D O S S I E R Qui ? Combien ? Tentative de description démographique de la population concernée Who? How many? An attempt to describe the demography of the relevant population ● J. Estève* Mots-clés : Cancer du sein, Épidémiologie, Statistique. Keywords: Breast cancer, epidemiology, statistical modeling. i l’on est certain que le cancer du sein est le cancer féminin le plus fréquent dans l’ensemble des pays du monde (1), son incidence reste extrêmement variable : élevée aux États-Unis et en Europe occidentale, elle reste basse dans la plupart des pays asiatiques. Globalement, le taux standardisé pour la population mondiale varie de 10 (dans certaines provinces chinoises) à 100 aux États-Unis (2). Toutefois, l’incidence augmente pratiquement partout et particulièrement dans les pays asiatiques qui adoptent progressivement un mode de vie plus “occidental”. Le cas de Singapour est particulièrement bien documenté : le taux d’incidence des femmes nées en 1950 est 2,5 fois plus élevé que celui des femmes nées en 1925 (3). De même, les femmes asiatiques qui viennent vivre dans les pays occidentaux acquièrent en quelques générations le taux d’incidence du pays d’adoption (4). Tous ces éléments sont en faveur de l’existence de facteurs de risque liés au style de vie des femmes. Si certains d’entre eux, comme les caractéristiques de l’histoire de la vie reproductive ainsi que les hormones endogènes et exogènes, sont connus et ont été largement étudiés, il est vraisemblable que d’autres facteurs sont nécessaires pour expliquer des variations d’une telle amplitude. Malheureusement, les études épidémiologiques n’ont jusqu’à présent pas été en mesure de les mettre en évidence. Dans certains pays, l’instauration de programmes de dépistage vient compliquer l’étude de ces tendances en augmentant, en principe transitoirement, le nombre de cas découverts dans la tranche d’âge pour laquelle le dépistage est organisé. Dans d’autres, la pratique du dépistage sur l’initiative des médecins ou des femmes elles-mêmes augmente progressivement l’incidence de façon quasi imprévisible. On voit donc toute la difficulté d’une évaluation précise de la démographie des femmes atteintes d’un cancer du sein. Il est particulièrement difficile de réaliser une évaluation prospective. Le but de cette courte note est de faire le point sur les informations qui sont disponibles en France. S ÉVOLUTION DE L’INCIDENCE ENTRE 1980 ET 2000 EN FRANCE L’estimation de l’incidence du cancer en France est fournie par l’association des registres de cancer (FRANCIM) (5). Dans le cas du cancer du sein, les données disponibles sont celles de dix registres départementaux dont la date de création s’étend de 1975 à 1994. Ces données, disponibles jusqu’en 1996 ou 1997, sont à la base de l’estimation dont les résultats sont présentés dans le tableau I. Elles représentent environ 50 000 cas de cancer du sein pour environ 50 millions de personnes-années d’observation. Ces chiffres montrent que le nombre de cas a pratiquement doublé entre 1980 et 2000 et que le taux standardisé, qui élimine l’effet des changements démographiques, a augmenté de 60 % entre ces deux dates. On notera que cette croissance est plutôt plus élevée dans la première décennie que dans la deuxième. À titre de comparaison, l’augmentation de ce même taux dans 22 pays ou régions du monde entre 1975 et 1995 variait entre 9 % et 89 % (6). La croissance observée en France est certes élevée, mais elle n’est pas exceptionnelle. “Cette croissance affecte-t-elle tous les groupes d’âge avec la même intensité ?” C’est une question souvent posée par les cliniciens. Pour y répondre, nous avons calculé la distribution de l’âge des cas à deux dates, 1982 et 1996, pour lesquelles l’incidence avait été observée dans six des dix registres français. Pour la population de ces registres, il y a peu de différences entre les distributions de l’âge en 1982 et en 1996 telles qu’elles peuvent être estimées à l’aide du modèle utilisé dans une publication récente (7) : pour les groupes d’âge 0-49 ans, 50-69 ans, et plus de 70 ans, les proportions sont égales à 25 %, 44 % et 31 % en 1982 et à 26 %, 44 % et 30 % en 1996. En d’autres termes, la croissance s’est faite en conservant presque constante la distribution de l’âge au diagnostic. Cela implique que l’augmentation relative du nombre de cas dans chacun des groupes d’âge est similaire. Cette augmentation montre toutefois une faible variabilité entre registres. En Tableau I. Évolution de l’incidence et de la mortalité par cancer du sein en France entre 1980 et 2000. Incidence – cas – taux1 Mortalité – décès – taux1 1 * Université Claude-Bernard, Lyon. 4 1980 1985 1990 1995 2000 21 211 55,5 24 908 63,2 29 617 71,5 35 471 80,1 41 845 88,9 8 629 18,7 9 299 19,1 10 059 19,4 10 892 19,6 11 637 19,7 Taux standardisé pour la population mondiale (pour 100 000 personnes-années). La Lettre du Sénologue - suppl. 1 au n° 29 - juillet-août-septembre 2005 termes de croissance absolue du nombre de cas, c’est pour le groupe d’âge 50-69, le plus nombreux, que la croissance est évidemment la plus forte. ÉVOLUTION DE LA MORTALITÉ La mortalité par cancer du sein en France a légèrement augmenté entre 1980 et 2000 (tableau I). Cette augmentation est toutefois la résultante de situations très différentes d’un département à l’autre (7). Dans certains départements, la mortalité a diminué alors qu’elle a continué à augmenter de façon importante dans d’autres. Il n’y a pas d’explication simple à cette hétérogénéité. On s’attend normalement à observer un fort accroissement de la mortalité dans les régions où l’incidence est la plus basse, dans la mesure où l’augmentation de l’incidence dans ces régions est associée à celle de la prévalence des facteurs de risque qui entraîne l’augmentation simultanée des cancers peu et très agressifs. En revanche, dans les pays où les facteurs de risque ont depuis longtemps une prévalence élevée, l’augmentation de l’incidence est surtout celle des cancers peu agressifs. Le plus souvent, elle est associée à une importante activité de dépistage. Dans l’étude citée précédemment (6), cette hypothèse est plus ou moins vérifiée : l’augmentation de la mortalité entre 1975 et 1995 est élevée au Japon (49 %), en Espagne et dans les pays d’Amérique latine (35 %), mais elle est faible et même négative dans les pays où l’incidence était déjà élevée. La France fait partie de cette deuxième catégorie, mais il est possible qu’une hétérogénéité interdépartementale subsiste au niveau de la prévalence des facteurs de risque. En fait, l’incidence et la mortalité ne sont que faiblement corrélées dans les pays à haut risque de cancer du sein (figure 1). La corrélation internationale entre ces deux mesures n’est que le reflet de l’opposition entre les pays à haut risque et ceux à bas risque. LA POPULATION À SURVEILLER : PRÉVALENCE EN 2000 Plus que l’incidence ou la mortalité, ce qui importe pour évaluer l’effort de surveillance est la prévalence de la maladie, c’est-à-dire le nombre de personnes ayant eu un cancer du sein Danemark 28 Pays-Bas Royaume-Uni Mortalité 26 avant la date de référence et vivantes à cette date. La prévalence des cancers d’âge x, rapportée à la population de cet âge, peut être facilement calculée à partir du risque d’avoir le cancer et de celui d’en décéder avant l’âge x (8). Nous avons fait le calcul, pour l’année 2000, de la moyenne de ce paramètre pour les dix registres disponibles, pour chaque âge entre 30 et 79 ans, à partir du modèle utilisé précédemment, puis nous l’avons multiplié par la population française estimée pour chaque âge et pour l’année 2000. Le tableau II présente les résultats par groupe d’âge entre 30 et 79 ans. Nous avons considéré que les femmes de plus de 80 ans ne relevaient pas de la même surveillance. Dans ce tableau, nous avons ajouté l’incidence pour la France entière pour les mêmes groupes d’âge telle qu’elle est estimée dans l’ouvrage publié par l’Institut national de veille sanitaire (9). Le rapport incidence/prévalence est respectivement de 5, 9,12, et 14 pour chacun des groupes d’âge et correspond à la durée moyenne écoulée depuis le diagnostic pour les femmes des différentes classes d’âge. Il va sans dire que, parmi ces femmes et surtout chez les plus âgées, la plupart n’ont pas besoin de surveillance. Une analyse plus fine de cette prévalence nécessiterait à la fois plus d’information sur les patientes et la stratégie de surveillance, et l’élaboration d’autres modèles. Les chiffres fournis ne sont donc qu’une borne supérieure, mais ils suggèrent néanmoins que l’ampleur du travail de surveillance pourrait être considérable si on ne mettait pas en place une stratégie sélective. PERSPECTIVE En 2000, il y avait environ 38 000 cas de cancer du sein chez des femmes de moins de 80 ans et 370 000 femmes de cet intervalle d’âge ayant un cancer du sein étaient en vie. Si l’incidence a pratiquement doublé en 20 ans, la prévalence, elle, a certainement plus que doublé puisque la survie s’est améliorée du fait de l’existence de meilleurs traitements, mais surtout grâce aux diagnostics plus fréquents de tumeurs de faible agressivité. Il est probable que ces chiffres augmenteront encore dans la prochaine décennie, pour les mêmes raisons. La situation à laquelle doit faire face le corps médical est plus difficile que celle des décennies précédentes et elle s’aggravera donc au cours des prochaines. Avec 100 000 médecins généralistes, dont une faible proportion pourrait s’investir dans la surveillance, et beaucoup moins d’une dizaine de milliers de sénologues et de spécialistes du Suisse 24 Tableau II. Incidence et prévalence1 du cancer du sein en 2000. 22 20 18 50 France Italie Slovaquie Estonie Slovénie Espagne Finlande 60 70 Incidence États-Unis Suède 80 90 30-49 Nombre incident 9 918 (%)2 23,7 Nombre prévalent 53 175 Taux3 6 186,6 Groupe d’âge 50-59 60-69 9 921 9 183 23,7 21,9 85 945 111 457 25 578,3 38 760,7 70-79 8 424 20,1 120 066 45 647 Personnes ayant eu le cancer du sein et vivantes en 2000. Pourcentage du nombre total de cas (10 % environ ont 80 ans et plus, 0,5 % ont moins de 30 ans). 3 Pour un million de personnes du même âge. 1 2 Figure 1. Corrélation entre incidence et mortalité pour le cancer du sein (source : Centre international de recherche sur le cancer). La Lettre du Sénologue - suppl. 1 au n° 29 - juillet-août-septembre 2005 5 D O S S I E R 1995 dans les départements français ayant un registre : c’est la même qu’aux États-Unis chez les jeunes, mais elle est encore moins élevée qu’aux États-Unis pour les personnes âgées. On peut raisonnablement penser que les deux courbes se superposeront dans quelques années, lorsque les générations les plus anciennes seront remplacées par les plus jeunes qui ont été plus exposées que leurs aînées aux facteurs de risque du cancer du sein. On ne doit donc pas s’attendre immédiatement à un arrêt de la croissance du cancer du sein en France. ■ 500 Taux pour 100 000 100 50 10 5 US France Japon 1 30 40 50 60 70 80 90 Figure 2. Taux spécifiques de l’âge en 1995 pour le cancer du sein dans trois populations de niveaux de risque différents. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. World Cancer Report. IARC Press, 2003. 2. Bray F, McCarron P, Parkin DM. The changing global patterns of female breast cancer incidence and mortality. Breast Cancer Res 2004; 6(6):229-39. cancer du sein, il n’est pas possible et certainement pas souhaitable de faire un suivi systématique de l’ensemble de ces femmes. Une sélection des patientes à surveiller s’impose donc si on ne veut pas détourner les ressources médicales disponibles d’autres objectifs plus pertinents. Il est probable que, en l’absence de facteurs de risque utilisables pour la prévention et en présence de la généralisation du dépistage, le nombre de cas de cancer du sein continuera à s’accroître dans tous les pays. En Europe occidentale, on atteindra presque sûrement les taux observés aux États-Unis où l’incidence du cancer du sein a cessé d’augmenter. La figure 2 montre les taux spécifiques de l’âge en 1995 (10) pour deux niveaux de risque extrêmes, les États-Unis et le Japon. Dans le premier cas, l’incidence s’est stabilisée et la courbe représente l’augmentation réelle du risque avec l’âge ; dans le deuxième cas, on est dans une dynamique de croissance et le niveau de risque des femmes âgées est celui d’une population qui a été peu exposée aux facteurs de risque du cancer du sein, alors que les femmes plus jeunes l’ont déjà été. Cela explique la décroissance de l’incidence avec l’âge après 50 ans. On a également représenté l’incidence moyenne en 6 3. Chia KS, Reilly M, Tan CS et al. Profound changes in breast cancer incidence may reflect changes into a Westernized lifestyle: a comparative population-based study in Singapore and Sweden. Int J Cancer 2005;113(2):302-6. 4. Ziegler R.G., Hoover R.N., Pike MC. Migration patterns and breast cancer risk in asian-american women. J Natl Cancer Inst 1993;85(22):1819-27. 5. Remontet L, Esteve J, Bouvier AM et al. Cancer incidence and mortality in France over the period 1978-2000. Rev Epidemiol Sante Publique 2003;51:330. 6. Althuis MD, Dozier JM, Anderson WF, Devesa SS, Brinton LA. Global trends in breast cancer incidence and mortality 1973-1997. Int J Epidemiol 2005; 34(2):405-12. 7. Estève J. Cancer du sein, 25 000, 33 867, 41 845 nouveaux cas par an: d’où viennent ces chiffres? Journées nationales de la Société française de sénologie. In press. 8. Esteve J, Benhamou E, Raymond L. Statistical methods in cancer research. Descriptive epidemiology. IARC Press, 1994. 9. Remontet L, Buemi A, Velten M, Jougla E, Estève J. Évolution de l’incidence et de la mortalité par cancer en France de 1978 à 2000. Institut national de veille sanitaire 2003;1-217. 10. Parkin DM, Whelan SL, Ferlay J, Teppo L, Thomas DB. Cancer incidence in five continents [volume VIII]. Lyon: IARC press, 2002. La Lettre du Sénologue - suppl. 1 au n° 29 - juillet-août-septembre 2005