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Mise au point
Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004
kinergique. Cela est difficilement com-
patible avec l’idée que les cytokines
pourraient activer – par exemple, dans
un système limbique sensibilisé – des
idées négatives, car, selon la dynamique
propre de la dépression, ce sont les idées
négatives qui entretiennent la dépression
et, dans ces conditions, l’arrêt des cyto-
kines ne devrait pas faire cesser l’état
dépressif. Le fait que les états dépressifs
puissent être déclenchés par les cyto-
kines et cessent avec leur arrêt situe plu-
tôt les effets dépressogènes des cyto-
kines dans le cadre des “troubles de
l’humeur dus à une affection médicale
générale”, cadre pathologique qui est
distingué de celui de la dépression dans
les classifications du DSM.
Les effets hy p e rt h e r m i s a n t s , hyperal-
gésiants et hypersomniants des
cytokines sont-ils compatibles
avec une théorie cytokinergique
de la dépression ?
Beaucoup des effets des cytokines sont
c o m p a t i bles avec la dépression (anorex i e ,
anhédonie, ralentissement), mais cert a i n s
autres ne le sont pas : l’hy p e rt h e r m i e ,
l ’ hyperalgésie (les déprimés sont plutôt
dans un état d’analgésie), et surtout l’eff e t
s o m n o gène (étant donné que les déprimés
sont en règle générale insomniaques). En
ce qui concerne les effets hy p e r a l g é s i a n t s
et hy p e rt h e rmi sants, certains considèrent
qu’ils ne constituent pas un obstacle à
l ’ hypothèse cy t o k i n e rgique de la dépres-
sion, étant donné que ces effets ont ten-
dance à disparaître lors d’injections répé-
tées de cytokines chez l’animal (et il ex i s -
te aussi une tendance à l’hy p e rt h e rm i e
chez les déprimés). La question de l’hy-
persomnie reste sujette à discussion et à
c o n t r overse. Pour certains auteurs, l’im-
p o rtant serait que les cytokines produisent
des troubles du sommeil, peu import e
qu’il s’agisse d’hypersomnie, et ces
auteurs ajoutent qu’il existe souvent une
hypersomnie dans les dépressions aty-
piques (à quoi l’on objecte que, en règle
générale, les déprimés hy p e r s o m n i a q u e s
sont aussi hy p e r phagiques, ce qui ne peut
pas cadrer avec un effet des cytokines –
qui sont toujours anorexigènes). Une
autre façon de répondre à l’objection de
l ’ hypersomnie est de dire que, chez l’ani-
mal, les cytokines (en particulier l’inter-
leukine 1β) n’ont pas d’effet hy p e r s o m-
niant quand elles sont injectées en intra-
cérébral, mais qu’elles ont, au contraire,
un effet insomniant (5). L’inconvénient
de cet argument est qu’il ouvre sur une
hypothèse centrale des effets dépresso-
gènes des cytokines, qui n’est pas l’hy p o-
thèse généralement défendue, parce qu’il
n’y aurait pas, ou seulement très peu, de
récepteurs à l’interleukine 1β– et, d’une
façon générale, aux cytokines – dans le
c e rveau. D’un autre côté, de plus en plus de
t r avaux mettent en évidence des actions
centrales des cytokines, et montrent qu’il
existe des cibles centrales aux cy t o k i n e s
(peut-être surtout dans les cellules gliales)
avec des voies de signalisation intracel-
lulaire spécifiquement dépendantes des
cytokines (ce qui fait que l’on en viendra
peut-être bientôt à une hypothèse cy t o k i-
n e r gique de la dépression plus nettement
focalisée sur les cibles centrales des
cytokines, ce qui pourrait faire progres-
ser l ’ h ypothèse de façon intéressante).
C e rtains auteurs ont proposé une autre
réponse à la question des effets hy p e r -
somniants des cy t o k i n e s : une cytokine, le
T N Fα, a des effets insomniants à fa i bl e
dose chez l’homme (l’inconvénient de
cette réponse est qu’elle réduit l’hy p o t h è s e
cy t o k i n e r gique au seul T N Fα, qui n’est
justement pas parmi les cytokines que
l’on retrouve augmentées dans le plasma
des déprimés, sans parler du fait que, dès
que les taux circulants de T N Fαa u g m e n -
tent, une hypersomnie apparaît).
Les troubles cognitifs produits
par les cytokines sont-ils compatibl e s
avec un modèle de dépression ?
Il existe certains troubles cognitifs dans
la dépression, et les traitements par les
cytokines (chez l’animal et chez l’hom-
me) donnent des troubles cognitifs, de
telle sorte que les défenseurs de la théo-
rie cytokinergique de la dépression ont
vu là un argument en sa faveur. Mais il
ne semble pas que les troubles cognitifs
des déprimés et ceux produits par
les cytokines soient comparables. Les
t r o u bles cognitifs des déprimés sont
généralement mineurs ; ils semblent être
en relation avec le ralentissement psy-
chomoteur et avec des biais de pensée et,
peut-être, avec l’inhibition transitoire et
fonctionnelle de certains systèmes mné-
siques cérébraux. Alors que les troubles
cognitifs produits par les cytokines sem-
blent avoir une véritable dimension
organique, peut-être par des mécanismes
neurotoxiques. Pour certains auteurs, les
troubles cognitifs produits par les cyto-
kines ressemblent à ceux que l’on obser-
ve au cours des maladies neurodégéné-
ratives. Mais il n’est pas impossible que,
dans des dépressions chroniques et
anciennes, résistantes au traitement, les
cytokines participent à certaines formes
de toxicité cérébrale.
Comment concilier la théorie
cytokynergique avec le fait
qu’il existe des dépressions sans
hyperactivité de l’axe corticotrope,
alors que la plupart des cytokines
augmentent l’activité de cet axe ?
Les corticoïdes circulants sont très sou-
vent élevés chez les déprimés (avec un
échappement à la dexaméthasone chez
près de la moitié des patients), et il ex i s t e
une théorie corticoïde de la dépression.
Les cytokines activent l’axe cort i c o t r o p e ,
et cela a été considéré comme un argu-
ment majeur en faveur de la théorie
cytokinergique (en réalité, ce sont sur-
tout les interleukines 1 qui activent l’axe
corticotrope, alors que les autres cyto-
kines, telles que l’IFNβ, l’IL-2, l’IL-6 et
le TNFα, ne l’activent qu’assez peu).
On objecte donc que près de la moitié
des patients déprimés n’ont pas d’hyper-