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Selon le simple sens com-
mun, il est évident que la
démence fait partie des
maladies neurologiques
susceptibles d’avoir un
impact sur les capacités
de conduite automobile.
Les journaux publient
régulièrement des faits
divers concernant des per-
sonnes âgées, manifeste-
ment malades, ayant pris
à contresens un rond-
point, voire une bretelle
d’autoroute.
Certains États se sont émus
de cette situation et ont
édicté des lois de plus en
plus contraignantes. Ainsi,
la Californie a promulgué,
en 1988, une loi obligeant les médecins à
dénoncer aux autorités routières les
patients ayant une maladie altérant leur
capacité de conduite ; puis, en 1996, une
autre loi a établi la révocation automatique
du permis de conduire pour les patients
ayant une démence modérée ou sévère et
rendu obligatoire une évaluation pour les
cas de démence légère. Il s’agit là d’une
mesure extrême qui reste peu répandue.
La conduite automobile est un élément
crucial de l’autonomie, de l’image sociale
et (pour certains, mais pas si rares) de
l’identité personnelle et au sein de la
famille. Comme nous allons le voir, on
ne peut régler le problème d’un trait de
plume par l’interdiction systématique à
tous les patients, en particulier ayant une
démence légère à modérée et vivant dans
une région dépourvue ou très pauvre en
moyens de transports collectifs, d’autant
que de nombreux conjoints âgés ne peu-
vent pas prendre le relais pour assurer la
vie quotidienne.
Données disponibles
De façon surprenante, relativement peu
de données objectives sont disponibles
sur ce sujet, et celles qui le sont restent
imprécises et contrastées.
Ainsi, si des groupes de patients déments
ont un peu plus d’accidents annuels que la
population générale et leurs pairs du même
âge (respectivement 0,09 versus 0,07 et
0,04), cette incidence n’est pas pire que
celle des jeunes mâles de 16 à 24 ans
(0,15), considérée comme acceptable en
termes de santé publique. Si une augmen-
tation modérée de l’incidence d’accidents
est identifiable avec la durée d’évolution de
la maladie (de 0,07 la première année, sui-
vant le diagnostic à 0,13 après 4 ans), il n’y
a pas de parallélisme strict
avec sa gravité (notamment
en termes de MMS), pro-
bablement parce que les
patients diminuent d’eux-
mêmes leur kilométrage,
puis s’arrêtent spontané-
ment de conduire (plus de
50 % dans les trois ans sui-
vant le diagnostic). Par
ailleurs, plus de 70 % des
patients continuent de
conduire sans avoir d’acci-
dent, et de 40 à 60 % sont
même susceptibles de pas-
ser avec succès des tests de
conduite sur route ou sur
simulateur.
Jusqu’à présent, aucune
corrélation franche n’a
été retrouvée, d’après plusieurs auteurs,
entre des tests neuropsychologiques spé-
cifiques et les performances de conduite.
Une tendance semble désigner les
troubles visuo-spatiaux et attentionnels
comme un peu mieux prédicteurs de dif-
ficulté aux tests de conduite. Chez des
sujets âgés non déments, l’échec à
l’épreuve de dessin du MMS est associé
à un risque accru d’accident. Mais, chez
cette population, l’existence de troubles
sensoriels perceptifs, rhumatismaux (en
particulier des membres inférieurs) ou
cardiovasculaires est également associée
à un risque accru, de même que la prise
de psychotropes au sens large.
Aucun seuil précis permettant d’édicter
des recommandations autoritaires n’a été
clairement déterminé. De plus, compte
tenu du caractère évolutif de la maladie,
il est malaisé de prédire la durée du qui-
tus, qui peut être accordé après un exa-
men considéré comme acceptable. Il
semble qu’une dégradation des capacités
* Centre d’évaluation gérontologique
et d’actions de préparation, hôpital
Charles Foix-Jean Rostand, Ivry-sur-Seine.
Le problème de la conduite automobile par des patients
souffrant d’un syndrome démentiel n’est pas simple. Il
faut conjuguer des impératifs de protection de la société
(prévenir les comportements dangereux) sans être inutile-
ment ou agressivement autoritaire. De nombreux patients
restreignent spontanément leur conduite à de petits trajets
indispensables, voire arrêtent de conduire sans interven-
tion extérieure. Seuls quelques-uns, manifestement
anosognosiques, agressifs ou désinhibés, justifient une
intervention autoritaire du praticien. La conjonction de
divers déficits, en particulier sensoriels et cognitifs de
type spatio-visuels, doit être particulièrement prise en
compte dans une décision qui atteint durement la liberté
individuelle et le sentiment d’autonomie.
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Info-Patients
Démence et conduite automobile
F. Mahieux*
ÉCHANGER
L’éthique
au quotidien
Act. Méd. Int. - Neurologie (2) n° 6, juin 2001
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de vie quotidienne (échelles dites “ADL
ou “IADL”) soit mieux corrélée que les
résultats des tests cognitifs à l’augmenta-
tion du risque.
Soulignons ici qu’en immense majorité
ces données proviennent de sources
nord-américaines et n’ont que peu ou pas
été répliquées en Europe, notamment
dans les pays de culture latine.
Une réunion de consensus sur le sujet a eu
lieu en Suède, en 1994. Aucun seuil cogni-
tif n’a été retenu, et l’importance des fac-
teurs culturels et politiques nationaux a été
soulignée (notamment, les rapports relatifs
entre le respect de la liberté individuelle,
d’une part, et le niveau plus ou moins
élevé de protection publique, d’autre part).
Le groupe prône une évaluation spécifique
régulière et des discussions compréhen-
sives (au sens français, bien sûr) avec le
patient et sa famille. Une démence modé-
rée à sévère (échelle de CDR 2 et 3) leur
semble suffire à interdire la conduite. La
surveillance des fonctions cognitives et
sensorielles, la formulation de conseils
précis de prudence sont recommandées.
Une décision de nécessité d’arrêt, en parti-
culier contre l’avis du patient, est considé-
rée comme devant être expliquée claire-
ment, de vive voix, consignée dans le dos-
sier et notifiée au patient par écrit.
En France, le permis de conduire n’est pas
sujet à réévaluation régulière. La survenue
d’une maladie connue pour altérer la sécu-
rité de la conduite (comme l’épilepsie)
requiert que le patient en fasse lui-même
état et se soumette à une évaluation devant
une commission. En revanche, il semble
que les assurances aient tendance à déga-
ger leur responsabilité en cas d’accident
chez un patient souffrant d’une pathologie
n’ayant pas été dûment déclarée.
Algorithme pratique
On ne peut promouvoir une attitude uni-
voque et simple. Pour améliorer l’accepta-
tion de ce qui est souvent vécu comme
une amputation sociale, il paraît préfé-
rable de procéder progressivement, sur le
modèle de la préparation à l’institutionali-
sation, au sein d’une prise en charge déjà
globale. Il faut bien rester conscient que le
médecin généraliste n’a que rarement le
temps d’envisager ce type de problème et
d’en discuter. C’est, le plus souvent, le
spécialiste, avec l’autorité qui lui est
reconnue, qui doit évoquer les problèmes
découlant de la maladie. Rappelons que,
comme toujours, une interdiction simple,
sans discussion ni explication, risque de
n’aboutir qu’à la négligence des recom-
mandations et, en fin de compte, à l’aug-
mentation du risque.
Dans un premier temps, chez des patients
encore en bon état cognitif (MMS 26 –
18, par exemple) et sans troubles fron-
taux ni anosognosie, on peut se contenter
de poser la question de la conduite, ne
serait-ce que pour attirer l’attention du
groupe familial sur le sujet. Dans un
second temps, on peut s’enquérir des
limitations de bon sens (kilométrage
limité sur autoroute, évitement de la
conduite de nuit et des heures de pointe)
et faire le point sur les handicaps asso-
ciés (état de la vue, pathologies rhuma-
tismales des membres inférieurs, état
cardiovasculaire, traitements psycho-
tropes). Les conseils de prudence et de
modération sont à répéter à chaque visite.
Un article américain récent recommande
de signaler au patient et à sa famille le
risque lié à la conduite automobile au
cours de ces maladies.
Pour les patients ayant un trouble déjà
plus sévère (MMS < 18, plus de 5 ans
d’évolution), il faut rediscuter le problème,
faire état de sa préoccupation, promou-
voir au maximum, quand c’est possible,
la conduite partagée (alternée) avec le
conjoint. Une discussion compréhensive
permettra de faire le point sur les besoins
réels du patient et de son “aidant princi-
pal”, les alternatives locales (transports
en commun, voisins, enfants en âge de
conduire) en évitant au patient de se bra-
quer face à une interdiction autoritaire et
lui permettant d’admettre ses propres
déficits et ses inquiétudes.
Ce n’est que dans le cas d’une détériora-
tion évoluée, d’une anosognosie mani-
feste de la famille, de la notion de com-
portements à risque (refus de priorité,
petites infractions), qu’il faudra émettre
une interdiction formelle, éventuelle-
ment appuyée de l’évocation d’un risque
de non-prise en charge par les assu-
rances. Le rôle aggravant des traitements
psychotropes n’est à soulever qu’à bon
escient en raison du risque d’effet per-
vers (arrêt inopiné du traitement) bien
connu dans l’épilepsie.
Conclusion
Nous soulignerons à nouveau à quel
point la situation est complexe et sen-
sible. Une interdiction générale automa-
tique ne semble pas justifiée. En
revanche, c’est clairement une des ques-
tions qui devraient être régulièrement
abordées lors des visites de surveillance
et de renouvellement d’un traitement par
inhibiteur des cholinestérases, ou, au
cours du suivi, des démences non
Alzheimer. Comme l’aide à la famille et
la prévention des hospitalisations “en
catastrophe”, le problème relève de la
responsabilité médicale du spécialiste.
Références
1. Lundberg C, Johansson K, Ball K et al.
Dementia and driving : an attempt at consen-
sus. Alzh Dis Assoc Disord 1997 ; 11 : 28-37.
2. Carr DB. Motor vehicle crashes and dri-
vers with DAT. Alzh Dis Assoc Disord 1997 ;
11 (S1) : 38-41.
3. Dubinsky RM, Stein AC, Lyons K. Practice
parameter : Risk of driving and Alzheimer’s
disease. Neurology 2000 ; 54 : 2205-11.
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