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La Lettre du Sénologue - n° 8 - mai 2000
epuis quelques années sont commercialisés des
suppléments nutritionnels en vente libre, conte-
nant des phyto-estrogènes extraits du soja, et pro-
posés comme traitement des symptômes de la carence estrogé-
nique chez les femmes ménopausées. Peut-on envisager leur
utilisation après un cancer du sein, dont l’estrogénodépen-
dance est actuellement largement démontrée ?
Le risque de cancer du sein varie géographiquement. Il est plus
élevé aux États-Unis et en en Europe de l’Ouest, et plus faible
chez les Asiatiques (1). Le risque augmente à nouveau chez les
Asiatiques lorsqu’elles émigrent aux États-Unis après plu-
sieurs générations. Les chercheurs ont donc évoqué un facteur
d’environnement : une hypothèse concerne le rôle protecteur
du régime alimentaire des Asiatiques, et plus particulièrement
du soja, riche en phyto-estrogènes (2). De fait, des essais cas-
témoins étudiant le risque de cancer du sein en fonction de la
teneur en soja de l’alimentation ont montré, pour certaines, une
diminution modérée du risque de cancer du sein chez les
femmes consommant une grande quantité de soja. Cette dimi-
nution concerne les femmes en préménopause, et, aux États-
Unis, elle ne concerne que les femmes asiatiques migrantes de
première génération non nées aux États-Unis (3), ce qui
évoque l’existence d’autres facteurs confondants : la consom-
mation de soja ne serait qu’un marqueur parmi d’autres du
degré d’occidentalisation des femmes.
Plus récemment, l’étude cas-témoins d’Ingram (4) retrouve
une diminution du risque de cancer du sein chez les femmes
ayant une excrétion urinaire importante de phyto-estrogènes.
Même si ces données sont intéressantes, il faut souligner qu’il
ne s’agit que d’une hypothèse : la protection dont bénéficient
les femmes asiatiques vis-à-vis du cancer du sein peut aussi
être liée à d’autres caractéristiques de leur alimentation
(pauvre en graisses, riche en fibres), à d’autres composants du
soja, ou à d’autres facteurs, socioculturels ou médicaux (par
exemple, habitudes de contraception).
Les phyto-estrogènes ont une structure chimique qui les appa-
rente aux estrogènes (pour revue, 5-7). On les classe en deux
catégories, les isoflavones et les lignanes. Les deux principales
isoflavones sont la génistéine et la daidzéine, que l’on trouve
essentiellement dans les légumineuses et le soja. Les lignanes
(entérolactone et entérodiol), se trouvent dans la graine de lin.
Schématiquement, la parenté des phyto-estrogènes avec les
estrogènes leur permet de se lier aux récepteurs des estrogènes.
Ils peuvent être considérés comme des estrogènes faibles, dont
l’activité est, selon les systèmes, cent à mille fois plus faible
que celle de l’estradiol (E2) (8, 9), mais ils sont présents, chez
les individus qui ont une consommation moyenne de soja, à
des concentrations mille fois plus fortes que les concentrations
d’estrogènes endogènes d’une femme en période d’activité
génitale, c’est-à-dire, pour la génistéine, de l’ordre de 0,1 à
3uM/l (9). L’affinité de la génistéine et de la daidzéine pour
ER est également de 20 à 100 fois plus faible que celle d’E2
selon les systèmes étudiés (10). Enfin, un deuxième type d’ER,
ER ß, a été récemment mis en évidence et cloné. Sa distribu-
tion anatomique est particulière (os, cerveau, vaisseaux), et les
phyto-estrogènes auraient pour lui une affinité plus importante
que pour ER α(10).
Les travaux de nombreuses équipes sur les cellules cancé-
reuses mammaires in vitro ont permis de préciser l’action des
principaux phyto-estrogènes, et notamment de la génistéine (9,
11, 12) . Sur des cultures de cellules MCF7 comportant ER α,
l’effet de la génistéine sur les marqueurs estrogénodépendants
(protéine pS2) et sur les paramètres de prolifération (quantité
d’ADN) est biphasique et dépend de la concentration dans le
milieu de culture :
–à doses faibles, dites “physiologiques” (correspondant aux
concentrations plasmatiques amenées par une alimentation
riche en soja, soit entre 100 nM/l et 1 uM/l), la génistéine sti-
mule la prolifération des cellules, et cet effet dépend d’ER ;
–à doses physiologiques, et en présence d’estradiol à doses
physiologiques, la génistéine se comporte comme un inhibiteur
compétitif de la liaison d’E2 sur ER, c’est-à-dire qu’elle
occupe ER à la place d’E2, et inhibe légèrement la proliféra-
tion des cellules, puisque son activité est plus faible que celle
d’E2 ;
–à doses pharmacologiques (supérieures à 10 uM/l), elle
inhibe fortement la prolifération des cellules. Cet effet ne
dépend pas d’ER, et est vraisemblablement lié à l’inhibition de
l’activité tyrosine-kinase de récepteurs de facteurs de crois-
sance.
Comment peut-on extrapoler ces résultats in vivo ?
Les concentrations théoriquement inhibitrices de génistéine
sont bien supérieures aux concentrations plasmatiques appor-
tées par une consommation modérée de soja, amenant environ
Intérêts des phyto-estrogènes
après un cancer du sein
P. This*, A. de la Rochefordière**, K. Clough**, A. Fourquet**, H. Magdelenat**
D
* Hôpital de Versailles.
** Institut Curie, Paris.
20 à 80 mg de génistéine. La biodisponibilité de la génistéine
au niveau des tissus cibles est probablement réduite par les
protéines porteuses, à moins que le tissu mammaire ne dispose
de mécanismes permettant de concentrer la génistéine ou de
sensibiliser son effet (9). Soulignons enfin qu’il existe une
grande variabilité individuelle du métabolisme des phyto-
estrogènes (30 % des individus métabolisent la daidzéine en
équol, qui a plus d’affinité pour ER) (12), et que les concentra-
tions intramammaires d’estrogènes dépendent elles-mêmes de
l’état hormonal (période pré-, péri-, ou postménopausique) et
de l’index corporel.
Il est donc actuellement fort difficile, en l’absence d’une
connaissance précise des concentrations intramammaires
d’estradiol et de génistéine, de prédire quel peut être l’effet in
vivo des phyto-estrogènes.
Les études de tumorigenèse animale (13, 14) ont testé l’effet
de l’administration de génistéine chez des rats femelles expo-
sés ensuite à un carcinogène chimique, le DMBA : la génis-
téine entraîne une augmentation de la latence et une diminu-
tion de l’incidence et du nombre des tumeurs mammaires
induites. Cependant, cet effet protecteur est beaucoup plus
important si les animaux sont traités par la génistéine en
période néonatale ou prépubertaire. Si la génistéine est admi-
nistrée plus tardivement, la réduction du nombre des tumeurs
est plus faible.
Ces expériences sont à l’origine de l’hypothèse suivante : pour
certains chercheurs, ce serait l’exposition lors du jeune âge à
de fortes concentrations d’isoflavones qui permettrait la diffé-
renciation des cellules mammaires et leur moindre sensibilité
ultérieure aux stimuli estrogéniques.
Les études de l’effet des phyto-estrogènes in vivo chez la
femme sont rares, de méthodologie délicate, et portent sur de
petits effectifs (15, 16). Elles retrouvent toutefois qu’un
régime riche en isoflavones augmente les marqueurs de proli-
fération mammaire (15) et la protéine pS2 estrogénodépen-
dante dans le liquide d’aspiration mammelonnaire (16).
Qu’en est-il des effets des phyto-estrogènes sur les autres
tissus ?
La constatation d’une moindre mortalité cardiovasculaire et
d’une moindre fréquence des fractures ostéoporotiques chez
les femmes asiatiques a amené à étudier les effets des phyto-
estrogènes sur d’autres tissus.
En ce qui concerne l’os, les études chez l’animal montrent un
effet favorable des isoflavones, qui préviennent la déperdition
osseuse chez des rates ovariectomisées (17). Certaines études
montrent un effet protecteur pour la déminéralisation osseuse
de l’ipriflavone (18, 19), mais il s’agit d’un dérivé de synthèse
administré à doses pharmacologiques, et non d’isoflavones
naturelles. Une étude testant l’efficacité de ces dernières chez
des femmes ménopausées (20) a montré une augmentation très
modérée de la densité minérale osseuse après un régime de six
mois. L’effet des isoflavones sur la déperdition osseuse doit
donc être confirmé par des études prolongées portant sur des
effectifs suffisants pour évaluer leur réelle efficacité sur la
densité minérale osseuse et sur le risque fracturaire.
De même, en ce qui concerne la protection cardiovasculaire, la
méta-analyse d’Anderson (21), portant sur 38 études, a effecti-
vement retrouvé un effet favorable des régimes riches en soja,
qui diminuent modérément le cholestérol total, le cholestérol
LDL et les triglycérides. Toutefois, ces études ne concernent
pas la supplémentation en isoflavones, et il existe des facteurs
confondants (notamment la teneur moindre en graisses des
régimes asiatiques). Ici encore, des études seront nécessaires
pour prouver que la supplémentation en phyto-estrogènes a un
réel effet protecteur cardiovasculaire à long terme.
L’effet le plus documenté des phyto-estrogènes concerne les
bouffées de chaleur : les phyto-estrogènes ont une efficacité
modérée sur la fréquence (22) ou l’intensité (23, 24) des bouf-
fées de chaleur. L’effet sur les autres symptômes de la méno-
pause (index de Kuperman) est absent (22, 25) ou modéré
(23).
Les indications des phyto-estrogènes et leur place dans l’arse-
nal thérapeutique de la ménopause découlent des données pré-
cédentes.
Chez la femme ménopausée ne présentant pas de contre-indi-
cations au THS, les indications des phyto-estrogènes semblent
concerner le traitement des bouffées de chaleur chez les
femmes ne souhaitant pas un THS classique, ou ne le suppor-
tant pas (par exemple en raison de troubles des règles ou de
problèmes de poids).
Après un cancer du sein, il nous semble que l’utilisation des
phyto-estrogènes doit absolument être encadrée (16).
Nous avons vu que l’effet des phyto-estrogènes sur le sein est
très complexe : les études épidémiologiques présentent des
facteurs confondants ; les études in vitro, très bien documen-
tées, montrent un effet biphasique et dose-dépendant de la
génistéine ; les études de tumorigenèse animale soulignent
l’importance de la période d’exposition aux phyto-estrogènes ;
les travaux in vivo chez la femme sont plutôt en faveur d’effets
estrogéniques. Les phyto-estrogènes doivent être considérés
comme d’authentiques estrogènes faibles, et non pas comme
des modulateurs sélectifs du récepteur des estrogènes, qui se
fixent sur le RE et exercent des effets agonistes ou antago-
nistes selon le tissu considéré.
Rappelons que l’efficacité prouvée des traitements adjuvants
antiestrogéniques après cancer du sein (26) soulève l’éventua-
lité que la prescription d’un estrogène (même faible) soit délé-
tère après un cancer du sein hormonodépendant en phase
micrométastatique.
De plus, certains auteurs ont testé récemment l’effet des isofla-
vones dans le traitement de bouffées de chaleur chez des
femmes après un cancer du sein (27) dont la plupart étaient
sous tamoxifène (TAM) en traitement adjuvant : ceci revient à
administrer, à des concentrations plasmatiques sensiblement
identiques (9), deux molécules ayant la même affinité pour
ER, l’une étant agoniste et l’autre antagoniste. Les travaux de
Zava (9) in vitro ont bien montré que la génistéine entre en
compétition avec le TAM pour la fixation sur ER. Il ne paraît
pas logique d’associer au TAM un produit risquant d’en dimi-
nuer l’efficacité.
Après un cancer du sein, l’utilisation de phyto-estrogènes ne
peut donc se concevoir que chez une patiente informée des
bénéfices et des inconnues des phyto-estrogènes, dans le but
de juguler des bouffées de chaleur, après avis du cancérologue
(cancer du sein de bon pronostic, à distance du diagnostic), en
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l’absence d’une prescription associée de TAM, sous sur-
veillance attentive, et à condition de n’être poursuivie qu’en
cas de réelle efficacité sur les symptômes.
À l’avenir, il serait souhaitable de répertorier les préparations
disponibles (28), dont les teneurs en isoflavones sont extrême-
ment variables tant qualitativement que quantitativement,
d’informer les patientes (risque d’automédication) (29) et de
poursuivre les recherches (et notamment de mettre en place
des études cliniques randomisées portant sur l’amélioration de
la qualité de vie, l’innocuité endométriale des phyto-estro-
gènes, la prévention de l’ostéoporose). Il paraît souhaitable
d’enregistrer les patientes sous phyto-estrogènes après un can-
cer du sein. Enfin, l’administration simultanée de tamoxifène
et de phyto-estrogènes ne devrait être envisagée que dans le
cadre d’essais randomisés destinés à tester l’impact de cette
association, non seulement sur les symptômes climatériques,
mais aussi sur l’efficacité des traitements adjuvants du cancer
du sein.
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