L’éthique au quotidien Démence et conduite automobile F. Mahieux* Selon le simple sens coma pas de parallélisme strict mun, il est évident que la e problème de la conduite automobile par des patients avec sa gravité (notamment démence fait partie des souffrant d’un syndrome démentiel n’est pas simple. Il en termes de MMS), promaladies neurologiques bablement parce que les faut conjuguer des impératifs de protection de la société patients diminuent d’euxsusceptibles d’avoir un (prévenir les comportements dangereux) sans être inutile- mêmes leur kilométrage, impact sur les capacités de conduite automobile. ment ou agressivement autoritaire. De nombreux patients puis s’arrêtent spontanéLes journaux publient restreignent spontanément leur conduite à de petits trajets ment de conduire (plus de régulièrement des faits % dans les trois ans suiindispensables, voire arrêtent de conduire sans interven- 50 divers concernant des pervant le diagnostic). Par tion extérieure. Seuls quelques-uns, manifestement sonnes âgées, manifesteailleurs, plus de 70 % des anosognosiques, agressifs ou désinhibés, justifient une ment malades, ayant pris patients continuent de à contresens un rondconduire sans avoir d’acciintervention autoritaire du praticien. La conjonction de point, voire une bretelle dent, et de 40 à 60 % sont divers déficits, en particulier sensoriels et cognitifs de d’autoroute. même susceptibles de pastype spatio-visuels, doit être particulièrement prise en ser avec succès des tests de Certains États se sont émus compte dans une décision qui atteint durement la liberté conduite sur route ou sur de cette situation et ont simulateur. individuelle et le sentiment d’autonomie. édicté des lois de plus en plus contraignantes. Ainsi, Jusqu’à présent, aucune la Californie a promulgué, corrélation franche n’a en 1988, une loi obligeant les médecins à été retrouvée, d’après plusieurs auteurs, moyens de transports collectifs, d’autant dénoncer aux autorités routières les entre des tests neuropsychologiques spéque de nombreux conjoints âgés ne peupatients ayant une maladie altérant leur cifiques et les performances de conduite. vent pas prendre le relais pour assurer la capacité de conduite ; puis, en 1996, une Une tendance semble désigner les vie quotidienne. autre loi a établi la révocation automatique troubles visuo-spatiaux et attentionnels du permis de conduire pour les patients comme un peu mieux prédicteurs de difayant une démence modérée ou sévère et ficulté aux tests de conduite. Chez des rendu obligatoire une évaluation pour les sujets âgés non déments, l’échec à cas de démence légère. Il s’agit là d’une l’épreuve de dessin du MMS est associé De façon surprenante, relativement peu mesure extrême qui reste peu répandue. à un risque accru d’accident. Mais, chez de données objectives sont disponibles cette population, l’existence de troubles sur ce sujet, et celles qui le sont restent La conduite automobile est un élément sensoriels perceptifs, rhumatismaux (en imprécises et contrastées. crucial de l’autonomie, de l’image sociale particulier des membres inférieurs) ou et (pour certains, mais pas si rares) de Ainsi, si des groupes de patients déments cardiovasculaires est également associée l’identité personnelle et au sein de la ont un peu plus d’accidents annuels que la à un risque accru, de même que la prise famille. Comme nous allons le voir, on population générale et leurs pairs du même de psychotropes au sens large. ne peut régler le problème d’un trait de âge (respectivement 0,09 versus 0,07 et plume par l’interdiction systématique à Aucun seuil précis permettant d’édicter 0,04), cette incidence n’est pas pire que tous les patients, en particulier ayant une des recommandations autoritaires n’a été celle des jeunes mâles de 16 à 24 ans démence légère à modérée et vivant dans clairement déterminé. De plus, compte (0,15), considérée comme acceptable en une région dépourvue ou très pauvre en tenu du caractère évolutif de la maladie, termes de santé publique. Si une augmenil est malaisé de prédire la durée du quitation modérée de l’incidence d’accidents tus, qui peut être accordé après un exaest identifiable avec la durée d’évolution de * Centre d’évaluation gérontologique men considéré comme acceptable. Il la maladie (de 0,07 la première année, suiet d’actions de préparation, hôpital semble qu’une dégradation des capacités Charles Foix-Jean Rostand, Ivry-sur-Seine. vant le diagnostic à 0,13 après 4 ans), il n’y L Données disponibles 115 ÉCHANGER info-patients Info-Patients info-patients Info-Patients de vie quotidienne (échelles dites “ADL” ou “IADL”) soit mieux corrélée que les résultats des tests cognitifs à l’augmentation du risque. Soulignons ici qu’en immense majorité ces données proviennent de sources nord-américaines et n’ont que peu ou pas été répliquées en Europe, notamment dans les pays de culture latine. Une réunion de consensus sur le sujet a eu lieu en Suède, en 1994. Aucun seuil cognitif n’a été retenu, et l’importance des facteurs culturels et politiques nationaux a été soulignée (notamment, les rapports relatifs entre le respect de la liberté individuelle, d’une part, et le niveau plus ou moins élevé de protection publique, d’autre part). Le groupe prône une évaluation spécifique régulière et des discussions compréhensives (au sens français, bien sûr) avec le patient et sa famille. Une démence modérée à sévère (échelle de CDR 2 et 3) leur semble suffire à interdire la conduite. La surveillance des fonctions cognitives et sensorielles, la formulation de conseils précis de prudence sont recommandées. Une décision de nécessité d’arrêt, en particulier contre l’avis du patient, est considérée comme devant être expliquée clairement, de vive voix, consignée dans le dossier et notifiée au patient par écrit. En France, le permis de conduire n’est pas sujet à réévaluation régulière. La survenue d’une maladie connue pour altérer la sécurité de la conduite (comme l’épilepsie) requiert que le patient en fasse lui-même état et se soumette à une évaluation devant une commission. En revanche, il semble que les assurances aient tendance à dégager leur responsabilité en cas d’accident chez un patient souffrant d’une pathologie n’ayant pas été dûment déclarée. Algorithme pratique On ne peut promouvoir une attitude univoque et simple. Pour améliorer l’accepta- Act. Méd. Int. - Neurologie (2) n° 6, juin 2001 tion de ce qui est souvent vécu comme une amputation sociale, il paraît préférable de procéder progressivement, sur le modèle de la préparation à l’institutionalisation, au sein d’une prise en charge déjà globale. Il faut bien rester conscient que le médecin généraliste n’a que rarement le temps d’envisager ce type de problème et d’en discuter. C’est, le plus souvent, le spécialiste, avec l’autorité qui lui est reconnue, qui doit évoquer les problèmes découlant de la maladie. Rappelons que, comme toujours, une interdiction simple, sans discussion ni explication, risque de n’aboutir qu’à la négligence des recommandations et, en fin de compte, à l’augmentation du risque. Dans un premier temps, chez des patients encore en bon état cognitif (MMS 26 – 18, par exemple) et sans troubles frontaux ni anosognosie, on peut se contenter de poser la question de la conduite, ne serait-ce que pour attirer l’attention du groupe familial sur le sujet. Dans un second temps, on peut s’enquérir des limitations de bon sens (kilométrage limité sur autoroute, évitement de la conduite de nuit et des heures de pointe) et faire le point sur les handicaps associés (état de la vue, pathologies rhumatismales des membres inférieurs, état cardiovasculaire, traitements psychotropes). Les conseils de prudence et de modération sont à répéter à chaque visite. Un article américain récent recommande de signaler au patient et à sa famille le risque lié à la conduite automobile au cours de ces maladies. Pour les patients ayant un trouble déjà plus sévère (MMS < 18, plus de 5 ans d’évolution), il faut rediscuter le problème, faire état de sa préoccupation, promouvoir au maximum, quand c’est possible, la conduite partagée (alternée) avec le conjoint. Une discussion compréhensive permettra de faire le point sur les besoins réels du patient et de son “aidant principal”, les alternatives locales (transports en commun, voisins, enfants en âge de 116 conduire) en évitant au patient de se braquer face à une interdiction autoritaire et lui permettant d’admettre ses propres déficits et ses inquiétudes. Ce n’est que dans le cas d’une détérioration évoluée, d’une anosognosie manifeste de la famille, de la notion de comportements à risque (refus de priorité, petites infractions), qu’il faudra émettre une interdiction formelle, éventuellement appuyée de l’évocation d’un risque de non-prise en charge par les assurances. Le rôle aggravant des traitements psychotropes n’est à soulever qu’à bon escient en raison du risque d’effet pervers (arrêt inopiné du traitement) bien connu dans l’épilepsie. Conclusion Nous soulignerons à nouveau à quel point la situation est complexe et sensible. Une interdiction générale automatique ne semble pas justifiée. En revanche, c’est clairement une des questions qui devraient être régulièrement abordées lors des visites de surveillance et de renouvellement d’un traitement par inhibiteur des cholinestérases, ou, au cours du suivi, des démences non Alzheimer. Comme l’aide à la famille et la prévention des hospitalisations “en catastrophe”, le problème relève de la responsabilité médicale du spécialiste. Références 1. Lundberg C, Johansson K, Ball K et al. Dementia and driving : an attempt at consensus. Alzh Dis Assoc Disord 1997 ; 11 : 28-37. 2. Carr DB. Motor vehicle crashes and drivers with DAT. Alzh Dis Assoc Disord 1997 ; 11 (S1) : 38-41. 3. Dubinsky RM, Stein AC, Lyons K. Practice parameter : Risk of driving and Alzheimer’s disease. Neurology 2000 ; 54 : 2205-11.