Mise au point Les limites de l’hypothèse cytokinergique de la dépression R. de Beaurepaire* La dépression a des facteurs déclenchants, une période d’état avec ses caractères cliniques propres, et une plus ou moins longue phase de guérison. On connaît un grand nombre de mécanismes biologiques potentiellement impliqués dans ces trois ordres d’éléments, gr â c e aux méthodes actuelles d’exploration du fonctionnement du cerveau, grâce à notre connaissance du mode d’action des antidépresseurs, et, enfin, grâce aux modélisations de la dépression chez l’animal. Mais il est un élément qui reste peu accessible aux méthodes d’inve s t i gation actuelles, et qui a une importance essentielle dans la physiopathologie de la dépression : c’est la dimension dynamique, le maintien dynamique (psychodynamique ou physiodynamique) de l’état dépressif. Dans Deuil et mélancol i e, Freud avait centré sa réflexion sur cet aspect de la question : un événement, la perte de l’objet, déclenche un état – l’état de deuil – et, chez certaines personnes, un état dépressif se met en place, où le déprimé auto-entretient son état dépressif en l’alimentant de toutes sortes d’idées de culpabilité, d’autodépréciation et de désir d’en finir avec l’existence. Le facteur déclenchant lui-même – l’objet perdu – disparaît alors complètement des préoccupations du malade, qui ne sait même plus pourquoi il est déprimé, mais qui sait seulement qu’il est un être coupable et misérable, et qu’il doit mourir. C’est en se situant dans cette perspective que l’on comprend peut-être le mieux où se situent les limites de l’hypothèse cy t ok i n e rgique de la dépression (1). * Centre hospitalier Paul-Guiraud, Villejuif. L’hypothèse cytokinergique de la dépression L’hypothèse cytokinergique de la dépression est née au cours des années 1990, à p a rtir d’observations cliniques et biologiques. Les observations cliniques dataient des années 1980. Il s’agissait de la fréquence élevée des états dépressifs observés chez les patients traités par des cytokines pour des pathologies médicales (les interféron alpha [IFNα], interféron bêta [ I F Nβ], interféron gamma [IFNγ] et interleukine 2 [IL-2] sont efficaces dans le traitement de l’hépatite chronique, de certaines leucémies, du myélome et du mélanome [IFNα], de la sclérose en plaques [IFNß], de certaines infections [INFγ] et du carcinome rénal [IL-2]). Sur le plan biologique, deux types de données ont attiré l’attention sur les cytokines. Le premier concerne les effets des cytokines chez l’animal, où elles produisent un ensemble de manifestations qui rappellent l’état dépressif chez l’homme (anorexie, ralentissement, troubles du sommeil, anhédonie, hypercortisolisme). Cet ensemble de manifestations a été désigné sous le terme de “comportement de maladie”. Le deuxième type de données a été l’observation de l’existence de certaines formes d’activation immunitaire chez les déprimés. Cela était en contradiction avec des données classiques (les patients déprimés étaient plutôt considérés comme immunodéprimés). Parmi les nombreuses activations immunitaires retrouvées, il y avait une augmentation des cytokines sériques. Ces différents éléments ont conduit à l’élaboration de l’hypothèse cytokinergique de la dépression, qui a été formulée pour Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004 la première fois en 1991 par Smith (qui proposait qu’une augmentation de la production de cytokines par les monocytes et les macrophages soit susceptible de produire un état dépressif). Par la suite, l’hypothèse a pris une dimension plus “totalisante”, avec certains auteurs qui ont suggéré que toutes les dépressions pourraient avoir une origine immunitaire, et que les cytokines ne seraient pas “une” cause, mais “la” cause de la dépression. L’hypothèse cytokinergique suggère donc que la dépression serait en relation avec une activation immunitaire produisant une augmentation des cytokines plasmatiques circulantes, elles-mêmes responsables de la symptomatologie clinique de la dépression (2, 3). D’une façon schématique, l’hypothèse (encore que les auteurs qui travaillent sur le sujet ne disent généralement pas l’“hypothèse”, mais “la théorie cytokinergique”) repose actuellement sur les arguments suivants : – les traitements par cytokines produisent des états dépressifs chez l’homme ; – certaines formes d’activation immunitaire ont été observées chez les déprimés ; – les états dépressifs seraient plus fréquents chez les patients qui présentent des désordres immunitaires (sclérose en plaques, par exemple) ; – les cytokines produisent chez l’animal un ensemble de troubles (qualifiés de “comportement de maladie”) qui a des ressemblances avec l’état dépressif chez l’homme ; – les cytokines activent l’axe hypothalamohypophyso-surrénalien (axe corticotrope) et l’activation de l’axe corticotrope est un élément biologique classique de la dépression ; 179 Mise au point – certaines cytokines modifient le fonctionnement des systèmes sérotoninergiques centraux, et les hypothèses actuelles donnent à la sérotonine un rôle majeur dans la physiopathologie de la dépression ; – c e rtaines cytokines activent les systèmes noradrénergiques centraux, et cette activation est assez constamment observée chez les déprimés ; – il existe des réponses de sensibilisation croisée entre le stress et les cytokines, et c e rtaines hypothèses ont proposé que la dépression pourrait être liée à une forme p a rticulière de sensibilisation au stress. Sans reprendre ces huit points un par un, nous allons voir rapidement les principales questions soulevées par l’hypothèse – ou théorie – cytokinergique de la dépression. Questions soulevées par l’hypothèse cytokinergique de la dépression Comment concilier l’hypothèse cytokinergique avec l’évolution naturelle de la dépression ? En considérant la dépression selon sa séquence temporelle (séquence : déclenchement, état, guérison), et en termes concrets, les cytokines pourraient théoriquement intervenir de trois façons – à trois étapes – au cours de la dépression (1). La première possibilité est que les cytokines sont la cause première de la dépression ; autrement dit, des cytokines périphériques iraient activer dans le cerveau la production de pensées négatives, ou activeraient certains événements biologiques tels que l’organisation du cerveau s’en trouverait modifiée, entretenant au long cours ce que l’on appelle une “organisation cérébrale dépressive”. Contre cette possibilité, on peut retenir plusieurs arguments. Le premier est que l’augmentation des cytokines n’est retrouvée que de façon très inconstante chez les déprimés, et un certain nombre d’études (par exemple, avec un dosage systématique des cytokines lors de l’admission de malades à l’hôpital) ont observé que des états dépressifs peuvent survenir en l’absence d’augmentation des cytokines. Concernant ce dernier point, il a été plus particulièrement montré que, lorsque l’on déclenche expérimentalement un état dépressif chez une personne vulnérable en utilisant un régime pauvre en tryptophane (ce qui produit une diminution de la sérotonine cérébrale), la survenue de l’état dépressif n’est pas contemporaine d’une réaction immunitaire ou d’une augmentation des cytokines sériques. À ces arguments, on oppose un contre-argument, celui des sensibilisations croisées entre le stress et les cytokines, que l’on reverra. Un autre contre-argument possible est que les cytokines sériques sont des molécules extrêmement difficiles à détecter (pratiquement indétectables : il faut d’énormes augmentations des cytokines sériques pour pouvoir les détecter), ce qui peut constituer un soi un argument remettant complètement en cause la théorie cytokinergique, mais qui peut aussi être utilisé, à l’inverse, pour dire que l’absence de mise en évidence d’une augmentation des cytokines ne signifie pas que cellesci ne sont pas élevées. La deuxième possibilité est que les cytokines interviennent après l’installation de l’état dépressif. Dans ce cas, un état dépressif s’installerait après un événement psychologique (la perte de l’objet), et les cytokines prendraient le relais du stress psychologique. C’est-à-dire, que ce qui différencierait une personne qui fait un simple deuil de celle qui met en place un état dépressif, ce serait le développement rapide d’une réaction immunitaire chez celle qui va développer un état dépressif. La réaction immunitaire augmenterait progressivement, et c’est elle qui déclencherait l’envahissement de la conscience par des pensées négatives et le désir de mourir, et qui contribuerait au maintien de ces pensées. Les cytokines bloque- raient en quelque sorte le processus de guérison, de telle sorte que l’état dépressif s’autonomiserait, l’expérience de perte pouvant être oubliée. Mais, si cette façon de voir était exacte, le traitement de la dépression pourrait reposer sur les anti-inflammatoires, ce qui n’est pas le cas (encore que certains auteurs décrivent actuellement des propriétés antiinflammatoires aux antidépresseurs, ce qui, selon eux, constitue un argument majeur en faveur de la théorie cytokinergique de la dépression). La troisième possibilité est que le stress psychologique (la perte de l’objet), associé à certaines vulnérabilités biologiques cérébrales propres à un individu, serait une cause suffisante pour la mise en place et le maintien de l’état dépressif, et que les phénomènes immunitaires, s’ils existent, n’auraient qu’un rôle accessoire, c’est-à-dire qu’ils ne seraient que peu ou pas impliqués dans la maladie d é p r e s s ive. Ce serait l’état dépressif lui-même, chez certains individus, et pour des raisons que l’on ne connaît pas, qui entraînerait le développement d’une réaction immunitaire/inflammatoire périph érique. Pour beaucoup, cette possibilité est la plus vraisemblable (elle implique que la théorie cytokinergique de la dépression est fausse, et n’a donc aucun lieu d’être). Cette possibilité ouvre la question très intéressante des liens entre le système nerveux central et les processus inflammatoires périphériques : comment un cerveau malade – une organisation cérébrale dépressive – pourrait-il conduire au développement d’une réaction inflammatoire périphérique – une question que l’on a cherché à aborder dans un article précédent (4). Il faut aussi souligner que, lorsque des patients sont traités par des cytokines pour des maladies somatiques, et qu’ils développement des états dépressifs, ces états dépressifs cessent à l’arrêt du traitement par les cytokines. Cela a des implications dans le cadre d’une approche dynamique de la théorie cyto- 180 Mise au point kinergique. Cela est difficilement compatible avec l’idée que les cytokines pourraient activer – par exemple, dans un système limbique sensibilisé – des idées négatives, car, selon la dynamique propre de la dépression, ce sont les idées négatives qui entretiennent la dépression et, dans ces conditions, l’arrêt des cytokines ne devrait pas faire cesser l’état dépressif. Le fait que les états dépressifs puissent être déclenchés par les cytokines et cessent avec leur arrêt situe plutôt les effets dépressogènes des cytokines dans le cadre des “troubles de l’humeur dus à une affection médicale générale”, cadre pathologique qui est distingué de celui de la dépression dans les classifications du DSM. Les effets hyperthermisants, hyperalgésiants et hypersomniants des cytokines sont-ils compatibles avec une théorie cytokinergique de la dépression ? Beaucoup des effets des cytokines sont compatibles avec la dépression (anorexie, anhédonie, ralentissement), mais certains autres ne le sont pas : l’hyperthermie, l’hyperalgésie (les déprimés sont plutôt dans un état d’analgésie), et surtout l’effet somnogène (étant donné que les déprimés sont en règle générale insomniaques). En ce qui concerne les effets hyperalgésiants et hy p e rt h e rmisants, certains considèrent qu’ils ne constituent pas un obstacle à l’hypothèse cytokinergique de la dépression, étant donné que ces effets ont tendance à disparaître lors d’injections répétées de cytokines chez l’animal (et il existe aussi une tendance à l’hyperthermie chez les déprimés). La question de l’hypersomnie reste sujette à discussion et à controverse. Pour certains auteurs, l’imp o rtant serait que les cytokines produisent des troubles du sommeil, peu import e qu’il s’agisse d’hypersomnie, et ces auteurs ajoutent qu’il existe souvent une hypersomnie dans les dépressions atypiques (à quoi l’on objecte que, en règle générale, les déprimés hypersomniaques sont aussi hyperphagiques, ce qui ne peut pas cadrer avec un effet des cytokines – qui sont toujours anorexigènes). Une autre façon de répondre à l’objection de l’hypersomnie est de dire que, chez l’animal, les cytokines (en particulier l’interleukine 1β) n’ont pas d’effet hypersomniant quand elles sont injectées en intracérébral, mais qu’elles ont, au contraire, un effet insomniant (5). L’inconvénient de cet argument est qu’il ouvre sur une hypothèse centrale des effets dépressogènes des cytokines, qui n’est pas l’hy p othèse généralement défendue, parce qu’il n’y aurait pas, ou seulement très peu, de récepteurs à l’interleukine 1β – et, d’une façon générale, aux cytokines – dans le c e rveau. D’un autre côté, de plus en plus de travaux mettent en évidence des actions centrales des cytokines, et montrent qu’il existe des cibles centrales aux cytokines (peut-être surtout dans les cellules gliales) avec des voies de signalisation intracellulaire spécifiquement dépendantes des cytokines (ce qui fait que l’on en viendra peut-être bientôt à une hypothèse cy t o k inergique de la dépression plus nettement focalisée sur les cibles centrales des cytokines, ce qui pourrait faire progresser l’hypothèse de façon intéressante). C e rtains auteurs ont proposé une autre réponse à la question des effets hypersomniants des cytokines : une cytokine, le T N Fα, a des effets insomniants à fa i ble dose chez l’homme (l’inconvénient de cette réponse est qu’elle réduit l’hypothèse cytokinergique au seul T N Fα, qui n’est justement pas parmi les cytokines que l’on retrouve augmentées dans le plasma des déprimés, sans parler du fait que, dès que les taux circulants de T N Fα augmentent, une hypersomnie apparaît). Les troubles cognitifs produits par les cytokines sont-ils compatibles avec un modèle de dépression ? Il existe certains troubles cognitifs dans la dépression, et les traitements par les Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004 cytokines (chez l’animal et chez l’homme) donnent des troubles cognitifs, de telle sorte que les défenseurs de la théorie cytokinergique de la dépression ont vu là un argument en sa faveur. Mais il ne semble pas que les troubles cognitifs des déprimés et ceux produits par les cytokines soient comparables. Les t r o u bles cognitifs des déprimés sont généralement mineurs ; ils semblent être en relation avec le ralentissement psychomoteur et avec des biais de pensée et, peut-être, avec l’inhibition transitoire et fonctionnelle de certains systèmes mnésiques cérébraux. Alors que les troubles cognitifs produits par les cytokines semblent avoir une véritable dimension organique, peut-être par des mécanismes neurotoxiques. Pour certains auteurs, les troubles cognitifs produits par les cytokines ressemblent à ceux que l’on observe au cours des maladies neurodégénératives. Mais il n’est pas impossible que, dans des dépressions chroniques et anciennes, résistantes au traitement, les cytokines participent à certaines formes de toxicité cérébrale. Comment concilier la théorie cytokynergique avec le fait qu’il existe des dépressions sans hyperactivité de l’axe corticotrope, alors que la plupart des cytokines augmentent l’activité de cet axe ? Les corticoïdes circulants sont très souvent élevés chez les déprimés (avec un échappement à la dexaméthasone chez près de la moitié des patients), et il existe une théorie corticoïde de la dépression. Les cytokines activent l’axe corticotrope, et cela a été considéré comme un argument majeur en faveur de la théorie cytokinergique (en réalité, ce sont surtout les interleukines 1 qui activent l’axe corticotrope, alors que les autres cytokines, telles que l’IFNβ, l’IL-2, l’IL-6 et le TNFα, ne l’activent qu’assez peu). On objecte donc que près de la moitié des patients déprimés n’ont pas d’hyper- 181 Mise au point activité de l’axe corticotrope, et cela est difficilement conciliable avec la théorie cytokinergique. Les possibilités de résolution de cette contradiction existent, mais elles restent assez floues : implication de cytokines qui n’activent pas l’axe corticotrope, comorbidités avec des pathologies dans lesquelles une hypoactivité de l’axe existe (par exemple états de stress post-traumatique), variabilités génétiques, etc. Liens entre stress, dépression et cytokines Il est habituel de faire entrer la théorie cytokinergique de la dépression dans le cadre de théories du stress. L’idée générale est que des stress chroniques produisent une libération périphérique de cytokines, et que ces cytokines vont agir sur le cerveau pour déclencher l’état dépressif (on signale ici que les voies par lesquelles les cytokines sont supposées agir sur le cerveau ne sont pas du tout bien définies : peut-être en activant le nerf vague, peut-être en diffusant passivement à partir des str uctures cérébrales dépourvues de barrière hématoencéphalique, voire par le déclenchement de la synthèse et de la libération de cytokines dans le cerveau lui-même – sans parler de la question encore non résolue des récepteurs centraux des cytokines). On sait qu’il existe de nombreuses hypothèses sur le lien entre le stress et la dépression, fondées sur l’idée que la dépression est secondaire à des stress chroniques (que l’effet des stress chroniques soit d’augmenter les cytokines, de dépléter le cerveau en sérotonine, de produire des effets toxiques sur le cerveau, de favoriser les effets dépressogènes des corticoïdes, de bloquer la neurogenèse, ou d’inhiber la libération dans le cerveau de substances neurotrophiques ayant des propriétés d’antidépresseurs endogènes, etc.). En fait, malgré cette abondance d’hypothèses, les liens entre le stress et la dépression ne sont toujours pas très clairs. En clinique, il est évident que la majorité des premiers états dépressifs surviennent à la suite d’un stress unique, une expérience de perte à laquelle le sujet était électivement sensible, et qu’une accumulation chronique de stress n’est pas une condition obligatoire pour déclencher un état dépressif. Des études ont d’ailleurs montré que, d’une façon générale, les patients déprimés ne sont pas des personnes qui ont été plus stressées que les autres. Dans ces conditions, la théorie cy t o k i n e rgique est difficile à défendre. À moins de faire appel à des phénomènes de sensibilisation, comme on le reverra. Les effets des cytokines sur les monoamines cérébrales apportent-ils des arguments en faveur de la théorie cytokinergique ? Quel que soit le mécanisme par lequel les cytokines agissent sur le cerveau (mécanismes que l’on ne connaît toujours pas), il est incontestable qu’elles ont des effets importants sur les neurotransmetteurs cérébraux, en particulier la sérotonine. La théorie sérotoninergique de la dépression, qui est toujours aujourd’hui la théorie dominante (ne serait-ce que parce que les antidépresseurs agissent tous sur les systèmes s é r o t o n i n e rgiques), suggère que la dépression serait liée à un défaut de sérotonine dans le cerveau. Il a été montré que les processus inflammatoires périphériques chroniques diminuent la sérotonine cérébrale, ce qui pourrait constituer un argument en faveur de la théorie cytokinergique. Mais, paradoxalement, les cytokines (au moins en aigu) augmentent la sérotonine cérébrale (ce qui leur donnerait plutôt un effet antidépresseur). D’un autre côté, les effets de traitements chroniques par les cytokines sur la sérotonine cérébrale sont toujours mal connus, et certains éléments font penser qu’une activation chronique des systèmes sérotoninergiques (par les cytokines, par exemple) pourrait conduire à une déplétion du cerveau en sérotonine. Il a aussi été montré que certaines cytokines (IL-2 et IFNγ) activent une enzyme, l’indoleamine 2,3dioxygenase, qui convertit le tryptophane en kynurénine, contribuant à dépléter le cerveau en tryptophane (précurseur essentiel de la sérotonine). Il a par ailleurs été montré que les cytokines activent le transp o rteur de la sérotonine, ce qui pourrait diminuer la teneur extracellulaire en sérotonine. Dans l’ensemble, les effets des cytokines sur les systèmes sérotoninergiques pourraient aller plutôt dans le sens de l’hypothèse cy t o k i n e rgique de la dépression, même si l’on ignore encore pratiquement tout des effets chroniques des cytokines sur les systèmes sérotoninergiques chez l’homme. Cytokines et antidépresseurs Une caractéristique majeure de la dépression est qu’elle est, dans la grande majorité des cas, sensible aux antidépresseurs. Et, même si chacun peut avoir une opinion particulière sur le sujet, il est admis que, en règle générale, tous les antidépresseurs sont efficaces dans le traitement de la dépression, quel que soit leur mécanisme d’action. Toute modélisation de la dépression chez l’animal doit répondre à ce critère d’efficacité des antidépresseurs sur le modèle, quel que soit l’antidépresseur. Un problème posé par l’hypothèse cytokinergique de la dépression est que les antidépresseurs ne bloquent que peu et mal les effets des cytokines chez l’animal. Cela réduit beaucoup la portée de la théorie cytokinergique. C’est dans ce contexte que certains auteurs ont observé que les antidépresseurs ont des effets anti-inflammatoires. Mais, si la dépression était véritablement liée à un effet des cytokines, les meilleurs antidépresseurs devraient être les anti-inflammatoires, ce qui, on l’a déjà dit, n’est pas le cas. 182 Mise au point D’un autre côté, on ne peut pas trop exiger non plus d’un modèle animal et, si les antidépresseurs ne sont pas efficaces pour bloquer les effets des cytokines chez l’animal, cela ne signifie pas obligatoirement que les cytokines n’ont pas d ’ e ffet dépressogène chez l’homme. D’autant que le traitement systématique par les antidépresseurs de malades traités par les cytokines (pour les maladies que l’on a vues) s’est révélé être très efficace pour prévenir les états dépressifs (on note quand même que cela ne constitue pas particulièrement un argument en faveur de la théorie cytokinergique : cela démontre seulement, une fois de plus, que les antidépresseurs méritent bien leur nom). Cytokines et sensibilisation On a vu qu’il pourrait exister des sensibilisations croisées entre les cytokines et le stress. Cela a une portée potentielle considérable dans l’élaboration de la théorie cytokinergique, car cela peut apporter des réponses (mais des réponses qui restent hypothétiques) à la plupart des contradictions ou des questions soulevées par la théorie. La sensibilisation est un mécanisme par lequel un événement donné, en règle générale un stress, laisse une marque dans le cerveau telle que le cerveau devient hypersensible à certains événements (ou à certains stress) qui ont une forme de relation avec le stress initial, et, quand un événement particulier survient plus tard dans l’existence (un événement susceptible de réactiver la marque initiale), la réaction comportementale ou clinique est très forte, décuplée en intensité. Il existe ainsi de nombreux exemples où un stress subi à certains moments de l’existence (par exemple, la petite enfance) rend le cerveau hypersensible plus tard dans l’existence (à l’âge adulte par exemple) à des stress qui ont un lien avec le stress initial. Une particularité de la sensibilisation est qu’elle peut être croisée avec d’autres événements qui sont autre chose que des stress, une prise de drogues par exemple (ce qui est à l’origine de théories “déve l o p p e m e ntales” de la toxicomanie). Des sensibilisations croisées ont été observées chez l’animal entre les cytokines et des stress psychologiques. Par exemple, un certain temps après une injection unique d’IL-1, les réponses à un stress psychologique sont potentialisées (évaluées par l’activation plus importante de l’axe corticotrope). Des effets similaires ont été observés avec le TNFα. Ainsi une exposition à un stress immunitaire peut, longtemps après, modifier les réponses à un stress psychologique. Mais il s’agit d’un modèle hypothétique, et beaucoup d’éléments sont encore à démontrer pour que ce modèle soit utilisable dans le cadre de la théorie cytokinergique : le délai de la sensibilisation pourrait-il être suffisamment long pour qu’un stress immunitaire de l’enfance rende vulnérable à la dépression à l’âge adulte ? Un stress psychologique peut-il sensibiliser aux cytokines, etc. ? Il ne s’agit donc que d’un modèle théorique. S’il était démontré qu’il est applicable à la dépression, cela permettrait d’expliquer que des états dépressifs puissent survenir en l’absence d’augmentation décelable des cytokines. Mais on est loin d’en être là. Conclusion Les cytokines sont, sans contestation possible, impliquées dans les dépressions qui surviennent chez les patients recevant une cytokinothérapie pour des maladies somatiques. La fréquence de ces dépressions directement liées à des injections de cytokines est encore mal établie, et ne concerne probablement qu’une proportion limitée des patients traités. L’implication des cytokines dans les autres formes de dépression reste très discutable. Des auteurs ont proposé que les cytokines pourraient être principalement impliquées dans les dépressions atypiques (où l’on a retrouvé des aug- Act. Méd. Int. - Psychiatrie (21), n° 7, septembre 2004 mentations de l’IL-6), mais ces résultats demandent à être confi rmés par d’autres équipes. Pour ce qui est de l’implication des cytokines dans les formes typiques de dépression, une revue de la littérature montre que les résultats sont loin d’être convaincants. On a vu que l’hypothèse cy t o k i n e rgique était peu compatible avec la clinique classique (freudienne) de la dépression. Il reste la question des liens entre stress, sensibilisation et dépression, et celle potentiellement très intéressante des états inflammatoires qui pourraient se développer chez les patients chroniquement déprimés, mais ce sont des sujets sur lesquels il y a aujourd’hui beaucoup plus de questions que de réponses. En résumé, on peut proposer, en attendant d’éventuels éléments plus éclairants, de restreindre les liens entre cytokines et dépression à ceux des cy t okinothérapies chez l’homme, constituant le “syndrome dépressif directement associé aux cytokines”, et de rester très prudents pour l’implication des cytokines dans d’autres formes de dépression. Références Toute revue sur les cytokines dans la dépression justifierait la citation de plusieurs centaines de références, ce qui est incompatible avec l’espace éditorial du journal. Pour des références complètes, nous renvoyons le lecteur aux articles suivants : 1. de Beaurepaire R. Questions raised by the cytokine hypothesis of depression. Brain Behav Immunity 2002;16:610-7. 2. de Beaurepaire R. Dépression et cytokines (1e partie). Dépression 1999a;15:43-51. 3. de Beaurepaire R, Swiergiel AH, Dunn AJ. Neuroimmune mediators: are cytokines mediators of depression? In: Licinio J, Wong ML (eds). Biology of depression. Weinheim: Wiley, in press. 4. de Beaurepaire R. Dépression et cytokines (2e partie). Dépression 1999b;17:40-52. 5. Slisli Y, de Beaurepaire R. Interleukin-1ß and calcitonin, but not corticotropin-releasing factor, alter sleep cycles when injected into the lateral hypothalamic paraventricular area. Neurosci Lett 1999;265:29-32. 183