362 REGARDS sur l’actualité Juin-Juillet 2010 Crise : le retour de l’État ? Également dans ce numéro : L’avenir du monde agricole en débat Comment sortir la zone euro de la crise ? Les élections régionales de 2010 La question prioritaire de constitutionnalité : les enjeux La documentation Française REGARDS sur l’actualité Équipe de rédaction Isabelle Flahault (rédactrice en chef) Céline Persini (rédactrice) Martine Paradis (secrétaire) Comité scientifique Jean-François Théry (président) Anne Belot Éliane Mossé Jean-Louis Quermonne Crédits photographiques p. 2 AFP Éric Piermont ; p. 4 AFP Pierre Verdy ; p. 6 AFP Aris Messinis ; p. 21 AFP Archives ; p. 43 AFP Éric Feferberg ; p. 55 AFP Bertrand Guay ; p. 65 AFP Joël Saget ; p. 73 AFP Patrick Kovarik. hotographie de couverture P © Images.com/Corbis Conception graphique Studio des éditions Direction de l'information légale et administrative v Aertissement au lecteur Les opinions exprimées dans les articles n’engagent que les auteurs. 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Mais en quels termes s’analyse ce retour de l’État ? Comme un retour du politique dans l’économique, et/ou le retour de l’État providence ? Trois ans après le début de la crise, l’annonce du plan d’économie budgétaire par le Premier ministre français, le 6 mai 2010, sous la menace de la possible contagion de la tempête financière et économique grecque, n’infirme-t-elle pas cette dernière hypothèse ? Dans ce contexte, comment appréhender le nouveau rôle économique de l’État ? L Selon Bruno Bernardi, depuis quelques années, les États se comporteraient moins comme des acteurs économiques face au marché que comme des facilitateurs de sa dynamique propre. Ainsi, n’assisterions-nous pas à un renforcement du rôle social et économique de l’État mais, sur le court terme, à une confirmation de la tendance antérieure consistant à le cantonner dans un rôle de régulateur. Nonobstant, si la crise actuelle a pu être comparée avec la crise de 1929, les conséquences de cette dernière ont été évitées grâce aux interventions massives des banques centrales américaine et européenne, et aux plans de relance engagés. La crise a montré que ces stratégies, « économiquement » impensables auparavant, sont devenues brusquement possibles, voire même la politique « normale » à mener face à cette conjoncture. Le choix de la régulation du marché n’est donc pas seulement technique mais politique. Ainsi, sur le long terme, la crise a tout au moins rappelé les potentialités du politique dans l’économie. À la lumière de ce constat, elle a légitimé le rôle structurel de l’État dans la régulation du marché mais aussi au service de la croissance économique, pour limiter l’impact négatif des récessions sur la population et sur les entreprises, tout en créant les bases sociales et économiques nécessaires à une sortie de crise et une croissance durables à même d’assurer la réduction des déficits publics. Céline PERSINI 1 S ommaire Sommaire L’évolution du CAC 40 de novembre 2007 à octobre 2008. I Éditorial Instantanés 4 L’avenir du monde agricole en débat Zoom : Le projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche 6 Comment sortir la zone euro de la crise ? Deux questions à Agnès Bénassy-Quéré Dossier Crise : le retour de l’État ? 8 État, marché, et société civile (Entretien avec Bruno Bernardi) 19 Les crises dans l’histoire (Pierre Bezbakh) Encadré : 24 Comment la crise actuelle se compare-t-elle à la Grande Dépression ? 28 La régulation est-elle la solution pour éviter les crises économiques ? (Robert Boyer) Encadré : 47 Glossaire 48 Repenser le rôle de l’État dans la croissance : perspectives d’après-crise (Philippe Aghion et Julia Cage) Encadrés : 53 - L’État face à la crise 56 - Réduire les déficits publics Éclairages 60 Les élections régionales de 2010 : grève des urnes et votes de crise (Anne Muxel) 70 Les enjeux politiques de la question prioritaire de constitutionnalité (Dominique Rousseau) Encadrés : 71 - La QPC de 1990 à 2010 74 - Première censure de lois par QPC 3 s é n a t n InIsntsatantanés L’avenir du monde agricole en débat À l’heure où le monde agricole connaît de nombreuses difficultés, les parlementaires examinent le projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP). Celle-ci fixe les grandes orientations stratégiques du secteur agricole afin d’améliorer sa compétitivité et d’anticiper la réforme de la politique agricole commune (PAC) en 2013. Cependant, selon certains, l’état actuel des finances publiques et celui du droit européen de la concurrence limitent nettement sa portée. Au volant de leurs tracteurs, plusieurs milliers de producteurs agricoles, principalement céréaliers, se sont rendus à Paris pour manifester le 27 avril dernier. Touchés par l’effondrement des cours mondiaux du lait et des céréales, ils s’inquiètent de la réforme de la politique agricole commune (PAC) prévue en 2013. Comme le souligne l’étude de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) du 10 mai sur les distorsions de concurrence intra-communautaires dans l’agriculture, le coût du travail saisonnier, les contraintes environnementales ou encore la réglementation des installations d’élevage affaibliraient l’agriculture française. Dans ce cadre, le 13 janvier dernier, le ministre de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche, Bruno Le Maire, a déposé au Sénat un projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP). Le texte, adopté en première lecture au Sénat le 29 mai, a été transmis à la Commission des affaires économiques de l’Assemblée le 31 mai. La LMAP prévoit en particulier d’assurer la stabilité des revenus des agriculteurs par des contrats obligatoires entre les producteurs et leurs premiers acheteurs (cf. encadré), de garantir la Manifestation des agriculteurs, transparence des prix et la répartition de la valeur ajoutée en renforle 27 avril dernier, à Paris. çant l’Observatoire des prix et des marges, d’améliorer la compétitivité des exploitations agricoles en regroupant des organisations professionnelles et de développer les assurances-récoltes contre les aléas climatiques et sanitaires. Le 17 mai, le Gouvernement a annoncé la possibilité d’accords de modération de marges des distributeurs de fruits et légumes, introduits dans la LMAP par amendement. Certains juristes émettent des réserves quant à la conformité au droit européen de la concurrence des accords entre producteurs et acheteurs ou des regroupements interprofessionnels, à l’instar de Jean-Marc Belorgey, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, qui souhaite voir les questions agricoles inscrites à l’ordre du jour européen, a évoqué, lors du salon de l’Agriculture, une augmentation de 800 millions de prêts de trésorerie et de consolidation en faveur des agriculteurs en difficulté en complément du milliard d’euros de prêts bonifiés déjà annoncés en octobre 2009 à Poligny et a parlé, le 1er mai, de supprimer les cotisations patronales pour l’emploi de saisonniers agricoles dans le secteur des fruits et légumes. Le gel des dépenses publiques annoncé par le Premier ministre, François Fillon, le 6 mai risque cependant, comme l’a annoncé Bruno Le Maire, de remettre en cause ces nouvelles dépenses. 4 – 34 % : taux de diminution des revenus des agriculteurs français en 2009. 14 500 euros : revenu annuel moyen des agriculteurs (contre 28 500 euros en 2007). 75 000 hectares : surface de terre agricole disparaissant chaque année (contre 35 000 dans les années 1960). 32 pour 100 000 : taux de suicide des agriculteurs exploitants, le plus élevé de toutes les catégories socioprofessionnelles (8 pour 100 000 pour les professions intellectuelles supérieures). LE PROJET DE LOI DE MODERNISATION DE L’AGRICULTURE ET DE LA PÊCHE (EXTRAIT) « Titre II. – Renforcer la compétitivité de l’agriculture française Dans un contexte d’instabilité des marchés et de volatilité des prix, il est nécessaire de mettre en œuvre des outils de stabilisation des marchés. Le renforcement du dispositif contractuel dans le secteur agricole est un élément indispensable pour favoriser la stabilisation des prix et permettre au producteur d’avoir une meilleure visibilité sur ses débouchés et d’obtenir des prix de cession davantage rémunérateurs. C’est une première étape dans la couverture contre les aléas économiques. La possibilité de rendre obligatoire un contrat écrit établi entre les producteurs et les premiers acheteurs, d’une durée minimale de un à cinq ans et comportant des clauses sur les volumes et les modalités de livraison et de détermination du prix est donnée par l’article 3. Ces contrats devront inclure, en cas d’accord interprofessionnel étendu, les clauses types définies par les organisations interprofessionnelles agricoles. Afin de tenir compte des spécificités des différentes filières agricoles, et afin de ne pas induire d’effets indésirables, il est prévu de renvoyer à un décret en Conseil d’État la liste des produits concernés par cette obligation de contrat ainsi que la liste des clauses obligatoires. Un dispositif de médiation auquel il sera possible de recourir en cas de litige sur la conclusion ou l’exécution d’un contrat sera établi par décret. Ces dispositions sont applicables à toutes les livraisons effectuées sur le territoire français. La non remise par l’acheteur d’une proposition de contrat écrit et l’absence d’une ou plusieurs clauses obligatoires pourront être sanctionnées d’une amende administrative allant jusqu’à 75 000 euros. L’objectif est que la liste des produits pour lesquels la proposition de contrat est obligatoire soit arrêtée avant le 1er janvier 2013. Le secteur des fruits et légumes frais, est caractérisé par des périodes de crise conjoncturelle affectant les prix qui peuvent être amplifiées par la saisonnalité des productions, une obligation de vente très largement déterminée par la météo, l’arrivée massive de produits sur le marché et certaines pratiques commerciales difficiles à contrôler en l’absence de tout contrat écrit. » Source : Texte n° 200 (2009-2010) de M. Bruno Le Maire, ministre de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche, présenté au Sénat le 13 janvier 2010, disponible sur : http://www.senat.fr/leg/pjl09-200.html. 5 s é n a t n InIsntsatantanés Comment sortir la zone euro de la crise ? Le 9 mai dernier, les ministres européens des Finances ont adopté un important plan d’aide à la Grèce ainsi qu’un plan massif de stabilisation de la zone euro, destiné à rassurer les marchés financiers et à aider les pays de la zone euro fortement endettés. L’ampleur de ce plan et les mesures de rigueur budgétaire qui l’accompagnent restent néanmoins vivement débattues dans les pays européens. Alors que les inquiétudes autour d’une possible contagion de la crise grecque se traduisent par une chute de l’euro, tombé en dessous du seuil de 1,22 dollar le 19 mai, les pays de la zone euro ont adopté un plan d’aide à la Grèce de 110 milliards d’euros répartis sur 3 ans, comprenant 80 milliards de prêts de la zone euro – dont 16,8 de la France –, et 30 milliards de prêts du FMI. Par ailleurs, un mécanisme européen de stabilisation financière de 750 milliards d’euros a été créé, grâce à l’assistance de 60 milliards de prêts de la Commission européenne, 250 milliards du Fonds monétaire international (FMI) et 440 milliards en provenance du nouveau Fonds européen de stabilité financière (FESF) auquel la France apportera 111 milliards. La Banque centrale européenne (BCE) a accepté pour la première fois de racheter des obligations d’État de la zone euro afin d’éviter le défaut de remboursement d’un pays, ce qui aurait des conséquences néfastes pour l’ensemble de la zone. Le FESF est un instrument intergouvernemental qui permet de refinancer, jusqu’au 30 juin 2013, les pays de la zone en difficulté comme la Grèce, dont la dette publique a atteint 115,1 % du PIB en 2009, l’Espagne ou le Portugal. Ceux-ci mettent en œuvre des mesures d’austérité, telle l’Espagne qui prévoit de réduire le salaire des fonctionnaires dès juin et de geler les retraites en 2011. En outre, les grands argentiers de la zone euro s’intéressent à la création d’un mécanisme permanent de gestion de crises bancaires, qui aurait pour objectif de taxer les banques pour financer des fonds nationaux de résolution des crises financières. La Commission a aussi annoncé le 12 mai vouloir renforcer la surveillance préventive du budget des pays européens par un droit de regard sur leurs projets de budgets nationaux. Cette dernière mesure est considérée dans certains pays, à l’instar du Royaume Uni, comme une atteinte à la souveraineté budgétaire des États. En France, le Gouvernement a annoncé le 6 mai, à l’issue d’un séminaire intergouvernemental sur les déficits, un gel des dépenses publiques en valeur jusqu’en 2013, avec pour objectif la réduction des dépenses de fonctionnement et d’intervention de 10 %, dont 5 % dès 2011. De plus, le principe d’un retour à l’équilibre des finances publiques pourrait être inscrit dans la Constitution. Certains économistes comme le président de l’OFCE, Jean-Paul Fitoussi, mettent en garde contre l’atteinte portée à la croissance par les plans d’austérité. L’Allemagne a souhaité pouvoir consulter son Parlement avant chaque activation du mécanisme qui, selon elle, pourrait désinciter les pays en difficulté à faire preuve de rigueur, alors que leurs plans d’austérité se heurtent déjà à de violentes réactions de Athènes, le 4 mars 2010, après les manifestations contre le plan d’austérité annoncé. leurs populations. 6 1999 : Onze pays créent la zone euro. La Grèce les rejoint en 2001, la Slovénie en 2007, Chypre et Malte en 2008 et la Slovaquie en 2009. 2007 : Le président de la Banque centrale européenne, Jean Claude Trichet, est déclaré « personnalité de l’année » par le Financial Times pour sa gestion de la crise des subprimes. 18 février 2009 : La Commission européenne lance une procédure de déficit excessif à l’encontre de l’Irlande, la Grèce, l’Espagne, la France, la Lettonie et Malte. 5 mai 2010 : Lors de manifestations à Athènes contre la crise économique, des banques et des bâtiments administratifs sont incendiés, causant la mort de trois personnes. 9 mai 2010 : Au cours du sommet ECOFIN à Bruxelles, l’UE, le FMI et la BCE établissent le plan de sauvetage le plus important depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008. Agnès Bénassy-Quéré* directrice du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) La décision de la BCE de racheter les dettes souveraines de la zone euro estelle efficace? Cette mesure améliore la liquidité du marché des dettes souveraines en zone euro. Antérieurement, la BCE ne faisait que prendre en pension les titres de dette, les banques conservant la propriété de ces titres, et donc aussi le risque de défaut afférent. Maintenant, la BCE acquiert ces titres pour son compte sur le marché secondaire et elle va supporter directement le risque de défaut. Le fait que la BCE s’engage a rassuré les marchés. Les banques peuvent acheter de la dette publique à l’émission, puis les revendre à la banque centrale. On a dit que cela pouvait créer des risques inflationnistes, mais le risque actuel pour la zone euro est plutôt celui de la déflation. De plus, dans le court terme, la BCE a souligné qu’elle stérilisait ses interventions par des « opérations de refinancement à l’envers » pour que le niveau du bilan de l’Eurosystème n’augmente pas. Le nouveau mécanisme de stabilisation pourrait-il rénover la gouvernance européenne? C’est un progrès, car les Européens admettent désormais la possibilité d’un défaut souverain en zone euro et avancent assez de fonds pour empêcher un tel scénario de survenir, mais cela vaut seulement jusqu’en 2013. En termes de gouvernance européenne, la proposition de la Commission de discuter de l’orientation des politiques budgétaires avant leur vote par les parlements nationaux est cohérente avec l’idée d’un « gouvernement économique ». Mais le problème à court terme est celui de la stratégie de croissance. En effet, à brève échéance, l’investissement des entreprises est moins contraint par le coût du financement que par les maigres perspectives de demande. Plusieurs États ont (ou s’apprêtent à) relever leurs taux de TVA, ce qui risque de nuire à court terme à la consommation. Il faudrait plutôt songer à une coordination fiscale permettant de répartir entre différentes bases fiscales l’effort à consentir, en augmentant par exemple d’un point, dans chaque pays, l’impôt sur les sociétés. * Entretien réalisé le 25 mai 2010. 7 r e i s DoDsossier État, marché, et société civile ENTRETIEN AVEC BRUNO BERNARDI (1) UMR 5037 du CNRS, Collège International de Philosophie runo Bernardi cherche par ses travaux à éclairer les problématiques politiques contemporaines en les situant dans le cours de la modernité. Alors que la crise était dans sa phase aiguë, en octobre 2008, il interrogeait sur le site de La vie des idées la pertinence de l’idée naissante d’un « retour de l’État » (2). Pouvait-on parler de retour et si oui, de quel État ? Nous avons voulu revenir avec lui sur cette question presque deux ans plus tard. B ? Question Depuis le début de la crise économique, l’État semble s’être affirmé à nouveau comme acteur économique face au marché, par des politiques de relance notamment. Peut-on pour autant conclure à un retour de l’État ? 1. Entretien réalisé le 27 avril 2010. 2. Bruno Bernardi, « Octobre 2008 : le retour de l’État ? Perspectives politiques sur la crise financière », La vie des idées, 17 octobre 2008, cf. http://www.laviedesidees.fr/Octobre-2008-le-retour-de-l-État.html. 8 ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE Dossie r Réponse Je tiens avant toute chose à préciser ce qui fera à la fois la limite et la XXX spécificité de mon propos. N’étant pas spécialiste d’économie, encore moins de finances, je ne peux en aucune façon aborder ces matières de façon technique et autorisée. Mon travail porte sur la philosophie politique, précisément sur l’histoire conceptuelle de la modernité politique envisagée sur la longue durée. Une telle démarche conduit souvent à discerner, sous la permanence des mots, les mutations dans les concepts et les transformations de la réalité. C’est à ce titre, et à ce titre seulement, qu’il y a dix-huit mois de cela j’ai voulu relever le défi consistant à interroger à chaud la thématique du retour de l’État au moment où, à l’occasion de la crise financière, certains la mettaient à l’ordre du jour. J’aborderai cet entretien dans le même esprit, en tentant de tirer profit du recul, tout relatif, que nous pouvons avoir aujourd’hui. Pour évaluer la pertinence de cette idée d’un « retour de l’État », il semble nécessaire de se placer dans le cadre des rapports entretenus sur le long terme par l’État et le marché. L’émergence de ces deux grandes « formes », respectivement à la fin du XVIe siècle et à la fin du XVIIIe siècle, a contribué de façon décisive à définir la société moderne. État et marché ont en commun ce caractère remarquable de tendre à l’absorption sans reste de l’ensemble des rapports sociaux : l’État, en les régissant sous la fonction d’administration et sous l’autorité de la loi, et le marché, en les incluant dans la sphère de ce qui désormais s’appellerait « économie marchande ». Pour l’État, tout est objet de réglementation, pour le marché, tout est objet de transaction. Aussi bien les deux derniers siècles ont-ils été marqués par l’alternance de phases de congruence (par exemple ce qu’on appelle les Trente Glorieuses) et de phases de concurrence (par exemple avant la seconde guerre mondiale) entre ces deux principes de totalisation. Toutefois, sur la longue durée, une tendance lourde à la substitution de l’économique au politique comme principe structurant de la société s’est imposée. Rien ne serait plus faux cependant que de voir l’État et le marché comme des formes fixes et intangibles. La période la plus récente, en particulier, s’est caractérisée par la double mutation dont a été affecté le marché : sa globalisation, d’une part, a en large partie vidé de leur substance les États en tant que puissances souveraines, sa financiarisation, de l’autre, – et cette révolution est en un sens comparable à celle qu’avait induit la généralisation de l’échange monétaire –, achève de substituer comme finalité de l’économie la satisfaction des besoins par la valeur à la marchandise comme objet de l’échange, et le gain financier à la satisfaction des besoins comme finalité de l’économie. Dans ce contexte, depuis le début des années 1980, on a pu assister, sous l’influence du néo-libéralisme, à une délégitimation de toute intervention politique dans la dynamique du marché et du rôle de l’État comme agent économique. La crise ouverte en 2008 est celle de ce nouveau modèle. 9 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 C’est sous ce regard, me semble-t-il, qu’il faut d’abord apprécier les mesures prises par les instances étatiques pour juguler cette crise. Peut-on parler d’un retour de l’État, entendu comme un retour du politique ? Cela me paraît loin d’être assuré. Parler de mesures de relance, pour commencer, est discutable. En effet, aucun véritable dispositif d’aide à la consommation n’a été mis en œuvre (qui passerait nécessairement par une augmentation du revenu salarial). On ne voit pas non plus, sauf à la marge, de stimulation directe significative de l’activité économique par un investissement public productif. Le contraste avec les décisions prises au lendemain de la crise de 1929, puis de la seconde guerre mondiale, est à cet égard manifeste. Les invocations du New Deal ou du Plan Marshall ont été purement incantatoires. Si les déficits publics augmentent fortement, ce n’est pas par accroissement des dépenses, mais par diminution des recettes. On peut l’expliquer, sans doute, par le ralentissement économique qui tarit l’impôt, mais aussi et surtout parce que les mesures prises ont eu pour objet d’abord de venir au secours des institutions financières en péril, ensuite de diriger vers ces dernières la plus grande part possible des ressources sociales disponibles. Les États se comportent moins comme des acteurs économiques face au marché que comme des facilitateurs (ou si l’on veut être plus caustique, des supplétifs) de la reprise de sa dynamique propre. En France, en particulier, on n’assiste pas à un renforcement du rôle social et économique de l’État, mais à une tendance accentuée à sa diminution. Sous le titre de révision générale des politiques publiques, par « révision » il faut entendre surtout « réduction ». Les mesures de régulation du marché qui ont été esquissées – elles restent pour l’heure très inchoatives – ne contredisent pas cette lecture : elles ont pour objet de lisser, de faciliter le processus de globalisation et de financiarisation, d’éviter les soubresauts qu’il engendre, non de porter une autre logique du développement économique et social. ? Assistons-nous au renversement des représentations que l’on se fait du marché ? Les dangers de la financiarisation de l’économie sont-ils désormais davantage appréhendés ? XXX Je serais tenté de vous répondre que n’étant ni sociologue ni spécialiste des mouvements de l’opinion, je ne suis pas à même de répondre à une telle question. Mais je peux essayer de l’aborder à ma manière en l’envisageant, une fois encore, sur le long terme. J’ai parlé tout à l’heure de l’État et du marché comme des deux grandes formes structurantes de la société moderne. Leurs concepts se sont l’un et l’autre constitués par scissiparité, au XVIIe siècle puis au XVIIIe siècle, à partir de ce qui a été leur prédécesseur dans la pensée de la première modernité : le concept de société civile. Or nous assistons, depuis le début des années 1980 précisément, au retour aussi inopiné que massif, mais dans des 10 ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE Dossie r usages tout à fait nouveaux, de ce très vieux concept depuis longtemps tombé en désuétude. Que ce phénomène ait été simultanément observé dans les sociétés du monde soviétique, alors qu’elles entraient dans la voie de leur dissolution, et dans les sociétés occidentales et leur sphère d’influence, au moment où s’amorçait le double tournant de la globalisation et de la financiarisation, représente un indice significatif. Malgré la profusion et la confusion du recours à ce terme, on peut discerner dans l’appel contemporain à la société civile un double refus des prétentions respectives de l’État et du marché à subsumer sans reste l’ensemble des rapports sociaux. Le concept de société civile porte avant tout l’idée que la société excède ces deux puissances totalisantes et tutélaires. Une rupture dans les représentations explique en partie ce phénomène. L’État et le marché avaient été durablement appréhendés comme offrant aux individus, pour le premier, un espace de sécurisation, pour le second, un champ d’initiative. Mais l’État, aux yeux de l’opinion, assure de moins en moins sa fonction protectrice à raison du démantèlement des services publics et des politiques de protection sociale. De son côté, l’économie marchande est de moins en moins vécue comme espace d’initiative à raison de sa subordination croissante au pouvoir des institutions financières (les effets stérilisants de l’emprise du système bancaire et de crédit semblent avoir été sous-estimés). Ainsi sont mises à mal les représentations qui les légitimaient. Sous le vocable « société civile », c’est l’aspiration à un espace d’initiative concertée, de coopération et d’association, de solidarité aussi, qui s’exprime. Une aspiration dont on pourrait montrer qu’elle a été à la fois portée et occultée par l’histoire entière de la modernité. Pour répondre à la première partie de votre question, si la crise récente modifie les représentations attachées au marché comme principe structurant de l’économie, c’est en accélérant un processus engagé depuis longtemps. De plus, cette perte de confiance ne touche pas moins l’État, tant il est vrai qu’ils apparaissent comme ayant partie liée : avec l’introduction des principes de management entrepreneurial, un paradigme de la gestion s’est substitué à celui de l’orientation dans la conception du politique. Il y a là, nous y reviendrons, une vraie préoccupation pour la démocratie. En ce qui concerne la seconde partie de votre question et la dimension particulière qu’est la financiarisation de l’économie, il ne fait pas de doute que la crise des subprimes et le rôle aujourd’hui reconnu qu’y ont joué les techniques de titrisation ont fait l’objet d’une prise de conscience salutaire dans le public, mais aussi de la part des pouvoirs publics. Un certain nombre de mesures ont été prises, d’autres s’esquissent. Les injonctions verbales faites aux institutions financières de se mettre au service de l’activité économique n’ont pas manqué. Assiste-t-on pour autant à une mise en question du processus de financiarisation de l’économie et par là de la société ? Cela est si peu vrai que, dans la dernière période, c’est plutôt un accroissement du pouvoir de contrôle du marché financier sur la politique des États qui se profile. Par le double biais de la 11 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 pression exercée sur le crédit auquel les États doivent recourir et du jeu spéculatif sur les monnaies qui en résulte, c’est le marché financier qui tend à fixer aux États les orientations de leurs politiques publiques. La place occupée par les agences de notation dans la dernière période, leur capacité de prédiction autoréalisatrice aussi, en est un symbole marquant. Il se pourrait paradoxalement que la crise du marché financier que nous venons de connaître se traduise par le renforcement de son emprise sur la société. ? Vous écriviez en octobre 2008 dans la Vie des idées, au regard des interventions de l’État dans le monde de la finance d’alors, que l’on assistait à l’établissement de l’État en « gérant du marché financier », « en institution du marché ». Êtes-vous toujours du même avis ? XXX Je commencerai par rappeler que je ne présentais pas ces idées comme des faits établis, mais (comment aurait-il pu en être autrement ?) comme des hypothèses de développement possible. Les mesures prises par les États à l’automne 2008 avaient pour objet immédiat de venir au secours du marché en donnant les moyens de leur survie à des institutions financières en péril (système bancaire et de crédit), soit directement (par des subsides massifs ou des formes de rachat temporaire), soit indirectement (en leur accordant une garantie). On pouvait faire alors de ces politiques une double lecture : il pouvait s’agir, pour les États, soit de mettre en place des dispositifs d’urgence préalables à une réorganisation de fond de l’économie de marché, soit de se comporter en auxiliaire de son entretien et de son fonctionnement. Dans le premier cas, on aurait affaire à un retournement de tendance avec l’affirmation de la légitimité du politique à orienter l’économie, dans le second, à une confirmation de la tendance antérieure consistant à le cantonner dans un rôle de régulateur. Peut-on aujourd’hui trancher entre ces deux hypothèses ? Pour le long terme, qui importe le plus, certainement pas : l’histoire ne se fait pas en quelques mois, ni en quelques années. À court terme en revanche, et à mes yeux en tout cas, la seconde hypothèse semble se confirmer : les observations que j’ai faites préalablement vont dans ce sens. Mais l’alternative n’est pas aussi tranchée, comme le montre dans l’actualité la plus immédiate l’hésitation de l’administration de Barack Obama sur la façon de traiter l’affaire Goldman Sachs : comme une pathologie locale et accidentelle à sanctionner ou comme un vice de constitution du marché financier à réformer ? Mais, sur le moyen terme, pour que la seconde branche de l’alternative que j’ai esquissée puisse devenir crédible, il faudrait une véritable rupture avec la tendance lourde qui a marqué les dernières décennies. Un renforcement des pouvoirs d’action des États d’abord, qui ont été méthodiquement démantelés. Je n’en donnerai qu’un 12 ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE Dossie r exemple : la doctrine qui a présidé à l’institution de la monnaie unique européenne, et plus clairement encore à celle de la Banque centrale européenne, consistait à promouvoir un auto-dessaisissement par le politique de sa capacité d’intervention dans la sphère économique. On en voit aujourd’hui les effets. Une relégitimation du pouvoir d’orientation politique de l’activité économique serait d’autant plus nécessaire. On en est encore loin. Mais incontestablement, et c’est déjà beaucoup, ces questions peuvent être désormais posées. ? Vous écriviez également que le recours à l’institution étatique visant à pérenniser le marché et son fonctionnement pouvait annoncer un rétrécissement du politique face au marché, est-ce le cas aujourd’hui ? XXX Les mêmes remarques s’imposeraient ici, et conduiraient sans doute au même type de réponse. Mais il convient que je précise ce que j’entends par rétrécissement du politique. Je concluais mon article de 2008 en disant que nous étions à une croisée de chemins. Nous y sommes encore. Peut-être pour longtemps. Nous pourrions assister, c’est le premier cas de figure à envisager, à une phase nouvelle de l’évolution de très long terme qui a vu la forme marché prendre l’ascendant sur la forme État. Une telle éventualité, il faut d’abord le souligner, ne signifierait pas la disparition de l’État mais plutôt son involution. Son action serait resserrée sur ses trois fonctions principales : le maintien de l’ordre intérieur, la gestion des conflits externes, et, comme on vient de le voir, celle des crises endogènes du marché. Les deux premières fonctions sont les plus anciennes. Le concept d’État s’est formé, au cours des siècles « classiques », en distinguant deux types de violence : la violence interne, crimes et délits, qui doit être comprise et résorbée sous le concept générique de police, et la violence externe, la guerre, qui concerne les rapports des États entre eux en tant que puissances. Assurer la sécurité intérieure et extérieure, procurer la paix publique, tel est alors le cœur de métier de l’État. Mais entrainée par son propre dynamisme et pour répondre aux exigences de la société, sa sphère d’intervention s’est considérablement étendue au cours de la seconde modernité (les XIXe et XXe siècles), en particulier à l’éducation, à la santé et à la protection sociale. Ce mouvement de diastole a sans doute connu son point culminant sous la figure de ce qu’on a pu appeler « l’État-providence ». Cette mutation du concept d’État correspond à une compréhension élargie de la fonction de sécurisation à tout ce qui peut menacer la vie et le bien-être des personnes, mais aussi à une autre définition de la politique dont la fin ne serait pas seulement la paix mais aussi la justice, et en particulier la justice sociale. La vague néolibérale pourrait assez bien représenter le mouvement de systole correspondant : la volonté de voir l’État se réduire à sa stricte mission 13 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 de résorption de la violence, et cela pour trois types de raisons concourantes. En premier lieu, ce n’est pas au collectif mais aux individus qu’il reviendrait d’assurer leur bien-être par leur activité et en faisant valoir leur propre mérite. Tel est le fondement de la critique récurrente de l’assistanat. Mais cet argument moral se double d’une vision de l’économie comme produisant son ordre spécifique par son dynamisme spontané : toute intervention étatique serait donc par nature contreproductive et tyrannique. Un troisième argument (dont l’origine se trouve chez Saint Augustin (3), comme le modèle de l’État-providence est plutôt aristotélicien) est particulièrement présent chez les néoconservateurs : la justice étant par essence affaire divine, les hommes doivent se borner à ce qui est à leur portée : assurer la paix. S’il le faut d’ailleurs, on l’a vu, par la guerre. Contrairement à ce qu’on dit souvent, la conception libérale n’implique donc pas la négation de la puissance étatique mais sa restriction à ce qui ne peut être pris en charge par le marché, entendu comme forme structurante de la sphère des échanges entre individus, à savoir la violence comme rupture des relations d’échange. L’État gère la violence et le marché englobe la sphère entière des échanges. Ce modèle peut-il s’accommoder de l’attribution à l’État d’une troisième fonction, celle de régulateur du marché ? Ici encore, la réponse est moins simple qu’on ne croit. Même les économistes libertariens, tel Hayek (4), qui récusent une quelconque orientation politique de l’activité économique et défendent avec le plus de fermeté l’idée d’un ordre spontané de l’économie, n’excluent pas la nécessité de principes et d’institutions de régulation (pour assurer la transparence du marché notamment). Il s’agit de sanctionner des conduites qui, parce qu’elles rompent la logique de l’échange, sont en fait assimilables à des formes de violence. Si la notion de régulation a tant de succès aujourd’hui, c’est d’ailleurs en raison même de l’équivoque qu’elle permet : les uns entendent sous la notion de règle celle d’orientation et y incluent donc une dimension normative, les autres s’en tiennent au modèle du réglage, de la mise au point, avec une idée purement technique de la régulation. Le même jeu pourrait répondre de la substitution de la notion de gouvernance à celle de gouvernement. Cette équivoque est aujourd’hui manifeste dans bien des discours politiques. L’enjeu de la réponse qui sera donnée à la crise que nous connaissons aujourd’hui est donc de savoir où nous placerons le curseur dans notre définition de la sphère politique, entre régulation et orientation, entre sécurisation des échanges marchands et justice sociale. Cette réponse dépendra d’abord de la compréhension que nous aurons de la crise : comme crise conjoncturelle de développement de l’économie marchande ou comme crise structurelle du modèle de marchandisation 3. Saint Augustin était un philosophe et théologien chrétien de l’Antiquité tardive. 4. Friedrich A. von Hayek (1899, 1992 ) est un philosophe et économiste de l’École autrichienne. 14 ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE Dossie r de la société. C’est en ce sens, en compréhension, que j’évoquais le risque d’un rétrécissement du politique. Cette précision est importante parce que ce rétrécissement peut fort bien aller avec une forme d’intensification de l’action des politiques et avec son expression volontariste, mais dans la sphère resserrée et réservée à l’État de la sécurité intérieure et extérieure. Ce modèle, on en conviendra, n’a rien d’hypothétique. Mais l’alternative qui se présente à nous est-elle entre ces deux conceptions de l’État, représentées respectivement par l’État-providence et l’État régalien, et entre lesquelles, en un demi-siècle, nous avons connu une certaine forme d’alternance ? Il n’est pas interdit de penser, au contraire, que nous sommes placés devant la nécessité de repenser la politique dans d’autres termes, de désindexer, si je peux risquer cette expression, la politique de l’étatique. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir. ? À l’inverse de ce rétrécissement du politique, la prise en compte plus importante des dangers de la financiarisation mondiale et des enjeux environnementaux pourrait-elle annoncer le retour du politique face au marché, et ce peutêtre, au niveau global ? XXX Le parallèle que vous proposez est en effet extrêmement éclairant. Les dangers de la financiarisation (et de la globalisation, ces deux aspects sont étroitement liés) et ceux que représentent les modes actuels de développement économique pour notre environnement naturel sont dans un rapport manifeste d’analogie. Dans les deux cas, les problèmes que nous devons assumer ne peuvent trouver de réponse qu’en termes politiques : il y a bel et bien des décisions à prendre et à exécuter, ce qui implique des instances de décision et des pouvoirs de contrainte pour les faire respecter. Dans les deux cas, parce que la globalisation de l’économie est aujourd’hui un fait, et parce que les effets de l’activité humaine sur la nature ne sont pas locaux mais se font sentir à l’échelle de la planète, le cadre des États-nations, qui configure encore notre horizon de représentation du politique, est devenu évidemment inadéquat. Cette analogie se retrouve dans l’empêchement qui, de ces deux points de vue, affecte la décision politique. Les palinodies auxquelles ont donné lieu dans la dernière période la question des « paradis fiscaux », dans un cas, et de la « taxe carbone », dans l’autre, en sont de clairs indices. La stérilité des conférences internationales des dernières années, lorsque les discussions concernaient l’établissement de règles financières mondiales, mais aussi les questions environnementales, en représente une preuve plus fondamentale. D’ailleurs, au delà de l’analogie, des liens évidents existent entre ces deux problématiques. Les effets de la globalisation ont des incidences environnementales fortes, comme le montre par exemple la délocalisation des déchets et des nuisances qui est la face de moins en moins cachée de celle du travail. De la même façon, les répercussions 15 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 de la détérioration environnementale sur l’organisation globale de la planète ne sont pas moindres, comme l’illustrent les conflits croissants autour de la question de l’eau, ou le phénomène nouveau mais en plein essor de l’émigration pour des raisons climatiques. On notera d’ailleurs que le caractère politique de ces nouveaux problèmes ne relève pas d’un choix normatif (soumettre le développement économique à une exigence de justice), mais d’une nécessité interne à ce système et à laquelle ne saurait répondre le dynamisme spontané du métabolisme social. Nous sommes aujourd’hui mis en demeure d’élargir la fonction de sécurisation impartie au politique : la sécurité environnementale et la sécurisation des rapports sociaux sont devenus des enjeux aussi cruciaux que la protection des biens, des personnes et des collectivités contre la violence. La configuration de la sphère politique dont nous avons héritée de la modernité est devenue inadéquate à la nature des problèmes que nous avons à résoudre. La crise que nous connaissons est-elle susceptible d’induire un retour du politique ? La question n’est pas si simple. La notion de retour pourrait être aussi régressive (au sens chronologique et qualitatif du terme). Si la définition du politique par la forme État était inappropriée à la nature des problèmes posés, c’est elle qui, dans la phase présente, a été remise en selle. J’attirais l’attention, dans l’article de 2008, sur le fait que si l’on devait parler de retour de l’État, celui-ci avait commencé à s’opérer, avant la crise économique, par le retour de « l’État puissance » dans son rapport avec les autres États. Après une brève période qui a suivi la dislocation du système soviétique, c’est rapidement le jeu des puissances qui a été réactivé dans cette région du globe. Le 11 septembre 2001 a été l’occasion pour les États-Unis d’un tournant de même nature mais de beaucoup plus grande ampleur. Il a trouvé sa réplique dans l’attitude adoptée sur les dossiers environnementaux, les États-Unis freinant, au nom de leurs intérêts économiques, toute politique internationale de régulation. La présidence Obama a incontestablement infléchi cette ligne mais ne l’a pas inversée. La Chine, surtout, s’est résolument placée sur ce terrain en faisant de son essor économique le tremplin de l’affirmation de sa puissance comme État et réciproquement : sa politique africaine en témoigne. La redistribution des cartes à l’échelle globale sous l’effet de la crise économique n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Un fait de langage inaperçu le montre bien : là où, dans la période précédente, on évoquait des économies ou des pays émergents, c’est désormais de « puissances émergeantes » que l’on parle. À l’intérieur de l’Union européenne même, qui s’est pourtant constituée en un espace politique commun, la crise a également réveillé les réflexes d’autoprotection des États : les attitudes devant le récent épisode grec le montrent encore. On le voit, le retour du politique n’est pas nécessairement celui de la délibération réfléchie et concertée, de la démocratie, mais peut-être aussi celui de la politique de puissance. 16 ÉTAT, MARCHÉ, ET SOCIÉTÉ CIVILE Dossie r ? La crise économique actuelle a-t-elle finalement abouti à une redéfinition des rapports entre État, politique et marché ? XXX Vous conviendrez sans doute qu’on ne peut pas encore parler de cette crise au passé, même si l’on ne retient que la dimension financière. En ce moment même se joue peut-être, en Grèce, une seconde phase qui, cette fois, pourrait mettre en danger une des principales monnaies mondiales, l’euro, et au-delà compromettre en chaîne le crédit des États. Ce danger semble pouvoir être écarté mais la conjoncture reste, pour le moins, labile (5). Les effets économiques de la crise, en tout cas, sont loin d’être estompés. Rares sont ceux qui affirment sans hésitation que nous sommes déjà en phase de reprise. A fortiori, il est bien évidemment impossible de tirer un bilan des effets qu’en fin de compte cette crise emportera. Rien n’interdit cependant de réfléchir aux modifications qui s’opèrent peu à peu dans les représentations sociales et aux changements qui seraient nécessaires dans nos repères conceptuels. Nous avons commencé à le faire, mais je voudrais ajouter deux observations à ce sujet. Ma première observation portera sur la thématique de la société civile. J’ai montré comment, dans notre horizon contemporain, elle s’est développée en réponse à la double mutation du marché : sa globalisation et sa financiarisation. L’appel à la société civile est d’abord l’expression d’une résistance à la première mutation, perçue comme absorption par le marché de l’ensemble des rapports sociaux, pour le dire simplement comme marchandisation de la société. Mais elle représente aussi la recherche, face à la seconde mutation, d’un espace d’initiative que le marché financiarisé ne semble plus pouvoir incarner. Une initiative personnelle mais concertée, associative. De ces deux points de vue, c’est à la toute puissance du marché que la société civile est opposée (ce pourquoi beaucoup y ont vu une représentation passéiste et nostalgique). Ce qui pourrait être en train de changer à cet égard, c’est non seulement que l’image de toute puissance du marché est sérieusement écornée (il fait la preuve de son extrême fragilité), mais aussi que la croyance en son efficacité, qui l’a longtemps légitimé, est profondément affaiblie. Je ne citerai qu’un indice de ce déplacement d’accent : les méthodes de microcrédit ont d’abord été valorisées moralement, au nom d’un principe de justice, on les défend de plus en plus souvent également comme socialement et individuellement plus efficaces. Il est impossible de savoir si ces tendances seront confirmées, mais la question est d’importance. Ma seconde observation consistera à revenir sur l’idée même de « retour de l’État » qui pourrait appeler cette interjection familière ; trop tard ! 5. Entre le moment de la réalisation de cet entretien (27 avril) et celui où de dernières corrections lui sont apportées (25 mai) bien des évènements se sont produits mais la situation reste tout aussi ouverte (cf. la rubrique « instantané » (NDLR)). 17 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 En effet, l’affaiblissement symbolique de son autorité, consécutif précisément au fait qu’il se comporte depuis si longtemps en auxiliaire du marché, a fortement réduit l’attente sociale à son égard, du moins en tant qu’instance de recours face à celui-ci. Les formes de connivence personnelle et le décalage entre le volontarisme des discours et le peu de consistance des décisions n’y sont pas étrangers mais restent d’ordre anecdotique. Plus essentiel est le rôle que l’État a joué dans sa propre décrédibilisation en renonçant par principe au sens fort de la notion de gouvernement qui n’est pas de commandement mais d’orientation. S’il doit y avoir une véritable refondation des rapports entre l’État et le marché, ce ne peut être qu’à ce prix. Ce n’est pas impossible mais extraordinairement difficile, comme l’ont récemment montré – pour prendre un exemple à la fois si proche et si lointain pour nous – les efforts déployés par Barack Obama pour sauver quelque chose de la volonté d’offrir aux Américains une protection sociale minimale en matière de santé. Mais ce qui est en jeu ici, bien plus largement que la place de l’État, c’est la conception que nous avons de la fonction politique. Aussi bien, je voudrais pour conclure reprendre un peu de champ par rapport au moment présent. Paradoxalement, le tableau en forme d’impasse que je semble avoir dessiné n’est peut-être pas aussi négatif qu’il y paraît. Il se pourrait que l’importance et l’urgence des problèmes à résoudre permettent aux sociétés modernes de trouver le nouveau souffle qui leur est si évidemment nécessaire. Mais pour cela, nous avons besoin de penser dans d’autres termes ce qu’est la politique. La crise que nous traversons – elle n’est ni la première ni la dernière – semble bien s’inscrire dans un mouvement de beaucoup plus long terme. Notre modernité s’est constituée sur ces deux formes fondamentales que sont l’État et le marché. L’une a configuré la sphère politique, l’autre celle de l’économie au point que l’équivalence est devenue une évidence : l’économie est marchande et la politique étatique. Sans doute le moment est-il venu de rompre avec ces évidences, d’une part parce que la société ne peut se réduire à l’administration et la transaction, d’autre part parce que les problèmes qui se sont formés au sein de ce modèle, ceux qui naissent de la globalisation et de la financiarisation du marché comme ceux induits par les effets environnementaux de notre mode de développement, ne peuvent trouver de solution en lui. 18 Dossie r Les crises dans l’Histoire PIERRE BEZBAKH (1), maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris Dauphine out le monde parle aujourd’hui de la « crise du capitalisme ». Emprunté au langage médical, le terme de crise évoque le dysfonctionnement du système économique, caractérisé par une baisse de l’activité, la montée du chômage et par d’importants mouvements de prix (à la baisse ou à la hausse). Mais les crises sont envisagées très différemment selon les écoles de pensée et ont joué dans l’Histoire des rôles fort différents. T Pour les libéraux, il ne saurait y avoir de crise générale, si l’on respecte les principes de la libre-concurrence, mais seulement des désajustements sectoriels et provisoires qui se résorbent, d’eux-mêmes, sauf s’il existe des « rigidités » qu’il convient de supprimer. Ainsi, la crise de 1929 proviendrait d’une flexibilité insuffisante des salaires, comprimant les profits des entreprises quand les prix se mirent à baisser. De même, lors des chocs pétroliers des années 1970, la crise se serait étendue à l’ensemble de l’économie en raison du maintien de rémunérations excessives versées à des populations habituées à la croissance de leur pouvoir d’achat, réduisant les profits des entreprises confrontées à une concurrence extérieure accrue. Sans cette hausse des coûts salariaux, il n’y aurait pas eu de récession suivie d’une croissance lente et d’une montée du chômage et de l’inflation. Pour les marxistes, les crises résultent des contradictions du capitalisme, miné par une « baisse tendancielle du taux de profit ». Elles proviendraient du fait que les entrepreneurs substituent progressivement des machines à la force de travail vivante, seule créatrice de nouvelle valeur. Ils ne pourraient maintenir le taux de profit (rapport du profit au capital investi) puisque la source du profit (le travail « vivant ») augmenterait moins vite que la valeur du capital total qu’ils engagent. Les « contre-tendances » (baisses de salaires et hausses de la productivité du travail), étant insuffisantes, la répétition des crises finirait par provoquer une « appropriation collective » des moyens de production mettant fin au capitalisme... donc aux crises ! Pour certains marxistes, la crise provient plutôt du fait que les revenus distribués par les capitalistes lors du processus de production sont nécessairement insuffisants pour permettre la vente de 1. Pierre Bezbakh, « Les crises dans l’Histoire » (extraits), Constructif n° 22, mars 2009, revue éditée par la Fédération française du bâtiment, disponible intégralement sur le site : http://www.constructif.fr/. 19 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 l’ensemble des marchandises produites. La solution réside dans l’exportation d’une partie de celles-ci (mais cela ne fait que déplacer le problème), ou dans le crédit bancaire, qui crée une demande supplémentaire ; mais s’il fait défaut, la crise de surproduction éclate. Pour les économistes dits « keynésiens », une crise correspond à une situation de sous-emploi, qui s’explique par une insuffisance de la « demande effective », provenant elle-même de la baisse de la part de la consommation dans le revenu national, non compensée par des investissements suffisants. S’ils sont trop faibles, c’est à cause du niveau excessif des taux d’intérêt qui décourage l’emprunt, mais aussi et, surtout, en raison d’anticipations de profits trop faibles. Pour éviter la crise ou pour en sortir, l’État doit mener une politique monétaire expansionniste permettant la baisse des taux d’intérêt, et soutenir la demande par un surcroît de dépenses publiques, quitte à créer ou à creuser le déficit budgétaire. Les crises majeures au XIXe siècle Le XIXe siècle fut marqué par de fortes oscillations de l’activité économique, la crise correspondant à la phase descendante des cycles économiques, qui rythmèrent alors l’essor du capitalisme industriel. La crise des années 1846-1848 fut particulièrement sévère, et combina plusieurs aspects : une crise agricole, due à de mauvaises récoltes, provoquant pénurie alimentaire et hausse des prix, qui réduisit le pouvoir d’achat des ouvriers en produits industriels, puisque leurs salaires, déjà faibles, étaient principalement consacrés aux dépenses de nourriture ; une crise financière, due à l’éclatement d’une bulle spéculative portant sur les actions des compagnies de chemins de fer : elle restreignit les moyens de financement de la construction des voies ferrées, provoqua des licenciements et diminua encore les revenus des ouvriers. Cela explique la révolution française de 1848 et le « printemps des peuples » européens. Le rétablissement de la situation alimentaire (grâce à de meilleures récoltes et aux importations), l’écrasement des révoltes populaires, le retour de l’incitation à investir (baisse des coûts de production et importance de la main-d’œuvre disponible) et la découverte de mines d’or aux États-Unis (augmentant la quantité de monnaie en circulation), permirent un redémarrage de la croissance appuyé sur un nouveau bond en avant de la construction de voies ferrées. Durant les années 1873-1896 se succédèrent des crises d’ampleurs très inégales. Elles furent liées en général aux chemins de fer, secteur entraînant de l’économie, avec la production de charbon, de fonte, d’acier, de poutrelles métalliques, de locomotives et de wagons..., la construction des voies et des gares. Les difficultés provinrent de la hausse des coûts de construction et, à nouveau, des problèmes de financement, provenant de la spéculation et de faillites. La sortie de crise se fit grâce à une restructuration du capitalisme : d’une part, on assista à la concentration de l’appareil productif et financier 20 LES CRISES DANS L’HISTOIRE Dossie r (avec aux États-Unis la constitution d’empires industriels qui mirent fin à la concurrence par les prix) ; d’autre part, il se produisit une « grappe d’innovation » (selon les termes de Schumpeter) dans les domaines de l’énergie (pétrole et industries électriques), de l’acier, de la chimie et avec l’apparition de l’automobile, de l’industrie du cinéma, l’essor du téléphone... Parallèlement, l’organisation de la classe ouvrière permit une augmentation des salaires qui accrut la demande, et orienta le capitalisme vers l’ère de la « consommation de masse », qui toucha aussi l’Europe après la première guerre mondiale. Mais la croissance des années 1920 déboucha sur la crise de 1929. […] Manifestation contre le chômage, organisée par la CGT, devant l’immeuble de la Bourse du Travail, le 23 juin 1935 à Paris. Crises économiques et crises de société dans l’Histoire Les crises que nous avons évoquées ont provoqué des transformations importantes dans le fonctionnement du capitalisme, sans toutefois le remettre en cause. Mais dans un passé plus lointain, des crises économiques, combinées à des crises sociale et politique, ont débouché sur un changement de société. Le premier exemple remonte à l’époque romaine. L’empire connut, durant le IIIe siècle après J.C., une crise monétaire due à l’insuffisance de métal précieux obligeant l’État à émettre des espèces en alliages vulgaires ; cela provoqua une « fuite » face à la monnaie et une forte inflation, conduisant l’empereur 21 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Dioclétien (en 301) à réglementer sévèrement les prix. Cette crise était liée à un grave déficit des finances impériales, les dépenses militaires et somptuaires excédant les rentrées fiscales. Les armées, mal payées, se révoltèrent et s’affrontèrent entre elles, laissant la possibilité aux « barbares » de procéder à des incursions meurtrières, accentuant la désorganisation de l’empire. Parallèlement, le christianisme progressa malgré les persécutions, contestant la morale dominante, sans chercher à sauver le système. Et le redressement effectué au début du IVe siècle par Dioclétien et Constantin (qui autorisa le christianisme), prépara en fait la chute finale : Constantin engagea le partage de l’empire ; les légions romaines enrôlèrent des « barbares » ; les impôts furent accrus mais mal acceptés par les populations aisées, qui quittèrent les villes pour vivre sur leurs grands domaines ; enfin, l’esclavage régressa, alors qu’il constituait le pilier du système productif. Ainsi, miné par ces crises, l’empire romain s’effondra en Occident sous le choc des grandes invasions du V e siècle. Un deuxième exemple nous est donné par le destin de la société féodale (Xe-XVe siècles). Elle reposait sur la vassalité (concession d’un fief par un suzerain à un vassal) et le servage (statut de la paysannerie jouissant d’une « tenure » en échange de redevances) et a d’abord connu une période de plus de trois siècles de développement économique. Celui-ci s’explique par la paix imposée par l’Église, par le fait que les serfs pouvaient conserver le surplus de production après le paiement des redevances, par des progrès agricoles (charrue lourde, assolement triennal, sélection des espèces, etc.) et « industriels » (moulins à vent et à eau, etc.). Cette croissance permit un fort essor démographique, le développement des villes et des échanges marchands. Mais ce monde relativement prospère fut secoué au XIVe siècle par une crise agricole (due à l’épuisement des sols et à de mauvaises conditions météorologiques), une crise urbaine (provenant d’une concurrence accrue entre cités et de la « délocalisation » du travail de la laine dans les campagnes) et une crise des revenus seigneuriaux causée par la hausse des prix des biens de luxe. Ces crises furent aggravées par les effets de la guerre de Cent Ans, par une catastrophe démographique causée par la peste, par des soulèvements populaires dans les villes et les campagnes, et par le schisme religieux qui déchira la chrétienté. La situation se rétablit au XVe siècle, mais dans des conditions bouleversant l’ancien ordre féodal : le pouvoir royal l’emporta sur celui des grands vassaux ; le servage s’estompa après la peste en raison de la pénurie de main-d’œuvre ; les échanges marchands prirent une dimension nouvelle, surtout après la « découverte » de l’Amérique et de la route des Indes. La société féodale se mua en une société « féodo-marchande ». Quel type de crise vivons-nous ? La crise actuelle présente beaucoup de similitudes avec celle de 1929, bien que son déroulement ne soit pas identique. Dans les deux cas, la crise s’est produite dans un contexte d’évolution du partage de la valeur ajoutée 22 LES CRISES DANS L’HISTOIRE Dossie r défavorable aux salariés : durant les années 1920, la croissance des gains de productivité était plus forte que celle des salaires, ce qui limitait l’augmentation de la demande ; cela fut compensé par le crédit, mais il alimenta en partie la spéculation financière, créant une « bulle » dont l’éclatement toucha l’économie réelle. De même, depuis une dizaine d’années, les salaires stagnent en raison du développement du travail précaire ou à temps partiel et de la concurrence des pays émergents pratiquant le « dumping social ». Cela décourage l’investissement productif, et pousse les épargnants aisés vers les marchés financiers, encouragés, aux États-Unis en particulier, par un crédit abondant. Ainsi furent réunies les conditions d’une hypertrophie de la sphère financière, déconnectée de l’économie réelle, et de la formation de bulles spéculatives amplifiée par les pratiques irresponsables des institutions financières. Comme en 1929, la crise actuelle débuta par l’éclatement d’une bulle localisée cette fois dans le secteur immobilier (crise des « subprimes »), qui entraîna la chute des cours sur les marchés financiers ; les banques fragilisées renoncèrent à se prêter entre elles et diminuèrent leur offre de crédit aux entreprises et aux particuliers. Comme le crédit est l’un des piliers sur lesquels repose l’accumulation du capital, sa raréfaction déplace la crise vers l’économie réelle, le marasme des affaires étant aggravé par la détérioration des anticipations et par la diminution des dépenses des salariés. Le retour de 1929 n’a jusqu’ici été évité que grâce aux interventions massives des banques centrales américaine et européenne qui ont injecté depuis l’été 2007 des centaines de milliards de dollars et d’euros dans le circuit bancaire, et aux plans de relance gigantesques annoncés aux États-Unis, en Europe et en Chine. Mais à cela s’ajoute une crise énergétique, une crise alimentaire, une crise écologique due au réchauffement climatique, une crise salariale, une crise de confiance dans la capacité d’auto-régulation du capitalisme déréglementé, alors que la mondialisation et l’émergence de « nouveaux géants » accroissent la concurrence entre pays, et entre salariés du Nord et du Sud. Cette crise multiforme qui remet en cause les compromis sociaux dans les pays les plus riches (acceptation du capitalisme en échange d’une hausse du pouvoir d’achat, d’une protection sociale et sanitaire, d’un espoir d’une retraite heureuse et d’une vie meilleure pour ses enfants) peut déboucher sur des réactions violentes (comme celles des IIIe et XIVe siècles), aux conséquences imprévisibles. On sait que la crise de 1929 a mené au nazisme et à la seconde guerre mondiale. On peut envisager un scénario plus optimiste, reposant sur l’espoir que les gouvernants parviendront à relancer l’activité et à rétablir la confiance, comme essaient de le faire le nouveau président américain et les dirigeants européens. Mais cela implique la mise en œuvre d’un nouveau « new deal », réclamé par le prix Nobel Paul Krugman, ayant pour objectif un développement durable et maîtrisé, le plein emploi et la satisfaction des besoins humains fondamentaux, et non la rentabilité financière individuelle de court terme. Le dépassement de la crise actuelle prendrait alors la forme d’un changement de société. 23 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Comment la crise actuelle se compare-t-elle à la Grande Dépression ? (2) La récession mondiale actuelle est la pire crise financière depuis la Grande Dépression des années 30, ce qui incite à faire des rapprochements avec ce précédent historique. On compare ici la crise actuelle à la Grande Dépression, en mettant bien l’accent sur la singularité des conditions financières lors du déclenchement de ces deux événements [...]. D’une récession américaine à la Grande Dépression La Grande Dépression reste la plus grave récession économique qu’aient connue les États-Unis et de nombreux autres pays. La production diminua brutalement, le chômage s’envola et les prix chutèrent en une spirale déflationniste. On s’accorde assez bien sur le déroulement des faits qui transforma une sévère récession américaine en une dépression mondiale [...] : • La dégradation conjoncturelle américaine eut des répercussions à l’échelle mondiale. Le krach boursier suscita ailleurs des baisses de prix et une dévalorisation des patrimoines, tandis que l’affaiblissement de la demande globale aux États-Unis se diffusa dans d’autres pays par le biais des échanges. En outre, la crise financière américaine s’étendit directement au reste du monde par plusieurs voies, notamment la diminution des sorties de capitaux. On estime souvent que le régime de l’étalon-or pratiqué à cette époque fut un important canal de transmission, car les sorties d’or vers les États-Unis amenèrent d’autres pays à durcir les conditions monétaires. Il est communément admis que l’absence de réaction cohérente de politique économique aux États-Unis et dans de nombreux autres pays contribua grandement à la gravité et à la durée de la dépression mondiale [...]. L’action publique concourut à une reprise quand, au début de 1933, l’administration du président nouvellement élu, Franklin Roosevelt, prit des mesures de relance qui réussirent à inverser les anticipations déflationnistes et à renforcer la confiance à l’égard du système bancaire (voir ci-dessous) [...]. • La récession commença aux États-Unis en août 1929. On estime généralement qu’un resserrement de la politique monétaire intervenu l’année précédente, dans le but d’enrayer la spéculation boursière, en fut la cause initiale. La bourse s’effondra en octobre 1929, entraînant un vif recul de la consommation, en partie sous l’effet d’une grande incertitude quant à l’évolution future des revenus. Comparaisons avec la crise actuelle • La récession s’intensifia et tourna à la dépression en 1931 et 1932. Des enchaînements d’effets rétroactifs pervers entre le système financier et l’économie réelle entraînèrent un phénomène durable de déflation par la dette (3) ainsi que quatre vagues de paniques et de faillites bancaires de 1930 à 933. La consommation des ménages et les investissements privés fléchirent très nettement. […] En comparant la crise actuelle à la Grande Dépression, il convient de distinguer la situation initiale, les modes de transmission et les réactions des autorités. Le fait que les États-Unis soient l’épicentre des deux crises constitue un important point commun. Compte tenu de son poids, une récession dans ce pays a presque certainement des répercussions mondiales. C’est ce qui différencie la crise actuelle et la Grande 2. Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2009, encadré pp. 109-113. Le principal auteur de cet encadré est Thomas Helbling. 3. La baisse des prix des biens et services accroît la charge réelle de la dette nominale et mine la cote de crédit des emprunteurs, qui sont moins en mesure d’emprunter (ou de se refinancer) et de dépenser, ce qui aggrave la contraction de la demande globale et plombe les prix [...]. Cela réduit par ricochet la solvabilité des intermédiaires financiers, puisque le risque de crédit augmente. 24 Dossie LES CRISES DANS L’HISTOIRE Dépression de beaucoup d’autres turbulences financières, qui ont généralement eu lieu dans des pays plus petits et dont l’incidence internationale a été plus limitée. Dans les deux cas, le crédit facile et les innovations financières ont beaucoup accru l’endettement et créé un contexte de vulnérabilité à des chocs négatifs (4). Mais si l’expansion du crédit des années 20 se limita largement aux États-Unis, celle de 2004–07 a été générale : on a observé une montée de l’endettement et des prises de risque dans les pays avancés et dans de nombreux pays émergents. De plus, l’intégration économique et financière étant actuellement bien plus poussée que pendant l’entre-deuxguerres, un choc financier aux États-Unis a un plus grand effet sur le système financier mondial que dans les années 30 (5). En revanche, la situation économique mondiale était plus fragile au milieu de 1929. Tandis que l’Allemagne était déjà en récession, les prix de gros et, dans une moindre mesure, les prix à la consommation stagnaient ou avaient commencé à baisser dans ce pays ainsi qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis avant le début de la récession américaine. La pression exercée par le ralentissement conjoncturel entraîna presque immédiatement la déflation. Au milieu de 2008, au contraire, l’inflation était supérieure aux objectifs dans la plupart des pays, ce qui a amorti initialement le choc. Dans les deux périodes, les problèmes de liquidité et de financement des banques et des autres intermédiaires financiers ont joué un rôle essentiel dans la transmission au système financier. Mais les mécanismes spécifiques diffèrent en raison de l’évolution des structures financières depuis 1930. r Pendant la Grande Dépression, les problèmes de liquidité et de financement résultaient de la fuite des dépôts. Les déposants, inquiets de la dégradation de la situation nette des banques et ne bénéficiant pas de l’assurance des dépôts, retiraient ces derniers, qui constituaient la principale source de financement externe des banques. […] Il y eut quatre vagues de paniques bancaires et, au total, à peu près un tiers des banques américaines firent faillite de 1930 à 1933. Les faillites et les pertes des banques jouèrent aussi un rôle important dans d’autres pays [...]. En particulier, en1931, la chute de l’établissement autrichien Creditanstalt, qui recueillait plus de la moitié des dépôts bancaires de ce pays, fut suivie de retraits massifs dans d’autres pays européens, notamment en Allemagne. Ces difficultés étaient liées à des sorties d’or antérieures et à la crainte que certains pays abandonnent l’étalon-or, sachant que les dépôts de non-résidents constituaient une source importante de financement pour de nombreuses banques européennes. Au cours de la crise actuelle, la garantie des dépôts a rassuré et permis, dans une large mesure, d’éviter les paniques bancaires. Mais des difficultés de financement ont touché les banques et les autres intermédiaires qui s’alimentent sur les marchés monétaires à court terme, surtout les établissements émettant ou détenant (directement et indirectement) des titres représentatifs de crédits hypothécaires américains et des produits dérivés [...]. Les inquiétudes à propos de la situation nette de certains intermédiaires financiers, après les pertes dues à l’augmentation des défaillances sur les crédits immobiliers américains, ont été la principale raison du tarissement des 4. Dans les deux périodes, l’expansion du crédit a été accompagnée d’innovations financières. Dans les années 20, l’endettement des ménages augmentait plus vite que leurs revenus aux États-Unis, car la diffusion rapide de biens de consommation durables de masse était liée à un développement important du crédit à la consommation dispensé par des institutions financières non bancaires [...]. Parallèlement, les nouvelles techniques d’actions permettaient d’étendre l’actionnariat, tandis que les fonds de placement et les ménages avaient de plus en plus recours à l’emprunt pour acquérir des actions. Dans la phase actuelle, les innovations financières ont porté sur la mise en place et la distribution de crédits immobiliers (titrisation, produits structurés). 5. Au milieu de 1929, toutefois, la précarité de la situation financière internationale était propice à des rétroactions entre pays. Les principales économies européennes étaient tributaires d’entrées de capitaux en provenance des États-Unis pour maintenir des taux de change fixes, dans le cadre de l’étalon-or en vigueur à l’époque. Le resserrement de la politique monétaire américaine en 1928 avait déjà freiné ces flux [...]. 25 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 financements ; et cela surtout à la suite de la faillite de Lehman Brothers, qui impliquait des pertes substantielles pour ses créanciers. Compte tenu de l’interdépendance des marchés monétaires, ces problèmes de refinancement au début de la crise ont pris une dimension internationale. Malgré les différences de mécanismes, les conséquences sur les comportements des intermédiaires financiers sont similaires. Les difficultés de financement ont provoqué la contraction des bilans (désendettement), des cessions précipitées d’actifs (accentuant la baisse des prix), une détention accrue d’avoirs liquides et une diminution des prêts (ou des portefeuilles d’actifs risqués) en pourcentage des actifs totaux. […] En outre, l’interconnexion actuelle des systèmes financiers a été une source de blocage, en raison des effets de réseau dans un contexte où les transactions sont multiples et où l’on prend des positions brutes de montant élevé. Dans les deux périodes, les effets ultimes de ces facteurs financiers sur l’économie réelle sont similaires. Les emprunteurs trouvent moins facilement des financements externes et acquittent un coût marginal supérieur [...]. En même temps, les pertes résultant de la chute des prix des actifs et les pertes d’exploitation se conjuguent pour faire baisser l’actif net des emprunteurs, réduisant ainsi leur cote de crédit et celle des intermédiaires financiers en rapport avec eux. Dans le système financier américain, on constate une similitude frappante de l’évolution de plusieurs variables financières pendant les deux crises considérées […]. Les marges obligataires augmentent pour les emprunteurs moyens ; la progression du crédit bancaire net ralentit, en partie sous l’effet d’un recul des ratios prêts/dépôts ou prêts/actifs dans le cadre de l’ajustement des bilans ; les cours des actions se replient à un rythme comparable. Les réactions de politique économique dans les années 30 et aujourd’hui Dans les premiers temps de la Grande Dépression, il n’y eut pratiquement pas de réaction de politique anticyclique, ce qui s’explique notamment par la primauté traditionnelle de la stabilité dans l’esprit de l’étalon-or (défense des réserves d’or et équilibre budgétaire). Au fil du temps, toutefois, de plus en plus de pays mirent fin à la convertibilité en or et/ou modifièrent la parité-or de leurs monnaies, notamment la Grande-Bretagne en septembre 1931 et les États-Unis en 1933. Ces changements de système créèrent les conditions d’une création monétaire substantielle et on leur attribue largement le mérite d’avoir amorcé la reprise. Aux États-Unis, la loi bancaire d’urgence de mars 1933 autorisa la fermeture des banques insolvables et la réorganisation des autres, ce qui ramena la confiance à l’égard du système financier. La loi bancaire de juin 1933 instaura la garantie fédérale des dépôts. Les historiens de l’économie n’attribuent généralement pas un rôle notable à la politique budgétaire dans la reprise, car elle ne fut pas utilisée à grande échelle, sauf en Allemagne et au Japon (6). […] Dans la récession actuelle, la politique macroéconomique a apporté un soutien ferme et rapide. Les principales banques centrales ont fourni des liquidités abondantes aux systèmes financiers et abaissé leurs taux d’intérêt. À la suite de ces mesures, la masse monétaire a augmenté rapidement aux États-Unis, au lieu de diminuer comme pendant la Grande Dépression, et, en règle générale, on n’a pas laissé les problèmes de financement entraîner la faillite d’intermédiaires financiers d’importance systémique. À la différence du début des années 30, période où l’étalon-or poussait à un 6. Romer (2009) fait remarquer que, si le déficit budgétaire fédéral des États-Unis augmenta de 1,5 point de PIB en 1934, la stimulation à ce niveau cessa en 1935 et fut de toute façon compensée, dans une large mesure, par l’orientation procyclique des États et des collectivités locales. 26 LES CRISES DANS L’HISTOIRE ajustement par la déflation, le système monétaire international ne s’oppose pas aujourd’hui à des réactions efficaces de politique économique. À cette époque, la marge dont disposaient beaucoup de pays européens pour mener une politique monétaire expansionniste et prêter en dernier ressort était circonscrite par l’éventualité d’une diminution des réserves d’or et d’une cessation de la convertibilité en or ; et cela parce que leurs balances des paiements étaient déficitaires. En revanche, les États-Unis et la France, principaux pays excédentaires, n’utilisèrent pas les possibilités de relance offertes par les entrées croissantes d’or [...]. Par ailleurs, contrairement à aujourd’hui, les tensions politiques entre les différents pays limitèrent la coopération internationale ; la montée du protectionnisme – avec notamment les « guerres tarifaires » déclenchées par l’adoption en 1930 de la loi américaine Smoot-Hawley – accentua la chute de la demande extérieure. En résumé, trois éléments fondamentaux distinguent la crise actuelle de la Grande Dépression : le soutien sans précédent de Dossie r la politique économique, un système monétaire international qui permet un ajustement par la relance et une situation macroéconomique initiale plus favorable. On a évité l’ajustement traumatisant du système financier observé au début des années 30 ; en outre, le recul de l’activité et de l’inflation aux Etats-Unis et dans les autres grands pays a été jusqu’ici moins brutal que de 1929 à 1931. La déflation par la dette a donc été évitée jusqu’à présent. Il y a néanmoins d’inquiétants points communs. Les prix des actifs continuent à fléchir ; le crédit reste freiné par le désendettement du système financier et par la méfiance universelle à l’égard des intermédiaires ; les chocs financiers ont porté atteinte à l’activité réelle dans le monde entier et l’inflation, en rapide décélération, se rapprochera sans doute de zéro dans un certain nombre de pays. En outre, la dégradation conjoncturelle commence à avoir sur la solvabilité des institutions financières des effets rétroactifs que les risques de déflation par la dette ont amplifiés. […] 27 La régulation est-elle la solution pour éviter les crises économiques ? ROBERT BOYER, économiste au CEPREMAP e débat sur la possibilité d’une règlementation financière susceptible de réduire la fréquence et la gravité des crises doit être considéré par référence à l’histoire longue. En effet, malgré certaines spécificités, la crise des subprimes (1) présente de nombreux traits communs avec celles qui l’ont précédée. À la lumière des coûts budgétaires et sociaux et des pertes de croissance induits, mieux vaut prévenir que traiter les crises. Les périodes de déréglementation et de forte mobilité du capital accentuent la fréquence des crises, alors qu’a contrario, les Trente Glorieuses ont montré les vertus d’un encadrement de la finance. Or, même dans un contexte mondialisé, l’exemple canadien suggère qu’une règlementation a pu éviter l’équivalent de la crise immobilière américaine. La gravité de la crise a stimulé les propositions de « re-réglementation », car la croyance en la pertinence d’un pur laisser-faire financier est devenue minoritaire. Néanmoins, le choix n’est pas simplement technique mais essentiellement politique. L Aux origines de la crise des subprimes Les crises financières se suivent, mais ne sont en rien la répétition d’une même séquence. Certes, il est une composante tout à fait classique dans la crise actuelle : aux États-Unis, une spéculation immobilière débouche simultanément sur une surproduction de logements dans la sphère réelle et la création 1. Cf. glossaire. 28 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r de mauvaises créances dans la sphère financière. La nouveauté, cependant, réside dans le développement de la crise, d’abord et de façon privilégiée, au sein même de l’extrême division du travail caractéristique des deux dernières décennies. Comme la même créance de base donne lieu à un échafaudage de nouveaux produits financiers dérivés visant à faire porter diverses composantes du risque initial par d’autres que ceux ayant participé à la transaction initiale, la titrisation (2) a diffusé à l’ensemble du système financier, et de celui des assurances, les conséquences du non-paiement des crédits qui ont servi de base à la titrisation. Loin d’être des instruments de couverture du risque, ces produits dérivés deviennent le support d’une spéculation alimentée par le recours massif à l’endettement, selon des effets de levier (3) extrêmement périlleux. Or, si l’entité qui a octroyé le crédit initial a intérêt à accroître son activité – quitte à détériorer la qualité des créanciers – le risque de nonpaiement du crédit concerné s’en trouve considérablement accru. On peut ainsi parler d’antinomie de la division financière du travail aux États-Unis, puisque la règle du jeu fut, jusqu’à l’éclatement de la crise, de diffuser et faire porter le risque à ceux qui étaient le moins capables de l’évaluer. Finalement, l’essor du crédit se dirige de plus en plus vers les entités financières elles-mêmes et fait entrer l’économie dans une zone de fragilité financière. Dès lors, cela implique que toute crise sectorielle se convertisse en une crise systémique, puisqu’un grand nombre d’organisations financières et d’instruments ont bourgeonné à partir du produit financier initial (cf. figure 1). Ainsi, le relâchement de la discipline du contrat – qui, dans la littérature traditionnelle, incite le prêteur à scruter au mieux les risques qu’il prend par une accumulation d’informations et de dispositifs encadrant le possible opportunisme du créancier – débouche, sans paradoxe aucun, sur des nationalisations soit explicites, au Royaume-Uni, de deux grandes banques (Northern Rock, Royal Bank of Scotland), soit rampantes – et non sans honte – d’un ensemble d’organismes financiers, de banques d’investissement et de sociétés d’assurance (Fannie Mae, Freddie Mac, AIG (4),…). Ces risques, superbement ignorés par la communauté financière de Wall Street, avaient été diagnostiqués de façon précoce, entre autres par la Banque des règlements internationaux dès 2003. Cette dernière avait prévu que l’explosion de produits dérivés, ad hoc et sans règle, risquait fort d’aboutir à une crise financière majeure (5). 2. Cf. glossaire. 3. Un effet de levier mobilise la différence positive entre le rendement du capital investi et le taux d’intérêt associé au crédit pour maximiser le rendement du capital propre, sous la menace du risque de faillite si l’endettement devient excessif. 4. American International Group. 5. BRI, 73e Rapport annuel, Bâle, 2003. 29 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Figure 1 – Aux origines de la crise des subprimes : l’antinomie de la division du travail conduit à un transfert du risque qui débouche sur un blocage de l’évaluation financière Achat des titres par diverses organisations financières Ex. : UBS Besoin de couverture Transfert du risque Assurance contre le risque de non-paiement (Ex. : AIG) Titrisation par institutions spécialisées (Ex. : Lehman Brothers) Transformation et extraversion du risque Acheteur de logement Renforcement de la séparation financement / risque Contrat de prêt Organisme de crédit hypothécaire Plus grande prise de risque Rupture de la responsabilité du contrat CRISE SYSTÉMIQUE Source : Robert Boyer, Les capitalismes face à la financiarisation et sa crise, Albin Michel, Paris, 2010. Laisser-faire financier ou réglementation ? Les enseignements de l’histoire L’éclatement de la bulle Internet avait déjà souligné les dangers de l’idée selon laquelle une période de croissance sans précédent historique s’était ouverte avec l’essor des technologies de l’information et de la communication. Pourtant, une illusion équivalente se développe à partir des années 2003-2004 : la puissance des innovations financières serait telle que la récurrence des crises aurait été éliminée. « This time is different », tel est le titre d’un ouvrage clé qui revisite plusieurs siècles de crises financières tout en mettant en perspective la période contemporaine (6). 6. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial folly, Princeton University Press, Princeton, 2009. 30 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r L’effondrement de la croyance en l’autorégulation des marchés financiers Chacun des piliers de la configuration intellectuelle, politique et institutionnelle qui prévalait avant l’éclatement de la crise s’est brutalement écroulé au point d’ouvrir une période radicalement différente des deux dernières décennies (cf. tableau 1). Soutenir l’hypothèse d’une efficience informationnelle des marchés est devenu problématique (7), même si certains fondamentalistes du marché continuent à attribuer la crise des subprimes aux excès de la réglementation et à l’aléa moral (8) créé par les conditions de sortie des précédentes crises. Les retraités qui comptaient mobiliser leur compte 401k (9) sont contraints de prolonger leur activité tant a été laminé leur capital. Enfin et surtout, chacun reconnaît qu’il n’était guère raisonnable de produire en masse des logements pour des populations non solvables dès lors que se retournerait la croissance des prix de l’immobilier. En relâchant indûment la contrainte financière intertemporelle, la communauté financière endosse la responsabilité directe de la crise qui précipite le gel des transactions interbancaires de l’automne 2008. Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, avait usé de toute son autorité pour convaincre l’administration américaine et le Congrès de l’illégitimité d’une meilleure information des autorités publiques par rapport à celle des agents privés eux-mêmes (10). En conséquence, vouloir encadrer réglementairement les produits dérivés semblait inutile et dangereux. En septembre 2008, cette vision très libertarienne a cédé la place à un appel au secours de toutes les banques d’investissement de Wall Street pour que la Banque centrale, la FDIC (11), la SEC (12), le Trésor, leur viennent en aide. Pendant quelques mois, l’administration américaine a entretenu l’idée d’une autorégulation de la communauté financière pour surmonter la crise. Mais la répétition de la stratégie utilisée pour régler la faillite de LTCM (13) puis de Bear Stearns – à savoir l’absorption de l’entité en faillite par une concurrente en meilleure santé financière – s’est avérée inopérante tant la crise liée à la faillite de Lehman Brothers est devenue systémique. Ainsi, le monde de la finance a eu la capacité de générer une crise majeure, différente mais finalement aussi profonde que celle de 1929, tout en se montrant totalement incapable de la surmonter. Un grand enseignement de l’histoire des crises financières avait alors été négligé : seule l’action collective, guidée par le pouvoir politique, a permis de surmonter les plus graves d’entre elles, et non 7. John Authers, « Wanted : new model for markets », Financial Times, September the 29th, 2009,p. 9. 8. Cf. glossaire. 9. Le plan 401(k) est un système d’épargne retraite très répandu aux États-Unis, à cotisation définie et cautionné par l’employeur. 10. En effet, en 2005, Alan Greenspan a témoigné devant une commission du Sénat américain qui s’interrogeait sur l’opportunité d’une règlementation des produits dérivés. À cette occasion, il s’est déclaré persuadé de l’efficience des marchés et de l’incapacité des autorités publiques à diagnostiquer l’émergence d’une bulle. Il emporta l’adhésion des sénateurs qui ne disposaient pas des connaissances financières leur permettant de s’opposer à un expert d’une telle renommée. 11. Federal Deposit Insurance Corporation. 12. Securities and Exchange Commission. 13. Long Term Capital Management. 31 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 pas l’autorégulation des marchés ou l’auto-organisation de la communauté financière. L’effondrement des banques d’investissement de Wall Street met un terme à l’illusion de la prédominance de la finance sur la banque traditionnelle, et de sa maîtrise de tous les instruments financiers qui contribuent à la croissance et à la stabilité financière. En octobre 2008, il est devenu clair que le modèle organisationnel de Wall Street n’était pas viable, car il reposait sur une prise de risque excessive, des effets de levier gigantesques et une confiance naïve en des outils « testés par beau temps et qui coulent au cœur de la tempête ». Tableau 1 – La crise des subprimes : l’effondrement d’un paradigme Avant 2007 Après 2008 Caractéristiques de la finance Efficience des marchés financiers Myopie des marchés et inefficience dans l’allocation du capital Philosophie du rôle de l’État Laisser-faire pour la finance Interventionnisme porteur de stabilité financière Organisation financière Supériorité de la finance directe, déclin des banques Instabilité de la finance, rôle crucial des banques Méthode de gestion Pouvoir des modèles estimés sur les régularités passées Recours à la fair value pour évaluer les actifs financiers Blocage des évaluations et des transactions internes au système financier Spirale déflationniste due aux ventes de détresse, accentuée par la fair value Innovations financières – Complexité croissante dans la séparation entre financement et prise de risque – Explosion du nombre et de la variété des produits dérivés due à la titrisation – Crise systémique de la formation du prix des produits dérivés – Appel à un retour vers des produits financiers de base, course à la sécurité et la liquidité des titres publics américains Relation avec le régime de croissance Modèle de croissance tirée par la finance et le crédit à la consommation et au logement Retour en force des facteurs réels de la croissance Disparité des trajectoires nationales de financiarisation La faible croissance de l’Europe et du Japon s’explique par le retard dans la financiarisation Les pays autres que les États-Unis et le Royaume-Uni ne connaissent pas le même type de crise financière systémique Source : Robert Boyer (2010), déjà cité. Les méthodes de gestion du risque ont montré leurs limites, et la confiance excessive en leur robustesse est l’une des sources de l’effondrement systémique de la finance américaine. Une myriade d’hypothèses implicites, et en fait injustifiées, tant micro que macroéconomiques, fondait l’évaluation des produits dérivés. Selon ces dernières, tous les marchés financiers étaient liquides (14) et tout produit financier était l’équivalent de la monnaie. Autre limite, les prix des produits dérivés étaient en fait estimés sur des périodes extrêmement courtes, de quelques années seulement. Il était donc infondé 14. Cf. glossaire. 32 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r de les extrapoler à la période de stress et de crise qui ne manque pas de succéder à tout emballement spéculatif. En effet, au cours de telles phases, les corrélations entre prix des actifs n’ont plus rien en commun avec celles estimées sur les périodes calmes : quasiment tous les actifs s’effondrent simultanément, quelle que soit la diversification du portefeuille. La course aux innovations financières, portant en particulier sur des produits dérivés de dérivés et swaps (15) sophistiqués, s’est brutalement arrêtée. Leurs propres inventeurs réalisent dans la douleur qu’ils étaient loin de maîtriser le fonctionnement des instruments qu’ils avaient proposés. Le risque, qui était supposé se diffuser loin des émetteurs initiaux, leur est retourné par un remarquable effet de boomerang. Quant au principe même de la titrisation, avec l’explosion des subprimes, se généralise une irresponsabilité des émetteurs de crédits et d’instruments financiers débouchant inévitablement sur une crise majeure. Le modèle même de cette séparation du financement et du risque était vicié. Quelques voix solitaires – celles de la Commodity futures trading commission dès 1997, et en 2003 du financier Warren Buffett, ou encore de la Banque des règlements internationaux – l’avaient diagnostiqué, mais la communauté financière de Wall Street s’était tout entière mobilisée pour dénoncer l’incompétence de ceux qui proposaient une réglementation des produits dérivés. Exit le modèle de croissance tirée par la finance comme alpha et oméga de la bonne gouvernance économique. L’opinion publique perçoit que le boom économique des années 2000 a pour contrepartie un ajustement douloureux à partir de 2008. La contrainte financière se fait durement sentir, non seulement pour les populations défavorisées dont les logements ont été saisis, pour les petites entreprises qui vivent du crédit, mais aussi pour les classes moyennes, contraintes de reconstituer leur épargne. Au plan macroéconomique, les déterminants réels de l’activité économique et de la croissance font un retour remarqué. Le mythe d’une finance comme moteur de la croissance américaine s’est dissipé…bien qu’il soit fort tentant d’essayer de le réitérer. Les banques de pays dont la financiarisation était tardive à la lumière du consensus de Washington (16) (le Japon ou la Corée) se sont initialement portées acquéreurs d’une fraction du capital des banques d’investissement des États-Unis. Plus surprenant encore, les autorités des États-Unis ont accepté que des fonds souverains, hier encore redoutés comme mêlant stratégies géopolitiques et objectifs financiers, viennent renflouer diverses entreprises des États-Unis. Cela représentait certes un moyen de recycler les excédents des pays producteurs de pétrole, mais aussi le signe de l’incapacité du système financier américain à lever de nouveaux capitaux. 15. Cf. glossaire. 16. Il est ainsi qualifié car il résume le paradigme qu’avaient progressivement inventé, puis mis en œuvre, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, auxquels s’est associé le Trésor public américain. Ce consensus donnait la liste des politiques libérales que devaient mettre en œuvre certains pays du Sud pour lutter contre leur surendettement et laisser jouer les mécanismes du marché. 33 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Comment surmonter une telle crise financière ? Après maintes hésitations, les autorités américaines ont fini par reconnaître la nécessité de prévenir la répétition d’une crise aussi sévère et dévastatrice que celle qui s’ouvre en 2008, selon un changement majeur par rapport aux années fastes de la libéralisation (cf. tableau 2). Avec force arguments, Alan Greenspan avait convaincu tous les acteurs de la politique américaine de l’impossibilité de détecter les emballements spéculatifs. Si par extraordinaire, ces derniers venaient à déboucher sur une crise financière, il était, selon lui, toujours temps de mettre en œuvre les recettes héritées des crises précédentes : accès rapide et illimité à la liquidité des banques en difficulté et vigoureuse politique de dépenses publiques ou de réduction des impôts. Avec le projet de réglementation de la finance du 17 juin 2009 du Président Obama, et le projet de loi adopté par le Congrès le 11 décembre 2009, s’ouvre une période de recherche d’un compromis. Ainsi doivent être conciliés l’impératif de non-répétition de la crise des subprimes et le combat de groupes d’intérêt se développant contre l’intrusion de l’État dans la genèse de leurs profits et la persistance de leur position dominante. Tableau 2 – Comment traiter les crises financières ? Ex post Ex ante Avantages – Légitimité car besoin de restauration de la stabilité financière – Pas d’interférence dans la période de boom – Réduction du coût d’une éventuelle crise résiduelle – Moindre volatilité favorable à la croissance et à la réduction des inégalités Inconvénients – Gravité de la crise au prorata de l’inaction antérieure – Coût en termes de croissance et niveau de vie – Effet d’aléa moral – Interférence avec initiative privée – Possibles erreurs de diagnostic – Manque d’instruments Méthodes – Prêteur en dernier ressort – Chambre de défaisance17 des actifs toxiques financée sur fonds publics – Extension des garanties publiques sur divers actifs et entités – Restructuration à l’initiative de la profession – Politique monétaire prenant en compte l’objectif de stabilité financière – Réglementation uniforme, limitation des effets de levier – Interdiction de certaines innovations dangereuses pour la stabilité financière Source : Robert Boyer, « Une crise tant attendue. Leçons d’histoire pour économistes », Prisme n° 13, Centre Cournot pour la recherche en économie, Paris, novembre 2008. Des coûts économiques et sociaux considérables mais évitables Il est en effet un enseignement majeur de l’analyse comparative de crises : elles sont d’autant plus coûteuses pour les budgets publics, et la croissance, que le sauvetage et la rationalisation du système bancaire sont tardifs (cf. tableau 3). 17. Opération financière réalisée par une société (le défaiseur) qui charge une entité juridique distincte (le défaisé) de liquider les actifs de mauvaise qualité, afin d’améliorer son bilan. 34 Dossie LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? r Tableau 3 – Un bilan des coûts comparés des crises financières (1981-2002) Début Proportion de crédits Coût fiscal de la douteux au cœur / crise de la crise (%) PIB (%) Perte Chute de la cumulée de production au cœur production (%) de la crise (%) Argentine 2001 20,1 9,6 42,7 – 10,9 Chili 1981 35,6 42,9 92,4 – 13,6 Chine 1998 20,0 18,0 36,8 + 7,6 Corée 1997 35,0 31,2 50,1 – 6,9 Finlande 1991 13,0 12,8 59,1 – 6,2 Hongrie 1991 23,0 10,0 na – 11,9 Indonésie 1997 32,5 56,8 67,9 – 13,1 Japon 1997 35,0 24,0 17,6 – 2,0 Mexique 1994 18,9 19,3 4,2 – 6,2 Norvège 1991 16,4 2,7 0,0 + 2,8 Pologne 1992 24,0 3,5 na + 2,0 Roumanie 1990 30,0 0,6 Russie 1998 40,0 6,0 0,0 – 5,3 Suède 1991 13,0 3,6 0,0 + 0,7 Thaïlande 1997 33,0 43,8 97,7 – 10,5 Turquie 2000 27,6 32,0 5,4 – 5,7 Uruguay 2002 36,3 20,0 28,8 – 11,0 – 12,9 Source : Extraits de Lue Laeven et Fabian Valencia, « Systemic banking crisis : a new data base », IMF Working paper n° 08/224, Washington, September 2008. Lecture : Ainsi la crise bancaire argentine de 2001 découlait de l’existence de crédit douteux représentant 20,1 % du PIB. Elle a impliqué une intervention publique représentant 9,6 % du PIB et s’est manifestée par une chute cumulée de la production de 42,7 %, sachant qu’au cœur de la crise la chute du PIB a été de 10,9 %. De l’ensemble de ces crises ressortent deux cas polaires qui méritent analyse. La décennie perdue des années 1990 au Japon a montré que le blocage politique d’une restructuration, puis d’une recapitalisation rapide des banques, a eu des conséquences extrêmement défavorables : longueur du processus de dégonflement de la bulle immobilière, ralentissement de l’investissement et de l’innovation, quasi-stagnation de la productivité, extension de la pauvreté et perte de dynamisme de la société (18). À ce jour, cette longue stagnation est unique au sein des économies contemporaines. Selon une approche totalement différente, la Suède avait organisé une intervention d’ensemble visant à faire le point sur la liquidité et la solvabilité des 18. Kobayashi Keiichiro, Inaba Masaru, « Japan’s Lost Decade and the Complexity Externality », RIETI Discussion Paper Series 02-E-004, March 2002. 35 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 grandes banques. Un organisme était en charge de gérer la restructuration, tout en imposant une discipline de marché aux actionnaires. De ce fait, l’engagement décidé et coordonné des pouvoirs publics a contribué à limiter les dépenses nettes en termes de budget public alors que les pertes de croissance à moyen terme ont été modérées. Déréglementation et accentuation des crises financières À partir de la fin des années quatre-vingt, théoriciens de la finance et macroéconomistes s’étaient convaincus du rôle majeur des innovations financières mondialisées en termes de stabilisation des relations internationales et de réduction de la fréquence et de la gravité des crises. La succession des crises, d’abord latino-américaines dans les années quatre-vingt, asiatiques dans les années quatre-vingt-dix, puis la répétition même des bulles financières aux États-Unis, et leur culmination dans la crise mondiale des subprimes ont invalidé cette conjecture, pour ne pas dire cette croyance. Ce n’est pas une surprise pour les historiens des crises qui ont de longue date pointé le lien entre une innovation financière s’affranchissant des contraintes réglementaires antérieures et l’occurrence de crises financières majeures (19). Cette association entre libéralisation et crise financières trouve une explication dans les théories qui insistent sur le caractère incertain, et non pas seulement risqué, de la finance dont résultent les comportements mimétiques déclenchant les bulles spéculatives. L’apparition d’un écart croissant entre le prix du marché et une évaluation de la valeur fondamentale des actifs correspondants débouche inévitablement sur une crise d’autant plus grave qu’aura duré la phase d’emballement spéculatif (20). Établir un indicateur rigoureux de déréglementation financière à l’échelle des transformations observées sur deux siècles apparaît certes difficile. Néanmoins, on a pu démontrer que l’indice de mobilité du capital est étroitement corrélé avec la proportion des pays qui enregistrent une crise bancaire (21). 19. Charles P. Kindleberger, Manias, panics and crashes, Basic Books, New York, 1978. Peter M. Garber, Famous First Bubbles : The Fundamental of Early Mania, Cambridge, MIT Press, 2000. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial folly, Princeton University Press, Princeton, 2009. 20. Hyman Minsky, Can it happen again ? Essays on Instability and Finance, M.E. Sharpe, 1982. John-Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, London, 1936. André Orléan, « Le rôle des influences interpersonnelles dans la détermination des cours boursiers », Revue économique, n° 41, 1990, pp. 839-868. Robert J. Shiller, Irrational Exuberance, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000. Robert J. Shiller, The Subprime Solution : How Today’s Global Financial Crisis Happened and what to do about it, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2008. 21. Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight centuries of financial folly, Princeton University Press, Princeton, 2009, pp. 156, 205, 253. 36 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r Une réglementation de la finance possible et efficace durant les Trente Glorieuses A contrario, les périodes aux cours desquelles la mobilité du capital a été freinée, par exemple après la seconde guerre mondiale et jusqu’aux années soixante-dix, ont enregistré une quasi-disparition des crises bancaires. Cette période, de 1950 à 1971, a en effet été caractérisée par un fort encadrement tant des systèmes financiers nationaux, que des mouvements de capitaux. Contrairement aux prédictions du modèle néoclassique, cette « répression financière » a été loin de compromettre l’efficacité de l’allocation de capital et de brider la vigueur de la croissance des économies mixtes d’alors combinant interventions publiques et incitations privées. Cet âge d’or a en effet correspondu à un remarquable dynamisme et une grande stabilité de la croissance stimulée par des gains de productivité sans précédent. Cette propriété d’atténuation de la fréquence des crises dépasse la seule résilience bancaire pour concerner la quasi-disparition des épisodes hyperinflationnistes, les défauts sur la dette publique ou encore la modération, si ce n’est la disparition, des bulles spéculatives sur les marchés boursiers. Cette mise en perspective historique invalide donc la doxa des années 1990 et 2000 qui faisait des interventions étatiques et des réglementations le problème, et non la solution aux crises (cf. figure 2). Vers un renouveau de la réglementation financière L’analyse historique précédente et ses conclusions pourraient se heurter à une conclusion majeure : les deux dernières décennies marqueraient une rupture rendant impossible, tout au moins inefficace, tout effort d’encadrement de la finance. Dans ce nouveau contexte d’économie mondialisée, il faudrait donc accepter comme une fatalité la récurrence de crises, même aussi graves que celle ouverte en 2008. La réglementation financière, encore possible et efficace Le mimétisme qui a poussé les pays à libéraliser leur système financier sur le modèle des États-Unis pourrait être considéré comme universel. Or, le Canada constitue un remarquable contre-exemple puisque ce pays a conservé un encadrement strict et cohérent du crédit hypothécaire. Se conjuguent, en effet, quatre dispositifs complémentaires qui ont rendu inutile le recours à la titrisation. En premier lieu, une institution publique assure les banques contre le non-remboursement à condition qu’elles appliquent des critères stricts dans la sélection des individus et familles auxquels elles accordent des prêts hypothécaires. En second lieu, la réglementation financière couvre aussi bien les 37 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 banques d’investissement que commerciales, de sorte que les premières sont soumises à un ratio maximal d’endettement beaucoup plus raisonnable que dans le cas américain. Pour leur part, les ménages n’ont pas intérêt, compte tenu du système juridique, à faire défaut de leurs paiements car ils sont passibles de poursuites, même s’ils abandonnent aux créanciers leur logement. Enfin, comme le système fiscal ne permet pas la déduction des charges d’intérêts, on ne trouve pas la même incitation à l’excès d’endettement qu’aux États-Unis (cf. figure 2). Figure 2 – Maintien de la réglementation et absence de crise financière : le Canada RÉGLEMENTATION FINANCIÈRE STRICTE UNE ASSURANCE FÉDÉRALE Canada Mortgage and Housing Corporation • Assure les banques en contre-partie de critères stricts • Assure les acheteurs dont le prêt est supérieur à 80 % de la valeur du logement • Ratio maximal d’endettement • Même régime pour les banques commerciales et d’investissement Pas d’intérêt à la titrisation des prêts hypothécaires Limitation de l’élasticité de l’offre de crédit LIMITATION DE L’OFFRE PAS DE CRISE FINANCIÈRE LIMITATION DE LA DEMANDE Pas d’intérêt au surendettement Prudence dans la demande de crédit SYSTÈME FISCAL SYSTÈME JURIDIQUE Pas de déductibilité des charges d’intérêt Facilité de poursuite des défauts de paiement des crédits hypothécaires Source : Robert Boyer (2010), déjà cité. Le contraste avec le système américain est d’autant plus frappant que Canada et États-Unis sont fortement intégrés au sein de la même zone de libreéchange. Se trouve ainsi démentie l’hypothèse selon laquelle la concurrence internationale conduit à une convergence institutionnelle et réglementaire. La comparaison des deux systèmes permet en outre de souligner la stabilité beaucoup plus grande d’un mécanisme d’assurance par rapport aux produits dérivés. D’une part, les compagnies d’assurance ont de longue date développé des méthodes de gestion permettant de constituer un fonds de réserve couvrant la réalisation du risque : ce n’était pas le cas des entités financières américaines qui, au contraire, ont minimisé le ratio entre capital propre et total du bilan. D’autre part, le caractère obligatoire et uniforme de cette assurance 38 Dossie LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? r évite la segmentation du système financier, selon qu’il est couvert ou non par l’assurance des dépôts ou l’accès à la liquidité de la Banque centrale comme c’est le cas aux États-Unis (cf. figure 3). Figure 3 – La déréglementation contribue à l’ampleur de la crise nord américaine RELÂCHEMENT DE LA RÈGLEMENTATION FINANCIÈRE AGENCES FÉFÉRALES • Abandon de la séparation banque commerciale / Banque d’investissement Freddie Mac, Fannie Mae • Légèreté du contrôle des banques d’investissement Pression à une prise de risque accrue en réponse à l’explosion du marché hypothécaire • Absence de règle concernant la titrisation Degrés de liberté accrus Soutien indirect à l’explosion des subprimes EXPLOSION DE L’OFFRE CRISE D’ABORD HYPOTHÉCAIRE PUIS SYSTÈMIQUE EXPLOSION DE LA DEMANDE Intérêt fiscal à l’endettement Incitation à la prise de risque SYSTÈME FISCAL SYSTÈME JURIDIQUE Déductibilité des charges d’intérêt Intérêt à faire défaut car non poursuite Source : Robert Boyer, (2010), déjà cité. Après le silence des régulateurs, une avalanche de propositions La configuration canadienne pourrait suggérer qu’il suffirait de revenir au statu quo de l’âge d’or. Or, cette option est rendue difficile pour les pouvoirs publics qui ont très largement ouvert et libéralisé leur système financier. Comment tenir compte de l’état présent de la finance à l’échelle internationale ? Une fois la crise ouverte, les propositions de réforme se sont multipliées dans un grand nombre de domaines, au point qu’il est complexe de les hiérarchiser. Pour nombre de macroéconomistes, la politique monétaire de bas taux d’intérêt a joué un rôle déterminant dans la genèse d’une succession de bulles spéculatives. Ils proposent donc de tenir compte de l’inflation des actifs financiers et immobiliers dans la conduite de la politique monétaire, quitte à faire un usage beaucoup plus dynamique des coefficients de réserve, variables selon la contrepartie du crédit et la conjoncture générale. D’autres s’attachent à 39 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 minimiser l’ampleur du soutien public au sauvetage des banques et proposent une nouvelle procédure de résolution de l’insolvabilité d’une entité financière qui serait intermédiaire entre faillite typique et sauvetage public. Un petit nombre d’analystes continuent à considérer que ce sont les garanties publiques qui conduisent aux crises et qu’il convient donc de les supprimer. Par exemple, puisque les agences de notation ont failli dans leur tâche d’anticipation des crises, pourquoi ne pas supprimer leur recours dans la gestion des fonds collectifs ? Comme l’illustre le contraste entre les États-Unis et le Canada quant à la déductibilité des charges d’intérêt liées à l’acquisition d’un logement, le système fiscal pourrait être révisé afin de réduire l’attrait du crédit au détriment de la formation d’épargne. De même, un relèvement du taux de taxation des plus-values financières de court terme ne serait pas sans influence sur les incitations à la spéculation. Autant de mesures qui ne sont pas directement liées à une « re-réglementation », mais qui pourraient avoir des conséquences significatives sur la fréquence et l’ampleur des crises financières (cf. tableau 4). Tableau 4 – Quelques propositions de réformes visant à éviter les crises financières : la monnaie, le droit, la fiscalité DOMAINE IIMPACT ATTENDU EFFICACITÉ ACCEPTABILITÉ POLITIQUE ET PRATIQUE 1. Politique monétaire Lutter contre l’inflation des actifs Limitation des emballements Suppose de nouveaux spéculatifs instruments (coefficient de réserve variable selon le crédit, etc.) Mise en doute par experts et analystes 2. Système juridique Créer une procédure Limiter l’implication de résolution entre la faillite des finances publiques et le sauvetage dans le sauvetage d’entités imprudentes Résolution plus que prévention des crises Difficile à organiser Supprimer toute garantie publique à la finance Élimination de l’aléa moral à l’origine des crises Largement théorique car Problématique tant pour récurrence de l’intervention les citoyens (la confiance) publique que pour les entités financières Limitation et codification des bonus Atténuation de la prise de risque par les financiers Problématique, car pas de responsabilité majeure dans la crise Soutien des citoyens et usagers de la finance mais forte opposition des bénéficiaires Taxation élevée des plus-values financières de court terme Effet indirect sur les incitations et la prise de risque Modérée mais significative Favorable à la réduction des inégalités Une mesure modeste mais utile (Canada) Possible opposition en l’absence de réforme d’ensemble du système fiscal 3. Système fiscal Suppression de la déduction des charges d’intérêt du revenu imposable Source : Robert Boyer. 40 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r Il est exclu de dresser la liste complète de toutes les propositions de réforme des systèmes financiers, mais trois d’entre elles méritent plus ample réflexion. L’explosion d’un système bancaire hors de toute réglementation publique, mais faisant un appel massif au crédit, est désormais considérée comme l’un des facteurs clés de la crise des subprimes. Il est donc tentant de revenir à une claire séparation du système bancaire qui a accès à la liquidité de la Banque Centrale, et à la garantie des dépôts par rapport aux entités spécialisées dans les stratégies de gestion de portefeuilles. Le retour au Glass Steagal Act (22) est suggéré tant par un ancien banquier central Paul Volcker, que par des spécialistes des systèmes financiers (23). D’autres économistes s’inquiètent de l’impact de la concentration financière sur l’ampleur des crises et proposent de limiter la taille maximale d’une entité financière, ce qui revient à organiser le découpage des plus puissantes banques contemporaines. La tâche n’est pas simple car au « too big to fail » correspond le « too clubby to fail » qui insiste sur le pouvoir acquis par les réseaux financiers dans la conduite de la politique réglementaire des gouvernements. La crise des subprimes a aussi mis en évidence la nécessité de compléter les techniques d’analyse du risque au plan microéconomique par la prise en compte des risques de stabilité systémique. Mais faut-il que chaque pays ait sa propre agence de surveillance financière ou, compte tenu des risques de contagion, ne devrait-elle pas être d’emblée multinationale (cf. tableau 5) ? Le niveau international est déterminant quant au contrôle des paradis fiscaux dont une tentative de contrôle a fait l’objet d’un accord de principe des deux premières rencontres du G20 à Londres, puis à Pittsburgh en 2009. Cependant, tout comme pour les bonus, la responsabilité des paradis fiscaux dans la genèse de la crise est loin d’être établie, même si elle focalise l’attention de l’opinion publique et des ministres des Finances. Il en est de même pour les Hedge funds, élément essentiel du système bancaire fantôme qui a conduit à la crise : les propositions concernent leur réinsertion dans le domaine de la réglementation, en adéquation avec l’impératif de transparence. L’interdiction des produits dérivés « Over the counter » ou, à défaut, la standardisation d’un petit nombre de produits dérivés faisant l’objet de transactions publiques constituent des mesures logiques lorsqu’on reconnaît leur responsabilité dans la genèse de la crise des subprimes. Enfin, si l’on prend au sérieux le fait que la mobilité internationale du capital n’a cessé de provoquer des crises des systèmes financiers et économies nationales, la proposition d’une taxation légère mais efficace des transactions financières, telle la taxe Tobin, devient à nouveau envisageable. Elle a par exemple été proposée par le responsable anglais de l’Agence de stabilité financière, et une mesure équivalente a été 22. À la suite de la crise américaine de 1929, cet acte a procédé à la séparation entre banques commerciales appartenant au système de réserve fédéral et banques d’investissement non couvertes. Le plan de sauvetage mis en œuvre par Henry Paulson en 2008 est revenu sur cette séparation en incorporant les banques d’investissement à des holdings financiers ayant accès au soutien tant du Trésor Américain, que de la Banque Centrale. 23. Laurence J. Kotlikoff, Jimmy Stewart is dead, John Wiley & Sons, Inc, Hoboken NJ., 2010. 41 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 adoptée au début de l’année 2010 par le Brésil concernant les entrées de capitaux. Toutes ces propositions ont tout autant de mérites que de limites et de contraintes dans leurs potentielles mises en œuvre. Il importe donc de sélectionner les plus pertinentes, mais aussi de récapituler les arguments en faveur d’une possible efficacité de certaines réglementations. Tableau 5 – Quelques propositions de réformes visant à éviter les crises financières : système financier et système international DOMAINE IMPACT ATTENDU EFFICACITÉ ACCEPTABILITÉ POLITIQUE ET PRATIQUE 1. Structures du système financier Retour à Glass Steagal Act Éviter qu’une spéculation entraîne une crise bancaire Forte de 1933 aux années soixante-dix Doutes sur la possibilité de séparation des deux entités Limitation de la taille des entités (« Too big to fail ») Éviter un effet domino de l’effondrement d’une grande entité Problématique Création d’une agence en charge de la stabilité financière systémique Détecter le passage de la fragilité à la crise financière Quels instruments pour enrayer le processus ? Autorité indépendante ou rattachement à la Banque Centrale ? Réduction des effets amplificateurs des spéculations et crises Une responsabilité indirecte dans la crise de 2008 Un certain rôle de bouc émissaire Disciplinarisation des paradis Retour à un principe fiscaux et financiers de transparence Difficile à évaluer, pas de rôle direct Accord du G20 mais des résistances Taxe Tobin Grain de sable dans les rouages de la spéculation Rarement expérimentée mais possible efficacité Opposition des financiers Mise en œuvre par certains gouvernements (Brésil) Interdiction des produits dérivés OTC25 Éviter la répétition de la crise des subprimes Significative mais possible déplacement de l’innovation financière Forte opposition des grandes entités financières 2. Marché et international Réglementation / interdiction des Hedge funds24 Source : Robert Boyer. Vers un renouveau de la réglementation financière Il est important de faire le point sur le débat entre les tenants d’un laisserfaire sur les marchés financiers et les partisans (experts et économistes) de l’encadrement d’une finance par essence instable (cf. tableau 6). 24. Cf. glossaire. 25. « Over the counter » signifie que la transaction est conclue directement entre le vendeur et l’acheteur sans aucune information publique. 42 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r Un argument clé des tenants du laisser-faire consiste à dire que le processus de croissance serait consubstantiel à l’innovation financière, d’un point de vue tant théorique qu’historique. Or, la crise des subprimes, tout comme celle de l’Internet, le démentent foncièrement. Dans le premier cas, l’innovation a favorisé la prédation de la finance plus que l’efficacité de l’allocation du capital : surinvestissement dans la finance, attraction des talents par Wall Street au détriment d’usages plus diversifiés et plus utiles à l’ensemble de l’économie, considérable surproduction de logements et ampleur des coûts publics de sauvetage du système bancaire. Déjà, lors de la bulle Internet, les introductions en bourse de jeunes pousses immatures, le transfert de capital d’industries mûres et profitables vers des entreprises réputées plus prometteuses mais criblées de déficits et l’extrême liquidité du Nasdaq avaient plutôt favorisé le gaspillage du capital. Il est assez significatif que le coût de ces deux épisodes soit totalement passé sous silence par les tenants de la liberté de la finance, alors que c’est bien sûr l’argument clé qui justifie sa « re-réglementation ». Un autre postulat des fondamentalistes du marché souligne le risque que ferait courir l’aléa moral quant à la répétition de crises de plus en plus sévères. Les tenants de cette théorie ressemblent à ces médecins de Molière qui décident d’une saignée pour le bien du malade, quitte à le faire mourir. Quid si, du fait de l’application de ce principe, le système financier et l’économie tout entière s’effondrent ? Après tout, c’était la position du Gouverneur de la Banque centrale britannique face à l’effondrement de Northern Rock. Il lui fallut se rendre à l’évidence, l’économie tout entière risquait d’être emportée par l’application rigide de cette louable morale que l’on peut traduire ainsi : « il faut punir les spéculateurs en les laissant faire faillite pour donner une bonne leçon à ceux qui dans le futur seraient tentés de les imiter ». En réponse au principe du « too big to fail », des spécialistes Photo de groupe durant le sommet du G20, le 2 avril 2009, à Londres. 43 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 ont proposé diverses stratégies pour enrayer ce risque avant même que le danger devienne manifeste (26). Une troisième position invoque que l’autorégulation par les acteurs euxmêmes du marché est bien plus efficace qu’une réglementation imposée de l’extérieur par les autorités publiques, peu au fait des derniers développements de la finance. C’est au contraire la quasi totale liberté laissée aux grandes banques d’investissement de Wall Street qui a généré la crise des subprimes. Chaque acteur privé a exploité au mieux ses possibilités de profits, la prévention de l’instabilité financière n’entrant pas dans ses objectifs. C’est l’apanage des autorités publiques que d’imposer des réglementations pour éviter que la recherche effrénée du profit ne débouche sur la paralysie et l’effondrement du système financier dans son ensemble. Tableau 6 – Les arguments croisés des tenants du laisser-faire et des tenants d’un encadrement strict de la finance Il ne faut pas encadrer la finance car Les objections des tenants de l’intervention Il faut encadrer la finance car Les objections des fondamentalistes du marché La réglementation va tarir L’âge d’or des Trente l’innovation financière, donc Glorieuses montre la croissance la possibilité d’une réglementation favorable à la croissance Les externalités de la finance, positives comme négatives, appellent l’intervention collective Les financiers vont imposer leurs pratiques aux régulateurs en charge des intérêts de la collectivité, mais moins informés La garantie publique va créer un aléa moral conduisant à la crise Le sauvetage des banques d’investissement constitue un danger du même type Les failles des marchés financiers : une évidence après la crise des subprimes L’intervention de l’État a elle-même des limites Le coût excessif de la réglementation et son inefficacité Les coûts des crises financières sont bien supérieurs La finance n’a, en général, qu’une contribution modeste à la croissance Sans mobilité du capital de secteur à secteur, pas de croissance L’autorégulation par Échec patent de l’auto la profession est supérieure organisation de la City à la réglementation et de Wall Street La plupart des autres innovations font l’objet d’un contrôle de la collectivité La finance doit rester guidée par la recherche du profit privé Seul le privé connaît les subtilités de la finance Quid de son incapacité à évaluer les produits dérivés toxiques… et de son appel à l’État ! L’État peut acquérir les compétences lui permettant d’encadrer la finance L’État sera toujours en retard d’une innovation et d’une crise L’alternative au marché est le Gosplan Un spectre complet d’économies mixtes aux performances variées Sans innovation financière pas de croissance Les innovations organisationnelles, institutionnelles, technologiques au cœur de la croissance Source : Robert Boyer (2010), déjà cité. 26. Gary H. Stern and Ron J. Feldman, Too Big To Fail.The hazards of bank bailouts, Brookings Institution Press, Washington, D.C., 2004. 44 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r Un quatrième argument avance que, tenter de contrôler Wall Street c’est retourner au Gosplan (27), en conduisant à l’équivalent de l’effondrement de l’économie soviétique. Dans l’arc-en-ciel des configurations du capitalisme, seulement deux modalités seraient possibles : le laisser-faire intégral ou l’interventionnisme du « tout État ». Ceux qui professent cette opinion devraient relire John Maynard Keynes : pour lui l’enjeu de la crise des années trente était déjà de trouver le bon équilibre entre les forces du marché et une intervention publique restaurant la stabilité économique globale et un principe de justice sociale. De fait, depuis la seconde guerre mondiale, c’est un spectre complet d’économies mixtes qui ont permis le redressement de l’Europe, du Japon et des États-Unis. Enfin, la finance serait bien trop compliquée pour que l’État puisse intervenir ! Mais alors, pourquoi faire appel à lui pour restaurer la confiance dans les relations interbancaires, pour racheter les produits dérivés dont le secteur privé ne peut plus évaluer le prix, ou encore pour recapitaliser les banques face à leurs énormes erreurs d’évaluation de leurs actifs ? Si l’on appliquait à la lettre ce principe, il faudrait immédiatement ôter tout pouvoir à ceux des grands banquiers qui ont précipité la faillite de leur établissement, preuve qu’ils ne contrôlaient en rien les arcanes de la finance moderne ! On pourrait avancer une proposition quelque peu ironique : face à l’énorme surcapacité en matière de compétence financière, pourquoi les agences de régulation publique et l’État n’engageraient-ils pas une nouvelle génération de contrôleurs de l’activité financière ? Au fait des dernières techniques et capables d’en inventer de nouvelles, ils s’attacheraient non plus à générer des profits de papier, mais à vérifier la compatibilité des innovations financières avec l’exigence d’efficacité dans l’allocation du capital et de stabilité financière globale. Autant d’arguments qui justifient une réappropriation par la collectivité nationale et internationale de l’encadrement de la finance car, laissée à elle-même, elle est si puissante qu’elle finit presque toujours par précipiter une crise économique globale. Ainsi, les tenants du laisser-faire financier voient fort bien la paille dans l’œil des interventionnistes – la réglementation peut-être imparfaite et induire de nouveaux déséquilibres – mais ne remarquent pas la poutre qui oblitère leur vision, à savoir qu’une finance sans contrôle est source de crises systémiques et structurelles majeures. Réglementation et régulation : des questions éminemment politiques On quitte ainsi le champ de l’expertise technique en matière de finance et d’économie, pour aborder le domaine de l’économie politique, ou plus simplement encore, du politique. Comme dans toutes les grandes crises antérieures, 27. Le Gosplan était l’organisme d’État soviétique chargé de définir et de planifier les objectifs économiques et industriels à atteindre. 45 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 il est spécialement difficile d’émettre le moindre pronostic. Néanmoins, il est un enseignement qui réhabilite la proposition de « re-réglementation » : des stratégies impensables à la veille de la crise deviennent brutalement possibles, voire même la norme de la « bonne politique » ! Ce basculement est d’ores et déjà intervenu à propos du rôle de l’État. À l’été 2008, qui pouvait pronostiquer l’explosion des garanties publiques accordées au secteur financier ? C’était un événement d’autant plus improbable que la contrainte budgétaire était supposée empêcher toute dépense publique supplémentaire. Que tarde la sortie de crise et que s’approfondissent les conflits sociaux et les déséquilibres géopolitiques, il se peut que la vision esquissée acquière alors une certaine pertinence, voire qu’elle devienne orthodoxie (28). Le printemps 2010 marque l’entrée dans une nouvelle phase de la crise : la finance internationale se met à spéculer sur le défaut de la dette publique des pays les plus faibles de la zone euro, oubliant ainsi que cet endettement excessif est pour une large part la conséquence du sauvetage des systèmes financiers nationaux et des efforts de relance pour enrayer les risques de dépression liés à l’éclatement de la bulle des subprimes. Pour nombre de gouvernements, discipliner la finance devient une des tâches les plus urgentes, au-delà même de la nécessité d’une remise en ordre des finances publiques. 28. Patrick Artus, Olivier Pastré, Sorties de crise. Ce qu’on ne nous dit pas. Ce qui nous attend, Éditions Perrin, 2009, cf. www.editions-perrin.fr. 46 LA RÉGULATION EST-ELLE LA SOLUTION POUR ÉVITER LES CRISES ÉCONOMIQUES ? Dossie r Glossaire Agence de notation : société commerciale dont l’activité consiste à attribuer des notes aux titres de créance émis par les collectivités publiques, les entreprises, les banques ou n’importe quel emprunteur. La note attribuée reflète la solvabilité de l’emprunteur. Les agences de notation sont censées accroître la transparence sur les marchés financiers. Aléa moral : phénomène qui se produit lorsque la fourniture d’une garantie contre un risque encourage un comportement plus risqué. Plus généralement, ce problème se rencontre dans les situations où il existe un défaut d’information entre deux agents économiques lors de la passation d’un contrat. L’aléa ou le risque moral (moral hazard) intervient alors quand un agent peut ne pas respecter ses engagements et que le co-contractant est dans l’impossibilité de déterminer la responsabilité ou non de son partenaire. On peut citer l’attitude d’institutions financières qui prennent consciemment des risques supplémentaires (par exemple des placements douteux) lorsqu’elles sont en mesure d’en faire socialiser les pertes (par exemple sauvetage par le FMI, impôt supplémentaire, etc.). Ainsi les assurés prendront davantage de risques s’ils sont mieux couverts par leur assurance. Crédit subprime : crédit octroyé aux États-Unis à un emprunteur présentant un profil de risque défavorable, fréquemment à taux variable et présentant peu de garanties pour le créancier. Hedge funds : ils sont gérés de manière à réaliser la performance maximale grâce à une prise de risque considérable qui fait appel à des effets de levier extrêmement élevés lors de la bulle des subprimes. Beaucoup de hedge funds sont établis dans des paradis fiscaux. Liquidité : ce concept recouvre trois définitions différentes. On dit d’un marché qu’il est liquide lorsque des agents peuvent acheter ou vendre un actif coté sur ce marché sans délai ni coût et sans faire changer son prix. Il ne faut pas confondre cette liquidité de marché avec la liquidité d’une entreprise, qui traduit sa capacité à honorer ses échéances financières et à obtenir des financements en cas de besoin. Enfin, la liquidité d’un actif signifie sa qualité à être transformé à tout moment en monnaie sans perte de valeur ni délai. Un actif parfaitement liquide peut donc permettre de procéder à toutes les transactions économiques souhaitées. L’actif le plus liquide dans une économie est bien entendu la monnaie (pièces, billets, dépôts en compte courant). Titrisation : technique financière consistant à transformer des créances en titres financiers pour les vendre à des investisseurs sur le marché et à leur transférer, ce faisant, le risque de crédit associé aux créances sous-jacentes. Swap : terme anglais (crédit croisé) qui désigne, dans le langage courant, un échange de flux financiers (calculés à partir d’un montant théorique de référence appelé notionnel) entre deux entités pendant une certaine période de temps. Contrairement aux échanges d’actifs financiers, les échanges de flux financiers sont des instruments de gré à gré sans incidence sur le bilan, qui permettent de modifier des conditions de taux ou de devises (ou des deux simultanément), d’actifs et de passifs actuels ou futurs (ex. : échange d’emprunts à taux d’intérêt variable contre devises ou contre un emprunt à taux d’intérêt fixe). D’après notamment Nicolas Couderc et Olivia Montel-Dumont, Des subprimes à la récession, comprendre la crise, collection L’Actu facile, la Documentation française, 2009. 47 Repenser le rôle de l’État dans la croissance : perspectives d’après-crise (1) PHILIPPE AGHION, professeur d’économie à l’Université d’Harvard JULIA CAGE, doctorante à l’École d’économie de Paris et à l’Université d’Harvard epuis le début des années quatre-vingt, parmi de nombreux économistes et décideurs politiques domine l’idée selon laquelle le rôle de l’État doit être minimum afin de ne pas entraver la croissance économique, cette dernière reposant pour l’essentiel sur le dynamisme des marchés et des entreprises privées. La crise économique et financière de ces trois dernières années est venue secouer ce dogme néolibéral, en suggérant au contraire que l’État est indispensable, non seulement pour réglementer les marchés financiers – et ainsi prévenir de nouvelles crises systémiques –, mais également pour limiter l’impact négatif des récessions sur les citoyens et sur les entreprises, et pour créer des bases sociales solides permettant la maîtrise des déficits publics. D Crise de 1929 et émergence de l’État-providence Au sortir de la première guerre mondiale, la philosophie dominante en France est celle de l’État minimal. Autrement dit, d’un État réduit à ses fonctions régaliennes : le maintien de la sécurité extérieure ; la garantie de la sécurité intérieure et de l’ordre public ; la définition du droit et le rendu de la justice ; et la détention de la souveraineté économique et financière avec l’émission de 1. Cet article doit beaucoup à de nombreuses discussions avec Elie Cohen. 48 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Dossie r la monnaie. Seule l’intervention dans le domaine de l’éducation, avec les lois Jules Ferry sur l’école votées en 1881-1882 – lois qui rendent l’école publique gratuite, obligatoire et laïque –, témoigne d’une extension du rôle de l’État à un secteur social. Suite à la crise de 1929 (2), et surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, émerge en France mais également dans d’autres pays développés une nouvelle conception de l’État, celle de l’État-providence. Cette crise marque ainsi, aux États-Unis, le développement de la régulation bancaire et, en Europe, un engagement très important des pouvoirs publics dans le secteur bancaire, avec par exemple la nationalisation de banques en France, ou le rôle central dans le financement de l’industrie donné par l’État aux banques commerciales en Allemagne. L’État, selon cette conception, garantit non seulement l’ordre et la stabilité, mais prend également en charge la protection sociale, autrement dit les quatre « risques » que sont la maladie, la vieillesse, la famille et les accidents du travail dans un premier temps, l’assurance chômage n’étant mise en place que plus tard. Trois ordonnances sont votées dès 1945 (3), la première organisant le nouveau régime de sécurité sociale, la seconde portant sur les différentes prestations, et la troisième abrogeant la charte de la mutualité de 1898 et définissant le rôle complémentaire de la sécurité sociale que les mutuelles pourront jouer. Par ailleurs, l’État devient certes un État social, mais également un État fortement interventionniste dans l’économie, avec la nationalisation de grandes entreprises (comme Renault, la distribution du gaz et de l’électricité, les houillères ou encore les grandes banques de dépôts). Les années 1950 et 1960 vont ainsi être celles de l’âge d’or du keynésianisme et de l’État-providence. L’État face aux chocs pétroliers Vers la fin des années 1970, face à un essoufflement de la croissance et à la suite des deux chocs pétroliers, ainsi que pour pouvoir mieux faire face aux défis de la mondialisation, plusieurs pays occidentaux – à commencer par les États-Unis de Reagan et l’Angleterre de Thatcher – engagent une dynamique de déréglementation, de flexibilisation et de désengagement de l’État. S’ouvre ainsi une troisième ère : celle de la fin de l’État interventionniste et du retour en force des marchés, dans le cadre de ce que l’on a appelé le tournant néolibéral. Dans les années 1980, les principes d’autorégulation des marchés deviennent hégémoniques, en particulier aux États-Unis avec la déréglementation des télécommunications, des services postaux et de l’énergie. 2. C’est dès 1928-1930, c’est-à-dire bien avant la seconde guerre mondiale, que sont votées en France les assurances sociales maladie et vieillesse, et en 1932 les allocations familiales. Les États-Unis, eux, créent un salaire minimum dès 1938, avec le Fair Labor Standard Acts. 3. Ordonnance n° 45-2250 du 4 octobre 1945 portant organisation de la sécurité sociale. Ordonnance n° 45-2453 du 19 octobre 1945 modifiant et codifiant la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et adaptant cette législation à l’organisation de la sécurité sociale. Ordonnance n° 45-1747 du 6 août 1945 Transformations d’emplois au ministère du Travail et de la Sécurité sociale. 49 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Symbolique est à cet égard le mouvement de libéralisation des marchés financiers. Comme le souligne Elie Cohen (4), celui-ci commence avec deux évènements fondateurs de part et d’autre de l’Atlantique. Le premier consiste en la libéralisation de la rémunération de l’épargne et des dépôts aux États-Unis – avec la suppression par les lois bancaires américaines de 1980 des taux d’intérêt réglementés consentis par les institutions financières américaines, introduisant ainsi la concurrence entre ces diverses entités autrefois séparées (5). Le second est le « big bang (6) » de la place de Londres en 1986, avec la mise en place d’un nouveau cadre légal qui autorise les entreprises étrangères à prendre pied sur les marchés londoniens, supprime les commissions fixes qui étaient prélevées sur les échanges de titres financiers, abolit la séparation entre les agents de change et les teneurs de marché, et institue les cotations électroniques. Mais ce mouvement de déréglementation n’est pas l’apanage des pays anglosaxons. En France, les lois bancaires de 1984-1985 (7) (sous le Gouvernement de Pierre Bérégovoy) suppriment l’encadrement du crédit et font disparaître les prêts bonifiés. Avec la déréglementation financière de 1986, la France entre à son tour dans l’ère de la « finance de marché ». Plusieurs mouvements de privatisation totale ou partielle interviennent d’ailleurs également à cette époque. Repenser l’État dans le contexte de crise actuel Il ne s’agit pas ici de dénoncer le tournant néolibéral comme la plus grosse erreur économique du XXe siècle. Certaines des mesures qui ont été prises étaient en partie justifiées par la nécessité de passer d’une économie d’imitation ou de rattrapage (celle de la France au sortir de la seconde guerre mondiale) à une économie d’innovation, requérant davantage de flexibilité, de concurrence, de mobilité et d’initiative privée que l’imitation (8). Cependant, de nombreux gouvernements, y compris sociaux-démocrates, ont eu tendance à 4. Elie Cohen, Penser la crise, Paris, Fayard, 2010. 5. En mars 1980, la loi sur la libéralisation financière (Depository Institutions Deregulation and Monetary Control Act) entraîne l’abrogation de la « réglementation Q » qui, depuis 1960, plafonnait le taux d’intérêt sur les dépôts bancaires, et libéralise plus généralement les taux d’intérêt des institutions financières. Elle introduit par ailleurs le jeu de la concurrence des institutions de crédits protégées jusqu’alors par les limitations géographiques, et affaiblit la supervision des caisses d’épargne américaines qui commencent aussi à être déréglementées. 6. Le « big bang » désigne l’ensemble des mesures de libéralisation des marchés financiers prises en Grande-Bretagne durant l’année 1986, et plus précisément le 27 octobre de cette année-là. 7. Loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 bancaire relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit et la loi sur la déréglementation financière de 1986. 8. Des études ont ainsi montré que l’innovation a besoin de davantage de concurrence sur le marché des biens, de flexibilité sur le marché du travail, et de financement externe et de capital risque. Selon le Rapport Sapir, l’origine des médiocres performances économiques de l’Union européenne se trouve avant tout dans la présence d’institutions comme la protection de l’emploi ou la réglementation des marchés de produits qui, bien que parfaitement adaptées à la période de rattrapage de l’après-guerre, ne conviendraient plus à une période caractérisée par la mondialisation et une intensification de la concurrence (A. Sapir (dir.), An Agenda for the Growing Europe. The Sapir Report, Oxford, Oxford University Press, 2004). Autrement dit, à une période où il ne s’agit plus d’imiter pour rattraper, mais où il faut innover. 50 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Dossie r identifier besoin de flexibilité et réduction du rôle de l’État. La crise financière actuelle est alors venue secouer cette fausse évidence, en montrant comment la situation peut dégénérer lorsque l’État n’est pas présent pour réguler les marchés et les établissements financiers, pour stimuler des secteurs économiques étranglés par le rationnement du crédit, et pour soutenir l’emploi et le revenu des ménages dans les différentes phases du cycle économique. Le passage d’une économie d’imitation à une économie d’innovation, et la nécessaire évolution vers davantage de flexibilité des marchés des biens et du travail, n’implique pas qu’il faille réduire le rôle de l’État, mais plutôt le repenser. Autrement dit, ce n’est pas de « moins d’État » dont nous avons besoin, c’est de « l’État autrement ». Et d’un « État intelligent (9) ». Nous pensons que l’État doit jouer aujourd’hui trois rôles essentiels : – celui de régulateur, pour prévenir les crises d’une part – à l’aide de la réglementation –, et limiter d’autre part leur impact négatif lorsqu’elles se produisent, à travers les stabilisateurs automatiques et des politiques industrielles et macroéconomiques contra-cycliques ; – celui de garant du contrat social, autrement dit d’un pacte économique et social qui permette à l’État de légitimer la maîtrise des déficits publics, et ce en assurant une juste répartition de l’effort et le maintien d’un climat social tel que cette maîtrise soit acceptée par tous ; – et enfin celui de catalyseur du savoir et de l’innovation, pour créer les conditions d’une croissance soutenue dans le long terme et garantir une sortie de crise durable. L’État régulateur : prévenir et guérir L’État doit intervenir ex ante et ex post. Ex ante, parce que l’État régulateur doit prévenir les crises. Ex post, parce que si elles adviennent malgré tout, il doit en limiter l’impact négatif. Penser l’État comme nécessaire acteur de la prévention des crises n’est pas aussi simple qu’il pourrait apparaître au premier abord. Par exemple, quelle doit être son attitude à l’égard d’institutions financières dont on sait qu’elles ne peuvent pas faire faillite sans mettre en cause la stabilité de l’ensemble du système financier parce qu’elles sont too big to fail ? Autrement dit, comment l’État doit-il réagir face à des banques qui savent par avance qu’en cas de difficultés, l’État sera là pour les sauver de façon à éviter un risque systémique (autrement dit pour éviter de reproduire le scénario catastrophe qui a fait suite à la décision de l’administration Bush de laisser Lehman Brothers faire faillite « pour l’exemple ») ? Notre position, c’est que dans de telles situations, 9. Pour reprendre les mots d’Anthony Giddens dans son article « New Labour : de l’ascension à la chute », paru dans Le Monde le 15 mai 2010. À travers nos trois conceptions du rôle de l’État, nous apportons d’une certaine manière des premières pistes de réponse au défi auquel doit selon lui répondre le New Labour aujourd’hui – celui de « préserver et d’améliorer la flexibilité et la créativité qu’engendrent les marchés tout en orientant ces qualités vers des objectifs à long terme socialement souhaitables ». Nous présentons ainsi des orientations possibles pour la mise en place d’un new New Labour. 51 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 l’État a le droit et le devoir d’intervenir pour sauver ces banques du risque de faillite. Mais cela ne doit pas se faire sans contrepartie, notamment sans l’imposition de réglementations sur la structure financière des banques, ou sur celle des rémunérations de leurs employés. Autrement dit, si ces institutions sont too big to fail, elles ne doivent pas pour autant être considérées comme « too big to be restructured », pour reprendre l’expression utilisée plusieurs fois par l’économiste Joseph Stiglitz. Ainsi, le plan de sauvetage des banques mis en place par Gordon Brown en Angleterre en octobre 2008 s’est accompagné de modalités contraignantes : l’émission de titres de dette bancaire à court et moyen terme a été garantie par le Trésor britannique en échange d’une augmentation de capital des banques, et de celle de leur ratio de solvabilité. De plus, quand l’État a souscrit luimême à une augmentation de capital – ce qui a été le cas pour la Royal Bank of Scotland, HBOS et Lloyds TSB –, les banques ont dû accepter des critères assez contraignants en matière de rémunération des dirigeants, de versement des dividendes, mais aussi concernant les prêts immobiliers et ceux accordés aux PME. De même, aux États-Unis, si la loi a été modifiée afin de permettre au Trésor d’entrer dans le capital des banques qui le souhaitaient, cela s’est fait en échange de l’acceptation par les banques du respect des limites concernant les rémunérations des dirigeants et de l’impossibilité d’augmenter les dividendes versés sans l’autorisation du Trésor pendant trois ans (10). Le rôle d’un État régulateur consiste également à réduire l’impact négatif des crises. À l’aide de la protection sociale d’une part, pour limiter les baisses de pouvoir d’achat et surtout la chute dans la pauvreté des personnes les plus fragilisées. À l’aide de la relance économique d’autre part, pour faire redémarrer la « machine économique » au plus vite et éviter que la baisse de croissance conjoncturelle ne se transforme à terme en une baisse de croissance structurelle. Plusieurs études récentes (11) montrent en particulier que dans des économies où le crédit est rationné, autrement dit où les entreprises ne peuvent pas emprunter à la mesure de leurs besoins d’investissement, des politiques budgétaires contra-cycliques – c’est-à-dire avec des déficits qui augmentent en période de crise et se résorbent en période d’expansion –, favorisent l’innovation et la croissance. L’explication est simple : en l’absence d’aides de l’État, les entreprises qui souffrent d’un manque d’accès au crédit sont obligées de couper dans leurs dépenses de recherche et développement (R&D) pendant les récessions, ce qui les handicape considérablement dans la course internationale à l’innovation. Ces mêmes entreprises bénéficient de politiques monétaires plus souples en périodes de récessions. 10. Sur ce sujet, on pourra se référer à Elie Cohen, op. cit. 11. Voir Philippe Aghion et Peter Howitt, The Economics of Growth, The MIT Press, chapitre 13, 2009. 52 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Dossie r L’État face à la crise Outre l’action déployée par la France au sein des instances internationales (cf. les sommets des pays du G20 des 1er et 2 avril et des 24 et 25 septembre 2009 consacrés à la réforme du système financier international), les pouvoirs publics, plutôt que de recourir à l’impôt, ont mobilisé d’importants moyens financiers au service de la relance, ce, par plusieurs biais : – le Plan de relance, mis en œuvre au début de 2009 et confié à un ministère ad hoc, présente le bilan suivant : quelque 28 milliards d’euros ont été injectés dans l’économie (soit plus de 80 % de l’enveloppe globale de 33 milliards prévue) au bénéfice notamment de l’emploi (quelque 250 000 créés ou sauvegardés), de près de 23 500 entreprises (dont 3,5 milliards d’euros de prêts bancaires garantis par Oséo (12)), du financement de plus de 100 000 nouveaux logements (prêt à taux zéro doublé, rénovation urbaine…) et du secteur automobile (550 000 primes à la casse octroyées au 22 décembre). On peut ajouter à cela des aides nouvelles (2 milliards d’euros) pour consolider les fonds propres des PME, annoncées le 5 octobre ; – le Fonds stratégique d’investissement (FSI), un fonds souverain à la française (cf. infra) ; – l’annonce le 22 juin 2009, par le Président Sarkozy devant le Parlement réuni en congrès à Versailles, du lancement d’une consultation de trois mois dans le but de définir les « priorités stratégiques pour l’avenir » qui seraient financées par un grand emprunt national, levé en 2010 sur les marchés financiers et/ou auprès des particuliers. Le 26 août a été installée une Commission présidée par Michel Rocard et Alain Juppé, anciens Premiers ministres, et chargée d’identifier ces priorités. Son rapport, remis le 19 novembre, préconise la levée de 35 milliards d’euros auprès des marchés, sur la base de sept axes stratégiques : soutenir l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation ; favoriser le développement des PME innovantes ; accélérer le développement des sciences du vivant ; développer les énergies décarbonées et l’efficacité dans la gestion des ressources ; faire émerger la ville de demain ; inventer la mobilité du futur ; investir dans la société numérique (13). Le 14 décembre, le président de la République, reprenant l’essentiel de ces suggestions, a fixé les cinq priorités devant bénéficier des 35 milliards d’euros d’effort public total (soit un emprunt de 22 milliards d’euros levés sur les marchés et 13 milliards provenant du remboursement par les banques des fonds prêtés pendant la crise) : enseignement supérieur et formation (11 milliards d’euros) ; recherche (8 milliards) ; industrie et PME (6,5 milliards) ; numérique (4,5 milliards) ; développement durable (5 milliards). On notera aussi, toujours dans le but de soutenir l’activité économique : – la loi controversée n° 2009-974 du 10 août 2009 réaffirmant le principe du repos dominical (14) et visant à adapter les dérogations à ce principe dans les communes et zones touristiques et thermales ainsi que dans certaines grandes agglomérations pour les salariés volontaires. Celle-ci prévoit l’ouverture des magasins le dimanche dans deux types de zones : les zones touristiques et thermales, dans lesquelles le travail du dimanche sera de droit, sans doublement du salaire ni repos compensateur ; les périmètres d’usage de consommation 12. Établissement public national à caractère industriel et commercial créé par l’ordonnance n° 2005-722 du 29 juin 2005 ayant pour objet, d’une part, de promouvoir et de soutenir l’innovation, notamment technologique, ainsi que de contribuer au transfert de technologies ; et, d’autre part, de favoriser la création, le développement et le financement des petites et moyennes entreprises (PME). 13. Cf. Jérôme Creel, « Le grand emprunt », Regards sur l’actualité, n° 358, La Documentation française, Paris, février 2010. 14. En 2008, 28 % des salariés, soit 6,5 millions de personnes, ont travaillé le dimanche, dont 2,8 millions (soit 12 % contre 7,5 % en 2002) de manière habituelle (Dares, Premières informations Premières synthèses, n° 42.1, octobre 2009). 53 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 exceptionnel (Puce), caractérisés par des circonstances locales particulières marquées par des usages de consommation de fin de semaine et situés dans les unités urbaines de plus d’un million d’habitants (Paris, AixMarseille et Lille). Dans ces zones, le travail du dimanche reposera sur le volontariat, avec en contrepartie au moins un doublement de la rémunération, ainsi qu’un repos compensateur équivalent en temps (15) ; – qu’à l’issue de sept années de négociation auprès de la Commission européenne, la France a obtenu que le taux de TVA soit réduit à 5,5 % (au lieu de 19,6 %) dans la restauration (hors boissons alcoolisées) à compter du 1er juillet 2009. En contrepartie de cette mesure, les professionnels du secteur se sont engagés notamment, dans le cadre d’un « contrat d’avenir » signé le 28 avril avec le ministère de l’Économie, à créer 40 000 emplois en deux ans (16). Enfin, le chef de l’État a dévoilé, le 27 octobre 2009, son plan d’aide aux agriculteurs, d’un montant total de 1,65 milliard d’euros (prêts bancaires bonifiés, allègement des charges d’intérêts d’emprunt, aide à la restructuration en 2009 et en 2010, remboursement de la TIPP – taxe intérieure sur les produits pétroliers –, etc.). Le Fonds stratégique d’investissement (FSI) Le FSI est une société anonyme créée le 19 décembre 2008 et détenue à 51 % par la Caisse des dépôts et consignations et à 49 % par l’État français. Il intervient en fonds propres dans des entreprises françaises porteuses de projets créateurs de valeur et de compétitivité pour l’économie, afin d’en stabiliser le capital. Le Fonds y prend des participations minoritaires et a vocation à intervenir seul ou en co-investissement. Il doit disposer de 20 milliards d’euros de dotation. Très sollicité, notamment par des soustraitants automobiles en grande difficulté, il détenait, à la fin décembre 2009, une part non négligeable du capital de nombre de grandes sociétés françaises (17). À telle enseigne il a fait l’objet de critiques stigmatisant son protectionnisme déguisé, puisque ces prises de participation, au reste pas forcément fondées au plan économique, sont considérées par d’aucuns comme une façon de prémunir nombre de ces entreprises contre l’éventuel « raid » d’un prédateur étranger (18). Le FSI représente une réponse originale à la crise, même s’il ne constitue pas le premier fonds souverain créé en France (le Fonds de réserve pour les retraites a été mis en place en 2001) et s’il ne « pèse » que très peu face aux mastodontes de la péninsule arabe, de Chine ou de Russie (certains d’entre eux gèrent plus de 150 milliards de dollars d’actifs). À ce propos, le FSI a conclu, en mai 2009, un accord avec un fonds souverain d’Abu Dhabi, Mubadala Development Company PJSC (Mubadala), en vue d’investissements conjoints dans des entreprises françaises. Attitude, là aussi, à rebours de pays comme l’Allemagne, qui, quant à eux, manifestent une grande méfiance à l’encontre de fonds souverains étrangers perçus comme une menace notamment pour leurs industries stratégiques (énergie, télécommunications, finance…). 15. On notera aussi que : – le travail dominical doit être validé au sein de l’entreprise (par un accord collectif ou par un référendum) ; – l’accord de chaque salarié doit être écrit et renouvelable tacitement chaque année ; – ces dérogations au repos dominical ne s’appliquent pas à la grande distribution. 16. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), organe rattaché à la Cour des comptes, a estimé pour sa part que cette mesure ne devrait permettre de créer que 6 000 emplois « à long terme ». En outre, selon une enquête de l’association de consommateurs Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie (CLCV), seul un restaurant sur cinq aurait baissé ses prix (cf. LaTribune, 9 octobre 2009). 17. Saur (services à l’environnement) : 38 % ; STX France Cruise (chantiers navals) : 33,30 % ; Eutelsat Communications (services par satellite) : 26,12 % ; TDF (réseaux hertziens) : 23,80 % ; Séché Environnement (traitement et stockage des déchets) : 20 % ; Eiffage (construction et concessions) : 19,28 % ; France Telecom : 13,67 %, etc. 18. Cf. par ex. « Patriotisme économique : un fonds stratégique, pour quoi faire ? », Alternatives économiques, n° 279, avril 2009. 54 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Comptes publics : l’explosion des déficits Inévitablement, l’irruption de la crise économique a relégué au second plan l’objectif, réaffirmé à maintes reprises, de maîtrise des dépenses publiques acté par la loi de programmation des finances publiques pour les années 2009 à 2012 (19). De fait, l’ampleur des masses engagées dans le cadre des mesures de relance et, parallèlement, le recul des recettes publiques lié au ralentissement de l’activité, ont contribué à creuser les déficits : ainsi, alors que la loi de finances initiale pour 2009 prévoyait un solde budgétaire négatif de 52 milliards Dossie r d’euros, ce montant n’a cessé d’être revu à la hausse pour se situer à 138 milliards, soit 7,9 % du PIB. De fait, la dette de l’ensemble des administrations publiques s’est littéralement envolée, le ratio dette/PIB devant s’établir à 73,9 % pour 2009 contre 68,1 % pour 2008 et 63,8 % pour 2007. La France de 2009, collection Les Études n° 5 309, La Documentation française, 2010, pp. 70-73 Patrick Devedjian, ministre chargé de la mise en œuvre du Plan de relance, s’exprime le 26 août 2009 à Paris, lors d’une conférence de presse sur le thème « Point d’étape du plan de relance ». 19. C’est sensiblement la même chose dans les autres pays membres de l’Union européenne, qui ont aussi enclenché une politique de relance et connaissent une situation de leurs finances publiques extrêmement tendue [cf. instantané (NDLR)]. 55 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Réduire les déficits publics Alors que la zone euro est menacée par une possible contagion de la tempête financière et économique grecque, le Premier ministre français, François Fillon, annonce le 6 mai 2010, à l’issue d’un séminaire intergouvernemental sur les déficits, un gel des dépenses publiques en valeur jusqu’en 2013, avec pour objectif de réduire les dépenses de fonctionnement et d’intervention de 10 %, dont 5 % dès 2011. Le Gouvernement souhaite ramener le déficit à moins de 3 % du PIB en 2013, comme l’indique le plan de redressement adressé à Bruxelles. Le 28 janvier 2010, le Gouvernement avait déjà annoncé son intention de ramener entre 0,5 et 1 % la progression annuelle des dépenses en volume (en plus de l’inflation), alors que le rythme moyen depuis 1980 est de 2,5 %. Par ailleurs, il envisageait alors de nouvelles normes : progression des dépenses d’assurance maladie abaissée à 2 % par an, économies de 10 % en trois ans pour l’État sur les dépenses de fonctionnement, norme indicative d’évolution des dépenses des collectivités locales de 2 à 3 % au lieu de près de 6 % aujourd’hui. La Révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme des retraites s’inscrivent également dans cette stratégie d’économie budgétaire. Regards sur l’actualité L’État garant du contrat social : condition nécessaire à la maîtrise des déficits dans un contexte d’après-crise Il y a aujourd’hui un consensus pour reconnaître qu’une sortie de crise durable nécessite une réduction des déficits publics, afin que la crise bancaire ne se transforme pas en crise des États. Toute la question est de savoir comment y arriver. Plusieurs études récentes, à commencer par l’ouvrage de Yann Algan et Pierre Cahuc (20), ont fait le constat d’un degré de défiance élevé au sein de la société française. Non seulement les citoyens n’ont pas confiance les uns dans les autres – voire en eux-mêmes –, mais ils se méfient de leurs institutions, et un très mauvais climat persiste dans les entreprises. Or, des études ont montré que la confiance et un bon climat dans les entreprises sont des facteurs essentiels d’innovation et de croissance (21). Ainsi, là encore, l’État a un rôle essentiel à jouer pour stimuler la croissance : favoriser le développement de la confiance entre les citoyens. Autrement dit, un rôle de promoteur et de garant du contrat social. Historiquement en France, l’État a toujours cherché à se substituer aux acteurs sociaux. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le salaire minimum est décidé en France par l’État et il s’applique de façon rigide, alors que les pays scandinaves, à l’image de la Suède, n’ont pas de salaire minimum légal 20. Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, Éditions ENS Rue d’Ulm, 2007. On pourra également se référer au livre d’Alain Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. 21. On pourra se référer par exemple à Yann Algan et Pierre Cahuc, « Inherited Trust and Growth », à paraître dans l’American Economic Review en 2010. 56 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Dossie r et pas d’extension légale automatique des planchers de salaire négociés. Les planchers de salaire y sont déterminés dans le cadre de négociations collectives entre les syndicats, et ne s’appliquent qu’aux travailleurs couverts par ces négociations collectives (22). La régulation étatique est donc beaucoup plus forte en France que dans les pays scandinaves. Or, comme l’ont souligné Philippe Aghion et al. (2010) (23), une forte corrélation négative existe entre le degré de régulation gouvernementale sur le marché du travail (et également sur les marchés de biens), et le degré de confiance des citoyens dans les institutions ou à l’égard les uns des autres. Comment alors passer du mauvais déséquilibre français caractérisé à la fois par la défiance et des réglementations rigides, à un équilibre « scandinave », avec des réglementations plus flexibles et un niveau de confiance élevé entre employeurs et employés ? Non pas qu’en Scandinavie l’État ne joue aucun rôle, au contraire l’État est bien présent, mais il fait office de catalyseur des relations sociales plutôt que de substitut aux partenaires sociaux. Une première mesure nous rapprochant de l’équilibre scandinave serait pour l’État de favoriser l’émergence de syndicats de masse dans toutes les entreprises. Cette idée du développement d’un syndicalisme de services est défendue notamment par Pierre Cahuc et André Zylberberg (2009) (24) qui l’envisagent comme un moyen d’éviter le possible comportement de « passager clandestin » de salariés vis-à-vis de l’action syndicale, dont ils peuvent bénéficier sans y contribuer. Un tel développement contribuerait à l’amélioration du climat social dans les entreprises en stimulant le dialogue social entre employeurs et employés. L’État garant du contrat social, c’est aussi un État capable de mieux maîtriser les déficits publics. Pourquoi ? En outre, les citoyens accepteront plus volontiers des augmentations d’impôt s’ils savent que les ressources fiscales ainsi générées seront utilisées de manière efficace par le Gouvernement, autrement dit si elles serviront à financer des dépenses publiques utiles. Ceci suppose un Gouvernement efficace et non corrompu, en qui les citoyens puissent avoir confiance. C’est parce qu’elle remplissait ces conditions que la Suède a réussi l’exploit, en seulement deux ans, de faire passer son déficit public de 3,8 % du produit intérieur brut (PIB) à -0,5 % (25). Pour autant, peut-on en déduire une réduction des services publics fournis à la population suédoise en matière d’éducation ou de santé ? Non. La Suède a réussi à réduire son déficit public tout en maintenant un haut niveau de solidarité sociale, plus élevé d’ailleurs que la plupart des autres pays industrialisés. Il s’agit d’une amélioration de l’efficacité 22. On pourra se référer à ce sujet le working paper de Philippe Aghion,Yann Algan et Pierre Cahuc, « Civil society and the state :The interplay between cooperation and minimum wage régulation », 2009. 23. Philippe Aghion,Yann Algan, Pierre Cahuc et André Shleifer, « Regulation and Distrust », à paraître dans le Quarterly Journal of Economics en 2010. 24. Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les réformes ratées du Président Sarkozy, Flammarion, 2009. Une forte syndicalisation est indispensable, selon Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, à la promotion des droits du travailleur (Jacques Barthélémy et Gilbert Cette, Refondation du droit social : concilier protection des travailleurs et efficacité économique, rapport du Conseil d’analyse économique, 2010. 25. Source : Eurostat (de 2007 à 2009). 57 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 de l’État, lequel a consolidé le haut degré de confiance de ses citoyens envers lui-même. Un État juste, avec un système de prélèvement progressif et efficace – un État sans bouclier fiscal –, et un État peu corrompu (26) qui utilise l’argent public de manière efficace et surtout extrêmement transparente. L’État catalyseur de savoir et d’innovation : la garantie d’une sortie de crise durable Pourquoi l’État doit-il intervenir pour stimuler le progrès technique et l’innovation, plutôt que de s’en remettre entièrement aux marchés et aux agents privés ? Une première raison tient à ce que l’on nomme dans le jargon des économistes les « externalités technologiques ». Lorsque des individus prennent des décisions en matière de santé ou d’éducation, ou que des entreprises font des choix d’investissement en R&D, ils ne regardent que leur utilité ou leur profit privés. Or la valeur sociale de l’innovation est supérieure à sa valeur privée car elle prend en compte le fait que d’autres individus ou entreprises pourront ultérieurement s’appuyer sur cette innovation pour réaliser de nouveaux progrès technologiques. Ainsi, les agents privés auront tendance à sous-investir dans l’innovation par rapport à ce qui maximiserait la croissance de l’économie dans son ensemble. D’où l’importance du rôle de l’État, pour stimuler les investissements en R&D, pour subventionner le développement de nouvelles PME innovantes, pour favoriser l’émergence d’universités performantes, etc. L’argument des externalités technologiques s’applique particulièrement à l’environnement (27). Prenons en effet l’exemple d’une entreprise qui produit avec des techniques polluantes et qui a acquis une certaine aptitude à innover dans ces techniques. Cette entreprise aura tendance à continuer d’innover dans les technologies polluantes, sans prendre en compte le fait qu’elle contribue ainsi à rendre plus difficile une transition ultérieure vers des technologies propres. Face à une telle situation, l’État peut intervenir, à la fois en « sanctionnant » l’entreprise qui utilise ces techniques polluantes, par exemple en lui imposant une taxe carbone, et en l’incitant à innover dans des technologies propres grâce à des subventions à l’innovation propre. Un second motif d’intervention est la présence de contraintes de crédit. Ces dernières empêchent les individus ou les entreprises d’emprunter pour investir dans l’éducation, la santé ou la R&D, à concurrence des gains de productivité qui résulteraient de tels investissements. D’où l’importance du rôle de l’État pour subventionner la R&D et pour investir directement dans 26. Exemple frappant de l’importance de la lutte contre la corruption en Suède, la fameuse « affaire Toblerone » en 1995 qui a vu la démission de la Secrétaire générale du parti social-démocrate,Vice-Premier ministre et dauphine du Premier ministre, Mona Sahlin, dans une affaire de paiements de frais personnels avec sa carte bancaire professionnelle. 27. Nous considérons ici l’environnement comme un secteur d’innovation et de croissance. Bien sûr, prendre en compte l’importance de la question écologique ne ferait que renforcer l’importance du rôle que l’État doit jouer dans ce secteur. 58 REPENSER LE RÔLE DE L’ÉTAT DANS LA CROISSANCE : PERSPECTIVES D’APRÈS-CRISE Dossie r l’accès universel à l’éducation – et notamment l’éducation supérieure – et la santé (28). La politique industrielle, quant à elle, est souvent décriée, notamment dans les cercles bruxellois, au prétexte qu’elle serait une entrave à la concurrence et incompatible avec la nécessaire flexibilité des marchés de biens et de services. Ce jugement nous paraît quelque peu hâtif. En effet, s’il est vrai qu’une politique industrielle privilégiant un champion national va clairement à l’encontre de la concurrence, subventionner des secteurs – pas des firmes – peut au contraire accommoder la concurrence et même la stimuler, parce que cela incite plusieurs entreprises qui auraient sinon opéré dans différents segments de l’économie à venir concourir et à innover dans le même secteur. Pourquoi peut-il être désirable de recourir à de telles politiques sectorielles ? Il suffit de considérer l’exemple de l’innovation verte pour le comprendre. Un Gouvernement qui déciderait de subventionner l’entrée dans le secteur des technologies renouvelables, créerait un effet d’agglomération, en favorisant l’apparition dans ce secteur de plusieurs entreprises travaillant sur des questions parallèles et communiquant entre elles, générant ainsi des externalités technologiques, et donc des gains de productivité au niveau de l’ensemble du système. Ce qui est vrai pour l’innovation verte l’est d’ailleurs plus encore pour les secteurs à fort potentiel innovant comme le numérique, ou les biotechnologies. Or, une croissance durable ne peut que reposer sur des externalités favorisant le développement des innovations. S’il y a eu une conséquence positive de la crise actuelle, c’est bien d’avoir légitimé le rôle de l’État dans la croissance économique. Un État intelligent, État régulateur en période de crise, mais acteur essentiel également en dehors de ces périodes, comme catalyseur du savoir et de l’innovation, comme vecteur de croissance durable, et comme garant du contrat social. Un État qui ne doit plus systématiquement être pensé négativement en termes de plus. Mais toujours positivement en termes de mieux. 28. Pour ne prendre qu’un exemple, Philippe Aghion, Peter Howitt et Fabrice Murtin ont montré qu’un niveau initial plus élevé et un plus fort taux d’amélioration de l’espérance de vie ont un effet positif sur la croissance du PIB par tête (Aghion, Philippe et Peter Howitt et Fabrice Murtin, « The Relationship Between Health and Growth :When Lucas Meets Nelson-Phelps », working paper, 2009). 59 s e g a r i a l c ÉÉclairages Les élections régionales de 2010 : grève des urnes et votes de crise ANNE MUXEL, directrice de recherches au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po) Le parti des abstentionnistes a sans nul doute remporté les élections régionales du 14 et 21 mars 2010. Néanmoins, la moitié du corps électoral votant a donné forme à un nouveau paysage politique régional, œuvrant à des recompositions politiques significatives. La majorité présidentielle, représentée par les listes conjointes de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et du Nouveau centre (UMP/Nouveau Centre), a particulièrement pâti des conséquences de l’abstention et ne conserve qu’une seule région, l’Alsace. Elle subit la sanction d’une partie de ses électeurs, déçus ou mécontents de la politique du président de la République, Nicolas Sarkozy, et du Gouvernement. Elle se trouve également concurrencée par le regain d’attractivité du Front National (FN) en période de crise. La gauche, quant à elle, est gagnante, mais sa dynamique électorale résulte d’abord de celle des listes d’Europe Écologie. En effet, les suffrages pour la gauche hors écologie stagnent par rapport à 2004. Les votes de crises – économique, sociale, politique, mais aussi environnementale – se sont ainsi exprimés. Et, avec eux, la recherche de nouvelles lignes politiques, mettant à l’agenda de nouveaux enjeux, telle l’écologie. 60 es Éclairag LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE Le désintérêt des Français pour le scrutin régional et leur retrait de la décision électorale étaient attendus. Les deux tiers d’entre eux ne s’y sont pas intéressés (69 % contre 55 % en 2004, selon un sondage TNS-Sofres (1). À aucun moment, la campagne électorale atone et sans enjeux clairs, n’a pu décider plus d’un Français sur deux à aller voter. À mi-parcours du quinquennat, dans la logique de mobilisation propre aux élections intermédiaires, et dans un contexte marqué par une accentuation de la crise économique et sociale, elles auraient pourtant pu susciter une plus franche participation. Rien de tel. Le silence des urnes l’a emporté. On compte plus de 14 points d’abstention (+ 14,5) entre les élections régionales de 2004 et celles de 2010. Ces élections n’ont pas connu une inversion de tendance comparable à celle qu’avaient enregistrée les élections régionales de 2004. Les premières consultations, après le séisme électoral de 2002, avaient en effet suscité une forte mobilisation des Français et un regain de participation par rapport aux régionales de 1998. Une majorité d’électeurs s’était saisie du scrutin pour sanctionner le pouvoir en place et permettre à l’opposition de l’emporter. La gauche avait ainsi gagné vingt régions, à l’exception de l’Alsace et de la Corse, affirmant une position quasi hégémonique à ce niveau du pouvoir territorial. Six ans plus tard, l’opposition confirme bien sa domination régionale, se maintenant dans vingt régions métropolitaines sur vingt et une, et remportant une région supplémentaire, la Corse, tandis que la droite enlève deux régions d’Outre-mer, la Réunion et la Guyane. Mais la victoire de la gauche n’a indéniablement ni le même crédit, ni la même portée qu’alors. Elle reste entachée par le score sans précédent de l’abstention. L’ABSTENTION RECORD ET SES SIGNIFICATIONS Un abstentionnisme « d’indifférence » L’enjeu régional ne mobilise pas. Or ces élections 2010 étaient les premières à être déconnectées de toute autre élection : en 1986, elles étaient couplées aux législatives, et en 1992, 1998 et 2004, elles étaient associées aux cantonales. À elles seules, elles n’ont donc pas suscité de forte participation de la part des Français. Ceci explique une part importante de l’abstention qu’elles ont enregistrée mais le manque d’intérêt se double également d’un déficit de connaissance. Interrogés quelques mois avant l’élection, seuls 29 % des électeurs pouvaient citer le nom de leur président de région (2). La région souffre d’un déficit d’intérêt et représente, parmi les collectivités territoriales, celle qui suscite le moins d’identification et le plus d’incertitude. Les élections régionales sont les élections les plus récentes de l’histoire électorale, et en tant que telles, n’ont pas encore eu le temps de s’inscrire dans les habitudes de vote des Français. Par ailleurs, le découpage régional n’est pas toujours en adéquation avec les identités et les sentiments d’appartenances territoriales des électeurs. L’attachement et l’identification à la commune ou au département sont plus importants. Cet abstentionnisme « d’indifférence » est loin d’être négligeable puisqu’il a concerné près d’un abstentionniste sur deux. Parmi les raisons de ne pas voter, 17 % des abstentionnistes répondent que l’élection n’aura pas d’impact sur la situation en France et 14 % qu’elle n’en aura pas sur la situation dans leur région, 10 % mettent en avant qu’ils n’étaient pas suffisamment 1. Sondages TNS-SOFRES, décembre 2004 et 2009. 2. Sondage LH2 pour la presse quotidienne régionale et France Bleu, réalisé du 30 octobre au 28 novembre 2009. 61 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 informés sur les enjeux de cette élection, et 6 % affirment ne pas s’intéresser aux questions régionales (3). Toutefois, ce désintérêt ne constitue pas une raison suffisante pour expliquer l’ampleur de la désaffection électorale. Indifférence ou défiance ? Ces nouvelles élections s’inscrivent dans un cycle politique marqué par une défection électorale lancinante et récurrente qui taraude le lien des Français à leur représentation politique depuis déjà une vingtaine d’années. Le sursaut civique de la présidentielle de 2007 n’aura été qu’une parenthèse éphémère. Depuis, les quatre consultations des Français ont enregistré des taux record d’abstention : aux législatives de juin 2007 (39,5 % au premier tour et 40 % au second), aux municipales de mars 2008 (33,5 % au premier tour et 34,8 % au second), aux européennes de juin 2009 (60 %), aux régionales de mars 2010 (53,6 % au premier tour et 48,7 % au second) (4). Tout se passe dorénavant en France comme si, en dehors de « l’élection reine » de la V e République que représente le scrutin présidentiel, tous les autres scrutins, au niveau local comme au niveau supranational, faisaient naître au mieux de l’indifférence au pire de la défiance, l’une et l’autre se creusant au fil des années. De plus, les deux tiers des Français (67 %) ne font aujourd’hui confiance ni à la gauche, ni à la droite pour gouverner (5). De ce fait, nombre d’entre eux ont marqué leur distance et leur impuissance à l’égard du système politique : 29 % des abstentionnistes ont considéré que les élections régionales n’allaient pas changer grandchose à leur vie quotidienne, et 28 % déclarent ne pas s’intéresser à la politique. Mais la protestation et le désir de sanction politique sont également déterminants : 29 % des abstentionnistes entendent explicitement exprimer ainsi leur mécontentement sur la manière dont vont les choses en France (6). L’abstention est utilisée comme un outil d’expression politique à part entière par un nombre croissant d’électeurs. C’est d’ailleurs ce nouvel usage qui contribue le plus à la dynamique de ce comportement électoral ces dernières années (7). Des logiques politiques, économiques et sociales Dans la logique des « élections intermédiaires », tenues en milieu de cycle présidentiel et législatif, se traduisant par une démobilisation de l’électorat de la majorité au pouvoir, les faibles scores enregistrés par les listes de l’UMP/Nouveau Centre ne surprennent guère (8). Néanmoins, le surcroît d’abstention constaté parmi les électeurs de droite peut être interprété comme un signe de mécontentement à l’adresse du pouvoir. Dans des départements de droite aussi différents que la Meuse, la Mayenne ou la Lozère, la poussée de l’abstention a été massive (de 16 à 17 points de 2004 à 2010), et la droite s’est effondrée (de – 18 points à – 28 points). Là où la droite connaissait des scores importants en 2004, la hausse de l’abstention est particulièrement élevée en 2010. 3. Sondage CSA, jour du vote du premier tour des élections régionales, 14 mars 2010. 4. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales. 5. Baromètre de confiance politique du CEVIPOF, vague 1, décembre 2009. 6. Idem. 7. Se reporter à Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », dans Pouvoirs, n° 120, Seuil, 2006. 8. Sur ce modèle des élections intermédiaires, on peut consulter l’article de Karlheinz Reif et Hermann Schmitt, « Nine second-order national elections. A conceptual framework for the analysis of European elections results », dans European Journal of Political Research, 1980, n° 8, pp. 3-34. 62 es Éclairag LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE Parallèlement à ces logiques politiques, d’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte. L’augmentation de l’abstention est plus marquée dans les territoires fragilisés par la crise sociale et économique. Ainsi, dans les départements urbains ou périurbains, on note : + 19,4 points d’abstention par rapport à 2004 en Seine-etMarne, + 18,6 points en Seine-Saint-Denis, ou encore + 16,8 points dans le Nord. En revanche, dans les zones rurales l’érosion de la participation a été moins vive (9). Le silence des urnes a donc fait entendre plusieurs voix, non exclusives les unes des autres, mais qui s’entremêlent souvent : celle de la crise sociale et économique, celle de la défiance et de la crise de la représentation politique tout comme celle de l’indifférence et du désintérêt faute d’enjeux saillants. Leurs échos conjugués ont incité plus de 23 millions d’électeurs à ne pas voter. Si l’on y ajoute les 744 000 électeurs qui ont voté blanc ou nul, ce sont plus de 24 millions de Français qui ont choisi de rester en dehors de la décision électorale. Le second tour a été caractérisé par une remobilisation sensible : il a ramené aux urnes plus de deux millions d’électeurs et la participation a enregistré une hausse de + 4,8 points. De la même manière, les votes blancs et nuls ont respectivement progressé de 3,6 % à 4,5 %. Mais ce retour aux urnes d’une partie des Français, n’efface pas l’ampleur de l’abstention multiforme ainsi exprimée. Tableau 1 – Résultats du 1er tour des élections régionales de mars 2010 Nombre % Inscrits Inscrits 43 642 325 Abstentions 23 422 367 53,67 Votants 20 219 958 46,33 Blancs ou nuls Exprimés % Votants 744 063 1,70 3,68 19 475 895 44,63 96,32 Voix % Exprimés Listes Listes d’extrême gauche (LEXG) 662 161 3,40 Listes du Parti Comm. et du Parti Gauche (LCOP) 1 137 250 5,84 Listes du Parti Socialiste (LSOC) 4 579 853 23,52 Listes des Verts (LVEC) 2 372 379 12,18 Listes divers gauche (LDVG) 594 999 3,06 1 094 059 5,62 Autres listes (LAUT) 366 354 1,88 Listes régionalistes (LREG) 146 118 0,75 Listes Centre-MoDem (LCMD) 817 560 4,20 5 066 942 26,02 Listes d’Union de la gauche (LUG) Listes de la majorité (LMAJ) Listes divers droite (LDVD) 241 151 1,24 Listes du Front National (LFN) 2 223 800 11,42 Listes d’extrême droite (LEXD) 173 269 0,89 Source : Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales. 9. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales. 63 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 Tableau 2 – Résultats du 2nd tour des élections régionales de mars 2010 Nombre % Inscrits % Votants Inscrits 43 350 204 Abstentions 21 148 939 48,79 Votants 22 201 265 51,21 1 006 951 2,32 4,54 21 194 314 48,89 95,46 Voix % Exprimés 56 092 0,26 Listes du Parti Socialiste (LSOC) 660 189 3,11 Listes des Verts (LVEC) 207 435 0,98 Listes divers gauche (LDVG) 698 556 3,30 9 834 486 46,40 Listes régionalistes (LREG) 117 742 0,56 Listes Centre-MoDem (LCMD) 178 858 0,84 Listes de la majorité (LMAJ) 7 497 649 35,38 Listes du Front National (LFN) 1 943 307 9,17 Blancs ou nuls Exprimés Listes Listes du Parti Comm. et du Parti Gauche (LCOP) Listes d’Union de la gauche (LUG) Source : Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales. LA VICTOIRE DU PS ENTRAÎNÉE PAR LE DYNAMISME D’EUROPE ÉCOLOGIE Une victoire pour l’écologie politique Au soir du premier tour, la gauche a obtenu 53,6 % des suffrages. Pour la première fois, elle a ainsi passé la barre des 50 % lors d’un scrutin régional. Mais c’est une gauche élargie aux écologistes. L’alliance des listes socialistes et des listes d’Europe Écologie au second tour a permis sa victoire, en effet la gauche hors écologie stagne par rapport à 2004. Il y a six ans, elle totalisait 42,8 % des voix (10). Aujourd’hui, elle en obtient même un peu moins, 41,43 %. En revanche, les Verts progressent dans la même période de 10 points, passant de 2,2 % à 12,1 %. La famille écologiste n’avait jamais atteint un tel score, sauf en 1992, lorsqu’elle était organisée en deux formations concurrentes : Génération Écologie et les Verts qui totalisaient respectivement 7,1 % et 6,8 %, soit à elles deux 13,9 % des suffrages. L’outil électoral des listes d’Europe Écologie avait fait ses preuves lors des européennes de juin 10. En 2004, les Verts faisaient le plus souvent listes communes avec le PS. Europe Ecologie est le nom donné aux listes du rassemblement de la mouvance écologiste depuis les élections européennes de 2009. Fort du succès remporté (16,28 % des suffrages), ce rassemblement s’est maintenu après et notamment lors des élections régionales de 2010. Le parti des Verts en est une composante principale, mais s’y agrègent aussi d’autres mouvances de l’écologie, notamment la Fédération Régions et peuples solidaires, des membres d’associations comme José Bové ou Yannick Jadot, ou encore des personnalités comme Eva Joly. 64 es Éclairag LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE 2009, permettant aux forces écologistes d’égaler le Parti socialiste (PS) (respectivement 16,3 % et 16,5 % des suffrages) (11). Le profond besoin de renouvellement politique ressenti par les Français, la mise en avant de nouveaux leaders, ainsi qu’un agenda propulsant sur la scène politique des enjeux environnementaux – trouvant un écho renforcé dans le climat de crise sociale et économique dégradé –, avaient assuré ce succès. Même s’il était attendu à un niveau supérieur, celui-ci se confirme aux dernières élections régionales. Validant sa stratégie d’autonomie par rapport au PS, Europe Écologie s’impose comme la troisième force politique du pays. Cette formation gagne 263 sièges, soit 104 sièges écologistes de plus par rapport à 2004 (159). La progression en la matière du PS est nettement plus modérée : 40 sièges de plus qu’en 2004, passant de 714 élus à 754. Dans quinze régions sur vingt et une, il perd même des élus par rapport à 2004. Il ne détient plus de région entièrement. Il perd même la majorité absolue dans une région aussi emblématique que l’Aquitaine. Ces élections entérinent donc une redistribution du pouvoir régional au sein de la gauche entre socialistes et écologistes. La composante écologiste représente aujourd’hui 24 % de l’ensemble du capital électoral de la gauche parlementaire. Elle n’en rassemblait que 5 % en 1986 et à peine plus en 2004 (12). La secrétaire nationale des Verts, Cécile Duflot, Jean-Paul Huchon, le président socialiste de l’Île-de-France et Pierre Laurent, son chef de file du Front de gauche, participent, le 18 mars 2010 au Zénith de Paris, à un meeting de la liste d’union de la Gauche en Île-de-France. Tableau 3 – Évolution du nombre d’élus par force politique entre 2004 et 2010 Nombre d’élus 2004 Nombre d’élus 2010 Évolution Front de gauche 191 102 – 89 PS/PRG/DVG 714 754 + 40 Europe Écologie 159 263 + 104 UDF/Modem 69 10 – 59 Majorité présidentielle 421 460 + 39 Front national 156 118 – 38 Divers 12 15 +3 Source : IFOP, La lettre de l’opinion, mars 2010. 11. Résultats officiels du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, et des Collectivités territoriales. 12. Idem. 65 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 À la gauche du PS Les autres composantes de la gauche ne connaissent pas d’évolution significative, et même pour certaines, doivent faire face à une érosion électorale. L’extrême gauche perd 1,5 point par rapport à 2004, passant de 4,9 % à 3,4 % des suffrages exprimés au premier tour. C’est un échec pour le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et sa stratégie d’autonomie. Poursuivant sa tactique électorale inaugurée lors des européennes de 2009, le Front de gauche (13) remporte un succès modéré avec 5,8 % des suffrages au premier tour, s’appuyant sur ce qui reste du communisme électoral au niveau régional : 14,2 % pour la liste emmenée par le député communiste auvergnat, André Chassaigne, qui enregistre une poussée spectaculaire dans le Puy-de-Dôme où il obtient 19,7 % des voix, soit une progression de 10 points par rapport à 2004, ou encore 10,8 % pour la liste conduite par le député communiste du Nord, Alain Bocquet, en Nord-Pas de Calais. Le Front de gauche creuse l’écart avec le NPA. Néanmoins, ce succès relatif ne peut cacher une fragilité intrinsèque et, à l’exception de quelques territoires traditionnels et emblématiques, la poursuite de l’érosion du socle électoral communiste dans l’ensemble du pays. Ainsi, le nombre d’élus issus des listes du Front de gauche à ces régionales régresse de façon importante, de 191 sièges pour le PCF en 2004 à 102 aujourd’hui. Le paysage de la gauche au pouvoir dans les régions, et les rapports de force internes à son camp, ont donc connu des évolutions significatives. Le Front de gauche s’impose comme le principal courant se situant à la gauche du PS. L’écologie politique devient un acteur essentiel de la recomposition politique de la gauche socialiste. Le PS enregistre une victoire, mais il est confronté à des choix stratégiques et politiques, desquels il ne peut écarter ses alliés et « cousins », même éloignés, s’il veut assurer son retour au pouvoir en 2012. LA MAJORITÉ PRÉSIDENTIELLE SANCTIONNÉE Un vote sanction ? C’est dans un climat de fort mécontentement à l’égard de Nicolas Sarkozy que les électeurs ont été invités à participer au scrutin régional. Depuis plusieurs mois, la défiance envers le président de la République n’a cessé de croître. En mars 2010, près des deux tiers des Français (64 %) n’approuvaient pas son action politique (14). La défaite électorale du parti de la majorité s’avérait, au vu de cette mauvaise opinion, assez prévisible. Un mois plus tard, en avril, la désapprobation gagne encore 5 points supplémentaires (67 %), touche ses bastions traditionnels (59 % de mécontents parmi les 65 ans et plus, 67 % chez les commerçants et artisans), et sa propre famille politique puisqu’un quart des sympathisants de l’UMP se disent mécontents (15). En revanche, François Fillon et son Gouvernement suscitent davantage de confiance et de satisfaction. Une majorité de Français (54 %) approuvait l’action gouvernementale juste avant les élections régionales, et la victoire de la gauche n’entraîne pas d’affaiblissement net de cette cote positive (– 2 points) (16). La 13. Le Front de gauche est un rassemblement hétéroclite du PC, de dissidents du PS ayant fondé à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon le Parti de gauche, de transfuges de formations d’extrême gauche, et de militants associatifs ou antilibéraux, dans la mouvance de la mobilisation contre le référendum constitutionnel européen de mai 2005. 14. Sondage IFOP, mars 2010. 15. Webzine, La lettre de l’opinion de l’IFOP, n° 8, avril 2010. 16. Idem. 66 LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE défection électorale, dont ont fait l’objet les listes UMP/Nouveau Centre, semble ainsi être un signal négatif davantage à l’encontre du président de la République que du Gouvernement. L’électorat âgé a témoigné d’une plus grande loyauté : 38 % des plus de 60 ans ont voté pour les listes de la majorité (27 % pour le PS) et 34 % des retraités (28 % pour le PS), mais aussi 41 % des artisans, commerçants et chefs d’entreprise (20 % pour le PS) (17). La défaite de la majorité, logique et prévisible dans le cadre d’élections intermédiaires, n’en est pas moins sévère. Avec 27,3 % des suffrages exprimés au premier tour, la droite parlementaire connaît le plus mauvais niveau de son histoire aux régionales, à 7,1 points derrière sa performance déjà médiocre de 2004 (34,4 %) (18). En six ans, la droite parlementaire a perdu presque 3 millions et demi d’électeurs, soit plus du cinquième de son capital électoral d’alors. Plusieurs lignes d’érosion Dans cette élection, la majorité présidentielle est apparue entamée, sur sa gauche comme sur sa droite, par plusieurs lignes d’érosion : l’abstention, certaines listes du Modem plus offensives, la dynamique écologiste et le sursaut frontiste. Une part non négligeable des électeurs « sarkozystes » de 2007 a pratiqué « l’infidélité électorale ». Au premier tour des régionales, 4 % ont voté pour le FN, 4 % pour une liste d’Europe Écologie, 3 % pour une liste du PS, et 50 % se sont abstenus (19). Les listes UMP/Nouveau Centre ont été davantage touchées par l’abstention que les listes de gauche. « Sur l’ensemble des départements, on peut observer une es Éclairag corrélation positive (0,38) entre l’ampleur de l’érosion de la majorité présidentielle de 2004 à 2010 et le niveau de l’abstention atteint en 2010. En revanche, il n’y a aucune corrélation significative (– 0,03) entre l’abstention de 2010 et les mouvements de la gauche parlementaire de 2004 à 2010 », analyse Pascal Perrineau (20). L’abstentionnisme plus marqué au sein de l’électorat de la majorité a sans nul doute exprimé une volonté de sanction. Mais pour l’essentiel, c’est l’absence d’enjeux mobilisateurs dans le contexte politique régional qui a entraîné ce déficit de participation plus prononcé. Au second tour, les listes du FN dépassent la barre des 10 % dans douze régions et privent les listes de l’UMP/Nouveau Centre de toute possibilité de reconquête. Néanmoins, les listes de la majorité présidentielle bénéficient du sursaut de participation (+ 3,5 points) au second tour. C’est cette dynamique qui permet à l’UMP de garder l’Alsace en dépit de la concurrence frontiste et d’une gauche renforcée par le dynamisme d’Europe Écologie. Cependant, cela ne lui permettra pas de menacer la gauche dans les autres régions. La droite régionale s’est donc électoralement affaiblie. Et dans l’ensemble des départements, plus la majorité présidentielle perd, plus la gauche parlementaire progresse par rapport à 2004, même si la première gagne des sièges : 460 en 2010 contre 421 en 2004. L’UMP associée au Nouveau Centre récupère ainsi une partie des sièges qui avaient été acquis en 2004 par l’UDF, présentant alors des listes autonomes dans nombre de régions. On notera que cette progression en sièges (+ 39) est équivalente à celle enregistrée par les listes PS/PRG/DVG (+ 40). 17. Sondage Opinionway, Le premier tour des élections régionales. Profils des électeurs et motivations du vote, 14 mars 2010. 18. Total des scores de la droite modérée au premier tour de 2004 : RPR, UDF, divers droite. 19. Se reporter à Pascal Perrineau, « 2007-2010 : l’évolution des électorats », Le Figaro, 24 mars 2010. 20. Se reporter à Pascal Perrineau, « Des régionales de 2004 aux régionales de 2010 : que sont devenus les électeurs ? », Note de la Fondation pour l’innovation politique, avril 2010. 67 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 La majorité présidentielle sort donc de ces élections sanctionnée et quelque peu fragilisée. Le réveil de l’attractivité du FN est un signe du déficit de confiance et du retour des voix de la protestation qui avaient été contenues lors de la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007. LA DU RÉSISTANCE FRONT NATIONAL Comparés aux résultats que les listes du FN enregistraient en 2004, les suffrages obtenus au premier tour de 2010 (11,4 %) se sont quelque peu tassés (– 3,3 points). En six ans, le FN a perdu 1 300 000 électeurs. Néanmoins, son processus de marginalisation, entamé avec le report d’une fraction importante de l’électorat de Jean-Marie Le Pen sur la candidature de Nicolas Sarkozy lors de la présidentielle de 2007 (10,4 % de suffrages pour Jean-Marie Le Pen), marqué par la déroute des législatives dans la foulée (4,2 %), et confirmé par le mauvais résultat des élections européennes de 2009 (6,3 %), connaît un coup d’arrêt. Le sursaut frontiste s’est avéré particulièrement sensible au second tour puisque les listes qui se sont maintenues dans douze régions, à l’origine des triangulaires, ont progressé en moyenne de 2,5 points entre les deux tours. Il représente ainsi, sans nul doute, l’un des symptômes les plus révélateurs des votes de crise qui se sont exprimés lors de ces régionales. Ainsi, les listes du FN ont attiré une fraction non négligeable d’électeurs des milieux populaires, directement touchés par la crise sociale et économique : parmi les ouvriers, 21 % ont voté pour elles dès le premier tour, 35 % ont choisi une liste du PS et 14 % une liste UMP/Nouveau Centre (21). Une proportion significative de jeunes appartenant aux segments les plus fragilisés par cette crise, notamment les moins diplômés et les plus en difficulté sur le marché du travail, ont pu donner leurs voix aux listes frontistes (16 % des 18-30 ans contre 11, 4 % de l’ensemble de l’électorat). Ce résultat mérite d’être pris en considération. En effet, il signale l’ampleur des fractures sociales et politiques qui traversent la jeunesse française, divisée entre les étudiants et les jeunes déscolarisés et fragilisés socialement et professionnellement, plus réceptifs au discours frontiste (22). Entre les deux tours, le FN a connu un tassement significatif au niveau national (– 2,3 points), le faisant passer de 11,4 % des suffrages au premier tour à 9,7 % au second. Mais en considérant le nombre de suffrages obtenus dans les douze régions où il était parvenu à se maintenir et où des triangulaires étaient organisées, il recueille 17,8 % au second tour. Au premier tour, dans ces mêmes douze régions, il avait obtenu 15,1 %, ce qui signifie qu’il connaît une progression moyenne entre les deux tours de 2,5 points dans les régions où il est resté en lice. Alors que l’abstention avait particulièrement concerné son électorat lors du premier tour, il a pu bénéficier d’une remobilisation significative au second. À l’issue du second tour, il récupère un niveau équivalent à celui qu’il avait connu en 2004 dans ces mêmes régions. Les voix du FN retrouvent ainsi toute leur force de protestation (23). Les bons résultats enregistrés par Jean-Marie Le Pen, tête de liste en Provence-Alpes-Côted’Azur (20,3 % au premier tour et 22,8 % 21. CSA, Sondage le jour du vote, 14 mars 2010. 22. Se reporter à Anne Muxel, Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Paris, Seuil, 2010. 23. On peut se reporter à la note de Jérôme Fourquet, « Analyse sur la remontée du Front National aux élections régionales de 2010 », Note de l’IFOP, avril 2010. 68 LES ÉLECTIONS RÉGIONALES DE 2010 : GRÈVE DES URNES ET VOTES DE CRISE au second) et par sa fille, Marine Le Pen, tête de liste en Nord-Pas de Calais (18,3 % au premier tour et 22,2 % au second), redonnent un espace politique à ce parti qui a bouleversé le paysage électoral de la France depuis une vingtaine d’années. Ce dernier vient également concurrencer dans les milieux populaires, ainsi que dans les segments de la population particulièrement touchés par la crise économique et sociale, les autres forces politiques de droite comme de gauche. Néanmoins, la logique de la proportionnelle lui fait perdre des sièges par rapport à 2004, passant de 156 élus régionaux à 118 aujourd’hui. LE PAYSAGE ÉLECTORAL ISSU DES RÉGIONALES DE 2010 Ces élections restent locales et il faut se garder de leur prêter une portée générale trop importante qui permettrait, notamment, des projections sur les échéances électorales nationales à venir. Au premier tour, 62 % des électeurs à s’être déplacés disent avoir voté en fonction d’enjeux spécifiques à leur région, 35 % seulement selon des enjeux nationaux (24). Toutefois, certains signes, traduisant la persistance de la crise de la représentation politique qui taraude la société française, doivent être pris en considération. Chaque fois qu’une liste pour des forces politiques autres que l’UMP/Nouveau Centre ou que le PS a pu se maintenir au second tour, la mobilisation électorale l’a fait progresser entre les deux tours. Cela révèle la défiance à l’encontre des grands partis de gouvernement et la quête d’autres réponses politiques, au travers de forces ou de mouvements politiques profondément modernisés – comme Europe Écologie –, ou protestataires – es Éclairag comme le Front National. Nonobstant, cette demande de renouvellement n’a pas profité au Modem qui, après l’engouement électoral révélé par le succès de François Bayrou au premier tour de la présidentielle 2007, était déjà sorti fragilisé du scrutin européen de juin 2009. Il est l’un des grands perdants du scrutin. Il n’arrive pas à franchir la barre symbolique des 5 % et peut désormais seulement compter sur 10 élus régionaux (contre 69 pour l’UDF lors des élections de 2004). Si la gauche a entamé une reconquête de son électorat, pour autant, ce surcroît de crédibilité ne lui permet pas de s’assurer un socle de confiance solide et durable. En mars 2010, six Français sur dix (60 %) ne pensent pas que l’opposition ferait mieux si elle était au pouvoir. Même après la victoire des régionales, ils portent encore le même diagnostic selon une même proportion (59 %) (25). On retiendra de ces élections, avant toute autre chose, le silence qu’elles ont fait entendre. L’électeur d’aujourd’hui est d’abord intermittent (26). Il participe à la décision électorale quand les enjeux politiques lui paraissent décisifs. Il se maintient en dehors, dès lors que son désintérêt prend le pas. Mais il peut aussi se saisir de l’abstention pour faire entendre son mécontentement. Les loyautés partisanes et la constance électorale sont très sûrement mises à l’épreuve. C’est dans ce contexte, marqué à la fois par plus de défiance, par plus de critique, et donc par plus d’exigence, à l’égard de la classe politique, que les arbitrages électoraux de demain seront effectués. Reste aux partis, comme aux candidats en lice, à y faire face et à trouver des réponses à la hauteur d’exigences citoyennes et politiques renforcées. 24. Sondage Opinionway, Le premier tour des élections régionales. Profils des électeurs et motivations du vote, 14 mars 2010. 25. Webzine, art. cit. 26. On peut se reporter à l’ouvrage de Bruno Cautrés et Anne Muxel (dir), Comment les électeurs font-ils leur choix ? Le Panel électoral français 2007, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. 69 Les enjeux politiques de la question prioritaire de constitutionnalité DOMINIQUE ROUSSEAU, professeur à l’Université de Montpellier 1, membre de l’Institut universitaire de France Depuis le 1er mars 2010, tout justiciable peut s’opposer, à l’occasion d’un procès ordinaire, à la loi applicable au litige le concernant en soulevant la question de sa constitutionnalité. Si le juge est convaincu du caractère sérieux de la question, il sursoit à statuer et, après le filtre de sa cour suprême – Cour de cassation pour le juge judiciaire, Conseil d’État pour le juge administratif –, la loi est transmise au Conseil constitutionnel qui dispose de trois mois pour trancher la question. En 1958, le constituant avait introduit, pour la première fois, le contrôle de la constitutionnalité de la loi mais en le limitant à un examen a priori, c’est-à-dire avant l’entrée en application de la loi. Cinquante ans plus tard, avec la révision de juillet 2008, le contrôle de constitutionnalité devient a posteriori, c’est-à-dire intervient à l’occasion de l’application de la loi à un justiciable. Alors que, sous des formes différentes, ce contrôle existe dans la majorité des États de l’Union européenne, il aura donc fallu longtemps pour que le pays des droits de l’homme reconnaisse à chacun le droit de faire vérifier par un juge que la loi votée par ses représentants ne porte pas atteinte à ses droits constitutionnels. Sans doute, l’idée de ce contrôle a toujours été présente dans le débat philosophique et politique français. Emmanuel-Joseph 70 Siéyès, en 1795, avait proposé la création d’une jurie constitutionnaire ; et les professeurs Duguit et Hauriou avaient lancé, sous la IIIe République, l’idée d’un contrôle juridictionnel de la loi et des propositions de loi avaient été déposées – sans succès – sur le bureau des assemblées. En 1989, Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, avait repris l’idée et convaincu le président de la République, François Mitterrand, de LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ proposer une révision de la Constitution « qui permettrait à tout Français de saisir le Conseil constitutionnel s’il estime ses droits fondamentaux méconnus ». Enfin, en 1993, le comité Vedel invitait à nouveau le constituant à étendre aux citoyens le droit de saisir le Conseil constitutionnel. Mais l’idée ne se concrétisait jamais et parmi les causes de l’échec résidait toujours celle de la crainte de donner aux juges un pouvoir sur le politique ; bref, la peur du « Gouvernement des juges ». Cette inquiétude n’a certainement pas disparu aujourd’hui. Mais, en 2008, pour faire contrepoids à « l’hyperprésidence » et au déclin relatif du Parlement, il a semblé opportun de donner un pouvoir nouveau aux personnes en leur permettant de soulever devant n’importe quel juge la es Éclairag question de la constitutionnalité des lois. Le comité dit Balladur mis en place par le président de la République, Nicolas Sarkozy, en a donc fait la proposition, le constituant l’a validée officiellement par la révision du 23 juillet 2008 et le législateur organique en a prévu les modalités pratiques et l’entrée en application le 1er mars 2010. Ce faisant, par une révision en apparence « technique » – l’ouverture du droit de solliciter la saisine du Conseil constitutionnel –, le constituant a ouvert une voie porteuse de changements plus nombreux et sans doute plus décisifs qu’il ne l’a imaginé. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ne modifie pas seulement le paysage juridictionnel, elle emporte un changement dans les pratiques du droit et un changement de culture. La QPC de 1990 à 2010 1990 : Le premier projet de contrôle de constitutionnalité a posteriori du président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter, soutenu par le président Mitterrand, est repoussé par les sénateurs. 1993 : Le Comité consultatif pour la révision de la Constitution, présidé par le doyen Vedel, préconise la création d’un mécanisme de question préjudicielle de constitutionnalité. Le changement de majorité législative intervenu la même année ne permet pas la concrétisation de cette initiative. 2008 : Le Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et UN CHANGEMENT DE CULTURE De la culture de la loi... Avec la QPC, la France va passer progressivement d’une culture de la loi à une culture de la Constitution. Ce qui est une « petite » révolution. Depuis 1789, en le rééquilibrage des institutions de la V e République, présidé par Édouard Balladur, reprend ces propositions, entérinées par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. 2009 : La loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 fixe les conditions d’application de la QPC. 2010 : Le 1er mars, entrée en vigueur de la loi organique. Les premières QPC sont déposées. Regards sur l’actualité effet, la France considérait que, puisqu’elle exprimait la volonté générale, la loi était l’acte suprême et, en tant que tel, soustraite à tout contrôle. Cette conception légicentriste prend sa source dans les circonstances politiques de la Révolution française qui, avant de se faire contre le Roi, se fait contre les Parlements de 71 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 l’Ancien Régime, c’est-à-dire contre les juges. Ces derniers avaient acquis, du fait de la non-convocation des États Généraux depuis 1614, un droit de regard sur les ordonnances royales. Comme ils devaient les enregistrer pour qu’elles soient applicables, ils en avaient déduit qu’ils pouvaient faire des « remontrances » au Roi et même refuser de valider ses ordonnances, obligeant alors ce dernier à venir tenir un « lit de justice » (1) pour contraindre le Parlement à les enregistrer. Et comme le Roi répugnait à se déplacer dans ses provinces pour tenir ces fameux « lits de justice », nombre d’ordonnances royales portant réforme de la justice ou du système fiscal avaient été « retoquées » par les juges. Aussi, avant même de couper la tête au Roi, les hommes de 1789 – dont beaucoup étaient avocats – décapitent des juges en leur interdisant, par la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, « d’empêcher ou de suspendre l’exécution des décrets du Corps législatif sous peine de forfaiture ». Ainsi se construit l’idée du caractère sacré de la loi, qui ne peut mal faire car les représentants du peuple en sont à l’origine et qui ne peut donc être contrôlée car il n’est pas concevable de diriger la volonté du peuple exprimée par ses représentants. Sans doute, la lecture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 infirme cette idée d’un pouvoir libre et absolu de la loi : « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » dispose l’article 5 ; « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » proclame l’article 8 ; … En d’autres termes, la loi n’est pas libre d’énoncer n’importe quelle peine ; une loi qui établirait des condamnations disproportionnées n’exprimerait pas la volonté générale. La lettre de la Déclaration inscrit donc la loi dans une 1. Il s’agissait d’une séance du Parlement en présence du Roi. 72 relation de dépendance à l’égard des principes qu’elle énonce mais, par leur expérience immédiate de l’Ancien Régime, les hommes de 1789 ne peuvent donner aux juges un pouvoir sur la loi qui rappellerait trop celui des Parlements sur les ordonnances royales. D’où les échecs répétés de toutes les propositions d’établissement d’un contrôle de constitutionnalité qui renforcent la croyance dans la force légitimante de la seule loi. Par comparaison, au moment même où la France moderne se construit sur une culture de la loi, les États-Unis d’Amérique s’établissent sur une culture de la Constitution. En 1803, ils prennent une voie directement opposée à celle de la loi française de 1790, puisque la Cour suprême, par la décision Madison/Marbury, se reconnaît compétente pour contrôler la constitutionnalité des lois plaçant la loi dans une position de subordination pratique à la Constitution. Ainsi, commencent deux histoires constitutionnelles différentes l’une, française, d’hostilité aux juges et de refus d’un contrôle de la loi, l’autre, américaine, de confiance dans les juges et de contrôle de la loi. Et deux histoires se référant au même principe de séparation des pouvoirs ! …à la culture de la Constitution Par une ironie dont l’histoire est coutumière, la France a commencé son chemin vers la culture de la Constitution avec le général de Gaulle qui, en 1958, fait inscrire dans la Constitution une nouvelle institution, le Conseil constitutionnel, chargée de contrôler la conformité des lois à la Constitution. La rupture est timide puisque sa dénomination peut faire douter de sa nature juridictionnelle et, surtout, son LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ es Éclairag Michèle Alliot-Marie lors de la séance extraordinaire de l’Assemblée nationale concernant le projet de loi organique relatif à l’application de l’article 61-1 de la Constitution. accès est réservé aux quatre principaux personnages de l’État : président de la République, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, président du Sénat. Les possibilités de son intervention sont ainsi réduites. Néanmoins, le processus est lancé et, par la tendance naturelle de toute institution à étendre ses compétences, le Conseil va progressivement monter en puissance : intégration de la Déclaration de 1789 et du préambule de la Constitution de 1946 dans les normes de référence de son contrôle en 1971, extension de la saisine à soixante députés ou soixante sénateurs en 1974, et développement de ses moyens de contrôle en 1980. En créant la QPC, la révision de juillet 2008 accélère encore le rythme du changement de culture et en modifie profondément le sens et la portée. Jusqu’alors, en effet, la Constitution était du domaine des politiques ; désormais, elle devient l’affaire de chacun puisque, selon le nouvel article 61 de la Constitution, « tout justiciable » peut soulever devant n’importe quel juge et à n’importe quel moment d’un procès la question de la constitutionnalité de la loi qui lui est appliquée. Concrètement, si un procès a pour objet un marché public, le justiciable peut soulever l’atteinte au principe constitutionnel d’égal accès à la commande publique ; s’il concerne une disposition fiscale, il peut invoquer l’atteinte au principe d’égalité devant les charges publiques ; s’il porte sur une disposition pénale, il peut opposer l’atteinte aux principes de nécessité, de proportionnalité et d’adéquation des peines,… Autrement dit, la Constitution n’est plus un « texte pour universitaires » ; elle devient un moyen pour le justiciable de défendre ses droits contre la loi (2). La Constitution sort du cercle des élites pour entrer dans le monde des citoyens ; elle devient, comme le disait Benjamin Constant, « la garantie des citoyens », une arme pour défendre pratiquement et au quotidien les droits fondamentaux. Évidemment, ce passage d’une culture de la loi à une culture de la Constitution 2. Contre toutes les lois sauf les lois constitutionnelles et les lois adoptées par référendum, exceptions posées par le Conseil constitutionnel lui-même. 73 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 ne se fait pas sans résistances. Certains l’accompagnent, comme Michel Rocard en 1987 écrivant à ses ministres qu’ils doivent « tout faire pour éliminer les risques d’inconstitutionnalité susceptibles d’entacher les projets de loi, les amendements et propositions de loi même dans les hypothèses où une saisine du Conseil est peu vraisemblable » (3). D’autres, en revanche, veulent l’ignorer comme le ministre de la Justice en 2005, Pascal Clément, invitant les parlementaires à prendre avec lui « le risque de l’inconstitutionnalité » d’une loi imposant rétroactivement le port du bracelet électronique pour les délinquants sexuels ou, récemment, François Fillon s’affirmant prêt à prendre « des risques juridiques » (4) en proposant une loi sur l’interdiction totale du port du voile intégral. Il faudra certainement du temps pour que s’opère dans les esprits et les comportements pratiques ce changement de culture, pour que, comme le répliquait l’ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, à Pascal Clément, chacun soit convaincu que « le respect de la Constitution n’est pas un risque mais un devoir » (5).Tout changement de mentalité se fait dans la longue durée. Première censure d’une loi par QPC Le Conseil constitutionnel (CC) a mis en pratique la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), pour la première fois le vendredi 28 mai 2010, en censurant trois articles de trois lois (article 26 de la loi du 3 août 1981, article 68 de la loi du 30 décembre 2002 et article 100 de la loi de finances 2007). Ces articles « cristallisaient », c’est-à-dire figeaient, des différences considérables entre le montant des pensions versées aux anciens combattants français et étrangers des ex-colonies vivant hors du territoire national. D’après le UN CHANGEMENT DE PRATIQUES Des magistrats Avec la QPC, les pratiques professionnelles de tous les métiers du droit sont bouleversées. Celle des magistrats, bien sûr, à qui il était demandé jusqu’alors d’appliquer les lois sans les évaluer et qui doivent désormais porter sur elles un premier jugement de constitutionnalité. Conseil, il n’est pas contraire à la Constitution et au principe d’égalité de différencier les montants selon que l’ancien combattant réside en France ou à l’étranger, en revanche ce n’est pas le cas si la pension varie en fonction de la nationalité de l’ancien combattant résidant hors de France. La loi est abrogée à partir du 1er janvier 2011 pour permettre au législateur de « remédier à l’inconstitutionnalité constatée ». Regards sur l’actualité La loi organique, en effet, n’a pas prévu que le justiciable puisse saisir directement le Conseil constitutionnel. Il doit seulement soulever devant le juge ordinaire la question de constitutionnalité à charge pour celui-ci de « filtrer » sa demande, c’est-à-dire de décider s’il y a lieu de saisir le Conseil constitutionnel. Et pour ce faire le juge ordinaire doit d’abord dire si la contestation de constitutionnalité porte sur une disposition législative qui 3. Circulaire du Premier ministre parue au Journal officiel le 25 mai 1987, p. 7381. 4. Déclaration du Premier ministre à la presse le 21 avril 2010 au centre PSA Peugeot Citroën de Vélizy-Villacoublay. 5. Communiqué du président du Conseil constitutionnel, 27 septembre 2005. 74 LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ commande l’issue du litige au fond, ensuite vérifier si le problème invoqué par le requérant n’a pas déjà été tranché par le Conseil constitutionnel et, le cas échéant, si des changements dans les circonstances de droit ou de fait autorisent un nouvel examen de constitutionnalité, enfin apprécier si la contestation soulevée révèle une difficulté sérieuse de constitutionnalité. De quelque manière que ce filtrage soit présenté, il conduit nécessairement les juges à procéder à un examen de la constitutionnalité de la loi sans doute sommaire, mais pour lequel la Cour de cassation et le Conseil d’État se déclaraient régulièrement incompétents. Les juges ne sont pas une simple boîte de transmission des questions, mais une instance où se forge par le débat contradictoire un doute sur la constitutionnalité de la disposition législative litigieuse. Des avocats Changement aussi dans les pratiques professionnelles des avocats. Désormais, une affaire civile, pénale, fiscale, sociale, environnementale ne peut plus être appréhendée seulement dans sa dimension civile, pénale, sociale ou fiscale ; elle doit l’être aussi en termes constitutionnels car, pour chacune de ces matières, il existe des arguments constitutionnels qui peuvent être mobilisés au soutien d’une QPC. Il revient donc à l’avocat, mieux, il est de leur responsabilité professionnelle d’élaborer désormais leur stratégie en discutant avec leur client de l’intérêt de faire valoir dans un litige l’argument constitutionnel. La loi organique oblige, en effet, l’avocat, lorsqu’il a décidé de soulever une QPC, non pas de l’indiquer rapidement à la fin de ses conclusions mais de rédiger « un écrit distinct et motivé ». Et, dans es Éclairag cette note, il doit exposer de manière argumentée les trois conditions – le lien, l’absence de précédent ou le changement de circonstances et le caractère sérieux du moyen – de la recevabilité de la QPC. Car, évidemment, le but de cet écrit est de convaincre le juge de la pertinence du moyen et donc de la nécessité de sa transmission au Conseil constitutionnel. L’avocat qui ignorait largement la jurisprudence constitutionnelle, tout simplement parce qu’il n’en avait pas besoin pour sa pratique, doit donc aujourd’hui l’« apprendre » tout comme sa construction et ses évolutions. Des professeurs de droit Changement encore dans les pratiques des professeurs de droit. Chacun était jusqu’à maintenant enfermé dans sa discipline, le professeur de droit civil dans le droit issu de la première chambre civile de la Cour de cassation, le professeur de droit pénal dans celui de la chambre criminelle, le professeur de droit social dans celui de la chambre sociale, le professeur de droit administratif dans le droit issu du Conseil d’État, le professeur de droit européen dans celui issu de la Cour de Strasbourg (6), le professeur de droit communautaire dans celui de la Cour de Luxembourg (7) et les professeurs de droit constitutionnel se partageaient entre l’analyse de la vie des institutions et le commentaire des décisions du Conseil constitutionnel. Malgré quelques évolutions récentes qui faisaient apparaître les « sources constitutionnelles » du droit du travail, du droit pénal ou du droit administratif, la pratique de l’enseignement et de la recherche en droit restait marquée par cette division académique. Que tout le monde dénonçait sans doute mais que 6. La Cour européenne des droits de l’homme. 7. La Cour de justice de l’Union européenne. 75 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 UN CHANGEMENT DU PAYSAGE JURIDICTIONNEL tout le monde reproduisait cependant. Nécessairement, parce que les avocats vont utiliser la jurisprudence constitutionnelle, parce que la Cour de cassation et le Conseil d’État vont rendre des jugements motivés sur le caractère sérieux ou non d’une argumentation constitutionnelle en droit civil ou en droit administratif, chacun, dans son enseignement et sa recherche, devra se référer au droit constitutionnel. Les professeurs de droit constitutionnel devront, quant à eux, se remettre à l’étude de la jurisprudence des chambres de la Cour de cassation et, dans une moindre mesure, à celle du Conseil d’État. Évidemment, cette perspective de changement inquiète ou intéresse, selon le tempérament de chacun ; mais, paradoxalement, elle semble provoquer davantage de crainte au sein des constitutionnalistes, certains n’hésitant pas à considérer que la QPC signe la mort du droit constitutionnel. Ce droit, est-il soutenu, se distingue des autres par la noblesse de son objet, l’État. En ayant désormais pour objet la société, le droit constitutionnel deviendrait un droit banal, celui des justiciables, un droit du commun comme les autres droits. Sauf que l’État n’est devenu l’objet du droit constitutionnel que par l’effet d’une réduction de la notion de Constitution à la seule question des institutions. Alors que la représentation politique et ses institutions ne peuvent se comprendre que si elles sont mises en relation avec la société qu’elles construisent et racontent. Alors que l’article 16 de la Déclaration de 1789 fait de la société et non de l’État l’objet de la Constitution : « toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Avec la QPC, le droit constitutionnel, loin de dépérir, (re)trouve son objet et déploie sa vie dans toutes les sphères sociales. 76 Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, le paysage juridictionnel français était structuré sur deux grands ordres de juridiction, le judiciaire et l’administratif, chacun avec sa cour suprême, la Cour de cassation pour le judiciaire, le Conseil d’État pour l’administratif et un Tribunal des Conflits pour trancher les problèmes de compétences entre les deux ordres. Le Conseil constitutionnel était hors-champ ; même si sa qualité juridictionnelle était moins discutée, il ne faisait pas partie du paysage juridictionnel. Or, avec la QPC, il y entre et bouleverse les habitudes, les comportements routinisés et les positions acquises par chaque cour suprême au fil de l’histoire. En effet, alors qu’avec le contrôle a priori le contentieux est encastré dans la procédure d’élaboration de la loi – il intervient juste après le vote de la loi et avant sa promulgation –, avec le contrôle a posteriori, il est enchâssé dans le contentieux ordinaire. Le Conseil entre dans le paysage juridictionnel parce que le procès constitutionnel entre dans le procès ordinaire, judiciaire ou administratif. La QPC doit être soulevée « à l’occasion » d’un procès ; ce qui signifie que le procès constitutionnel n’est pas un procès autonome ; il dépend de la survenance d’un procès ordinaire et s’inscrit à l’intérieur de ce dernier. Il en devient un moment au demeurant important puisque la suite du procès ordinaire en dépend : si le procès constitutionnel se termine par l’abrogation de la loi contestée, le procès ordinaire ne peut reprendre ; s’il se clôt par sa validation, le procès peut reprendre. Mais aussi, le filtre, s’il donne un pouvoir aux deux cours suprêmes, crée un lien organique, qui n’existait pas jusqu’alors, entre Conseil d’État, Cour de cassation et Conseil constitutionnel : le Conseil est saisi par décision de renvoi motivée de l’une ou l’autre cour suprême, sa saisine suspend es Éclairag LES ENJEUX POLITIQUES DE LA QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ le procès et sa décision conditionne sa reprise. Une nouvelle chaîne juridictionnelle, inédite, se met donc en place. En entrant dans le paysage juridictionnel, le Conseil constitutionnel est obligé d’achever sa mue juridictionnelle commencée de manière pragmatique sous l’influence du doyen Vedel et du président du Conseil constitutionnel, Robert Badinter. Puisque le procès constitutionnel est un moment du procès ordinaire, il doit répondre comme lui aux exigences du procès équitable et du tribunal impartial. À cette fin, le Conseil a ainsi adopté en février 2010, soit quelques jours avant l’entrée en application de la QPC, un règlement de procédure (8) organisant l’oralité et la publicité des débats devant lui et prévoyant la possibilité de récusation de membres du Conseil en cas de doute sur leur impartialité. À terme, il conviendra assurément de changer le mode de nomination des juges constitutionnels et d’en retenir un qui soit plus conforme aux exigences d’indépendance et de neutralité de tout tribunal constitutionnel. Mais la question principale, celle qui fâche et qu’il faut pourtant poser, est celle du positionnement des trois cours dans cette nouvelle chaîne juridictionnelle. Ou, pour le dire plus brutalement, le Conseil constitutionnel ne va-t-il pas, à terme, prendre le pas sur le Conseil d’État et la Cour de cassation et se poser en cour suprême du nouveau paysage juridictionnel ? Officiellement, cette perspective n’est pas revendiquée, voire est fortement démentie par un discours mettant en scène une représentation conviviale des rapports entre les trois cours agissant à égalité de pouvoir, chacune dans sa sphère de compétence et toutes les trois coopérant loyalement. Personne n’est forcé de croire ces discours obligés ! En demandant à la Cour de Luxembourg de dire que l’examen prioritaire de constitutionnalité est contraire au principe de primauté du droit communautaire, la Cour de cassation, par son arrêt du 16 avril 2010 (9), cherche à faire condamner dès le départ une procédure qu’elle estime dangereuse pour sa position de pouvoir. De même, le Conseil d’État, en considérant que la coexistence en son sein des fonctions consultative et contentieuse n’est pas une question constitutionnelle sérieuse ou nouvelle et ne peut donc être transmise au Conseil constitutionnel, montre sa volonté de ne pas soumettre son existence à son voisin du Palais-Royal (10). La question de l’articulation entre les trois cours et celle d’une possible hiérarchisation au profit de l’une d’elles et, plus précisément, au profit du Conseil constitutionnel sont donc des questions présentes dans tous les esprits. La réponse est dans la mécanique de la QPC, dans la logique propre du système de la QPC qui, avec le filtre, avec l’obligation pour les cours suprêmes de transmettre au Conseil constitutionnel toutes leurs décisions y compris celles de nonsaisine, et le contrôle de constitutionnalité qui, comme en Italie, portera sur le droit vivant, c’est-à-dire sur le droit interprété préalablement par la Cour de cassation ou le Conseil d’État, portera le Conseil constitutionnel, nouvel entrant dans le paysage juridictionnel, dans la position de cour suprême. Cette logique institutionnelle pourra être freinée par les hommes et notamment par la manière dont les juges judiciaires et administratifs géreront le filtre : soit la gestion est « loyale », le filtre maintenu et la logique de mise en position de cour suprême du Conseil est ralentie ; soit la gestion est chaotique, le filtre supprimé, donné au Conseil lui- 8. Décision portant règlement intérieur sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les QPC du 4 février 2010. 9. Arrêt 12003 ND de la Cour de cassation du 16 avril 2010. 10. Conseil d’État, 16 avril 2010, Assoc. Alcady, in Gazette du Palais,14 mai 2010, p. 13. 77 REGARDS SUR L’ACTUALITÉ N° 362 même et sa mise en position de cour suprême est accélérée. Mais, indépendamment de la volonté des hommes, la logique de la QPC est d’installer, à plus ou moins long terme, le Conseil constitutionnel au centre du paysage juridictionnel français en position de cour suprême. * * * Pour défendre le droit pour le justiciable de poser la question de la constitutionnalité de la loi, le doyen Vedel eut cette formule : « ni un gadget, ni une révolution ». Ni un gadget, assurément. Ni une révolution, à voir ! 78 Élargissez votre horizon de lecture avec Regards sur l'actualité… Dernières parutions n° 361 n° 360 n° 359 n° 358 n° 357 n° 356 n° 355 n° 354 n° 353 Quelle réforme pour nos retraites ? Réforme de l’État : le big bang ? Vers une réforme de la fiscalité locale L’identité nationale en débat Vers une réforme de la justice pénale Lois de bioéthique : réexamen, enjeux et débats L’Outre-mer français : où en sommes-nous ? 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État, marché, et société civile (Entretien avec Bruno Bernardi) Les crises dans l’Histoire (Pierre Bezbakh) La régulation est-elle la solution pour éviter les crises économiques ? (Robert Boyer) Repenser le rôle de l’État dans la croissance : perspectives d’après-crise (Philippe Aghion et Julia Cage) Les élections régionales de 2010 : grève des urnes et votes de crise (Anne Muxel) Imprimé en France Composition : Desk Impression : DILA Dépôt légal : juin-juillet 2010 DF : 2RA03620 ISSN : 0337-7091 CPPAP : 0207 B 05933 7,80 € &:DANNNC=[UX[W[: Photo : © images.com/CORBIS Directeur de la publication : Xavier Patier Les enjeux politiques de la question prioritaire de constitutionnalité (Dominique Rousseau)