. Le Gosplan était l’organisme d’État soviétique chargé de définir et de planifier les objectifs économiques et industriels à atteindre.
45
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
il est spécialement difficile d’émettre le moindre pronostic. Néanmoins, il est
un enseignement qui réhabilite la proposition de « re-réglementation » : des
stratégies impensables à la veille de la crise deviennent brutalement possibles,
voire même la norme de la « bonne politique » ! Ce basculement est d’ores
et déjà intervenu à propos du rôle de l’État. À l’été 2008, qui pouvait pronostiquer l’explosion des garanties publiques accordées au secteur financier ?
C’était un événement d’autant plus improbable que la contrainte budgétaire
était supposée empêcher toute dépense publique supplémentaire. Que tarde
la sortie de crise et que s’approfondissent les conflits sociaux et les déséquilibres géopolitiques, il se peut que la vision esquissée acquière alors une
certaine pertinence, voire qu’elle devienne orthodoxie (28).
Le printemps 2010 marque l’entrée dans une nouvelle phase de la crise : la
finance internationale se met à spéculer sur le défaut de la dette publique des
pays les plus faibles de la zone euro, oubliant ainsi que cet endettement excessif
est pour une large part la conséquence du sauvetage des systèmes financiers
nationaux et des efforts de relance pour enrayer les risques de dépression
liés à l’éclatement de la bulle des subprimes. Pour nombre de gouvernements,
discipliner la finance devient une des tâches les plus urgentes, au-delà même
de la nécessité d’une remise en ordre des finances publiques.
28. Patrick Artus, Olivier Pastré, Sorties de crise. Ce qu’on ne nous dit pas. Ce qui nous attend, Éditions Perrin, 2009, cf. www.editions-perrin.fr.
46
LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ?
Dossie
r
Glossaire
Agence de notation : société commerciale dont l’activité consiste à attribuer
des notes aux titres de créance émis par
les collectivités publiques, les entreprises,
les banques ou n’importe quel emprunteur.
La note attribuée reflète la solvabilité de
l’emprunteur. Les agences de notation sont
censées accroître la transparence sur les
marchés financiers.
Aléa moral : phénomène qui se produit
lorsque la fourniture d’une garantie contre
un risque encourage un comportement
plus risqué. Plus généralement, ce problème
se rencontre dans les situations où il existe
un défaut d’information entre deux agents
économiques lors de la passation d’un
contrat. L’aléa ou le risque moral (moral
hazard) intervient alors quand un agent
peut ne pas respecter ses engagements
et que le co-contractant est dans l’impossibilité de déterminer la responsabilité ou
non de son partenaire. On peut citer l’attitude d’institutions financières qui prennent
consciemment des risques supplémentaires
(par exemple des placements douteux)
lorsqu’elles sont en mesure d’en faire socialiser les pertes (par exemple sauvetage par
le FMI, impôt supplémentaire, etc.). Ainsi les
assurés prendront davantage de risques s’ils
sont mieux couverts par leur assurance.
Crédit subprime : crédit octroyé aux
États-Unis à un emprunteur présentant un
profil de risque défavorable, fréquemment à
taux variable et présentant peu de garanties
pour le créancier.
Hedge funds : ils sont gérés de manière
à réaliser la performance maximale grâce
à une prise de risque considérable qui fait
appel à des effets de levier extrêmement
élevés lors de la bulle des subprimes. Beaucoup de hedge funds sont établis dans des
paradis fiscaux.
Liquidité : ce concept recouvre trois
définitions différentes. On dit d’un marché
qu’il est liquide lorsque des agents peuvent
acheter ou vendre un actif coté sur ce
marché sans délai ni coût et sans faire
changer son prix. Il ne faut pas confondre
cette liquidité de marché avec la liquidité d’une entreprise, qui traduit sa capacité à honorer ses échéances financières
et à obtenir des financements en cas de
besoin. Enfin, la liquidité d’un actif signifie
sa qualité à être transformé à tout moment
en monnaie sans perte de valeur ni délai.
Un actif parfaitement liquide peut donc
permettre de procéder à toutes les transactions économiques souhaitées. L’actif le
plus liquide dans une économie est bien
entendu la monnaie (pièces, billets, dépôts
en compte courant).
Titrisation : technique financière consistant à transformer des créances en titres
financiers pour les vendre à des investisseurs sur le marché et à leur transférer,
ce faisant, le risque de crédit associé aux
créances sous-jacentes.
Swap : terme anglais (crédit croisé) qui
désigne, dans le langage courant, un échange
de flux financiers (calculés à partir d’un
montant théorique de référence appelé
notionnel) entre deux entités pendant une
certaine période de temps. Contrairement
aux échanges d’actifs financiers, les échanges
de flux financiers sont des instruments de
gré à gré sans incidence sur le bilan, qui
permettent de modifier des conditions de
taux ou de devises (ou des deux simultanément), d’actifs et de passifs actuels ou
futurs (ex. : échange d’emprunts à taux d’intérêt variable contre devises ou contre un
emprunt à taux d’intérêt fixe).
D’après notamment Nicolas Couderc
et Olivia Montel-Dumont, Des subprimes à la récession,
comprendre la crise, collection L’Actu facile,
la Documentation française, 2009.
47
Repenser le rôle de l’État
dans la croissance :
perspectives
d’après-crise (1)
PHILIPPE AGHION,
professeur d’économie à l’Université d’Harvard
JULIA CAGE,
doctorante à l’École d’économie de Paris et à l’Université d’Harvard
epuis le début des années quatre-vingt, parmi de
nombreux économistes et décideurs politiques domine
l’idée selon laquelle le rôle de l’État doit être minimum afin de ne pas
entraver la croissance économique, cette dernière reposant pour
l’essentiel sur le dynamisme des marchés et des entreprises privées. La
crise économique et financière de ces trois dernières années est venue
secouer ce dogme néolibéral, en suggérant au contraire que l’État est
indispensable, non seulement pour réglementer les marchés financiers
– et ainsi prévenir de nouvelles crises systémiques –, mais également
pour limiter l’impact négatif des récessions sur les citoyens et sur les
entreprises, et pour créer des bases sociales solides permettant la
maîtrise des déficits publics.
D
Crise de 1929 et émergence
de l’État-providence
Au sortir de la première guerre mondiale, la philosophie dominante en France
est celle de l’État minimal. Autrement dit, d’un État réduit à ses fonctions
régaliennes : le maintien de la sécurité extérieure ; la garantie de la sécurité
intérieure et de l’ordre public ; la définition du droit et le rendu de la justice ;
et la détention de la souveraineté économique et financière avec l’émission de
1. Cet article doit beaucoup à de nombreuses discussions avec Elie Cohen.
48
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Dossie
r
la monnaie. Seule l’intervention dans le domaine de l’éducation, avec les lois
Jules Ferry sur l’école votées en 1881-1882 – lois qui rendent l’école publique
gratuite, obligatoire et laïque –, témoigne d’une extension du rôle de l’État à
un secteur social.
Suite à la crise de 1929 (2), et surtout au lendemain de la seconde guerre
mondiale, émerge en France mais également dans d’autres pays développés une
nouvelle conception de l’État, celle de l’État-providence. Cette crise marque
ainsi, aux États-Unis, le développement de la régulation bancaire et, en Europe,
un engagement très important des pouvoirs publics dans le secteur bancaire,
avec par exemple la nationalisation de banques en France, ou le rôle central
dans le financement de l’industrie donné par l’État aux banques commerciales
en Allemagne. L’État, selon cette conception, garantit non seulement l’ordre et
la stabilité, mais prend également en charge la protection sociale, autrement
dit les quatre « risques » que sont la maladie, la vieillesse, la famille et les accidents du travail dans un premier temps, l’assurance chômage n’étant mise en
place que plus tard. Trois ordonnances sont votées dès 1945 (3), la première
organisant le nouveau régime de sécurité sociale, la seconde portant sur les
différentes prestations, et la troisième abrogeant la charte de la mutualité
de 1898 et définissant le rôle complémentaire de la sécurité sociale que les
mutuelles pourront jouer. Par ailleurs, l’État devient certes un État social, mais
également un État fortement interventionniste dans l’économie, avec la nationalisation de grandes entreprises (comme Renault, la distribution du gaz et
de l’électricité, les houillères ou encore les grandes banques de dépôts). Les
années 1950 et 1960 vont ainsi être celles de l’âge d’or du keynésianisme et
de l’État-providence.
L’État face aux chocs pétroliers
Vers la fin des années 1970, face à un essoufflement de la croissance et à la
suite des deux chocs pétroliers, ainsi que pour pouvoir mieux faire face aux
défis de la mondialisation, plusieurs pays occidentaux – à commencer par
les États-Unis de Reagan et l’Angleterre de Thatcher – engagent une dynamique de déréglementation, de flexibilisation et de désengagement de l’État.
S’ouvre ainsi une troisième ère : celle de la fin de l’État interventionniste
et du retour en force des marchés, dans le cadre de ce que l’on a appelé le
tournant néolibéral. Dans les années 1980, les principes d’autorégulation des
marchés deviennent hégémoniques, en particulier aux États-Unis avec la déréglementation des télécommunications, des services postaux et de l’énergie.
2. C’est dès 1928-1930, c’est-à-dire bien avant la seconde guerre mondiale, que sont votées en France les assurances sociales maladie et
vieillesse, et en 1932 les allocations familiales. Les États-Unis, eux, créent un salaire minimum dès 1938, avec le Fair Labor Standard Acts.
3. Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale. Ordonnance n° 45-2453 du 19 octobre 1945
modifiant et codifiant la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et adaptant cette législation à l’organisation de la sécurité sociale. Ordonnance n° 45-1747 du 6 août 1945 Transformations d’emplois au ministère du Travail et de la Sécurité
sociale.
49
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Symbolique est à cet égard le mouvement de libéralisation des marchés financiers. Comme le souligne Elie Cohen (4), celui-ci commence avec deux évènements fondateurs de part et d’autre de l’Atlantique. Le premier consiste en
la libéralisation de la rémunération de l’épargne et des dépôts aux États-Unis
– avec la suppression par les lois bancaires américaines de 1980 des taux d’intérêt réglementés consentis par les institutions financières américaines, introduisant ainsi la concurrence entre ces diverses entités autrefois séparées (5).
Le second est le « big bang (6) » de la place de Londres en 1986, avec la mise
en place d’un nouveau cadre légal qui autorise les entreprises étrangères à
prendre pied sur les marchés londoniens, supprime les commissions fixes qui
étaient prélevées sur les échanges de titres financiers, abolit la séparation
entre les agents de change et les teneurs de marché, et institue les cotations
électroniques.
Mais ce mouvement de déréglementation n’est pas l’apanage des pays anglosaxons. En France, les lois bancaires de 1984-1985 (7) (sous le Gouvernement
de Pierre Bérégovoy) suppriment l’encadrement du crédit et font disparaître
les prêts bonifiés. Avec la déréglementation financière de 1986, la France
entre à son tour dans l’ère de la « finance de marché ». Plusieurs mouvements de privatisation totale ou partielle interviennent d’ailleurs également
à cette époque.
Repenser l’État dans le contexte
de crise actuel
Il ne s’agit pas ici de dénoncer le tournant néolibéral comme la plus grosse
erreur économique du XXe siècle. Certaines des mesures qui ont été prises
étaient en partie justifiées par la nécessité de passer d’une économie d’imitation ou de rattrapage (celle de la France au sortir de la seconde guerre
mondiale) à une économie d’innovation, requérant davantage de flexibilité, de
concurrence, de mobilité et d’initiative privée que l’imitation (8). Cependant, de
nombreux gouvernements, y compris sociaux-démocrates, ont eu tendance à
4. Elie Cohen, Penser la crise, Paris, Fayard, 2010.
5. En mars 1980, la loi sur la libéralisation financière (Depository Institutions Deregulation and Monetary Control Act) entraîne l’abrogation de la
« réglementation Q » qui, depuis 1960, plafonnait le taux d’intérêt sur les dépôts bancaires, et libéralise plus généralement les taux d’intérêt des institutions financières. Elle introduit par ailleurs le jeu de la concurrence des institutions de crédits protégées jusqu’alors par les
limitations géographiques, et affaiblit la supervision des caisses d’épargne américaines qui commencent aussi à être déréglementées.
6. Le « big bang » désigne l’ensemble des mesures de libéralisation des marchés financiers prises en Grande-Bretagne durant l’année 1986,
et plus précisément le 27 octobre de cette année-là.
7. Loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 bancaire relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit et la loi sur la déréglementation
financière de 1986.
8. Des études ont ainsi montré que l’innovation a besoin de davantage de concurrence sur le marché des biens, de flexibilité sur le marché
du travail, et de financement externe et de capital risque. Selon le Rapport Sapir, l’origine des médiocres performances économiques
de l’Union européenne se trouve avant tout dans la présence d’institutions comme la protection de l’emploi ou la réglementation des
marchés de produits qui, bien que parfaitement adaptées à la période de rattrapage de l’après-guerre, ne conviendraient plus à une
période caractérisée par la mondialisation et une intensification de la concurrence (A. Sapir (dir.), An Agenda for the Growing Europe. The
Sapir Report, Oxford, Oxford University Press, 2004). Autrement dit, à une période où il ne s’agit plus d’imiter pour rattraper, mais où
il faut innover.
50
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Dossie
r
identifier besoin de flexibilité et réduction du rôle de l’État. La crise financière
actuelle est alors venue secouer cette fausse évidence, en montrant comment
la situation peut dégénérer lorsque l’État n’est pas présent pour réguler les
marchés et les établissements financiers, pour stimuler des secteurs économiques étranglés par le rationnement du crédit, et pour soutenir l’emploi
et le revenu des ménages dans les différentes phases du cycle économique.
Le passage d’une économie d’imitation à une économie d’innovation, et la
nécessaire évolution vers davantage de flexibilité des marchés des biens et
du travail, n’implique pas qu’il faille réduire le rôle de l’État, mais plutôt le
repenser. Autrement dit, ce n’est pas de « moins d’État » dont nous avons
besoin, c’est de « l’État autrement ». Et d’un « État intelligent (9) ».
Nous pensons que l’État doit jouer aujourd’hui trois rôles essentiels :
– celui de régulateur, pour prévenir les crises d’une part – à l’aide de la réglementation –, et limiter d’autre part leur impact négatif lorsqu’elles se produisent, à travers les stabilisateurs automatiques et des politiques industrielles et
macroéconomiques contra-cycliques ;
– celui de garant du contrat social, autrement dit d’un pacte économique et
social qui permette à l’État de légitimer la maîtrise des déficits publics, et ce
en assurant une juste répartition de l’effort et le maintien d’un climat social
tel que cette maîtrise soit acceptée par tous ;
– et enfin celui de catalyseur du savoir et de l’innovation, pour créer les conditions d’une croissance soutenue dans le long terme et garantir une sortie de
crise durable.
L’État régulateur : prévenir et guérir
L’État doit intervenir ex ante et ex post. Ex ante, parce que l’État régulateur doit
prévenir les crises. Ex post, parce que si elles adviennent malgré tout, il doit en
limiter l’impact négatif.
Penser l’État comme nécessaire acteur de la prévention des crises n’est pas
aussi simple qu’il pourrait apparaître au premier abord. Par exemple, quelle
doit être son attitude à l’égard d’institutions financières dont on sait qu’elles
ne peuvent pas faire faillite sans mettre en cause la stabilité de l’ensemble du
système financier parce qu’elles sont too big to fail ? Autrement dit, comment
l’État doit-il réagir face à des banques qui savent par avance qu’en cas de
difficultés, l’État sera là pour les sauver de façon à éviter un risque systémique
(autrement dit pour éviter de reproduire le scénario catastrophe qui a fait
suite à la décision de l’administration Bush de laisser Lehman Brothers faire
faillite « pour l’exemple ») ? Notre position, c’est que dans de telles situations,
9. Pour reprendre les mots d’Anthony Giddens dans son article « New Labour : de l’ascension à la chute », paru dans Le Monde le 15 mai
2010. À travers nos trois conceptions du rôle de l’État, nous apportons d’une certaine manière des premières pistes de réponse au défi
auquel doit selon lui répondre le New Labour aujourd’hui – celui de « préserver et d’améliorer la flexibilité et la créativité qu’engendrent les marchés tout en orientant ces qualités vers des objectifs à long terme socialement souhaitables ». Nous présentons ainsi des
orientations possibles pour la mise en place d’un new New Labour.
51
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
l’État a le droit et le devoir d’intervenir pour sauver ces banques du risque de
faillite. Mais cela ne doit pas se faire sans contrepartie, notamment sans l’imposition de réglementations sur la structure financière des banques, ou sur
celle des rémunérations de leurs employés. Autrement dit, si ces institutions
sont too big to fail, elles ne doivent pas pour autant être considérées comme
« too big to be restructured », pour reprendre l’expression utilisée plusieurs fois
par l’économiste Joseph Stiglitz.
Ainsi, le plan de sauvetage des banques mis en place par Gordon Brown en
Angleterre en octobre 2008 s’est accompagné de modalités contraignantes :
l’émission de titres de dette bancaire à court et moyen terme a été garantie par
le Trésor britannique en échange d’une augmentation de capital des banques,
et de celle de leur ratio de solvabilité. De plus, quand l’État a souscrit luimême à une augmentation de capital – ce qui a été le cas pour la Royal Bank
of Scotland, HBOS et Lloyds TSB –, les banques ont dû accepter des critères
assez contraignants en matière de rémunération des dirigeants, de versement
des dividendes, mais aussi concernant les prêts immobiliers et ceux accordés
aux PME. De même, aux États-Unis, si la loi a été modifiée afin de permettre
au Trésor d’entrer dans le capital des banques qui le souhaitaient, cela s’est
fait en échange de l’acceptation par les banques du respect des limites concernant les rémunérations des dirigeants et de l’impossibilité d’augmenter les
dividendes versés sans l’autorisation du Trésor pendant trois ans (10).
Le rôle d’un État régulateur consiste également à réduire l’impact négatif des
crises. À l’aide de la protection sociale d’une part, pour limiter les baisses
de pouvoir d’achat et surtout la chute dans la pauvreté des personnes les
plus fragilisées. À l’aide de la relance économique d’autre part, pour faire
redémarrer la « machine économique » au plus vite et éviter que la baisse de
croissance conjoncturelle ne se transforme à terme en une baisse de croissance structurelle. Plusieurs études récentes (11) montrent en particulier que
dans des économies où le crédit est rationné, autrement dit où les entreprises
ne peuvent pas emprunter à la mesure de leurs besoins d’investissement,
des politiques budgétaires contra-cycliques – c’est-à-dire avec des déficits qui
augmentent en période de crise et se résorbent en période d’expansion –,
favorisent l’innovation et la croissance. L’explication est simple : en l’absence
d’aides de l’État, les entreprises qui souffrent d’un manque d’accès au crédit
sont obligées de couper dans leurs dépenses de recherche et développement
(R&D) pendant les récessions, ce qui les handicape considérablement dans la
course internationale à l’innovation. Ces mêmes entreprises bénéficient de
politiques monétaires plus souples en périodes de récessions.
10. Sur ce sujet, on pourra se référer à Elie Cohen, op. cit.
11. Voir Philippe Aghion et Peter Howitt, The Economics of Growth, The MIT Press, chapitre 13, 2009.
52
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Dossie
r
L’État face à la crise
Outre l’action déployée par la France au
sein des instances internationales (cf. les
sommets des pays du G20 des 1er et 2 avril
et des 24 et 25 septembre 2009 consacrés
à la réforme du système financier international), les pouvoirs publics, plutôt que de
recourir à l’impôt, ont mobilisé d’importants moyens financiers au service de la
relance, ce, par plusieurs biais :
– le Plan de relance, mis en œuvre au
début de 2009 et confié à un ministère
ad hoc, présente le bilan suivant : quelque
28 milliards d’euros ont été injectés dans
l’économie (soit plus de 80 % de l’enveloppe globale de 33 milliards prévue) au
bénéfice notamment de l’emploi (quelque
250 000 créés ou sauvegardés), de près
de 23 500 entreprises (dont 3,5 milliards
d’euros de prêts bancaires garantis par
Oséo (12)), du financement de plus de
100 000 nouveaux logements (prêt à taux
zéro doublé, rénovation urbaine…) et du
secteur automobile (550 000 primes à la
casse octroyées au 22 décembre). On peut
ajouter à cela des aides nouvelles (2 milliards
d’euros) pour consolider les fonds propres
des PME, annoncées le 5 octobre ;
– le Fonds stratégique d’investissement (FSI), un fonds souverain à la française
(cf. infra) ;
– l’annonce le 22 juin 2009, par le Président Sarkozy devant le Parlement réuni en
congrès à Versailles, du lancement d’une
consultation de trois mois dans le but de
définir les « priorités stratégiques pour
l’avenir » qui seraient financées par un
grand emprunt national, levé en 2010
sur les marchés financiers et/ou auprès des
particuliers. Le 26 août a été installée une
Commission présidée par Michel Rocard
et Alain Juppé, anciens Premiers ministres,
et chargée d’identifier ces priorités. Son
rapport, remis le 19 novembre, préconise
la levée de 35 milliards d’euros auprès des
marchés, sur la base de sept axes stratégiques : soutenir l’enseignement supérieur, la
recherche et l’innovation ; favoriser le développement des PME innovantes ; accélérer
le développement des sciences du vivant ;
développer les énergies décarbonées et
l’efficacité dans la gestion des ressources ;
faire émerger la ville de demain ; inventer
la mobilité du futur ; investir dans la société
numérique (13). Le 14 décembre, le président de la République, reprenant l’essentiel
de ces suggestions, a fixé les cinq priorités
devant bénéficier des 35 milliards d’euros
d’effort public total (soit un emprunt de
22 milliards d’euros levés sur les marchés
et 13 milliards provenant du remboursement par les banques des fonds prêtés
pendant la crise) : enseignement supérieur et formation (11 milliards d’euros) ;
recherche (8 milliards) ; industrie et PME
(6,5 milliards) ; numérique (4,5 milliards) ;
développement durable (5 milliards).
On notera aussi, toujours dans le but de
soutenir l’activité économique :
– la loi controversée n° 2009-974 du 10 août
2009 réaffirmant le principe du repos dominical (14) et visant à adapter les dérogations
à ce principe dans les communes et zones
touristiques et thermales ainsi que dans
certaines grandes agglomérations pour
les salariés volontaires. Celle-ci prévoit
l’ouverture des magasins le dimanche dans
deux types de zones : les zones touristiques et thermales, dans lesquelles le travail
du dimanche sera de droit, sans doublement du salaire ni repos compensateur ;
les périmètres d’usage de consommation
12. Établissement public national à caractère industriel et commercial créé par l’ordonnance n° 2005-722 du 29 juin 2005 ayant pour objet,
d’une part, de promouvoir et de soutenir l’innovation, notamment technologique, ainsi que de contribuer au transfert de technologies ;
et, d’autre part, de favoriser la création, le développement et le financement des petites et moyennes entreprises (PME).
13. Cf. Jérôme Creel, « Le grand emprunt », Regards sur l’actualité, n° 358, La Documentation française, Paris, février 2010.
14. En 2008, 28 % des salariés, soit 6,5 millions de personnes, ont travaillé le dimanche, dont 2,8 millions (soit 12 % contre 7,5 % en 2002)
de manière habituelle (Dares, Premières informations Premières synthèses, n° 42.1, octobre 2009).
53
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
exceptionnel (Puce), caractérisés par des
circonstances locales particulières marquées
par des usages de consommation de fin de
semaine et situés dans les unités urbaines
de plus d’un million d’habitants (Paris, AixMarseille et Lille). Dans ces zones, le travail
du dimanche reposera sur le volontariat,
avec en contrepartie au moins un doublement de la rémunération, ainsi qu’un repos
compensateur équivalent en temps (15) ;
– qu’à l’issue de sept années de négociation
auprès de la Commission européenne, la
France a obtenu que le taux de TVA soit
réduit à 5,5 % (au lieu de 19,6 %) dans la
restauration (hors boissons alcoolisées) à
compter du 1er juillet 2009. En contrepartie
de cette mesure, les professionnels du
secteur se sont engagés notamment, dans
le cadre d’un « contrat d’avenir » signé le
28 avril avec le ministère de l’Économie, à
créer 40 000 emplois en deux ans (16).
Enfin, le chef de l’État a dévoilé, le 27 octobre
2009, son plan d’aide aux agriculteurs,
d’un montant total de 1,65 milliard d’euros
(prêts bancaires bonifiés, allègement
des charges d’intérêts d’emprunt, aide à
la restructuration en 2009 et en 2010,
remboursement de la TIPP – taxe intérieure
sur les produits pétroliers –, etc.).
Le Fonds stratégique
d’investissement (FSI)
Le FSI est une société anonyme créée le
19 décembre 2008 et détenue à 51 % par
la Caisse des dépôts et consignations et à
49 % par l’État français. Il intervient en fonds
propres dans des entreprises françaises
porteuses de projets créateurs de valeur
et de compétitivité pour l’économie, afin
d’en stabiliser le capital. Le Fonds y prend
des participations minoritaires et a vocation
à intervenir seul ou en co-investissement.
Il doit disposer de 20 milliards d’euros de
dotation.
Très sollicité, notamment par des soustraitants automobiles en grande difficulté, il
détenait, à la fin décembre 2009, une part
non négligeable du capital de nombre de
grandes sociétés françaises (17). À telle
enseigne il a fait l’objet de critiques stigmatisant son protectionnisme déguisé, puisque
ces prises de participation, au reste pas
forcément fondées au plan économique,
sont considérées par d’aucuns comme
une façon de prémunir nombre de ces
entreprises contre l’éventuel « raid » d’un
prédateur étranger (18).
Le FSI représente une réponse originale à la
crise, même s’il ne constitue pas le premier
fonds souverain créé en France (le Fonds
de réserve pour les retraites a été mis en
place en 2001) et s’il ne « pèse » que très
peu face aux mastodontes de la péninsule
arabe, de Chine ou de Russie (certains
d’entre eux gèrent plus de 150 milliards de
dollars d’actifs).
À ce propos, le FSI a conclu, en mai 2009,
un accord avec un fonds souverain d’Abu
Dhabi, Mubadala Development Company
PJSC (Mubadala), en vue d’investissements
conjoints dans des entreprises françaises.
Attitude, là aussi, à rebours de pays comme
l’Allemagne, qui, quant à eux, manifestent
une grande méfiance à l’encontre de fonds
souverains étrangers perçus comme une
menace notamment pour leurs industries
stratégiques (énergie, télécommunications,
finance…).
15. On notera aussi que :
– le travail dominical doit être validé au sein de l’entreprise (par un accord collectif ou par un référendum) ;
– l’accord de chaque salarié doit être écrit et renouvelable tacitement chaque année ;
– ces dérogations au repos dominical ne s’appliquent pas à la grande distribution.
16. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), organe rattaché à la Cour des comptes, a estimé pour sa part que cette mesure
ne devrait permettre de créer que 6 000 emplois « à long terme ». En outre, selon une enquête de l’association de consommateurs Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV), seul un restaurant sur cinq aurait baissé ses prix
(cf. LaTribune, 9 octobre 2009).
17. Saur (services à l’environnement) : 38 % ; STX France Cruise (chantiers navals) : 33,30 % ; Eutelsat Communications (services par
satellite) : 26,12 % ; TDF (réseaux hertziens) : 23,80 % ; Séché Environnement (traitement et stockage des déchets) : 20 % ; Eiffage
(construction et concessions) : 19,28 % ; France Telecom : 13,67 %, etc.
18. Cf. par ex. « Patriotisme économique : un fonds stratégique, pour quoi faire ? », Alternatives économiques, n° 279, avril 2009.
54
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Comptes publics :
l’explosion des déficits
Inévitablement, l’irruption de la crise
économique a relégué au second plan
l’objectif, réaffirmé à maintes reprises, de
maîtrise des dépenses publiques acté par
la loi de programmation des finances publiques pour les années 2009 à 2012 (19). De
fait, l’ampleur des masses engagées dans le
cadre des mesures de relance et, parallèlement, le recul des recettes publiques lié au
ralentissement de l’activité, ont contribué
à creuser les déficits : ainsi, alors que la
loi de finances initiale pour 2009 prévoyait
un solde budgétaire négatif de 52 milliards
Dossie
r
d’euros, ce montant n’a cessé d’être revu à
la hausse pour se situer à 138 milliards, soit
7,9 % du PIB.
De fait, la dette de l’ensemble des administrations publiques s’est littéralement
envolée, le ratio dette/PIB devant s’établir à
73,9 % pour 2009 contre 68,1 % pour 2008
et 63,8 % pour 2007.
La France de 2009, collection Les Études n° 5 309,
La Documentation française, 2010, pp. 70-73
Patrick Devedjian, ministre chargé de la mise en œuvre du Plan de relance, s’exprime le 26 août 2009
à Paris, lors d’une conférence de presse sur le thème « Point d’étape du plan de relance ».
19. C’est sensiblement la même chose dans les autres pays membres de l’Union européenne, qui ont aussi enclenché une politique de
relance et connaissent une situation de leurs finances publiques extrêmement tendue [cf. instantané (NDLR)].
55
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Réduire les déficits publics
Alors que la zone euro est menacée par
une possible contagion de la tempête financière et économique grecque, le Premier
ministre français, François Fillon, annonce le
6 mai 2010, à l’issue d’un séminaire intergouvernemental sur les déficits, un gel des
dépenses publiques en valeur jusqu’en 2013,
avec pour objectif de réduire les dépenses
de fonctionnement et d’intervention de
10 %, dont 5 % dès 2011. Le Gouvernement
souhaite ramener le déficit à moins de 3 %
du PIB en 2013, comme l’indique le plan de
redressement adressé à Bruxelles.
Le 28 janvier 2010, le Gouvernement avait
déjà annoncé son intention de ramener
entre 0,5 et 1 % la progression annuelle des
dépenses en volume (en plus de l’inflation),
alors que le rythme moyen depuis 1980
est de 2,5 %. Par ailleurs, il envisageait
alors de nouvelles normes : progression
des dépenses d’assurance maladie abaissée
à 2 % par an, économies de 10 % en trois
ans pour l’État sur les dépenses de fonctionnement, norme indicative d’évolution
des dépenses des collectivités locales de
2 à 3 % au lieu de près de 6 % aujourd’hui.
La Révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme des retraites
s’inscrivent également dans cette stratégie
d’économie budgétaire.
Regards sur l’actualité
L’État garant du contrat social : condition nécessaire
à la maîtrise des déficits dans un contexte d’après-crise
Il y a aujourd’hui un consensus pour reconnaître qu’une sortie de crise durable
nécessite une réduction des déficits publics, afin que la crise bancaire ne se
transforme pas en crise des États. Toute la question est de savoir comment
y arriver.
Plusieurs études récentes, à commencer par l’ouvrage de Yann Algan et Pierre
Cahuc (20), ont fait le constat d’un degré de défiance élevé au sein de la
société française. Non seulement les citoyens n’ont pas confiance les uns
dans les autres – voire en eux-mêmes –, mais ils se méfient de leurs institutions, et un très mauvais climat persiste dans les entreprises. Or, des études
ont montré que la confiance et un bon climat dans les entreprises sont des
facteurs essentiels d’innovation et de croissance (21). Ainsi, là encore, l’État a
un rôle essentiel à jouer pour stimuler la croissance : favoriser le développement de la confiance entre les citoyens. Autrement dit, un rôle de promoteur
et de garant du contrat social.
Historiquement en France, l’État a toujours cherché à se substituer aux
acteurs sociaux. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le salaire minimum
est décidé en France par l’État et il s’applique de façon rigide, alors que les
pays scandinaves, à l’image de la Suède, n’ont pas de salaire minimum légal
20. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Éditions ENS Rue d’Ulm, 2007. On
pourra également se référer au livre d’Alain Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010.
21. On pourra se référer par exemple à Yann Algan et Pierre Cahuc, « Inherited Trust and Growth », à paraître dans l’American Economic
Review en 2010.
56
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Dossie
r
et pas d’extension légale automatique des planchers de salaire négociés. Les
planchers de salaire y sont déterminés dans le cadre de négociations collectives entre les syndicats, et ne s’appliquent qu’aux travailleurs couverts par
ces négociations collectives (22). La régulation étatique est donc beaucoup
plus forte en France que dans les pays scandinaves. Or, comme l’ont souligné
Philippe Aghion et al. (2010) (23), une forte corrélation négative existe entre
le degré de régulation gouvernementale sur le marché du travail (et également sur les marchés de biens), et le degré de confiance des citoyens dans les
institutions ou à l’égard les uns des autres.
Comment alors passer du mauvais déséquilibre français caractérisé à la fois
par la défiance et des réglementations rigides, à un équilibre « scandinave »,
avec des réglementations plus flexibles et un niveau de confiance élevé entre
employeurs et employés ? Non pas qu’en Scandinavie l’État ne joue aucun
rôle, au contraire l’État est bien présent, mais il fait office de catalyseur
des relations sociales plutôt que de substitut aux partenaires sociaux. Une
première mesure nous rapprochant de l’équilibre scandinave serait pour l’État
de favoriser l’émergence de syndicats de masse dans toutes les entreprises.
Cette idée du développement d’un syndicalisme de services est défendue
notamment par Pierre Cahuc et André Zylberberg (2009) (24) qui l’envisagent comme un moyen d’éviter le possible comportement de « passager
clandestin » de salariés vis-à-vis de l’action syndicale, dont ils peuvent bénéficier sans y contribuer. Un tel développement contribuerait à l’amélioration
du climat social dans les entreprises en stimulant le dialogue social entre
employeurs et employés.
L’État garant du contrat social, c’est aussi un État capable de mieux maîtriser
les déficits publics. Pourquoi ? En outre, les citoyens accepteront plus volontiers des augmentations d’impôt s’ils savent que les ressources fiscales ainsi
générées seront utilisées de manière efficace par le Gouvernement, autrement
dit si elles serviront à financer des dépenses publiques utiles. Ceci suppose un
Gouvernement efficace et non corrompu, en qui les citoyens puissent avoir
confiance.
C’est parce qu’elle remplissait ces conditions que la Suède a réussi l’exploit,
en seulement deux ans, de faire passer son déficit public de 3,8 % du produit
intérieur brut (PIB) à -0,5 % (25). Pour autant, peut-on en déduire une réduction des services publics fournis à la population suédoise en matière d’éducation ou de santé ? Non. La Suède a réussi à réduire son déficit public tout
en maintenant un haut niveau de solidarité sociale, plus élevé d’ailleurs que la
plupart des autres pays industrialisés. Il s’agit d’une amélioration de l’efficacité
22. On pourra se référer à ce sujet le working paper de Philippe Aghion,Yann Algan et Pierre Cahuc, « Civil society and the state :The interplay
between cooperation and minimum wage régulation », 2009.
23. Philippe Aghion,Yann Algan, Pierre Cahuc et André Shleifer, « Regulation and Distrust », à paraître dans le Quarterly Journal of Economics
en 2010.
24. Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les réformes ratées du Président Sarkozy, Flammarion, 2009. Une forte syndicalisation est indispensable,
selon Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, à la promotion des droits du travailleur (Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, Refondation du
droit social : concilier protection des travailleurs et efficacité économique, rapport du Conseil d’analyse économique, 2010.
25. Source : Eurostat (de 2007 à 2009).
57
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
de l’État, lequel a consolidé le haut degré de confiance de ses citoyens envers
lui-même. Un État juste, avec un système de prélèvement progressif et efficace – un État sans bouclier fiscal –, et un État peu corrompu (26) qui utilise
l’argent public de manière efficace et surtout extrêmement transparente.
L’État catalyseur de savoir et d’innovation :
la garantie d’une sortie de crise durable
Pourquoi l’État doit-il intervenir pour stimuler le progrès technique et l’innovation, plutôt que de s’en remettre entièrement aux marchés et aux agents
privés ?
Une première raison tient à ce que l’on nomme dans le jargon des économistes les « externalités technologiques ». Lorsque des individus prennent
des décisions en matière de santé ou d’éducation, ou que des entreprises
font des choix d’investissement en R&D, ils ne regardent que leur utilité ou
leur profit privés. Or la valeur sociale de l’innovation est supérieure à sa
valeur privée car elle prend en compte le fait que d’autres individus ou entreprises pourront ultérieurement s’appuyer sur cette innovation pour réaliser
de nouveaux progrès technologiques. Ainsi, les agents privés auront tendance
à sous-investir dans l’innovation par rapport à ce qui maximiserait la croissance de l’économie dans son ensemble. D’où l’importance du rôle de l’État,
pour stimuler les investissements en R&D, pour subventionner le développement de nouvelles PME innovantes, pour favoriser l’émergence d’universités
performantes, etc.
L’argument des externalités technologiques s’applique particulièrement
à l’environnement (27). Prenons en effet l’exemple d’une entreprise qui
produit avec des techniques polluantes et qui a acquis une certaine aptitude
à innover dans ces techniques. Cette entreprise aura tendance à continuer
d’innover dans les technologies polluantes, sans prendre en compte le fait
qu’elle contribue ainsi à rendre plus difficile une transition ultérieure vers
des technologies propres. Face à une telle situation, l’État peut intervenir, à la
fois en « sanctionnant » l’entreprise qui utilise ces techniques polluantes, par
exemple en lui imposant une taxe carbone, et en l’incitant à innover dans des
technologies propres grâce à des subventions à l’innovation propre.
Un second motif d’intervention est la présence de contraintes de crédit.
Ces dernières empêchent les individus ou les entreprises d’emprunter pour
investir dans l’éducation, la santé ou la R&D, à concurrence des gains de
productivité qui résulteraient de tels investissements. D’où l’importance du
rôle de l’État pour subventionner la R&D et pour investir directement dans
26. Exemple frappant de l’importance de la lutte contre la corruption en Suède, la fameuse « affaire Toblerone » en 1995 qui a vu la démission de la Secrétaire générale du parti social-démocrate,Vice-Premier ministre et dauphine du Premier ministre, Mona Sahlin, dans une
affaire de paiements de frais personnels avec sa carte bancaire professionnelle.
27. Nous considérons ici l’environnement comme un secteur d’innovation et de croissance. Bien sûr, prendre en compte l’importance de
la question écologique ne ferait que renforcer l’importance du rôle que l’État doit jouer dans ce secteur.
58
REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE
Dossie
r
l’accès universel à l’éducation – et notamment l’éducation supérieure – et
la santé (28).
La politique industrielle, quant à elle, est souvent décriée, notamment dans les
cercles bruxellois, au prétexte qu’elle serait une entrave à la concurrence et
incompatible avec la nécessaire flexibilité des marchés de biens et de services.
Ce jugement nous paraît quelque peu hâtif. En effet, s’il est vrai qu’une politique
industrielle privilégiant un champion national va clairement à l’encontre de la
concurrence, subventionner des secteurs – pas des firmes – peut au contraire
accommoder la concurrence et même la stimuler, parce que cela incite plusieurs
entreprises qui auraient sinon opéré dans différents segments de l’économie à
venir concourir et à innover dans le même secteur.
Pourquoi peut-il être désirable de recourir à de telles politiques sectorielles ?
Il suffit de considérer l’exemple de l’innovation verte pour le comprendre. Un
Gouvernement qui déciderait de subventionner l’entrée dans le secteur des technologies renouvelables, créerait un effet d’agglomération, en favorisant l’apparition
dans ce secteur de plusieurs entreprises travaillant sur des questions parallèles
et communiquant entre elles, générant ainsi des externalités technologiques, et
donc des gains de productivité au niveau de l’ensemble du système. Ce qui est vrai
pour l’innovation verte l’est d’ailleurs plus encore pour les secteurs à fort potentiel innovant comme le numérique, ou les biotechnologies. Or, une croissance
durable ne peut que reposer sur des externalités favorisant le développement
des innovations.
S’il y a eu une conséquence positive de la crise actuelle, c’est bien d’avoir légitimé
le rôle de l’État dans la croissance économique. Un État intelligent, État régulateur
en période de crise, mais acteur essentiel également en dehors de ces périodes,
comme catalyseur du savoir et de l’innovation, comme vecteur de croissance
durable, et comme garant du contrat social. Un État qui ne doit plus systématiquement être pensé négativement en termes de plus. Mais toujours positivement
en termes de mieux.
28. Pour ne prendre qu’un exemple, Philippe Aghion, Peter Howitt et Fabrice Murtin ont montré qu’un niveau initial plus élevé et un plus
fort taux d’amélioration de l’espérance de vie ont un effet positif sur la croissance du PIB par tête (Aghion, Philippe et Peter Howitt et
Fabrice Murtin, « The Relationship Between Health and Growth :When Lucas Meets Nelson-Phelps », working paper, 2009).
59
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g
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c
ÉÉclairages
Les élections régionales
de 2010 : grève
des urnes et votes
de crise
ANNE MUXEL,
directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po)
Le parti des abstentionnistes a sans nul doute remporté les élections
régionales du 14 et 21 mars 2010. Néanmoins, la moitié du corps électoral votant a donné forme à un nouveau paysage politique régional,
œuvrant à des recompositions politiques significatives. La majorité
présidentielle, représentée par les listes conjointes de l’Union pour un
mouvement populaire (UMP) et du Nouveau centre (UMP/Nouveau
Centre), a particulièrement pâti des conséquences de l’abstention et ne
conserve qu’une seule région, l’Alsace. Elle subit la sanction d’une partie
de ses électeurs, déçus ou mécontents de la politique du président de
la République, Nicolas Sarkozy, et du Gouvernement. Elle se trouve
également concurrencée par le regain d’attractivité du Front National
(FN) en période de crise. La gauche, quant à elle, est gagnante, mais
sa dynamique électorale résulte d’abord de celle des listes d’Europe
Écologie. En effet, les suffrages pour la gauche hors écologie stagnent
par rapport à 2004. Les votes de crises – économique, sociale, politique, mais aussi environnementale – se sont ainsi exprimés. Et, avec
eux, la recherche de nouvelles lignes politiques, mettant à l’agenda de
nouveaux enjeux, telle l’écologie.
60
es
Éclairag
LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE
Le désintérêt des Français pour le scrutin
régional et leur retrait de la décision électorale étaient attendus. Les deux tiers
d’entre eux ne s’y sont pas intéressés (69 %
contre 55 % en 2004, selon un sondage
TNS-Sofres (1). À aucun moment, la
campagne électorale atone et sans enjeux
clairs, n’a pu décider plus d’un Français sur
deux à aller voter. À mi-parcours du quinquennat, dans la logique de mobilisation
propre aux élections intermédiaires, et
dans un contexte marqué par une accentuation de la crise économique et sociale,
elles auraient pourtant pu susciter une
plus franche participation. Rien de tel. Le
silence des urnes l’a emporté. On compte
plus de 14 points d’abstention (+ 14,5)
entre les élections régionales de 2004 et
celles de 2010.
Ces élections n’ont pas connu une inversion de tendance comparable à celle
qu’avaient enregistrée les élections régionales de 2004. Les premières consultations,
après le séisme électoral de 2002, avaient
en effet suscité une forte mobilisation des
Français et un regain de participation par
rapport aux régionales de 1998. Une majorité d’électeurs s’était saisie du scrutin
pour sanctionner le pouvoir en place et
permettre à l’opposition de l’emporter.
La gauche avait ainsi gagné vingt régions,
à l’exception de l’Alsace et de la Corse,
affirmant une position quasi hégémonique
à ce niveau du pouvoir territorial. Six ans
plus tard, l’opposition confirme bien sa
domination régionale, se maintenant dans
vingt régions métropolitaines sur vingt et
une, et remportant une région supplémentaire, la Corse, tandis que la droite enlève
deux régions d’Outre-mer, la Réunion et
la Guyane. Mais la victoire de la gauche
n’a indéniablement ni le même crédit,
ni la même portée qu’alors. Elle reste
entachée par le score sans précédent de
l’abstention.
L’ABSTENTION RECORD
ET SES SIGNIFICATIONS
Un abstentionnisme
« d’indifférence »
L’enjeu régional ne mobilise pas. Or ces
élections 2010 étaient les premières à
être déconnectées de toute autre élection : en 1986, elles étaient couplées aux
législatives, et en 1992, 1998 et 2004, elles
étaient associées aux cantonales. À elles
seules, elles n’ont donc pas suscité de
forte participation de la part des Français.
Ceci explique une part importante de
l’abstention qu’elles ont enregistrée mais
le manque d’intérêt se double également
d’un déficit de connaissance. Interrogés
quelques mois avant l’élection, seuls 29 %
des électeurs pouvaient citer le nom de
leur président de région (2). La région
souffre d’un déficit d’intérêt et représente,
parmi les collectivités territoriales, celle
qui suscite le moins d’identification et le
plus d’incertitude. Les élections régionales
sont les élections les plus récentes de
l’histoire électorale, et en tant que telles,
n’ont pas encore eu le temps de s’inscrire
dans les habitudes de vote des Français.
Par ailleurs, le découpage régional n’est
pas toujours en adéquation avec les identités et les sentiments d’appartenances
territoriales des électeurs. L’attachement
et l’identification à la commune ou au
département sont plus importants.
Cet abstentionnisme « d’indifférence » est
loin d’être négligeable puisqu’il a concerné
près d’un abstentionniste sur deux. Parmi
les raisons de ne pas voter, 17 % des
abstentionnistes répondent que l’élection
n’aura pas d’impact sur la situation en
France et 14 % qu’elle n’en aura pas sur
la situation dans leur région, 10 % mettent
en avant qu’ils n’étaient pas suffisamment
1. Sondages TNS-SOFRES, décembre 2004 et 2009.
2. Sondage LH2 pour la presse quotidienne régionale et France Bleu, réalisé du 30 octobre au 28 novembre 2009.
61
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
informés sur les enjeux de cette élection,
et 6 % affirment ne pas s’intéresser aux
questions régionales (3). Toutefois, ce
désintérêt ne constitue pas une raison
suffisante pour expliquer l’ampleur de la
désaffection électorale.
Indifférence ou défiance ?
Ces nouvelles élections s’inscrivent dans
un cycle politique marqué par une défection électorale lancinante et récurrente
qui taraude le lien des Français à leur
représentation politique depuis déjà une
vingtaine d’années. Le sursaut civique de la
présidentielle de 2007 n’aura été qu’une
parenthèse éphémère. Depuis, les quatre
consultations des Français ont enregistré
des taux record d’abstention : aux législatives de juin 2007 (39,5 % au premier
tour et 40 % au second), aux municipales
de mars 2008 (33,5 % au premier tour et
34,8 % au second), aux européennes de
juin 2009 (60 %), aux régionales de mars
2010 (53,6 % au premier tour et 48,7 % au
second) (4). Tout se passe dorénavant en
France comme si, en dehors de « l’élection
reine » de la V e République que représente
le scrutin présidentiel, tous les autres
scrutins, au niveau local comme au niveau
supranational, faisaient naître au mieux de
l’indifférence au pire de la défiance, l’une
et l’autre se creusant au fil des années. De
plus, les deux tiers des Français (67 %) ne
font aujourd’hui confiance ni à la gauche,
ni à la droite pour gouverner (5). De ce
fait, nombre d’entre eux ont marqué leur
distance et leur impuissance à l’égard du
système politique : 29 % des abstentionnistes ont considéré que les élections
régionales n’allaient pas changer grandchose à leur vie quotidienne, et 28 %
déclarent ne pas s’intéresser à la politique.
Mais la protestation et le désir de sanction politique sont également déterminants : 29 % des abstentionnistes entendent explicitement exprimer ainsi leur
mécontentement sur la manière dont
vont les choses en France (6). L’abstention
est utilisée comme un outil d’expression
politique à part entière par un nombre
croissant d’électeurs. C’est d’ailleurs ce
nouvel usage qui contribue le plus à la
dynamique de ce comportement électoral
ces dernières années (7).
Des logiques politiques,
économiques et sociales
Dans la logique des « élections intermédiaires », tenues en milieu de cycle présidentiel et législatif, se traduisant par une
démobilisation de l’électorat de la majorité au pouvoir, les faibles scores enregistrés par les listes de l’UMP/Nouveau
Centre ne surprennent guère (8). Néanmoins, le surcroît d’abstention constaté
parmi les électeurs de droite peut être
interprété comme un signe de mécontentement à l’adresse du pouvoir. Dans des
départements de droite aussi différents
que la Meuse, la Mayenne ou la Lozère,
la poussée de l’abstention a été massive
(de 16 à 17 points de 2004 à 2010), et la
droite s’est effondrée (de – 18 points à
– 28 points). Là où la droite connaissait
des scores importants en 2004, la hausse
de l’abstention est particulièrement élevée
en 2010.
3. Sondage CSA, jour du vote du premier tour des élections régionales, 14 mars 2010.
4. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales.
5. Baromètre de confiance politique du CEVIPOF, vague 1, décembre 2009.
6. Idem.
7. Se reporter à Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », dans Pouvoirs, n° 120, Seuil, 2006.
8. Sur ce modèle des élections intermédiaires, on peut consulter l’article de Karlheinz Reif et Hermann Schmitt, « Nine second-order national elections.
A conceptual framework for the analysis of European elections results », dans European Journal of Political Research, 1980, n° 8, pp. 3-34.
62
es
Éclairag
LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE
Parallèlement à ces logiques politiques,
d’autres facteurs entrent aussi en ligne de
compte. L’augmentation de l’abstention
est plus marquée dans les territoires fragilisés par la crise sociale et économique.
Ainsi, dans les départements urbains ou
périurbains, on note : + 19,4 points d’abstention par rapport à 2004 en Seine-etMarne, + 18,6 points en Seine-Saint-Denis,
ou encore + 16,8 points dans le Nord. En
revanche, dans les zones rurales l’érosion
de la participation a été moins vive (9).
Le silence des urnes a donc fait entendre
plusieurs voix, non exclusives les unes des
autres, mais qui s’entremêlent souvent :
celle de la crise sociale et économique,
celle de la défiance et de la crise de la
représentation politique tout comme
celle de l’indifférence et du désintérêt
faute d’enjeux saillants. Leurs échos conjugués ont incité plus de 23 millions d’électeurs à ne pas voter. Si l’on y ajoute les
744 000 électeurs qui ont voté blanc ou
nul, ce sont plus de 24 millions de Français
qui ont choisi de rester en dehors de la
décision électorale.
Le second tour a été caractérisé par une
remobilisation sensible : il a ramené aux
urnes plus de deux millions d’électeurs et
la participation a enregistré une hausse
de + 4,8 points. De la même manière, les
votes blancs et nuls ont respectivement
progressé de 3,6 % à 4,5 %. Mais ce retour
aux urnes d’une partie des Français,
n’efface pas l’ampleur de l’abstention
multiforme ainsi exprimée.
Tableau 1 – Résultats du 1er tour des élections régionales de mars 2010
Nombre
% Inscrits
Inscrits
43 642 325
Abstentions
23 422 367
53,67
Votants
20 219 958
46,33
Blancs ou nuls
Exprimés
% Votants
744 063
1,70
3,68
19 475 895
44,63
96,32
Voix
% Exprimés
Listes
Listes d’extrême gauche (LEXG)
662 161
3,40
Listes du Parti Comm. et du Parti Gauche (LCOP)
1 137 250
5,84
Listes du Parti Socialiste (LSOC)
4 579 853
23,52
Listes des Verts (LVEC)
2 372 379
12,18
Listes divers gauche (LDVG)
594 999
3,06
1 094 059
5,62
Autres listes (LAUT)
366 354
1,88
Listes régionalistes (LREG)
146 118
0,75
Listes Centre-MoDem (LCMD)
817 560
4,20
5 066 942
26,02
Listes d’Union de la gauche (LUG)
Listes de la majorité (LMAJ)
Listes divers droite (LDVD)
241 151
1,24
Listes du Front National (LFN)
2 223 800
11,42
Listes d’extrême droite (LEXD)
173 269
0,89
Source : Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales.
9. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales.
63
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
Tableau 2 – Résultats du 2nd tour des élections régionales de mars 2010
Nombre
% Inscrits
% Votants
Inscrits
43 350 204
Abstentions
21 148 939
48,79
Votants
22 201 265
51,21
1 006 951
2,32
4,54
21 194 314
48,89
95,46
Voix
% Exprimés
56 092
0,26
Listes du Parti Socialiste (LSOC)
660 189
3,11
Listes des Verts (LVEC)
207 435
0,98
Listes divers gauche (LDVG)
698 556
3,30
9 834 486
46,40
Listes régionalistes (LREG)
117 742
0,56
Listes Centre-MoDem (LCMD)
178 858
0,84
Listes de la majorité (LMAJ)
7 497 649
35,38
Listes du Front National (LFN)
1 943 307
9,17
Blancs ou nuls
Exprimés
Listes
Listes du Parti Comm. et du Parti Gauche (LCOP)
Listes d’Union de la gauche (LUG)
Source : Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales.
LA
VICTOIRE DU PS
ENTRAÎNÉE PAR LE DYNAMISME
D’EUROPE ÉCOLOGIE
Une victoire pour l’écologie
politique
Au soir du premier tour, la gauche a obtenu
53,6 % des suffrages. Pour la première fois,
elle a ainsi passé la barre des 50 % lors
d’un scrutin régional. Mais c’est une gauche
élargie aux écologistes. L’alliance des listes
socialistes et des listes d’Europe Écologie
au second tour a permis sa victoire, en
effet la gauche hors écologie stagne par
rapport à 2004. Il y a six ans, elle totalisait 42,8 % des voix (10). Aujourd’hui, elle
en obtient même un peu moins, 41,43 %.
En revanche, les Verts progressent dans
la même période de 10 points, passant
de 2,2 % à 12,1 %. La famille écologiste
n’avait jamais atteint un tel score, sauf
en 1992, lorsqu’elle était organisée en
deux formations concurrentes : Génération Écologie et les Verts qui totalisaient
respectivement 7,1 % et 6,8 %, soit à elles
deux 13,9 % des suffrages. L’outil électoral
des listes d’Europe Écologie avait fait ses
preuves lors des européennes de juin
10. En 2004, les Verts faisaient le plus souvent listes communes avec le PS. Europe Ecologie est le nom donné aux listes du rassemblement de la mouvance
écologiste depuis les élections européennes de 2009. Fort du succès remporté (16,28 % des suffrages), ce rassemblement s’est maintenu après et
notamment lors des élections régionales de 2010. Le parti des Verts en est une composante principale, mais s’y agrègent aussi d’autres mouvances
de l’écologie, notamment la Fédération Régions et peuples solidaires, des membres d’associations comme José Bové ou Yannick Jadot, ou encore
des personnalités comme Eva Joly.
64
es
Éclairag
LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE
2009, permettant aux forces écologistes
d’égaler le Parti socialiste (PS) (respectivement 16,3 % et 16,5 % des suffrages) (11).
Le profond besoin de renouvellement
politique ressenti par les Français, la mise
en avant de nouveaux leaders, ainsi qu’un
agenda propulsant sur la scène politique
des enjeux environnementaux – trouvant
un écho renforcé dans le climat de crise
sociale et économique dégradé –, avaient
assuré ce succès. Même s’il était attendu
à un niveau supérieur, celui-ci se confirme
aux dernières élections régionales. Validant sa stratégie d’autonomie par rapport
au PS, Europe Écologie s’impose comme
la troisième force politique du pays. Cette
formation gagne 263 sièges, soit 104 sièges
écologistes de plus par rapport à 2004
(159). La progression en la matière du PS
est nettement plus modérée : 40 sièges
de plus qu’en 2004, passant de 714 élus à
754. Dans quinze régions sur vingt et une,
il perd même des élus par rapport à 2004.
Il ne détient plus de région entièrement. Il
perd même la majorité absolue dans une
région aussi emblématique que l’Aquitaine.
Ces élections entérinent donc une redistribution du pouvoir régional au sein de
la gauche entre socialistes et écologistes.
La composante écologiste représente
aujourd’hui 24 % de l’ensemble du capital
électoral de la gauche parlementaire. Elle
n’en rassemblait que 5 % en 1986 et à
peine plus en 2004 (12).
La secrétaire nationale des Verts, Cécile Duflot, Jean-Paul Huchon,
le président socialiste de l’Île-de-France et Pierre Laurent,
son chef de file du Front de gauche, participent, le 18 mars 2010
au Zénith de Paris, à un meeting de la liste d’union
de la Gauche en Île-de-France.
Tableau 3 – Évolution du nombre d’élus par force politique
entre 2004 et 2010
Nombre d’élus 2004
Nombre d’élus 2010
Évolution
Front de gauche
191
102
– 89
PS/PRG/DVG
714
754
+ 40
Europe Écologie
159
263
+ 104
UDF/Modem
69
10
– 59
Majorité présidentielle
421
460
+ 39
Front national
156
118
– 38
Divers
12
15
+3
Source : IFOP, La lettre de l’opinion, mars 2010.
11. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales.
12. Idem.
65
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
À la gauche du PS
Les autres composantes de la gauche ne
connaissent pas d’évolution significative,
et même pour certaines, doivent faire
face à une érosion électorale. L’extrême
gauche perd 1,5 point par rapport à 2004,
passant de 4,9 % à 3,4 % des suffrages
exprimés au premier tour. C’est un échec
pour le Nouveau parti anticapitaliste
(NPA) et sa stratégie d’autonomie. Poursuivant sa tactique électorale inaugurée
lors des européennes de 2009, le Front de
gauche (13) remporte un succès modéré
avec 5,8 % des suffrages au premier tour,
s’appuyant sur ce qui reste du communisme
électoral au niveau régional : 14,2 % pour
la liste emmenée par le député communiste auvergnat, André Chassaigne, qui
enregistre une poussée spectaculaire dans
le Puy-de-Dôme où il obtient 19,7 % des
voix, soit une progression de 10 points par
rapport à 2004, ou encore 10,8 % pour la
liste conduite par le député communiste
du Nord, Alain Bocquet, en Nord-Pas de
Calais. Le Front de gauche creuse l’écart
avec le NPA. Néanmoins, ce succès relatif
ne peut cacher une fragilité intrinsèque et,
à l’exception de quelques territoires traditionnels et emblématiques, la poursuite de
l’érosion du socle électoral communiste
dans l’ensemble du pays. Ainsi, le nombre
d’élus issus des listes du Front de gauche
à ces régionales régresse de façon importante, de 191 sièges pour le PCF en 2004
à 102 aujourd’hui.
Le paysage de la gauche au pouvoir dans les
régions, et les rapports de force internes à
son camp, ont donc connu des évolutions
significatives. Le Front de gauche s’impose
comme le principal courant se situant
à la gauche du PS. L’écologie politique
devient un acteur essentiel de la recomposition politique de la gauche socialiste.
Le PS enregistre une victoire, mais il est
confronté à des choix stratégiques et politiques, desquels il ne peut écarter ses alliés
et « cousins », même éloignés, s’il veut
assurer son retour au pouvoir en 2012.
LA MAJORITÉ PRÉSIDENTIELLE
SANCTIONNÉE
Un vote sanction ?
C’est dans un climat de fort mécontentement à l’égard de Nicolas Sarkozy que
les électeurs ont été invités à participer
au scrutin régional. Depuis plusieurs
mois, la défiance envers le président de la
République n’a cessé de croître. En mars
2010, près des deux tiers des Français
(64 %) n’approuvaient pas son action
politique (14). La défaite électorale du
parti de la majorité s’avérait, au vu de
cette mauvaise opinion, assez prévisible.
Un mois plus tard, en avril, la désapprobation gagne encore 5 points supplémentaires (67 %), touche ses bastions traditionnels (59 % de mécontents parmi les
65 ans et plus, 67 % chez les commerçants et artisans), et sa propre famille
politique puisqu’un quart des sympathisants de l’UMP se disent mécontents (15). En revanche, François Fillon et
son Gouvernement suscitent davantage
de confiance et de satisfaction. Une majorité de Français (54 %) approuvait l’action
gouvernementale juste avant les élections
régionales, et la victoire de la gauche
n’entraîne pas d’affaiblissement net de
cette cote positive (– 2 points) (16). La
13. Le Front de gauche est un rassemblement hétéroclite du PC, de dissidents du PS ayant fondé à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon le Parti de gauche,
de transfuges de formations d’extrême gauche, et de militants associatifs ou antilibéraux, dans la mouvance de la mobilisation contre le référendum
constitutionnel européen de mai 2005.
14. Sondage IFOP, mars 2010.
15. Webzine, La lettre de l’opinion de l’IFOP, n° 8, avril 2010.
16. Idem.
66
LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE
défection électorale, dont ont fait l’objet
les listes UMP/Nouveau Centre, semble
ainsi être un signal négatif davantage à
l’encontre du président de la République
que du Gouvernement. L’électorat âgé a
témoigné d’une plus grande loyauté : 38 %
des plus de 60 ans ont voté pour les listes
de la majorité (27 % pour le PS) et 34 %
des retraités (28 % pour le PS), mais aussi
41 % des artisans, commerçants et chefs
d’entreprise (20 % pour le PS) (17).
La défaite de la majorité, logique et prévisible dans le cadre d’élections intermédiaires, n’en est pas moins sévère. Avec
27,3 % des suffrages exprimés au premier
tour, la droite parlementaire connaît le plus
mauvais niveau de son histoire aux régionales, à 7,1 points derrière sa performance
déjà médiocre de 2004 (34,4 %) (18). En
six ans, la droite parlementaire a perdu
presque 3 millions et demi d’électeurs, soit
plus du cinquième de son capital électoral
d’alors.
Plusieurs lignes d’érosion
Dans cette élection, la majorité présidentielle est apparue entamée, sur sa gauche
comme sur sa droite, par plusieurs lignes
d’érosion : l’abstention, certaines listes
du Modem plus offensives, la dynamique
écologiste et le sursaut frontiste. Une part
non négligeable des électeurs « sarkozystes » de 2007 a pratiqué « l’infidélité
électorale ». Au premier tour des régionales, 4 % ont voté pour le FN, 4 % pour
une liste d’Europe Écologie, 3 % pour une
liste du PS, et 50 % se sont abstenus (19).
Les listes UMP/Nouveau Centre ont été
davantage touchées par l’abstention que
les listes de gauche. « Sur l’ensemble
des départements, on peut observer une
es
Éclairag
corrélation positive (0,38) entre l’ampleur
de l’érosion de la majorité présidentielle
de 2004 à 2010 et le niveau de l’abstention atteint en 2010. En revanche, il n’y a
aucune corrélation significative (– 0,03)
entre l’abstention de 2010 et les mouvements de la gauche parlementaire de 2004
à 2010 », analyse Pascal Perrineau (20).
L’abstentionnisme plus marqué au sein
de l’électorat de la majorité a sans nul
doute exprimé une volonté de sanction.
Mais pour l’essentiel, c’est l’absence d’enjeux mobilisateurs dans le contexte politique régional qui a entraîné ce déficit de
participation plus prononcé.
Au second tour, les listes du FN dépassent la barre des 10 % dans douze régions
et privent les listes de l’UMP/Nouveau
Centre de toute possibilité de reconquête.
Néanmoins, les listes de la majorité présidentielle bénéficient du sursaut de participation (+ 3,5 points) au second tour. C’est
cette dynamique qui permet à l’UMP de
garder l’Alsace en dépit de la concurrence
frontiste et d’une gauche renforcée par le
dynamisme d’Europe Écologie. Cependant,
cela ne lui permettra pas de menacer la
gauche dans les autres régions.
La droite régionale s’est donc électoralement affaiblie. Et dans l’ensemble des
départements, plus la majorité présidentielle perd, plus la gauche parlementaire
progresse par rapport à 2004, même
si la première gagne des sièges : 460 en
2010 contre 421 en 2004. L’UMP associée
au Nouveau Centre récupère ainsi une
partie des sièges qui avaient été acquis en
2004 par l’UDF, présentant alors des listes
autonomes dans nombre de régions. On
notera que cette progression en sièges
(+ 39) est équivalente à celle enregistrée
par les listes PS/PRG/DVG (+ 40).
17. Sondage Opinionway, Le premier tour des élections régionales. Profils des électeurs et motivations du vote, 14 mars 2010.
18. Total des scores de la droite modérée au premier tour de 2004 : RPR, UDF, divers droite.
19. Se reporter à Pascal Perrineau, « 2007-2010 : l’évolution des électorats », Le Figaro, 24 mars 2010.
20. Se reporter à Pascal Perrineau, « Des régionales de 2004 aux régionales de 2010 : que sont devenus les électeurs ? », Note de la Fondation pour
l’innovation politique, avril 2010.
67
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
La majorité présidentielle sort donc de
ces élections sanctionnée et quelque peu
fragilisée. Le réveil de l’attractivité du FN
est un signe du déficit de confiance et du
retour des voix de la protestation qui
avaient été contenues lors de la victoire
de Nicolas Sarkozy en 2007.
LA
DU
RÉSISTANCE
FRONT NATIONAL
Comparés aux résultats que les listes du
FN enregistraient en 2004, les suffrages
obtenus au premier tour de 2010 (11,4 %)
se sont quelque peu tassés (– 3,3 points).
En six ans, le FN a perdu 1 300 000 électeurs. Néanmoins, son processus de
marginalisation, entamé avec le report
d’une fraction importante de l’électorat
de Jean-Marie Le Pen sur la candidature
de Nicolas Sarkozy lors de la présidentielle de 2007 (10,4 % de suffrages pour
Jean-Marie Le Pen), marqué par la déroute
des législatives dans la foulée (4,2 %), et
confirmé par le mauvais résultat des
élections européennes de 2009 (6,3 %),
connaît un coup d’arrêt. Le sursaut frontiste s’est avéré particulièrement sensible
au second tour puisque les listes qui se
sont maintenues dans douze régions, à
l’origine des triangulaires, ont progressé
en moyenne de 2,5 points entre les deux
tours. Il représente ainsi, sans nul doute,
l’un des symptômes les plus révélateurs
des votes de crise qui se sont exprimés
lors de ces régionales. Ainsi, les listes
du FN ont attiré une fraction non négligeable d’électeurs des milieux populaires,
directement touchés par la crise sociale
et économique : parmi les ouvriers, 21 %
ont voté pour elles dès le premier tour,
35 % ont choisi une liste du PS et 14 %
une liste UMP/Nouveau Centre (21).
Une proportion significative de jeunes
appartenant aux segments les plus fragilisés par cette crise, notamment les
moins diplômés et les plus en difficulté
sur le marché du travail, ont pu donner
leurs voix aux listes frontistes (16 % des
18-30 ans contre 11, 4 % de l’ensemble de
l’électorat). Ce résultat mérite d’être pris
en considération. En effet, il signale l’ampleur des fractures sociales et politiques
qui traversent la jeunesse française, divisée
entre les étudiants et les jeunes déscolarisés et fragilisés socialement et professionnellement, plus réceptifs au discours
frontiste (22).
Entre les deux tours, le FN a connu un
tassement significatif au niveau national
(– 2,3 points), le faisant passer de 11,4 %
des suffrages au premier tour à 9,7 % au
second. Mais en considérant le nombre de
suffrages obtenus dans les douze régions
où il était parvenu à se maintenir et où des
triangulaires étaient organisées, il recueille
17,8 % au second tour. Au premier tour,
dans ces mêmes douze régions, il avait
obtenu 15,1 %, ce qui signifie qu’il connaît
une progression moyenne entre les deux
tours de 2,5 points dans les régions où il
est resté en lice. Alors que l’abstention
avait particulièrement concerné son électorat lors du premier tour, il a pu bénéficier d’une remobilisation significative au
second. À l’issue du second tour, il récupère un niveau équivalent à celui qu’il avait
connu en 2004 dans ces mêmes régions.
Les voix du FN retrouvent ainsi toute leur
force de protestation (23). Les bons résultats enregistrés par Jean-Marie Le Pen,
tête de liste en Provence-Alpes-Côted’Azur (20,3 % au premier tour et 22,8 %
21. CSA, Sondage le jour du vote, 14 mars 2010.
22. Se reporter à Anne Muxel, Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Paris, Seuil, 2010.
23. On peut se reporter à la note de Jérôme Fourquet, « Analyse sur la remontée du Front National aux élections régionales de 2010 », Note de l’IFOP,
avril 2010.
68
LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE
au second) et par sa fille, Marine Le Pen,
tête de liste en Nord-Pas de Calais (18,3 %
au premier tour et 22,2 % au second),
redonnent un espace politique à ce parti
qui a bouleversé le paysage électoral de
la France depuis une vingtaine d’années.
Ce dernier vient également concurrencer
dans les milieux populaires, ainsi que dans
les segments de la population particulièrement touchés par la crise économique
et sociale, les autres forces politiques de
droite comme de gauche. Néanmoins, la
logique de la proportionnelle lui fait perdre
des sièges par rapport à 2004, passant de
156 élus régionaux à 118 aujourd’hui.
LE
PAYSAGE ÉLECTORAL
ISSU DES RÉGIONALES DE
2010
Ces élections restent locales et il faut se
garder de leur prêter une portée générale
trop importante qui permettrait, notamment, des projections sur les échéances
électorales nationales à venir. Au premier
tour, 62 % des électeurs à s’être déplacés
disent avoir voté en fonction d’enjeux
spécifiques à leur région, 35 % seulement
selon des enjeux nationaux (24). Toutefois,
certains signes, traduisant la persistance de
la crise de la représentation politique qui
taraude la société française, doivent être
pris en considération. Chaque fois qu’une
liste pour des forces politiques autres que
l’UMP/Nouveau Centre ou que le PS a pu
se maintenir au second tour, la mobilisation électorale l’a fait progresser entre les
deux tours. Cela révèle la défiance à l’encontre des grands partis de gouvernement
et la quête d’autres réponses politiques, au
travers de forces ou de mouvements politiques profondément modernisés – comme
Europe Écologie –, ou protestataires –
es
Éclairag
comme le Front National. Nonobstant,
cette demande de renouvellement n’a pas
profité au Modem qui, après l’engouement
électoral révélé par le succès de François
Bayrou au premier tour de la présidentielle 2007, était déjà sorti fragilisé du
scrutin européen de juin 2009. Il est l’un
des grands perdants du scrutin. Il n’arrive
pas à franchir la barre symbolique des 5 %
et peut désormais seulement compter sur
10 élus régionaux (contre 69 pour l’UDF
lors des élections de 2004).
Si la gauche a entamé une reconquête de
son électorat, pour autant, ce surcroît de
crédibilité ne lui permet pas de s’assurer
un socle de confiance solide et durable. En
mars 2010, six Français sur dix (60 %) ne
pensent pas que l’opposition ferait mieux
si elle était au pouvoir. Même après la
victoire des régionales, ils portent encore
le même diagnostic selon une même
proportion (59 %) (25).
On retiendra de ces élections, avant
toute autre chose, le silence qu’elles ont
fait entendre. L’électeur d’aujourd’hui est
d’abord intermittent (26). Il participe à la
décision électorale quand les enjeux politiques lui paraissent décisifs. Il se maintient en dehors, dès lors que son désintérêt prend le pas. Mais il peut aussi se
saisir de l’abstention pour faire entendre
son mécontentement. Les loyautés partisanes et la constance électorale sont très
sûrement mises à l’épreuve. C’est dans
ce contexte, marqué à la fois par plus
de défiance, par plus de critique, et donc
par plus d’exigence, à l’égard de la classe
politique, que les arbitrages électoraux de
demain seront effectués. Reste aux partis,
comme aux candidats en lice, à y faire face
et à trouver des réponses à la hauteur
d’exigences citoyennes et politiques
renforcées.
24. Sondage Opinionway, Le premier tour des élections régionales. Profils des électeurs et motivations du vote, 14 mars 2010.
25. Webzine, art. cit.
26. On peut se reporter à l’ouvrage de Bruno Cautrés et Anne Muxel (dir), Comment les électeurs font-ils leur choix ? Le Panel électoral français 2007, Paris,
Presses de Sciences Po, 2009.
69
Les enjeux politiques
de la question prioritaire
de constitutionnalité
DOMINIQUE ROUSSEAU,
professeur à l’Université de Montpellier 1,
membre de l’Institut universitaire de France
Depuis le 1er mars 2010, tout justiciable peut s’opposer, à l’occasion
d’un procès ordinaire, à la loi applicable au litige le concernant en
soulevant la question de sa constitutionnalité. Si le juge est convaincu
du caractère sérieux de la question, il sursoit à statuer et, après le filtre
de sa cour suprême – Cour de cassation pour le juge judiciaire, Conseil
d’État pour le juge administratif –, la loi est transmise au Conseil constitutionnel qui dispose de trois mois pour trancher la question. En 1958,
le constituant avait introduit, pour la première fois, le contrôle de la
constitutionnalité de la loi mais en le limitant à un examen a priori,
c’est-à-dire avant l’entrée en application de la loi. Cinquante ans plus
tard, avec la révision de juillet 2008, le contrôle de constitutionnalité
devient a posteriori, c’est-à-dire intervient à l’occasion de l’application
de la loi à un justiciable.
Alors que, sous des formes différentes, ce
contrôle existe dans la majorité des États
de l’Union européenne, il aura donc fallu
longtemps pour que le pays des droits de
l’homme reconnaisse à chacun le droit
de faire vérifier par un juge que la loi
votée par ses représentants ne porte pas
atteinte à ses droits constitutionnels. Sans
doute, l’idée de ce contrôle a toujours
été présente dans le débat philosophique
et politique français. Emmanuel-Joseph
70
Siéyès, en 1795, avait proposé la création d’une jurie constitutionnaire ; et les
professeurs Duguit et Hauriou avaient
lancé, sous la IIIe République, l’idée d’un
contrôle juridictionnel de la loi et des
propositions de loi avaient été déposées
– sans succès – sur le bureau des assemblées. En 1989, Robert Badinter, alors
président du Conseil constitutionnel, avait
repris l’idée et convaincu le président de
la République, François Mitterrand, de
LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
proposer une révision de la Constitution
« qui permettrait à tout Français de saisir
le Conseil constitutionnel s’il estime ses
droits fondamentaux méconnus ». Enfin, en
1993, le comité Vedel invitait à nouveau le
constituant à étendre aux citoyens le droit
de saisir le Conseil constitutionnel. Mais
l’idée ne se concrétisait jamais et parmi
les causes de l’échec résidait toujours
celle de la crainte de donner aux juges un
pouvoir sur le politique ; bref, la peur du
« Gouvernement des juges ».
Cette inquiétude n’a certainement pas
disparu aujourd’hui. Mais, en 2008, pour
faire contrepoids à « l’hyperprésidence »
et au déclin relatif du Parlement, il a semblé
opportun de donner un pouvoir nouveau
aux personnes en leur permettant de
soulever devant n’importe quel juge la
es
Éclairag
question de la constitutionnalité des lois.
Le comité dit Balladur mis en place par le
président de la République, Nicolas Sarkozy,
en a donc fait la proposition, le constituant
l’a validée officiellement par la révision du
23 juillet 2008 et le législateur organique en
a prévu les modalités pratiques et l’entrée
en application le 1er mars 2010.
Ce faisant, par une révision en apparence
« technique » – l’ouverture du droit de
solliciter la saisine du Conseil constitutionnel –, le constituant a ouvert une voie
porteuse de changements plus nombreux
et sans doute plus décisifs qu’il ne l’a
imaginé. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne modifie pas seulement le paysage juridictionnel, elle emporte
un changement dans les pratiques du droit
et un changement de culture.
La QPC de 1990 à 2010
1990 : Le premier projet de contrôle de
constitutionnalité a posteriori du président
du Conseil constitutionnel, Robert Badinter,
soutenu par le président Mitterrand, est
repoussé par les sénateurs.
1993 : Le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, présidé par le doyen
Vedel, préconise la création d’un mécanisme
de question préjudicielle de constitutionnalité. Le changement de majorité législative
intervenu la même année ne permet pas la
concrétisation de cette initiative.
2008 : Le Comité de réflexion et de
proposition sur la modernisation et
UN
CHANGEMENT DE CULTURE
De la culture de la loi...
Avec la QPC, la France va passer progressivement d’une culture de la loi à une
culture de la Constitution. Ce qui est une
« petite » révolution. Depuis 1789, en
le rééquilibrage des institutions de la
V e République, présidé par Édouard Balladur,
reprend ces propositions, entérinées par la
loi constitutionnelle du 23 juillet 2008.
2009 : La loi organique n° 2009-1523 du
10 décembre 2009 fixe les conditions
d’application de la QPC.
2010 : Le 1er mars, entrée en vigueur de
la loi organique. Les premières QPC sont
déposées.
Regards sur l’actualité
effet, la France considérait que, puisqu’elle
exprimait la volonté générale, la loi était
l’acte suprême et, en tant que tel, soustraite à tout contrôle. Cette conception
légicentriste prend sa source dans les
circonstances politiques de la Révolution
française qui, avant de se faire contre
le Roi, se fait contre les Parlements de
71
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
l’Ancien Régime, c’est-à-dire contre les
juges. Ces derniers avaient acquis, du fait
de la non-convocation des États Généraux
depuis 1614, un droit de regard sur les
ordonnances royales. Comme ils devaient
les enregistrer pour qu’elles soient applicables, ils en avaient déduit qu’ils pouvaient
faire des « remontrances » au Roi et même
refuser de valider ses ordonnances, obligeant alors ce dernier à venir tenir un « lit
de justice » (1) pour contraindre le Parlement à les enregistrer. Et comme le Roi
répugnait à se déplacer dans ses provinces
pour tenir ces fameux « lits de justice »,
nombre d’ordonnances royales portant
réforme de la justice ou du système fiscal
avaient été « retoquées » par les juges.
Aussi, avant même de couper la tête au
Roi, les hommes de 1789 – dont beaucoup
étaient avocats – décapitent des juges en
leur interdisant, par la loi des 16-24 août
1790 sur l’organisation judiciaire, « d’empêcher ou de suspendre l’exécution des
décrets du Corps législatif sous peine de
forfaiture ». Ainsi se construit l’idée du
caractère sacré de la loi, qui ne peut mal
faire car les représentants du peuple en
sont à l’origine et qui ne peut donc être
contrôlée car il n’est pas concevable de
diriger la volonté du peuple exprimée par
ses représentants.
Sans doute, la lecture de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen (DDHC)
de 1789 infirme cette idée d’un pouvoir
libre et absolu de la loi : « la loi n’a le droit
de défendre que les actions nuisibles à la
société » dispose l’article 5 ; « la loi ne
doit établir que des peines strictement
et évidemment nécessaires » proclame
l’article 8 ; … En d’autres termes, la loi
n’est pas libre d’énoncer n’importe quelle
peine ; une loi qui établirait des condamnations disproportionnées n’exprimerait
pas la volonté générale. La lettre de la
Déclaration inscrit donc la loi dans une
1. Il s’agissait d’une séance du Parlement en présence du Roi.
72
relation de dépendance à l’égard des principes qu’elle énonce mais, par leur expérience immédiate de l’Ancien Régime, les
hommes de 1789 ne peuvent donner aux
juges un pouvoir sur la loi qui rappellerait
trop celui des Parlements sur les ordonnances royales. D’où les échecs répétés
de toutes les propositions d’établissement d’un contrôle de constitutionnalité
qui renforcent la croyance dans la force
légitimante de la seule loi.
Par comparaison, au moment même où
la France moderne se construit sur une
culture de la loi, les États-Unis d’Amérique
s’établissent sur une culture de la Constitution. En 1803, ils prennent une voie
directement opposée à celle de la loi française de 1790, puisque la Cour suprême,
par la décision Madison/Marbury, se reconnaît compétente pour contrôler la constitutionnalité des lois plaçant la loi dans
une position de subordination pratique à
la Constitution. Ainsi, commencent deux
histoires constitutionnelles différentes
l’une, française, d’hostilité aux juges et
de refus d’un contrôle de la loi, l’autre,
américaine, de confiance dans les juges et
de contrôle de la loi. Et deux histoires se
référant au même principe de séparation
des pouvoirs !
…à la culture
de la Constitution
Par une ironie dont l’histoire est coutumière, la France a commencé son chemin
vers la culture de la Constitution avec le
général de Gaulle qui, en 1958, fait inscrire
dans la Constitution une nouvelle institution, le Conseil constitutionnel, chargée
de contrôler la conformité des lois à la
Constitution. La rupture est timide puisque
sa dénomination peut faire douter de sa
nature juridictionnelle et, surtout, son
LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
es
Éclairag
Michèle Alliot-Marie lors de la séance extraordinaire de l’Assemblée nationale
concernant le projet de loi organique relatif à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
accès est réservé aux quatre principaux
personnages de l’État : président de la
République, Premier ministre, président de
l’Assemblée nationale, président du Sénat.
Les possibilités de son intervention sont
ainsi réduites. Néanmoins, le processus est
lancé et, par la tendance naturelle de toute
institution à étendre ses compétences, le
Conseil va progressivement monter en
puissance : intégration de la Déclaration
de 1789 et du préambule de la Constitution de 1946 dans les normes de référence
de son contrôle en 1971, extension de la
saisine à soixante députés ou soixante
sénateurs en 1974, et développement de
ses moyens de contrôle en 1980.
En créant la QPC, la révision de juillet 2008
accélère encore le rythme du changement
de culture et en modifie profondément le
sens et la portée. Jusqu’alors, en effet, la
Constitution était du domaine des politiques ; désormais, elle devient l’affaire de
chacun puisque, selon le nouvel article 61
de la Constitution, « tout justiciable »
peut soulever devant n’importe quel juge
et à n’importe quel moment d’un procès
la question de la constitutionnalité de la
loi qui lui est appliquée. Concrètement, si
un procès a pour objet un marché public,
le justiciable peut soulever l’atteinte au
principe constitutionnel d’égal accès à la
commande publique ; s’il concerne une
disposition fiscale, il peut invoquer l’atteinte au principe d’égalité devant les
charges publiques ; s’il porte sur une disposition pénale, il peut opposer l’atteinte aux
principes de nécessité, de proportionnalité et d’adéquation des peines,… Autrement dit, la Constitution n’est plus un
« texte pour universitaires » ; elle devient
un moyen pour le justiciable de défendre
ses droits contre la loi (2). La Constitution sort du cercle des élites pour entrer
dans le monde des citoyens ; elle devient,
comme le disait Benjamin Constant, « la
garantie des citoyens », une arme pour
défendre pratiquement et au quotidien les
droits fondamentaux.
Évidemment, ce passage d’une culture
de la loi à une culture de la Constitution
2. Contre toutes les lois sauf les lois constitutionnelles et les lois adoptées par référendum, exceptions posées par le Conseil constitutionnel lui-même.
73
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
ne se fait pas sans résistances. Certains
l’accompagnent, comme Michel Rocard en
1987 écrivant à ses ministres qu’ils doivent
« tout faire pour éliminer les risques
d’inconstitutionnalité susceptibles d’entacher les projets de loi, les amendements et
propositions de loi même dans les hypothèses où une saisine du Conseil est peu
vraisemblable » (3). D’autres, en revanche,
veulent l’ignorer comme le ministre de la
Justice en 2005, Pascal Clément, invitant
les parlementaires à prendre avec lui « le
risque de l’inconstitutionnalité » d’une
loi imposant rétroactivement le port du
bracelet électronique pour les délinquants
sexuels ou, récemment, François Fillon
s’affirmant prêt à prendre « des risques
juridiques » (4) en proposant une loi
sur l’interdiction totale du port du voile
intégral. Il faudra certainement du temps
pour que s’opère dans les esprits et les
comportements pratiques ce changement
de culture, pour que, comme le répliquait
l’ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, à Pascal Clément,
chacun soit convaincu que « le respect de
la Constitution n’est pas un risque mais un
devoir » (5).Tout changement de mentalité
se fait dans la longue durée.
Première censure d’une loi par QPC
Le Conseil constitutionnel (CC) a mis en
pratique la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), pour la première fois
le vendredi 28 mai 2010, en censurant
trois articles de trois lois (article 26 de la
loi du 3 août 1981, article 68 de la loi du
30 décembre 2002 et article 100 de la loi
de finances 2007). Ces articles « cristallisaient », c’est-à-dire figeaient, des différences considérables entre le montant des
pensions versées aux anciens combattants
français et étrangers des ex-colonies vivant
hors du territoire national. D’après le
UN
CHANGEMENT DE PRATIQUES
Des magistrats
Avec la QPC, les pratiques professionnelles de tous les métiers du droit sont
bouleversées. Celle des magistrats, bien
sûr, à qui il était demandé jusqu’alors
d’appliquer les lois sans les évaluer et qui
doivent désormais porter sur elles un
premier jugement de constitutionnalité.
Conseil, il n’est pas contraire à la Constitution et au principe d’égalité de différencier
les montants selon que l’ancien combattant réside en France ou à l’étranger, en
revanche ce n’est pas le cas si la pension
varie en fonction de la nationalité de l’ancien combattant résidant hors de France. La
loi est abrogée à partir du 1er janvier 2011
pour permettre au législateur de « remédier
à l’inconstitutionnalité constatée ».
Regards sur l’actualité
La loi organique, en effet, n’a pas prévu
que le justiciable puisse saisir directement
le Conseil constitutionnel. Il doit seulement soulever devant le juge ordinaire la
question de constitutionnalité à charge
pour celui-ci de « filtrer » sa demande,
c’est-à-dire de décider s’il y a lieu de
saisir le Conseil constitutionnel. Et pour
ce faire le juge ordinaire doit d’abord dire
si la contestation de constitutionnalité
porte sur une disposition législative qui
3. Circulaire du Premier ministre parue au Journal officiel le 25 mai 1987, p. 7381.
4. Déclaration du Premier ministre à la presse le 21 avril 2010 au centre PSA Peugeot Citroën de Vélizy-Villacoublay.
5. Communiqué du président du Conseil constitutionnel, 27 septembre 2005.
74
LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
commande l’issue du litige au fond, ensuite
vérifier si le problème invoqué par le
requérant n’a pas déjà été tranché par le
Conseil constitutionnel et, le cas échéant,
si des changements dans les circonstances
de droit ou de fait autorisent un nouvel
examen de constitutionnalité, enfin apprécier si la contestation soulevée révèle une
difficulté sérieuse de constitutionnalité.
De quelque manière que ce filtrage soit
présenté, il conduit nécessairement les
juges à procéder à un examen de la constitutionnalité de la loi sans doute sommaire,
mais pour lequel la Cour de cassation et
le Conseil d’État se déclaraient régulièrement incompétents. Les juges ne sont
pas une simple boîte de transmission des
questions, mais une instance où se forge
par le débat contradictoire un doute sur
la constitutionnalité de la disposition
législative litigieuse.
Des avocats
Changement aussi dans les pratiques
professionnelles des avocats. Désormais,
une affaire civile, pénale, fiscale, sociale,
environnementale ne peut plus être
appréhendée seulement dans sa dimension civile, pénale, sociale ou fiscale ; elle
doit l’être aussi en termes constitutionnels car, pour chacune de ces matières, il
existe des arguments constitutionnels qui
peuvent être mobilisés au soutien d’une
QPC. Il revient donc à l’avocat, mieux, il
est de leur responsabilité professionnelle
d’élaborer désormais leur stratégie en
discutant avec leur client de l’intérêt de
faire valoir dans un litige l’argument constitutionnel. La loi organique oblige, en effet,
l’avocat, lorsqu’il a décidé de soulever une
QPC, non pas de l’indiquer rapidement à
la fin de ses conclusions mais de rédiger
« un écrit distinct et motivé ». Et, dans
es
Éclairag
cette note, il doit exposer de manière
argumentée les trois conditions – le lien,
l’absence de précédent ou le changement
de circonstances et le caractère sérieux
du moyen – de la recevabilité de la QPC.
Car, évidemment, le but de cet écrit est
de convaincre le juge de la pertinence
du moyen et donc de la nécessité de sa
transmission au Conseil constitutionnel.
L’avocat qui ignorait largement la jurisprudence constitutionnelle, tout simplement parce qu’il n’en avait pas besoin
pour sa pratique, doit donc aujourd’hui
l’« apprendre » tout comme sa construction et ses évolutions.
Des professeurs de droit
Changement encore dans les pratiques
des professeurs de droit. Chacun était
jusqu’à maintenant enfermé dans sa discipline, le professeur de droit civil dans le
droit issu de la première chambre civile
de la Cour de cassation, le professeur
de droit pénal dans celui de la chambre
criminelle, le professeur de droit social
dans celui de la chambre sociale, le professeur de droit administratif dans le droit
issu du Conseil d’État, le professeur de
droit européen dans celui issu de la Cour
de Strasbourg (6), le professeur de droit
communautaire dans celui de la Cour
de Luxembourg (7) et les professeurs
de droit constitutionnel se partageaient
entre l’analyse de la vie des institutions et
le commentaire des décisions du Conseil
constitutionnel. Malgré quelques évolutions récentes qui faisaient apparaître les
« sources constitutionnelles » du droit du
travail, du droit pénal ou du droit administratif, la pratique de l’enseignement et
de la recherche en droit restait marquée
par cette division académique. Que tout
le monde dénonçait sans doute mais que
6. La Cour européenne des droits de l’homme.
7. La Cour de justice de l’Union européenne.
75
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
UN
CHANGEMENT DU PAYSAGE
JURIDICTIONNEL
tout le monde reproduisait cependant.
Nécessairement, parce que les avocats
vont utiliser la jurisprudence constitutionnelle, parce que la Cour de cassation et
le Conseil d’État vont rendre des jugements motivés sur le caractère sérieux
ou non d’une argumentation constitutionnelle en droit civil ou en droit administratif, chacun, dans son enseignement
et sa recherche, devra se référer au droit
constitutionnel. Les professeurs de droit
constitutionnel devront, quant à eux, se
remettre à l’étude de la jurisprudence des
chambres de la Cour de cassation et, dans
une moindre mesure, à celle du Conseil
d’État. Évidemment, cette perspective de
changement inquiète ou intéresse, selon le
tempérament de chacun ; mais, paradoxalement, elle semble provoquer davantage
de crainte au sein des constitutionnalistes,
certains n’hésitant pas à considérer que
la QPC signe la mort du droit constitutionnel. Ce droit, est-il soutenu, se
distingue des autres par la noblesse de son
objet, l’État. En ayant désormais pour objet
la société, le droit constitutionnel deviendrait un droit banal, celui des justiciables,
un droit du commun comme les autres
droits. Sauf que l’État n’est devenu l’objet
du droit constitutionnel que par l’effet
d’une réduction de la notion de Constitution à la seule question des institutions.
Alors que la représentation politique et
ses institutions ne peuvent se comprendre
que si elles sont mises en relation avec la
société qu’elles construisent et racontent.
Alors que l’article 16 de la Déclaration
de 1789 fait de la société et non de l’État
l’objet de la Constitution : « toute société
dans laquelle la garantie des Droits n’est
pas assurée, ni la séparation des pouvoirs
déterminée, n’a point de Constitution ».
Avec la QPC, le droit constitutionnel, loin
de dépérir, (re)trouve son objet et déploie
sa vie dans toutes les sphères sociales.
76
Jusqu’à la révision constitutionnelle de
2008, le paysage juridictionnel français
était structuré sur deux grands ordres de
juridiction, le judiciaire et l’administratif,
chacun avec sa cour suprême, la Cour
de cassation pour le judiciaire, le Conseil
d’État pour l’administratif et un Tribunal
des Conflits pour trancher les problèmes
de compétences entre les deux ordres. Le
Conseil constitutionnel était hors-champ ;
même si sa qualité juridictionnelle était
moins discutée, il ne faisait pas partie du
paysage juridictionnel. Or, avec la QPC, il
y entre et bouleverse les habitudes, les
comportements routinisés et les positions acquises par chaque cour suprême
au fil de l’histoire. En effet, alors qu’avec
le contrôle a priori le contentieux est
encastré dans la procédure d’élaboration
de la loi – il intervient juste après le vote
de la loi et avant sa promulgation –, avec
le contrôle a posteriori, il est enchâssé
dans le contentieux ordinaire. Le Conseil
entre dans le paysage juridictionnel parce
que le procès constitutionnel entre dans
le procès ordinaire, judiciaire ou administratif. La QPC doit être soulevée « à
l’occasion » d’un procès ; ce qui signifie
que le procès constitutionnel n’est pas un
procès autonome ; il dépend de la survenance d’un procès ordinaire et s’inscrit à
l’intérieur de ce dernier. Il en devient un
moment au demeurant important puisque
la suite du procès ordinaire en dépend : si
le procès constitutionnel se termine par
l’abrogation de la loi contestée, le procès
ordinaire ne peut reprendre ; s’il se clôt
par sa validation, le procès peut reprendre.
Mais aussi, le filtre, s’il donne un pouvoir
aux deux cours suprêmes, crée un lien
organique, qui n’existait pas jusqu’alors,
entre Conseil d’État, Cour de cassation et
Conseil constitutionnel : le Conseil est saisi
par décision de renvoi motivée de l’une ou
l’autre cour suprême, sa saisine suspend
es
Éclairag
LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
le procès et sa décision conditionne sa
reprise. Une nouvelle chaîne juridictionnelle, inédite, se met donc en place.
En entrant dans le paysage juridictionnel, le Conseil constitutionnel est
obligé d’achever sa mue juridictionnelle
commencée de manière pragmatique sous
l’influence du doyen Vedel et du président du Conseil constitutionnel, Robert
Badinter. Puisque le procès constitutionnel
est un moment du procès ordinaire, il doit
répondre comme lui aux exigences du
procès équitable et du tribunal impartial.
À cette fin, le Conseil a ainsi adopté en
février 2010, soit quelques jours avant
l’entrée en application de la QPC, un règlement de procédure (8) organisant l’oralité
et la publicité des débats devant lui et
prévoyant la possibilité de récusation de
membres du Conseil en cas de doute sur
leur impartialité. À terme, il conviendra
assurément de changer le mode de nomination des juges constitutionnels et d’en
retenir un qui soit plus conforme aux
exigences d’indépendance et de neutralité
de tout tribunal constitutionnel.
Mais la question principale, celle qui fâche
et qu’il faut pourtant poser, est celle du
positionnement des trois cours dans cette
nouvelle chaîne juridictionnelle. Ou, pour
le dire plus brutalement, le Conseil constitutionnel ne va-t-il pas, à terme, prendre
le pas sur le Conseil d’État et la Cour de
cassation et se poser en cour suprême du
nouveau paysage juridictionnel ? Officiellement, cette perspective n’est pas revendiquée, voire est fortement démentie par
un discours mettant en scène une représentation conviviale des rapports entre les
trois cours agissant à égalité de pouvoir,
chacune dans sa sphère de compétence
et toutes les trois coopérant loyalement. Personne n’est forcé de croire ces
discours obligés ! En demandant à la Cour
de Luxembourg de dire que l’examen
prioritaire de constitutionnalité est
contraire au principe de primauté du droit
communautaire, la Cour de cassation, par
son arrêt du 16 avril 2010 (9), cherche à
faire condamner dès le départ une procédure qu’elle estime dangereuse pour sa
position de pouvoir. De même, le Conseil
d’État, en considérant que la coexistence
en son sein des fonctions consultative
et contentieuse n’est pas une question
constitutionnelle sérieuse ou nouvelle et
ne peut donc être transmise au Conseil
constitutionnel, montre sa volonté de
ne pas soumettre son existence à son
voisin du Palais-Royal (10). La question de
l’articulation entre les trois cours et celle
d’une possible hiérarchisation au profit de
l’une d’elles et, plus précisément, au profit
du Conseil constitutionnel sont donc des
questions présentes dans tous les esprits.
La réponse est dans la mécanique de la
QPC, dans la logique propre du système
de la QPC qui, avec le filtre, avec l’obligation pour les cours suprêmes de transmettre au Conseil constitutionnel toutes
leurs décisions y compris celles de nonsaisine, et le contrôle de constitutionnalité
qui, comme en Italie, portera sur le droit
vivant, c’est-à-dire sur le droit interprété
préalablement par la Cour de cassation
ou le Conseil d’État, portera le Conseil
constitutionnel, nouvel entrant dans le
paysage juridictionnel, dans la position de
cour suprême. Cette logique institutionnelle pourra être freinée par les hommes
et notamment par la manière dont les
juges judiciaires et administratifs géreront
le filtre : soit la gestion est « loyale », le
filtre maintenu et la logique de mise en
position de cour suprême du Conseil
est ralentie ; soit la gestion est chaotique,
le filtre supprimé, donné au Conseil lui-
8. Décision portant règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC du 4 février 2010.
9. Arrêt 12003 ND de la Cour de cassation du 16 avril 2010.
10. Conseil d’État, 16 avril 2010, Assoc. Alcady, in Gazette du Palais,14 mai 2010, p. 13.
77
REGARDS SUR L’ACTUALITÉ
N° 362
même et sa mise en position de cour
suprême est accélérée. Mais, indépendamment de la volonté des hommes, la logique
de la QPC est d’installer, à plus ou moins
long terme, le Conseil constitutionnel au
centre du paysage juridictionnel français
en position de cour suprême.
*
*
*
Pour défendre le droit pour le justiciable
de poser la question de la constitutionnalité de la loi, le doyen Vedel eut cette
formule : « ni un gadget, ni une révolution ». Ni un gadget, assurément. Ni une
révolution, à voir !
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REGARDS
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362 - Juin-Juillet 2010
Crise : le retour de l’État ?
État, marché, et société civile
(Entretien avec Bruno Bernardi)
Les crises dans l’Histoire
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La régulation est-elle la solution
pour éviter les crises économiques ?
(Robert Boyer)
Repenser le rôle de l’État dans la croissance :
perspectives d’après-crise
(Philippe Aghion et Julia Cage)
Les élections régionales de 2010 :
grève des urnes et votes de crise
(Anne Muxel)
Imprimé en France
Composition : Desk
Impression : DILA
Dépôt légal : juin-juillet 2010
DF : 2RA03620
ISSN : 0337-7091
CPPAP : 0207 B 05933
7,80 €
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Photo : © images.com/CORBIS
Directeur de la publication :
Xavier Patier
Les enjeux politiques
de la question prioritaire de constitutionnalité
(Dominique Rousseau)
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