Mise au point L’hypothèse cytokinergique de la dépression

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Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004
La dépression a des facteurs déclen-
chants, une période d’état avec ses carac-
tères cliniques propres, et une plus ou
moins longue phase de guérison. On
connaît un grand nombre de mécanismes
b i o l o giques potentiellement impliqués
dans ces trois ordres d’éléments, gr â c e
aux méthodes actuelles d’exploration du
fonctionnement du cerveau, grâce à
notre connaissance du mode d’action des
antidépresseurs, et, enfin, grâce aux
modélisations de la dépression chez
l’animal. Mais il est un élément qui reste
peu accessible aux méthodes d’inve s t i ga-
tion actuelles, et qui a une import a n c e
essentielle dans la phy s i o p a t h o l o gie de la
d é p r e s s i o n : c’est la dimension dyna-
mique, le maintien dynamique (psycho-
dynamique ou physiodynamique) de
l’état dépressif. Dans Deuil et mélanco-
l i e, Freud avait centré sa réflexion sur cet
aspect de la question : un événement, la
p e r te de l’objet, déclenche un état – l’état
de deuil et, chez certaines personnes,
un état dépressif se met en place, le
déprimé auto-entretient son état dépressif
en l’alimentant de toutes sortes d’idées
de culpabilité, d’autodépréciation et de
désir d’en finir avec l’existence. Le
facteur déclenchant lui-même l’objet
perdu – disparaît alors complètement des
préoccupations du malade, qui ne sait
même plus pourquoi il est déprimé, mais
qui sait seulement qu’il est un être cou-
p a b le et misérable, et qu’il doit mourir.
C’est en se situant dans cette perspective
que l’on comprend peut-être le mieux
se situent les limites de l’hypothèse cy t o-
k i n e rgique de la dépression ( 1 ) .
L’hypothèse cytokinergique
de la dépression
L’ h ypothèse cy t o k i n e r gique de la pres-
sion est née au cours des années 1990, à
p a rtir d’observations cliniques et biolo-
giques. Les observations cliniques dataient
des années 1980. Il s’agissait de la fré-
quence élee des états dépressifs observ é s
chez les patients traités par des cy t o k i n e s
pour des pathologies médicales (les inter-
féron alpha [IFNα], interféron bêta
[ I F Nβ], interféron gamma [IFNγ] et
interleukine 2 [IL-2] sont efficaces dans
le traitement de l’hépatite chronique, de
c e r taines leucémies, du myélome et du
mélanome [IFNα], de la sclérose en
plaques [IFNß], de certaines infections
[ I N F γ] et du carcinome rénal [IL-2]). Sur
le plan biologique, deux types de données
ont attiré l’attention sur les cytokines. Le
premier concerne les effets des cy t o k i n e s
chez l’animal, elles produisent un
e n s e m ble de manifestations qui rappel-
lent l’état dépressif chez l’homme (ano-
r e xie, ralentissement, troubles du som-
meil, anhédonie, hy p e r c o r tisolisme). Cet
e n s e m ble de manifestations a été désig
sous le terme de “comportement de
maladie”. Le deuxième type de données
a été l’observation de l’existence de
certaines formes d’activation immuni-
taire chez les déprimés. Cela était en
contradiction avec des données classiques
(les patients déprimés étaient plutôt
considérés comme immunodéprimés).
Parmi les nombreuses activations immu-
nitaires retrouvées, il y avait une aug-
mentation des cytokines sériques. Ces
différents éléments ont conduit à l’éla-
boration de l’hypothèse cytokinergique
de la dépression, qui a été formulée pour
la première fois en 1991 par Smith (qui
proposait qu’une augmentation de la
production de cytokines par les mono-
cytes et les macrophages soit susceptible
de produire un état dépressif). Par la
suite, l’hypothèse a pris une dimension
plus “totalisante”, avec certains auteurs
qui ont suggéré que toutes les dépres-
sions pourraient avoir une origine
immunitaire, et que les cytokines ne
seraient pas “une” cause, mais “la”
cause de la dépression.
L’ h ypothèse cy t o k i n e rgique suggère donc
que la dépression serait en relation avec
une activation immunitaire produisant
une augmentation des cytokines plasma-
tiques circulantes, elles-mêmes respon-
sables de la symptomatologie clinique
de la dépression (2, 3). D’une façon
schématique, l’hypothèse (encore que
les auteurs qui travaillent sur le sujet ne
disent généralement pas l’“hypothèse”,
mais “la théorie cytokinergique”) repose
actuellement sur les arguments suivants :
les traitements par cytokines produi-
sent des états dépressifs chez l’homme ;
– certaines formes d’activation immuni-
taire ont été observées chez les déprimés ;
les états dépressifs seraient plus fré-
quents chez les patients qui présentent
des désordres immunitaires (sclérose en
plaques, par exemple) ;
les cytokines produisent chez l’animal
un ensemble de troubles (qualifiés de
“comportement de maladie”) qui a des
ressemblances avec l’état dépressif chez
l’homme ;
– les cytokines activent l’axe hy p o t h a l a m o -
hy p o p hy s o - s u r rénalien (axe cort i c o t r o p e )
et l’activation de l’axe corticotrope est
un élément biologique classique de la
dépression ;
Les limites de l’hypothèse
cytokinergique de la dépression
R. de Beaurepaire*
* C e n t re hospitalier Paul-Guiraud, Vi l l e j u i f .
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Mise au point
certaines cytokines modifient le fonction-
nement des systèmes sérotoninerg i q u e s
centraux, et les hypothèses actuelles don-
nent à la sérotonine un rôle majeur dans la
p h y s i o p a t h o l ogie de la dépression ;
c e rtaines cytokines activent les systèmes
n o r a d r é n e r giques centraux, et cette activa-
tion est assez constamment observée chez
les dépris ;
il existe des réponses de sensibilisation
croisée entre le stress et les cytokines, et
c e rtaines hypothèses ont propo que la
pression pourrait être liée à une form e
p a rticulre de sensibilisation au stress.
Sans reprendre ces huit points un par un,
nous allons voir rapidement les principales
questions soulevées par l’hypothèse ou
théorie – cy t o k i n e r gique de la dépression.
Questions soulevées par
l’hypothèse cytokinergique
de la dépression
Comment concilier l’hypothèse
cytokinergique avec l’évolution
naturelle de la dépression ?
En considérant la dépression selon sa
séquence temporelle (séquence : déclen-
chement, état, guérison), et en termes
concrets, les cytokines pourraient théo-
riquement intervenir de trois façons à
trois étapes au cours de la dépression
(1).
La première possibilité est que les cyto-
kines sont la cause première de la
dépression ; autrement dit, des cytokines
périphériques iraient activer dans le cer-
veau la production de pensées négatives,
ou activeraient certains énements
biologiques tels que l’organisation du
cerveau s’en trouverait modifiée, entre-
tenant au long cours ce que l’on appelle
une “organisation cérébrale dépressive”.
Contre cette possibilité, on peut retenir
plusieurs arguments. Le premier est
que l’augmentation des cytokines n’est
retrouvée que de façon très inconstante
chez les déprimés, et un certain nombre
d’études (par exemple, avec un dosage
systématique des cytokines lors de l’ad-
mission de malades à l’hôpital) ont
observé que des états dépressifs peuvent
s u r venir en l’absence d’augmentation
des cytokines. Concernant ce dernier
point, il a été plus particulièrement mon-
tré que, lorsque l’on déclenche expéri-
mentalement un état dépressif chez une
personne vulnérable en utilisant un régi-
me pauvre en tryptophane (ce qui pro-
duit une diminution de la sérotonine
cérébrale), la survenue de l’état dépres-
sif n’est pas contemporaine d’une réac-
tion immunitaire ou d’une augmentation
des cytokines sériques. À ces arguments,
on oppose un contre-argument, celui des
sensibilisations croisées entre le stress et
les cytokines, que l’on reverra. Un autre
c o n t r e - a rgument possible est que les
cytokines sériques sont des molécules
extrêmement difficiles à détecter (prati-
quement indétectabl e s : il faut d’énorm e s
augmentations des cytokines sériques
pour pouvoir les détecter), ce qui peut
constituer un soi un argument remettant
complètement en cause la théorie cyto-
kinergique, mais qui peut aussi être uti-
lisé, à l’inverse, pour dire que l’absence
de mise en évidence d’une augmentation
des cytokines ne signifie pas que celles-
ci ne sont pas élevées.
La deuxième possibilité est que les cyto-
kines interviennent après l’installation
de l’état dépressif. Dans ce cas, un état
dépressif s’installerait après un événe-
ment psychologique (la perte de l’objet),
et les cytokines prendraient le relais du
stress psychologique. C’est-à-dire, que ce
qui difrencierait une personne qui fait un
simple deuil de celle qui met en place un
état dépressif, ce serait le déve l o p p e m e n t
rapide d’une réaction immunitaire chez
celle qui va développer un état dépressif.
La réaction immunitaire augmenterait
progressivement, et c’est elle qui déclen-
cherait l’envahissement de la conscience
par des pensées négatives et le désir de
mourir, et qui contribuerait au maintien
de ces pensées. Les cytokines bloque-
raient en quelque sorte le processus de
guérison, de telle sorte que l’état dépres-
sif s’autonomiserait, l’expérience de
perte pouvant être oubliée. Mais, si cette
façon de voir était exacte, le traitement
de la dépression pourrait reposer sur les
anti-inflammatoires, ce qui n’est pas le
cas (encore que certains auteurs décri-
vent actuellement des propriétés anti-
inflammatoires aux antidépresseurs, ce
qui, selon eux, constitue un argument
majeur en faveur de la théorie cytokiner-
gique de la dépression).
La troisième possibilité est que le stress
psychologique (la perte de l’objet), asso-
cié à certaines vulnérabilités biologiques
cérébrales propres à un individu, serait
une cause suffisante pour la mise en
place et le maintien de l’état dépressif, et
que les phénomènes immunitaires, s’ils
existent, n’auraient qu’un rôle accessoire,
c’est-à-dire qu’ils ne seraient que peu
ou pas impliqués dans la maladie
d é p r e s s ive. Ce serait l’état dépressif
lui-même, chez certains individus, et
pour des raisons que l’on ne connaît pas,
qui entraînerait le développement d’une
réaction immunitaire/inflammatoire péri-
ph érique. Pour beaucoup, cette possibilité
est la plus vraisemblable (elle implique
que la théorie cy t o k i n e r gique de la
dépression est fausse, et n’a donc aucun
lieu d’être). Cette possibilité ouvre la
question très intéressante des liens entre
le système nerveux central et les proces-
sus inflammatoires périphériques : com-
ment un cerveau malade une organi-
sation cérébrale dépressive pourrait-il
conduire au développement d’une réac-
tion inflammatoire périphérique une
question que l’on a cherché à aborder
dans un article précédent (4).
Il faut aussi souligner que, lorsque des
patients sont traités par des cytokines
pour des maladies somatiques, et qu’ils
développement des états dépressifs, ces
états dépressifs cessent à l’arrêt du
traitement par les cytokines. Cela a
des implications dans le cadre d’une
approche dynamique de la théorie cyto-
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kinergique. Cela est difficilement com-
patible avec l’idée que les cytokines
pourraient activer par exemple, dans
un système limbique sensibilisé des
idées négatives, car, selon la dynamique
propre de la dépression, ce sont les idées
négatives qui entretiennent la dépression
et, dans ces conditions, l’arrêt des cyto-
kines ne devrait pas faire cesser l’état
dépressif. Le fait que les états dépressifs
puissent être déclenchés par les cyto-
kines et cessent avec leur arrêt situe plu-
tôt les effets dépressogènes des cyto-
kines dans le cadre des “troubles de
l’humeur dus à une affection médicale
générale”, cadre pathologique qui est
distingué de celui de la dépression dans
les classifications du DSM.
Les effets hy p e rt h e r m i s a n t s , hyperal-
gésiants et hypersomniants des
cytokines sont-ils compatibles
avec une théorie cytokinergique
de la dépression ?
Beaucoup des effets des cytokines sont
c o m p a t i bles avec lapression (anorex i e ,
anhédonie, ralentissement), mais cert a i n s
autres ne le sont pas : l’hy p e rt h e r m i e ,
l ’ hyperalgésie (les déprimés sont plutôt
dans un état d’analgésie), et surtout l’eff e t
s o m n o gène (étant donné que les déprimés
sont en règle nérale insomniaques). En
ce qui concerne les effets hy p e r a l g é s i a n t s
et hy p e rt h e rmi sants, certains considèrent
qu’ils ne constituent pas un obstacle à
l ’ hypothèse cy t o k i n e rgique de la dépres-
sion, étant donné que ces effets ont ten-
dance à disparaître lors d’injections répé-
tées de cytokines chez l’animal (et il ex i s -
te aussi une tendance à l’hy p e rt h e rm i e
chez les déprimés). La question de l’hy-
persomnie reste sujette à discussion et à
c o n t r overse. Pour certains auteurs, l’im-
p o rtant serait que les cytokines produisent
des troubles du sommeil, peu import e
qu’il s’agisse d’hypersomnie, et ces
auteurs ajoutent qu’il existe souvent une
hypersomnie dans les dépressions aty-
piques quoi l’on objecte que, en règle
rale, les déprimés hy p e r s o m n i a q u e s
sont aussi hy p e r phagiques, ce qui ne peut
pas cadrer avec un effet des cytokines
qui sont toujours anorexigènes). Une
autre façon de pondre à l’objection de
l ’ hypersomnie est de dire que, chez l’ani-
mal, les cytokines (en particulier l’inter-
leukine 1β) n’ont pas d’effet hy p e r s o m-
niant quand elles sont injectées en intra-
rébral, mais qu’elles ont, au contraire,
un effet insomniant (5). L’inconvénient
de cet argument est qu’il ouvre sur une
hypothèse centrale des effets presso-
nes des cytokines, qui n’est pas l’hy p o-
thèse généralement défendue, parce qu’il
n’y aurait pas, ou seulement très peu, de
récepteurs à l’interleukine 1βet, d’une
façon générale, aux cytokines dans le
c e rveau. D’un autre , de plus en plus de
t r avaux mettent en évidence des actions
centrales des cytokines, et montrent qu’il
existe des cibles centrales aux cy t o k i n e s
(peut-être surtout dans les cellules gliales)
avec des voies de signalisation intracel-
lulaire spécifiquement dépendantes des
cytokines (ce qui fait que l’on en viendra
peut-être bientôt à une hypothèse cy t o k i-
n e r gique de la dépression plus nettement
focalisée sur les cibles centrales des
cytokines, ce qui pourrait faire progres-
ser l ’ h ypothèse de façon intéressante).
C e rtains auteurs ont proposé une autre
réponse à la question des effets hy p e r -
somniants des cy t o k i n e s : une cytokine, le
T N Fα, a des effets insomniants à fa i bl e
dose chez l’homme (l’inconvénient de
cette réponse est quelle réduit l’hy p o t h è s e
cy t o k i n e r gique au seul T N Fα, qui n’est
justement pas parmi les cytokines que
l’on retrouve augmentées dans le plasma
des déprimés, sans parler du fait que, dès
que les taux circulants de T N Fαa u g m e n -
tent, une hypersomnie apparaît).
Les troubles cognitifs produits
par les cytokines sont-ils compatibl e s
avec un modèle de dépression ?
Il existe certains troubles cognitifs dans
la dépression, et les traitements par les
cytokines (chez l’animal et chez l’hom-
me) donnent des troubles cognitifs, de
telle sorte que les défenseurs de la théo-
rie cytokinergique de la dépression ont
vu un argument en sa faveur. Mais il
ne semble pas que les troubles cognitifs
des déprimés et ceux produits par
les cytokines soient comparables. Les
t r o u bles cognitifs des déprimés sont
généralement mineurs ; ils semblent être
en relation avec le ralentissement psy-
chomoteur et avec des biais de pensée et,
peut-être, avec l’inhibition transitoire et
fonctionnelle de certains systèmes mné-
siques cérébraux. Alors que les troubles
cognitifs produits par les cytokines sem-
blent avoir une véritable dimension
organique, peut-être par des mécanismes
neurotoxiques. Pour certains auteurs, les
troubles cognitifs produits par les cyto-
kines ressemblent à ceux que l’on obser-
ve au cours des maladies neurodégéné-
ratives. Mais il n’est pas impossible que,
dans des dépressions chroniques et
anciennes, résistantes au traitement, les
cytokines participent à certaines formes
de toxicité cérébrale.
Comment concilier la théorie
cytokynergique avec le fait
qu’il existe des dépressions sans
hyperactivité de l’axe corticotrope,
alors que la plupart des cytokines
augmentent l’activité de cet axe ?
Les corticoïdes circulants sont très sou-
vent élevés chez les déprimés (avec un
échappement à la dexaméthasone chez
près de la moitié des patients), et il ex i s t e
une théorie corticoïde de la dépression.
Les cytokines activent l’axe cort i c o t r o p e ,
et cela a été considéré comme un argu-
ment majeur en faveur de la théorie
cytokinergique (en réalité, ce sont sur-
tout les interleukines 1 qui activent l’axe
corticotrope, alors que les autres cyto-
kines, telles que l’IFNβ, l’IL-2, l’IL-6 et
le TNFα, ne l’activent qu’assez peu).
On objecte donc que près de la moitié
des patients déprimés n’ont pas d’hyper-
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activité de l’axe corticotrope, et cela est
difficilement conciliable avec la théorie
cytokinergique. Les possibilités de réso-
lution de cette contradiction existent,
mais elles restent assez floues : implica-
tion de cytokines qui n’activent pas
l ’ a xe corticotrope, comorbidités ave c
des pathologies dans lesquelles une
hypoactivité de l’axe existe (par exemple
états de stress post-traumatique), varia-
bilités génétiques, etc.
Liens entre stress, dépression
et cytokines
Il est habituel de faire entrer la théorie
cytokinergique de la dépression dans le
cadre de théories du stress. L’idée géné-
rale est que des stress chroniques pro-
duisent une libération périphérique de
cytokines, et que ces cytokines vont agir
sur le cerveau pour déclencher l’état
dépressif (on signale ici que les voies
par lesquelles les cytokines sont suppo-
sées agir sur le cerveau ne sont pas du
tout bien définies : peut-être en activant
le nerf vague, peut-être en diffusant pas-
sivement à partir des structures céré-
brales dépourvues de barrière hémato-
encéphalique, voire par le déclenche-
ment de la synthèse et de la libération de
cytokines dans le cerveau lui-même
sans parler de la question encore non
résolue des récepteurs centraux des
cytokines). On sait qu’il existe de nom-
breuses hypothèses sur le lien entre le
stress et la dépression, fondées sur l’idée
que la dépression est secondaire à des
stress chroniques (que l’effet des stress
chroniques soit d’augmenter les cyto-
kines, de dépléter le cerveau en séroto-
nine, de produire des effets toxiques sur
le cerveau, de favoriser les effets dépres-
sogènes des corticoïdes, de bloquer la
neurogenèse, ou d’inhiber la libération
dans le cerveau de substances neurotro-
phiques ayant des propriétés d’antidé-
presseurs endogènes, etc.). En fa i t ,
malg cette abondance d’hypothèses,
les liens entre le stress et la dépression
ne sont toujours pas très clairs. En cli-
nique, il est évident que la majorité des
premiers états dépressifs surviennent à
la suite d’un stress unique, une expé-
rience de perte à laquelle le sujet était
électivement sensible, et qu’une accu-
mulation chronique de stress n’est pas
une condition obligatoire pour déclen-
cher un état dépressif. Des études ont
d’ailleurs montré que, d’une façon géné-
rale, les patients déprimés ne sont pas
des personnes qui ont été plus stressées
que les autres. Dans ces conditions, la
théorie cy t o k i n e rgique est difficile à
défendre. À moins de faire appel à des
phénomènes de sensibilisation, comme
on le reverra.
Les effets des cytokines sur
les monoamines cérébrales appor-
tent-ils des arguments en faveur
de la théorie cytokinergique ?
Quel que soit le mécanisme par lequel
les cytokines agissent sur le cerveau
(mécanismes que l’on ne connaît tou-
jours pas), il est incontestable qu’elles
ont des effets importants sur les neuro-
transmetteurs cérébraux, en particulier
la sérotonine. La théorie sérotoniner-
gique de la dépression, qui est toujours
aujourd’hui la théorie dominante (ne
serait-ce que parce que les antidé-
presseurs agissent tous sur les systèmes
s é r o t o n i n e rgi ques), suggère que la
dépression serait liée à un défaut de
sérotonine dans le cerveau. Il a été mon-
tré que les processus inflammatoires
périphériques chroniques diminuent la
sérotonine cérébrale, ce qui pourr a i t
constituer un argument en faveur de la
théorie cytokinergique. Mais, paradoxa-
lement, les cytokines (au moins en aigu)
augmentent la sérotonine cérébrale (ce
qui leur donnerait plutôt un effet antidé-
presseur). D’un autre côté, les effets de
traitements chroniques par les cytokines
sur la sérotonine cérébrale sont toujours
mal connus, et certains éléments font
penser quune activation chronique
des sysmes sérotoninergiques (par
les cytokines, par exemple) pourr a i t
conduire à une déplétion du cerveau en
sérotonine. Il a aussi été montré que
c e r taines cytokines (IL-2 et IFNγ)
a c t i vent une enzyme, l’indoleamine 2,3-
d i o xygenase, qui conve r tit le try p t o p h a n e
en kynurénine, contribuant à pléter le
c e r veau en tryptophane (pcurseur essen-
tiel de la sérotonine). Il a par ailleurs été
montque les cytokines activent le trans-
p o rte ur de la sérotonine, ce qui pourr a i t
diminuer la teneur extracellulaire en séro-
tonine. Dans l’ensemble, les effets des
cytokines sur les systèmes sérotoniner-
giques pourraient aller plutôt dans le sens
de l’hypothèse cy t o k i n e rgique de la
dépression, même si l’on ignore encore
pratiquement tout des effets chroniques
des cytokines sur les systèmes sérotoni-
n e r giques chez l’homme.
Cytokines et antidépresseurs
Une caractéristique majeure de la
dépression est qu’elle est, dans la gran-
de majorité des cas, sensible aux antidé-
presseurs. Et, même si chacun peut avoir
une opinion particulière sur le sujet, il
est admis que, en règle générale, tous les
antidépresseurs sont efficaces dans le
traitement de la dépression, quel que soit
leur mécanisme d’action. Toute modéli-
sation de la dépression chez l’animal
doit répondre à ce critère d’efficacité des
antidépresseurs sur le modèle, quel que
soit l’antipresseur. Un problème posé par
l’hypothèse cytokinergique de la dépres-
sion est que les antipresseurs ne
bloquent que peu et mal les effets des
cytokines chez l’animal. Cela réduit beau-
c o u p la portée de la théorie cytokiner-
gique. C’est dans ce contexte que cert a i n s
auteurs ont obserque les antidépres-
seurs ont des effets anti-inflammatoires.
Mais, si la dépression était véritable-
ment liée à un effet des cytokines, les
meilleurs antidépresseurs devraient être
les anti-inflammatoires, ce qui, on l’a
déjà dit, n’est pas le cas.
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D’un autre côté, on ne peut pas trop exi-
ger non plus d’un modèle animal et, si
les antidépresseurs ne sont pas efficaces
pour bloquer les effets des cytokines
chez l’animal, cela ne signifie pas obli-
gatoirement que les cytokines n’ont pas
d ’ e ffet dépressogène chez l’homme.
D’autant que le traitement systématique
par les antidépresseurs de malades trai-
tés par les cytokines (pour les maladies
que l’on a vues) s’est révélé être très
efficace pour prévenir les états dépres-
sifs (on note quand même que cela ne
constitue pas particulièrement un argu-
ment en faveur de la théorie cytokiner-
gique : cela démontre seulement, une
fois de plus, que les antidépresseurs
méritent bien leur nom).
Cytokines et sensibilisation
On a vu qu’il pourrait exister des sensi-
bilisations croisées entre les cytokines
et le stress. Cela a une portée potentielle
c o n s i d é r a b le dans l’élaboration de la
théorie cy t o k i n e rgique, car cela peut
a p p o r ter des ponses (mais des
réponses qui restent hypothétiques) à la
plupart des contradictions ou des ques-
tions soulevées par la théorie. La sensi-
bilisation est un mécanisme par lequel
un événement donné, en règle générale
un stress, laisse une marque dans le
cerveau telle que le cerveau devient
hypersensible à certains événements (ou
à certains stress) qui ont une forme de
relation avec le stress initial, et, quand
un événement particulier survient plus
tard dans l’existence (un événement sus-
ceptible de réactiver la marque initiale),
la réaction comportementale ou clinique
est très forte, décuplée en intensité. Il
existe ainsi de nombreux exemples
un stress subi à certains moments de
l’existence (par exemple, la petite enfan-
ce) rend le cerveau hypersensible plus
tard dans l’existence l’âge adulte par
exemple) à des stress qui ont un lien
avec le stress initial. Une particularité de
la sensibilisation est qu’elle peut être
croisée avec d’autres événements qui
sont autre chose que des stress, une prise
de drogues par exemple (ce qui est à
l’origine de théories “déve l o p p e m e n-
tales” de la toxicomanie). Des sensibili-
sations croisées ont été observées chez
l’animal entre les cytokines et des stress
psychologiques. Par exemple, un certain
temps après une injection unique d’IL-1,
les réponses à un stress psychologique
sont potentialisées (évaluées par l’acti-
vation plus importante de l’axe cortico-
trope). Des effets similaires ont été
observés avec le TNFα.Ainsi une expo-
sition à un stress immunitaire peut, long-
temps après, modifier les réponses à un
stress psychologique. Mais il s’agit d’un
modèle hypothétique, et beaucoup d’élé-
ments sont encore à démontrer pour que
ce modèle soit utilisable dans le cadre de
la théorie cytokinergique : le délai de la
sensibilisation pourrait-il être suffisam-
ment long pour qu’un stress immuni-
taire de l’enfance rende vulnérable à la
dépression à l’âge adulte ? Un stress
psychologique peut-il sensibiliser aux
cytokines, etc. ? Il ne s’agit donc que
d’un modèle théorique. S’il était démon-
tré qu’il est applicable à la dépression,
cela permettrait d’expliquer que des
états dépressifs puissent survenir en
l’absence d’augmentation décelable des
cytokines. Mais on est loin d’en être là.
Conclusion
Les cytokines sont, sans contestation
p o s s i b le, impliquées dans les pressions
qui surviennent chez les patients rece-
vant une cytokinothérapie pour des mala-
dies somatiques. La fréquence de ces
dépressions directement liées à des injec-
tions de cytokines est encore mal établ i e ,
et ne concerne probablement qu’une pro-
p o r tion limitée des patients traités.
Limplication des cytokines dans les
autres formes de dépression reste très
d i s c u t a ble. Des auteurs ont proposé que
les cytokines pourraient être principale-
ment impliquées dans les pressions
atypiques (où l’on a retrouvé des aug-
mentations de l’IL-6), mais ces résultats
demandent à être confi rs par d’autres
équipes. Pour ce qui est de l’implication
des cytokines dans les formes typiques
de dépression, une revue de la littérature
montre que les résultats sont loin d’être
c o nvaincants. On a vu que l’hy p o t h è s e
cy t o k i n e rgique était peu compatible ave c
la clinique classique (freudienne) de la
dépression. Il reste la question des liens
entre stress, sensibilisation et dépression,
et celle potentiellement très intéressante
des états inflammatoires qui pourr a i e n t
se développer chez les patients chroni-
quement déprimés, mais ce sont des
sujets sur lesquels il y a aujourd’hui
beaucoup plus de questions que de
réponses. En résumé, on peut proposer,
en attendant d’éventuels éléments plus
éclairants, de restreindre les liens entre
cytokines et dépression à ceux des cy t o-
kinothérapies chez l’homme, constituant
le “syndrome dépressif directement asso-
cié aux cytokines”, et de rester très pru-
dents pour l’implication des cy t o k i n e s
dans d’autres formes de dépression.
Références
Toute revue sur les cytokines dans la
dépression justifierait la citation de plu-
sieurs centaines de références, ce qui est
incompatible avec l’espace éditorial du
journal. Pour des références complètes,
nous renvoyons le lecteur aux art i c l e s
suivants :
1. de Beaurepaire R. Questions raised by
the cytokine hypothesis of depre s s i o n .
Brain Behav Immunity 2002;16:610-7.
2. de Beaure p a i r e R.pression et cytokines
(1epartie). Dépression 1999a;15:43-51.
3. de Beaurepaire R, Swiergiel AH, Dunn
AJ. Neuroimmune mediators: are cytokines
mediators of depression? In: Licinio J,
Wong ML (eds). Biology of depression.
Weinheim: Wiley, in press.
4. de Beaure p a i r e R.pression et cytokines
(2epartie). Dépression 1999b;17:40-52.
5. Slisli Y, de Beaure p a i re R. Interl e u k i n - 1 ß
and calcitonin, but not corticotro p i n - r e l e a-
sing factor, alter sleep cycles when injected
into the lateral hypothalamic para v e n t r i c u l a r
a r ea. Neurosci Lett 1999;265:29-32.
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Mise au point L’hypothèse cytokinergique de la dépression

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