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La recherche clinique en l’an 20001 :
quel rôle pour les médecins investigateurs ?
● J.P. Isal*
l y a encore peu de temps, le déroulement de la recherche
clinique, du point de vue de l’investigateur, était relativement simple : au centre se trouvait l’investigateur, passage
obligé entre la firme pharmaceutique commanditaire de l’essai
(le sponsor), et les patients. De par cette position centrale, l’investigateur disposait d’un pouvoir important, l’autorisant bien souvent à dicter ses conditions au sponsor, tant sur le plan scientifique (modifications de protocoles, etc.) que sur le plan matériel
(conditions financières) (figure 1).
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Acteurs classiques :
- sponsors
- investigateurs
- patients
rationnelles aux firmes pharmaceutiques : les CROs (Contract
Research Organizations), SMOs (Site Management Organizations), SSCs (Site Study Coordinators).
Dans cet éditorial, je souhaite décrire ces nouveaux acteurs, leurs
motivations, et de quelle manière leur irruption soudaine dans le
monde jusqu’ici bien policé de la recherche clinique va modifier
probablement le mode de fonctionnement dans ce domaine
(figure 2).
SPONSORS
INVESTIGATEURS
Acteurs nouveaux “influenceurs” :
- payeurs
- investisseurs
Acteurs nouveaux “opérationnels” :
- CROs
- SMOs
- SSCs
PATIENTS
Figure 2. Schéma classique des interactions entre acteurs de la
recherche clinique.
LES ACTEURS CLASSIQUES
Figure 1. Différents acteurs de la recherche clinique.
Cependant, ce schéma simple a évolué de manière importante
depuis quelques années en raison des pressions énormes, et souvent contradictoires, s’exerçant sur les sponsors, liées à l’environnement dans lequel ils évoluent. Ces pressions sont d’ordre
financier avec d’un côté, la nécessité de maîtriser les coûts de
santé, conduisant inévitablement à un contrôle plus strict du prix
des médicaments et donc à une limitation des profits de l’industrie pharmaceutique, et des crédits disponibles pour la recherche,
et de l’autre côté, l’impératif d’une croissance “à deux chiffres”
imposée par les investisseurs qui contrôlent les conseils d’administration des grandes firmes pharmaceutiques.
Cette évolution s’est traduite par l’arrivée dans le paysage
d’acteurs d’un type nouveau, totalement étrangers au milieu
médico-scientifique, mais néanmoins tout-puissants en raison de
leur pouvoir économique : les payeurs et les investisseurs, professionnels de la recherche clinique proposant des solutions opé1. D’après la conférence présentée à Nice, le 20 mars 2000, à l’occasion des
Journées francophones de pathologie digestive.
* Quintiles, Bracknell, Grande-Bretagne.
La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - no 4 - vol. III - septembre 2000
Les sponsors
Dans la grande majorité des cas, le sponsor d’un essai clinique
est la firme pharmaceutique. Celle-ci peut être soit une grande
multinationale, disposant d’importants budgets et de son propre
département de développement, soit une entreprise dite de “biotechnologie”, de plus petite taille, et ne disposant pas nécessairement de ses propres ressources de développement. Dans certains cas moins fréquents, le sponsor peut être une organisation
scientifique publique, une société savante, un groupement
d’investigateurs.
Les investigateurs
Traditionnellement exerçant en milieu hospitalo-universitaire,
les médecins investigateurs voient leur nombre s’accroître par la
participation de médecins exerçant soit en milieu hospitalier
régional, soit en pratique privée, hors hôpital.
Les patients
Traditionnellement acteurs purement passifs, les patients et les
associations qu’ils ont formées sont maintenant des participants
actifs et volontaires. On peut noter, à titre d’exemple, le rôle déci183
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sif joué par les associations de malades atteints de sida dans
l’accélération du développement et de la mise à disposition des
nouvelles thérapies antisida.
LES NOUVEAUX ACTEURS : “INFLUENCEURS”
Les payeurs
En Europe, ce sont essentiellement les gouvernements et, selon
les régimes de sécurité sociale propres à chaque pays, les systèmes d’assurances complémentaires de type mutualiste (France)
ou privé (Grande-Bretagne).
Aux États-Unis, ce sont les toutes-puissantes Health Management Organizations (HMOs), organisations privées prenant en
charge le financement des coûts de santé pour le compte de la
plupart des salariés américains, qui en sont membres par l’intermédiaire de l’entreprise pour laquelle ils travaillent.
Tout naturellement, l’objectif des payeurs est de… payer moins
(objectif prioritaire), tout en maintenant, autant que faire se peut,
la qualité des prestations (objectif secondaire).
Les investisseurs
Les investisseurs peuvent être privés, de type “petits porteurs”,
possédant quelques actions d’une firme pharmaceutique ou de
biotechnologie. Ces investisseurs n’exercent aucune influence,
en raison de leur trop faible pouvoir financier.
En revanche, les investisseurs de type “institutionnel” jouent un
grand rôle. Ce sont essentiellement les responsables de gestion
de portefeuille des grandes banques d’affaires, qui disposent de
capitaux énormes, et dont le rôle est de faire fructifier ces capitaux. Ils sont jugés par leurs clients sur leur capacité à produire
des revenus à court terme, et ont donc les yeux fixés sur les résultats comptables de l’année en cours. Toute croissance inférieure
à leurs attentes risque d’entraîner une redistribution des fonds
vers d’autres firmes, voire d’autres industries, et donc d’assécher
les crédits disponibles pour la recherche.
Ces investisseurs institutionnels ont le pouvoir de faire et défaire
les conseils d’administration, et même les PDG les plus puissants
sont révocables à tout moment selon le bon vouloir de leur conseil
d’administration, lui-même contrôlé, directement ou indirecte-
$ 500,000
$ 3,500,000
$ 14,000,000
$ 168,000,000
Valeur
marchande
par jour
Valeur
marchande
par semaine
Valeur
marchande
par mois
Valeur
marchande par an
Figure 3. Revenus générés par un médicament à succès “moyen”.
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ment par les principaux actionnaires. En pratique, cela revient à
dire que les décisions prises par la firme en relation avec ses programmes de développement (par exemple, poursuivre ou non le
développement d’une molécule) sont grandement influencées par
des facteurs totalement étrangers à l’aspect scientifique du problème.
On voit donc que, sous l’influence de ces actionnaires, le sponsor se doit de trouver mieux parce que seul un produit réellement
innovant aura une chance de générer d’importants profits, plus
vite, parce que chaque jour de perdu dans le développement
correspond à la perte d’un jour de vente protégé par le brevet
(figure 3) et moins cher, parce que les fonds disponibles pour la
recherche diminuent au même rythme que les profits.
Pour ce faire, de nouveaux acteurs “opérationnels” sont apparus,
proposant des solutions “clés en main” à l’industrie.
LES NOUVEAUX ACTEURS ”OPÉRATIONNELS”
CROs
Les CROs (organisations de recherche contractuelle) sont des
organisations prestataires de services couvrant la totalité des activités liées au développement et à la commercialisation des produits issus de l’industrie de la santé.
Pour rendre compte de l’importance qu’ont prise les CROs dans
le processus de recherche clinique, deux chiffres peuvent être
cités : 65 % des études cliniques, initiées en 1998, comportaient
au moins un élément sous-traité (monitoring, recueil, gestion,
analyse de données, etc.). Par ailleurs, plus des deux tiers des
firmes pharmaceutiques ont aujourd’hui un département spécialisé dans la gestion de la sous-traitance.
Le marché global des CROs est évalué à plus de 4 milliards de
dollars, ce qui représente environ 20 % des dépenses totales de
recherche et développement. Dans la majorité des cas, il s’agit
d’une sous-traitance dite “opportuniste” : à un moment donné, et
dans un département donné, une firme pharmaceutique manque
de personnel qualifié nécessaire et, plutôt que de s’engager dans
un processus de recrutement coûteux et aléatoire, elle préfère
confier à une CRO tout ou partie de son programme de développement. Dans ce cas, il s’agit essentiellement de location de main
d’œuvre. Cependant, on voit se développer de plus en plus des
relations de type “partenariat” entre CROs et industrie. Elles peuvent prendre la forme d’une participation active de la CRO à l’établissement du plan de développement, ou même faire l’objet de
contrat de partenariat privilégié donnant accès à un partage des
risques, mais aussi des bénéfices potentiels en cas de succès.
SMOs
Les SMOs (organisations de gestion de sites) sont des organisations de gestion centralisée des centres d’investigation clinique,
agissant pour le compte de l’industrie biopharmaceutique et/ou
des CROs, dont l’objectif est l’optimisation du recrutement de
patients. Ces organisations ont grandement contribué à la professionnalisation de la recherche clinique au niveau des investigateurs. Elles garantissent l’accès à un grand nombre de patients,
sous la responsabilité d’investigateurs professionnels, qualifiés
et compétents en matière de recherche clinique. Les plus imporLa Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - no 4 - vol. III - septembre 2000
tantes sont soit des organisations commerciales à but lucratif
avoué, comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, soit des
centres de recherche académique à but non lucratif.
SSCs
Les SSCs (infirmiers de recherche clinique) représentent une ressource sur site, destinée à supporter l’investigateur, dans le but
d’aider au recrutement, réduire la durée de l’essai, maintenir la
motivation du personnel et des patients durant l’essai, améliorer
la qualité des données et assurer la bonne administration de l’essai.
Le SSC est habituellement rémunéré par le sponsor, industrie ou
CRO, et est détaché sur le site pour la durée de l’essai. Dans la
majorité des cas, un SSC est affecté à plus d’un essai, et partage
ainsi son temps entre deux ou trois sites différents. Son rôle est
d’identifier les patients potentiels, d’organiser les visites, de remplir les actes cliniques qui peuvent lui être délégués (prise de pression artérielle, ECGs, etc.), de suivre les données investigatrices
en respectant les bonnes pratiques cliniques, de préparer les visites
de monitoring, etc. En un mot, le SSC est là pour soulager l’investigateur des tâches non exclusivement médicales. On voit que dans
ce nouveau schéma (figure 4), l’investigateur a, certes, conservé
sa place centrale, mais qu’il n’est plus le seul, loin s’en faut, à être
en relation avec le patient, et qu’il est sous l’influence de nombreux acteurs qui vont, en fait, décider de son activité.
L’utilisation des services proposés par ces nouveaux acteurs opérationnels doit, en principe, contribuer à chercher, et donc trouver, mieux et moins cher. Mais comment trouver plus vite ?
Au niveau de la recherche clinique, deux facteurs principaux peuvent potentiellement être accélérés : le recrutement des patients,
et la gestion des données.
Patients suivis par un médecin
participant à une étude
Non diagnostiqués /
non traités
Patients suivis par un médecin non impliqué
dans une étude
Figure 5. Répartition des patients participant à la recherche clinique.
Figure 6. Page d’accueil du site Internet Centerwatch.com.
PAYEURS
SPONSORS
INVESTISSEURS
INVESTIGATEURS
SSCs
CROs
SMOs
PATIENTS
ASSOCIATION
DE PARENTS
Figure 4. Schéma actuel des interactions entre acteurs de la recherche
clinique.
LE RECRUTEMENT ACCÉLÉRÉ DES PATIENTS
Il faut d’abord rappeler qu’une très petite proportion de patients
présentant une pathologie donnée participe à un essai (figure 5).
Cela est dû essentiellement au fait que, jusqu’à présent, le patient
n’est pas impliqué personnellement dans la recherche et n’y participe que pour faire plaisir à son médecin, quand celui-ci le lui
demande. S’il était possible d’avoir accès à toute la population
La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - no 4 - vol. III - septembre 2000
Figure 7. Site Internet Centerwatch.com : liste des pathologies
gastroentérologiques pour lesquelles sont recherchés des patients.
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présentant la pathologie recherchée, le taux de recrutement serait
très fortement accéléré. Cela est maintenant possible, soit en utilisant Internet, soit en faisant de la publicité directement ciblée
sur le patient.
Avec l’avènement de l’Internet, et la force du consumérisme,
le patient, soit seul, soit par l’intermédiaire d’associations prend
de plus en plus son destin en main et devient donc réceptif à la
publicité.
Internet
Après les sites pornographiques et ceux traitant des finances, les
sites touchant à la santé sont les plus fréquemment consultés. Il
est donc facile d’y introduire des informations sur les essais cliniques.
Aux États-Unis, plusieurs sites sont spécialisés sur ce créneau.
Centerwatch.com (figures 6 et 7), par exemple, propose une liste,
des essais cliniques en phase de recrutement actif, classée par
spécialité thérapeutique. Toutes les informations nécessaires
concernant le produit, les critères d’inclusion/exclusion sont fournies, ainsi qu’un numéro de téléphone où le candidat-patient sera
interrogé. S’il rassemble les critères d’inclusion, il sera dirigé sur
un centre de recrutement proche de son domicile.
La publicité
La publicité directe par voie télévisée, radio ou presse écrite, est
courante aux États-Unis, et à un moindre degré en Grande-Bretagne. À titre d’exemple (figure 8), une récente campagne par
voie de presse en Grande-Bretagne a permis le recrutement de
Research Study
Irritable Bowel Syndrome
If you are a woman over 18 years, and have been diagnosed
with Irritable Bowel Syndrome, then you could be suitable to
take part in a research study of a new medicine.
The study would involve treatment of the condition and
would last for up to 18 weeks.
If you live in the XXX region and are interested in learning
more about it, please call our information centre Monday to
Friday 9am to 5pm on :
Freephone 0800 000 000
Figure 8. Exemple de publicité publiée dans la presse grand public en
Grande-Bretagne.
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180 patients souffrant de syndrome du côlon irritable en moins
de 6 semaines, alors que le recrutement par moyens “classiques”
aurait duré 18 mois…
Une telle campagne publicitaire serait-elle possible en France ?
Probablement oui, car contrairement à ce que beaucoup croient,
la publicité pour les essais cliniques n’est pas explicitement interdite en France, où n’existent aucune loi ou texte spécifiques sur
ce sujet. Il est cependant prudent d’obtenir l’accord d’un comité
d’éthique et des instances représentatives des médecins, avant de
s’engager dans une telle entreprise.
GESTION ÉLECTRONIQUE DES DONNÉES
Ce sera sans nul doute la grande révolution des années à venir.
La vitesse de développement des systèmes utilisant l’Internet est
telle qu’il paraît inconcevable que l’on continue à entrer les données sur des cahiers d’observation en papier, et que celles-ci soient
ensuite réentrées sur ordinateur. De nombreuses entreprises proposent déjà des logiciels de recueil de données sur ordinateur,
couplés avec des systèmes de transmission directe par Internet.
Un certain nombre de problèmes reste encore à résoudre, telle la
définition des données-sources ou la signature électronique. Ces
problèmes sont en voie de résolution au sein de groupes de travail réunissant industrie et autorités réglementaires.
CONCLUSION
La recherche clinique de nos grand-pères est bel et bien enterrée.
Finie l’époque où un professeur renommé pouvait dicter sa loi
au sponsor, tant sur la nature du plan de développement, les détails
du protocole, le choix des autres investigateurs, et le montant des
honoraires. L’investigateur est devenu l’un des éléments de la
chaîne produisant les données nécessaires à l’enregistrement des
médicaments, ni plus ni moins que cela. Il sera choisi et rémunéré en fonction de sa capacité à fournir ce qu’on attend de lui,
à savoir des données cliniques répondant aux critères de qualité,
avec un délai et un coût déterminés à l’avance. Pour cela, il faudra qu’il s’équipe et se forme en informatique, qu’il s’organise
en SMOs ou équivalents pour fournir le nombre de patients requis,
et qu’il accepte les lois du marché en ce qui concerne sa rémunération, prenant en compte la nouvelle compétition provenant
des médecins de pratique générale.
Ceux qui accepteront ce nouveau statut de “fournisseur de service”
continueront à jouer un rôle dans la recherche clinique, les autres
pourront consacrer plus de temps à ce qui, après tout, doit rester
leur premier objectif, à savoir le traitement de leurs patients. ■
La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue - no 4 - vol. III - septembre 2000
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