Autour des programmes d’histoire Dans quelle mesure l’histoire enseignée dépend-elle des historiens ? Histoire parallèle des programmes et de l’historiographie depuis le XIX°s ? I. Le discours de la méthode A/ Avant 1902 c’est de l’histoire ancienne ! Reinhart Koselleck a montré que "le concept actuel d'histoire [...] s'est élaboré seulement vers la fin du XVIIIe siècle" (Le futur passé: Contribution à la sémantique des temps historiques, 1990 (1979), L’histoire est enseignée par les professeurs de lettres à partir de 1818 il s’agit de présenter le cadre des études classiques, jusqu’en 1830 l’histoire est enseignées par les professeurs de lettres. A partir de 1830, création de l’agrégation d’histoire, l’histoire est enseignée pour elle-même dans les lycées sans que cela remette vraiment en cause l’hégémonie des études classiques ainsi en 1837 on étudie l’histoire Sainte en 6°, l’Asie ancienne et la Grèce en 5°, Rome en 4°, le Moyen-Age en 3°, l’époque moderne en 2nde. Rien en 1ère et terminale. La Seconde République introduit l’histoire contemporaine en 2 nde et 1ère : Révolution - Empire). C’est une grande première, avec une intention politique très claire mais aussi avec une dimension épistémique puisque cet enseignement va s’alimenter aux travaux des historiens (Michelet, Guizot, Quinet, Thiers, Taine…) et modifier tout le sens des études d’histoire. Cette tendance connaît bien des vicissitudes sous le Second Empire (je ne m’y attarde pas) mais ce qui émerge c’est le choix de Victor Duruy qui, en 1863, fait rédiger de nouveaux programmes plutôt conservateur pour les petites classes mais qui introduit l’histoire en classe de philosophie : l’histoire contemporaine est enseignée de la révolution à 1863. Il s’agit d’expliquer le monde contemporain à partir de la césure de la révolution française. La République n’y change finalement pas grand-chose jusqu’en 1902. Toute l’énergie semble tournée vers l’école primaire (cf les grandes lois de Ferry 1881, 82, 84), qui est l’Ecole de la République, celle qui scolarise le peuple qu’il faut éduquer à la République. C’est le domaine de Lavisse (thèse en 1871 sur la Marche de Brandebourg, ce qui le préoccupe c’est d’expliquer la victoire allemande dont le premier grand manuel date de 1884 conforme aux programmes de 82. Là on trouve une histoire entièrement construite autour de la formation du sentiment national, républicain, progressiste. Il s’agit bien d’ancrer la République dans les esprits et pour cela Lavisse propose une histoire téléologique : toute l’histoire de France prépare l’avènement d’une République moderne, éclairée, humaniste puissante, une France dont la mission historique est de diffuser ce progrès (colonisation) et de le défendre (revanche). Ces choses là sont assez bien connues me semble-t-il. Mais il faut souligner qu’elle concerne l’école primaire. Le secondaire n’est pas totalement hermétique à cet « esprit du temps » à cette instrumentalisation de l’enseignement l’histoire mais jusqu’en 1902 l’enseignement y est organisé autour des études classiques (latin-grec). Jusqu’à cette date l’enseignement de l’histoire est finalement à l’image de du savoir savant : l’empirisme domine, la discipline n’est pas vraiment définie entre étude littéraire et morale politique. La réforme de 1902 est l’opportunité pour les historiens d’imposer leur discipline (aux deux sens du terme : champ de savoir et mode de comportement) Qu’en est-il ? B/ Retour aux sources l’école méthodiste Dans les années 1880 émerge en France une histoire universitaire qui se cherche une identité parmi les Sciences. Cette quête est une recherche de respectabilité dans l’université « scientiste ». Le « romantisme », l’amateurisme des historiens est dénoncé. Dans la foulée du positivisme Ernest Renant avait tenté d’appliqué une démarche scientifique à l’étude de « la vie de Jésus dès 1864 », Fustel de Coulange (directeur rue d’Ulm dans les années 80) affirme le crédo scientiste français face à l’école allemande (Mommsen, Ranke) : « l’histoire n’est pas un art, elle est une science pure, une science comme la physique ou la géologie […] Elle n’imagine pas, elle voit seulement […] Elle vise uniquement à trouver des faits et à découvrir des vérités […]. Elle est aussi impartiale, aussi désintéressée, aussi impersonnelle que toutes les autres sciences ». Et d’imposer l’étude croisée des documents écrits : lois, chartes, formules chroniques : tout doit être étudié et comparé… dans la pratique ni Fustel ni Renan n’appliquèrent vraiment ces principes. Ce sont des historiens moins scientistes qui ont quitté l’énoncé des grands principes pour élaborer une méthode historique rigoureuse. Gabriel Monot (fondateur de la Revue Historique en 1876), Camille Julian, Charles-Victor Langlois, Louis Halphen, Philippe Sagnac, Charles Seignobos… Langlois et Seignobos publient en 1898 le premier grand manuel universitaire qui définit les principes et les positions de cette école que l’on va nommer « méthodique ». Deux principes : - l’historien ne doit pas exprimer de théories philosophiques, morales, religieuses ou politiques. Il n’a pas à juger le passé à la lumière des valeurs du présent. - L’historien doit exposer les faits et rechercher les causes (directes et indirectes) Une pratique : - L’historien doit collecter et dépouiller des sources écrites auxquelles il applique une méthode rigoureuse. C’est ce dernier point qui fait l’objet de l’ouvrage de Langlois et Seignobos et qui caractérise la méthode. Critique externe (heuristique) et critique interne (herméneutique) sont les deux mamelles de l’histoire. Les documents sont classés en témoignages directs et indirects, volontaire et involontaire, leur degré de sincérité, d’erreur est évalué… La marque la plus visible de cette exigence méthodologique est la note de bas de page. Bien entendu dans la pratique les historiens méthodistes n’appliquent pas totalement cet idéal. Seignobos lui-même avertissait son lecteur dans l’introduction de son Histoire de l’Europe contemporaine, parue en 1897 en annonçant à la première personne ses préférences pour un régime libéral, laïque, démocratique et occidental» (premier principe mis à mal). Ils produisent du récit où l’enchaînement des faits fait office d’explication causale (second principe mis à mal). Ils ne reprennent pas systématiquement l’ensemble de la démonstration en faisant la critique des sources mais s’appuient sur les travaux antérieurs de leurs collègues et sur les catégories de pensée héritées (comme la périodisation classique par exemple) qu’ils n’interrogent pas (méthode mise à mal). La contradiction est plus vive encore dès qu’il s’agit d’enseignement. On a souvent cité le même Seignobos qui dans un article sur l’enseignement de l’histoire à l’université écrivait : « l’histoire n’est faite ni pour raconter, ni pour prouver, elle est faite pour répondre aux questions sur le passé que suggère la vue des sociétés présentes ». [ quand Henri Irénée Marrou lancera : « toute histoire est contemporaine » il ne dira pas autres chose !]. D’ailleurs comme le souligne A. Prost l’histoire politique qui est celle des méthodistes enseigne que les régimes et les institutions changent. Sans qu’elle ait besoin de le dire elle est une entreprise de désacralisation du politique. Lavisse se rattache à l’école méthodiste par ses fréquentations, par ses accointances politiques et professionnelles. Mais ses manuels scolaires n’ont pas grand-chose à voir avec la méthode : sur les trois points ils vont à l’inverse. Point 1 : Lavisse prend parti parce que l’histoire est une leçon qui « l’amour de la patrie ne s’apprend pas par cœur mais avec le cœur » ; Point 2 Le document n’est pas la source du discours historique du manuel mais une illustration. Point 3 : le discours est posé comme vérité sans aucune discussion critique. Lavisse offre une histoire dénuée d’aspérités et de débat. Les auteurs qui utilisent la critique de Lavisse pour disqualifier l’école méthodique mettent en cause cette distinction essentielle entre histoire-recherche et histoire enseignée. La confusion était liée au choix des méthodistes de dissocier l’établissement des faits par la méthode critique (qui n’appartient qu’à l’histoire recherche) et leur interprétation ultérieure (qui est notamment l’apanage de l’histoire enseignée). L’école méthodique a très tôt fait l’objet de critiques virulentes. Ainsi dès 1903 François Simiand, défend la sociologie contre l’histoire en s’attaquant aux « trois idoles de la tribu des historiens » - l’idole « politique » (une histoire quasi exclusivement politique) - l’idole individu (une histoire qui ignore les groupes sociaux et privilégie la biographie) - l’idole évènement (une histoire qui privilégie l’évènement ponctuel). Cette critique définie l’école méthodique par ses objets (alors que L&S la définissait par ses méthodes) et sera à la base de la remise en cause de cette histoire par l’école des annales. Le noyau dur résiste mieux au temps : heuristique et herméneutique connaîtront des renouvellements au cours du XX° s mais les historiens d’aujourd’hui, Antoine Prost le souligne, sont les héritiers des fondateurs de la profession « parfois inconscients et ingrats »… « nous en minimisons l’apport pour l’avoir trop complètement assimilé ». Avant de quitter l’école méthodique, voyons dans quelle mesure elle infiltre les programmes scolaires au début du XX°s. C/ les programmes sous influence 1902 c’est la date d’une réforme du système éducatif qui est, selon Antoine Prost à l’origine de la structure moderne de l’enseignement secondaire français. Il s’agit de la création de deux cycles, l’un de 4 ans, l’autre de 3 ans. Dans le premier cycle deux sections sont distinguées : classique (latin-grec) et moderne (sans latin-grec). Dans le second cycle 4 sections A latin-grec, B latin-langues, C latin-sciences, D langues-sciences. Cela ne concerne que des effectifs réduits (effectifs 1880-1930 entre 1 et 5% d’une classe d’âge) c'est-à-dire qu’il s’agit de former les élites. Le système scolaire du peuple demeure celui de l’enseignement primaire suivi du primaire supérieur où le règne de Lavisse est sans partage. Pour ces élites l’hégémonie de la formation « classique » (latin-grec comme fondement de la culture et thème-version comme entraînement de l’esprit) est remise en cause ! Pour les uns le pays a besoin d’ingénieurs, de techniciens, pour d’autres le latin n’est plus en odeur de sainteté, l’enseignement moderne serait plus laïc (la réforme de 1902 est l’œuvre des mêmes hommes que la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905). L’histoire joue sur les deux tableaux : elle est à la fois une discipline de culture et de formation de l’esprit (au sens classique) et une préparation à la vie contemporaine. Le programme de 1902 s’organise donc en deux cycles où l’on parcoure deux fois la totalité du temps historique en suivant la périodisation qui structure l’université (chaires…) et qui va ainsi devenir « naturelle ». Or ces articulations ne sont pas l’héritage de l’école méthodique qui n’a fait que les reprendre de la tradition issue de la Renaissance (qui « invente » l’antiquité et les temps obscures) des lumières qui « inventent » l’époque moderne) et des historiens romantiques du XIX° qui « inventent » l’époque contemporaine et la césure révolutionnaire). Quand on regarde les grandes articulations des programmes qui se succèdent jusqu’en 1977 on voit que ce principe demeure une constante ! Ce qui alterne c’est une sorte de balancement entre 2 parcours de la trame événementielle et un seul. Les programmes de 1985 (Chevènement) y revenant d’ailleurs au point qu’on peut dire se demander si depuis 1902 quelque modification profonde a pu s’imposer… La méthode critique s’impose dans l’enseignement en 1902, c’est-à-dire après l’Affaire Dreyfus qui a vu l’engagement des historiens au nom de la méthode historique et de l’esprit critique. La promotion de l’enseignement de l’histoire se fait au nom de l’esprit critique comme formation du citoyen. Le même esprit préside au choix d’enseignement de l’histoire contemporaine considérée comme la finalité même de l’enseignement de l’histoire car seule éducatrice du citoyen. Les instructions de 1902 mettent en garde contre le danger qui guette le professeur d’histoire : trop parler et rendre les élèves passifs. Elles suggèrent l’étude de document comme antidote. La place du document dans ce contexte est de servir de prétexte pédagogique et d’illustration de la parole du maître. Pas grand-chose à voir avec la méthode historique universitaire. Les élèves ne sont pas des petits historiens mais des destinataires du discours historique. Cette conception de la place du document est donc la aussi différente de celle de l’école méthodique. Enfin sur les contenus les programmes de 1902 font la part belle à l’évènement, aux personnages et au politique : on peut le constater en lisant le manuel de référence de l’époque rédigé par Albert Malet et repris par Jules Isaac après la guerre (Malet est mort en 1915). [attention toutefois à la carricature, Isaac est un militant contre l’antisémitisme, il introduit des textes contradictoires dans ses manuels et des questions sur les textes…]. L’évolution chronologique est un dogme : qui imagine commencer en 6° par la période contemporaine ? l’histoire récurrente est totalement absente des programmes scolaires. 1925 : « si on ignore les traditions et les grands hommes d’Israël et de la Bible, on ne comprendra pas le protestantisme, le puritanisme, l’art du Moyen Age et de la Renaissance ». La chronologie que l’historien explore dans tous les sens est restituée aux élèves toujours en sens unique, ce qui conforte l’idée commune qu’un évènement qui se situe avant un autre en est la cause. 1902 ouvre la porte à l’écrasement des périodes les plus anciennes et à la progression de la période contemporaine du moins jusqu’en 1995. Ces programmes affirment proposer toujours des intitulés « neutres » c'est-à-dire non problématisés. Aucune lecture officielle n’y serait proposée. Voire ! Si l’on lit les instruction officielles, on trouve ainsi en 1925 pour le programme de première : « La Convention jusqu’au 9 thermidor. Le gouvernement révolutionnaire, les réformes militaires. Libération des frontières. Dictature et chute de Robespierre » assorti des instruction suivantes : « Par l’ordre suivi dans le plan d’études, il est invité à marquer les rapports entre les évènements de politique extérieure, les faits militaires et le développement de la Révolution : les revers subis sur la frontière du Nord et du Nord- Est pendant l’été de 1793 ont eu pour conséquence la Terreur, Fleurus a amené le 9 thermidor ». Terreur et Thermidor n’ont qu’une explication : le danger extérieur. C’est Du Albert Mathiez. Nous sommes plus proche de Lavisse que de l’idéal de neutralité affiché par Seignobos ! Ce sera une des questions du travail de TD : dans les contenus et dans l’esprit que reste-til de l’influence de l’école méthodique dans les programmes ? Nous poserons d’ailleurs la même question pour l’école des Annales qui a imposé après la seconde guerre mondiale une « nouvelle histoire » : l’histoire des annales a-t-elle transpiré dans les programmes ? II. L’élargissement du territoire de l’historien A/ L’école des annales : l’histoire problème 1929 Marc Bloch et Lucien Febvre créent la revue Annales d’Histoire Economique et Sociale. L’ouverture de l’histoire aux autres sciences sociales (sociologie, économie, anthropologie…) Febvre 1942 le Problème de l’incroyance au XVI°siècle, la religion de Rabelais. Apporte une grande nouveauté : il part explicitement d’un problème. Et d’un problème qui ne peut pas être résolu par la seule étude des documents « officiels » ni même de l’œuvre de Rabelais. Marc Bloch et Henri Irénée Marrou s’attaquent à la méthode érudite : Marrou : « peu à peu s’accumulent dans nos fiches le pur froment des « faits » : l’historien n’a plus qu’à les rapporter avec exactitude et fidélité, s’effaçant devant les témoignages reconnus valides. En un mot, il ne construit pas l’histoire, il la retrouve » Bloch :« Beaucoup de personnes et même, semble-t-il, certains auteurs de manuels se font de la marche de notre travail une image étonnamment candide. Au commencement, diraient-elles volontiers, sont les documents. L’historien les rassemble, les lit, s’efforce d’en peser l’authenticité et la véracité. Après quoi, et après quoi seulement, il les met en œuvre. Il n’y a qu’un malheur : aucun historien, jamais, n’a procédé ainsi. Même lorsque d’aventure il s’imagine le faire »L’école des Annales, au nom de la scientificité va donc imposer une démarche hypothético-déductive, ou constructiviste qui correspond par ailleurs bien à celles des disciplines qu’elle tente de fédérer (socio, éco, anthropologie). La source écrite n’est plus uniquement le texte : les historiens s’emparent de tout ce qui « fait trace » iconographie (pas seulement artistique) objets (charrue) cartes… et du coup la source n’a plus de limite. La perspective d’une fin du travail de l’histoire avec la fin du dépouillement des archives que pouvait envisager Langlois et Seignobos disparaît. La rupture n’est sans doute pas aussi nette que l’affirme Lucien Febvre pour des raisons polémiques. Si l’école des annales connaît un formidable développement c’est qu’elle s’épanouit dans un mouvement démographique : une centaine de professeurs d’histoire à l’université en 1929, plus d’un millier dans les années 80. Après la guerre dans la foulée de Fernand Braudel et d’Ernest Labrousse les historiens des annales vont ajouter trois pierres à l’édifice. Labrousse fabrique des séries de chiffres (prix du blé) qui lui fournissent la matière d’une histoire économique dont, en bon marxiste, il fait le principe d’explication de la Révolution Française, il offre à la recherche des causes « profondes » des évènements un outils d’une formidable puissance : l’histoire sérielle. Adeline Daumard (thèse sur la bourgeoisie au XIX°) et François Furet, à la fin des années cinquante: "Scientifiquement parlant, il n'est d'histoire sociale que quantitative. Sur ce point l'accord est quasi unanime" ("Méthodes d'histoire sociale: Les archives notariales et la mécanographie", Annales E.S.C., 34, 1959, page 676). Emmanuel Le Roy Ladurie affirmait, toujours à propos de l'histoire quantitative: "l'historien de demain sera programmeur ou il ne sera plus" ("L'historien et l'ordinateur", in Le Nouvel Observateur, 8 mai 1968). Celle-ci se déploie dans d’autres dimensions, surtout la dimension démographique, après guerre une équipe de jeunes historiens lance la méthode de reconstitution des familles à partir des registres paroissiaux (Jacques Dupaquier, Emmanuel Leroy Ladurie, François Lebrun Pierre Goubert). Fernand Braudel à partir de sa thèse sur la Méditerranée au temps de Philippe II impose sa conception des trois temporalités. La longue durée, l’histoire « immobile » des structures, de la géographie, des civilisations… la moyenne durée de la société, des évolutions économiques, des états, de la conjoncture, et la courte durée des choix des hommes, de l’évènement. Civilisation matérielle économie et capitalisme, publiée entre 1969 et 1979 sera le grand livre de Braudel formidable démonstration de l’efficacité du modèle des trois durées. A ce moment (années 70) l’école des annales a quasiment annexée toute l’histoire universitaire imposant ses sources, ses méthodes, ses objets et rejetant les trois « idoles » de l’histoire méthodique qu’avait dénoncé Simiand : l’évènementiel (histoire bataille) est rejeté au profit de la « structure » le personnage (histoire psychologisante) au profit de la « classe sociale » la politique (écume de l’histoire) au profit de l’économie. Marxisme et structuralisme sont passés par là une certaine uniformisation des travaux s’impose selon un plan qui pose les fondements des évolutions économiques, montre les évolutions sociales et enfin l’écume du politique. Dans les années 70 l’histoire remonte selon l’expression de Michel Vovelle, de la cave au grenier. La recherche en histoire démographique et économique fait place à des travaux d’histoire culturelle puis d’histoire des mentalités. En témoigne le parcours d’Emmanuel Leroy Ladurie qui après avoir plaidé pour une histoire sérielle (histoire du climat depuis l’an mil) part, en 1975, pour Montaillou (selon la formule d’A. Prost) c'est-à-dire vers une histoire des mentalités, vers une source judiciaire écrite…Cette évolution annonce la dispersion de l’histoire avant d’en traiter tournons nous vers les programmes d’histoire. B/ A l’enseignement de masse l’histoire des masses ? Le peuple entre au collège dans les années 60 et 70 (collège unique) l’effets du baby-boom conjugués avec demande sociale de scolarisation au-delà de l’obligation entraîne la croissance spectaculaire du secondaire y compris du second degré (lycée : x3 entre 49 et 63). Cette croissance est encouragée par les politiques gouvernementales des années 50/60 car crainte de la pénurie de compétences en particulier scientifiques. En 1985, Chevènement se place dans cette même logique lorsqu’il déclare « 80% niveau bac » : pour lui, bac techniques et professionnels parce que cela répond aux besoins économiques ; pour les familles bac général car les filières techniques et professionnels sont utilisées depuis les années 70 comme des filières de relégations. Ceci provoque une véritable explosion du second cycle : toutes filières confondues en 1982 36 % en terminale, en 1998 76 %. (et à titre de comparaison <10% en 1945). Si nous revenons à notre tableau général ce qui saute aux yeux c’est la tentative avortée des années 77 et 81 : en sixième avant d’en venir à l’antiquité il s’agit de fixer le cadre local, de construire le rapport au temps à partir du vécu des élèves, le cadre chronologique est en partie remis en cause par l’introduction de thèmes de longue durée, en terminale les « civilisations » qui avaient été introduites dès 1957 doivent à présent occuper plus d’un tiers du temps. Bref « l’évènement » (unique) fait place au fait (répétition). Au collège les thèmes d’études relèvent de l’histoire économique et sociale, de l’histoire démographique (la courbe de Saint Lambert des Levées extraite de la thèse de Pierre Goubert sur Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730 (1960) devient un passage obligé en classe de quatrième. En première c’est la Révolution industrielle qui occupe la part du lion, étudiée comme un phénomène total permettant à une histoire marxisante de s’épanouir… Mais nous l’avons dit la dernière fois, cette approche a fait l’objet d’une attaque frontale des tenants d’une histoire événementielle qui ont su convaincre l’opinion publique et les plus hautes autorités de l’état (le président Mitterrand) que l’enseignement de l’histoire était en danger… Et le ministre Chevènement a imposé l’abandon de ces programmes et le « retour »aux programmes strictement chronologiques. Si le « retour en arrière » de 1985 a été possible c’est sans doute parce que les enseignants n’avaient adhéré que très superficiellement aux programmes précédents (les positions de l’APHG étaient très réservées) d’une part et d’autre part parce qu’il n’y avait pas d’unité de l’histoire « nouvelle » pour défendre cette conception. Les « annalistes » entendaient d’ailleurs bien monter qu’ils n’avaient rien contre l’évènement et qu’on leur faisait un faux procès en les accusant de tuer l’histoire ! Georges Duby n’avait-il pas réhabilité l’histoire bataille dans « le dimanche de Bouvines » en 1973 et le personnage avec Guillaume le Maréchal en 1984 (Fayard) ? En 1985 les IO du programme de 4° disent « une révolution est un drame dans lequel des enchaînements déterministes introduisent une fausse logique et qui fait place au jeu du hasard et des volontés » celles de seconde « il n’y a pas une lecture mais des lectures de la Révolution. Aucune problématique ne peut, dans l’enseignement se fonder sur une lecture unique » Est-ce l’introduction de la pluralité des regards historiques dans les programmes ? et avec elle l’abandon du principe de causalité ? Est-ce à dire que toute trace des approches de l’école des annales a disparu des programmes actuels ? Ce sera une des questions du travail de TD : dans les contenus et dans l’esprit que reste-t-il de l’influence de l’école des annales dans les programmes ? les programmes actuels de première par exemple supportent une lecture Braudelienne ! Le travail de TD va aller vérifier ! III. l’histoire dispersée A/ « le vertige des foisonnements » Dès 1969 F. Braudel considère comme un fait accomplit l' "éclatement" de la discipline en une multitude de pratiques irréductibles les unes aux autres: "Il n'y a pas une histoire, un métier d'historien, mais des métiers, des histoires, [...], il y a autant de façons, discutables, et discutées, d'aborder le passé que d'attitudes face au présent" (Ecrits sur l'histoire, 1969). A Corbin en 1992 dans la revue d’histoire moderne et contemporaine résume la situation par ce titre « le vertige des foisonnements » et parle d’une « histoire sans nom » ni politique, ni économique, ni sociale, ni même histoire des mentalités, Duby a montré que le terme n’est plus pertinent. L’histoire a exploré le sentiment religieux (ex : mentalités médiévales d’Hervé Martin) la peur (en occident Jean Delumeau), puis s’est infléchie sous l’impulsion de Jacques Le Goff vers une anthropologie historique (histoire du quotidien) et une histoire des représentations (Corbin, Agulhon) qui cherche du point de vue d’A. Prost à « aller et venir de l’expérience au discours sur l’expérience ». ex : le colloque de Dunkerque « mythologies urbaines ». Ce mouvement rejoint celui dont Carlo Ginzbourg est la personnalité en vue microstoria… Le terme de « représentation » (encore un concept valise) fera l’objet d’un moment de travail spécifique lors de la séance 11. Le nombre des historiens en activité n’ayant cessé de croître, à côté de cette « histoire sans nom » d’autres domaines poursuivent ou reprennent leurs développements : Le déclin du communisme a contribué à revitaliser des approches dévalorisées dans la période précédentes : l’histoire économique longtemps cantonnées aux évolutions de la conjonctures s’est tournée vers l’histoire des entreprises; l’histoire sociale remet en cause les catégories marxistes de classes sociales pour s’intéresser aux femmes (Michelle Perrot) , aux migrants (Gérard Noiriel); François Furet relance l’étude politique de la Révolution française, Benjamin Stora explore toutes les facettes de la guerre d’Algérie… Ces objets nouveaux sont en prise avec la société et les questions qu’elle pose à l’histoire (identités multiples, relecture des histoires nationales…). La diversité des sujets des lundis de l’histoire montre la diversité des thèmes d’étude. Point commun : le doute épistémologique s’insinue partout. La déferlante postmoderne semble parfois submerger l’histoire : les premiers coups sont venus des linguistes français. Rolland Barthes en 1967 affirme qu’il n’y a pas de différence de nature entre le récit historique et le récit de fiction. Rolland Barthes parle « d’effet de réel » à propos d’un discours historique qu’il dénonce comme un mystification ! C’est toute la démarche critique issue de l’école méthodique qui est ainsi mise en cause : les linguistes sémioticiens récusent l’heuristique (critique externe) pour s’en tenir à une herméneutique stricte où le signifiant cache un signifié idéologique ou imaginaire. Michel de Certeau dans l’écriture de l’histoire, Michel Foucault, mais aussi les philosophes Jacques Derida ou Gilles Deleuze vont poursuivre l’œuvre de déconstruction, de démystification du discours historique. Aux Etats-Unis une petite partie de la recherche historique (celle dont l’Europe et la France sont les objets d’étude) est fascinée par ces auteurs et s’engagent dans le « linguistic turn » une entreprise de déconstruction du discours historique qui mobilise les outils de la linguistique pour analyser les sources et les discours : ils en viennent à ne plus faire l’histoire de… mais l’histoire du discours sur… (c’était déjà le penchant de Foucault dans l’histoire de la folie à l’âge classique)… Cela aboutit au pire à la dissolution de l’histoire dans l’historiographie et à la négation du réel sur laquelle s’appuie la dérive négationniste quand elle se prétend hypercritique. Sans aller jusqu’aux démarches de falsification de l’histoire (la formule est de Pierre Vidal Naquet) cette approche met au même niveau d’intérêt tous les sujets au point que les historiens en viennent à considérer qu’il n’y a pas de « petites questions » au risque de s’échapper des problématiques qui intéressent la société pour travailler dans leur bulle… ou de chercher à tout prix la nouveauté .Comme le remarquait il y a quelques années Eric Hobsbawm, "pour être cité dans les index, la meilleure manière est d'avancer une idée nouvelle que les collègues vont réfuter quel que soit son degré d'absurdité. Plus la profession grandit, plus elle se professionnalise et plus il est payant de dire: "jusqu'à hier tout le monde disait que Napoléon était un grand homme, je vais maintenant prouver qu'il était insignifiant". C'est une forme de réécriture qui s'introduit dans notre profession et vis-à-vis de laquelle nous devrions être sur nos gardes" (Eric Hobsbawm, "Situation actuelle de l'histoire en Grande-Bretagne", in René Rémond (dir.), Etre historien aujourd'hui, 1988). D’un autre côté, quand elle ne nie pas le réel cette approche insuffle du sang neuf dans le travail et les publications d’histoire. Il n’est plus d’ouvrage d’histoire sans une partie (parfois très longue) historiographique où l’histoire du phénomène étudié est déconstruite (exemple le récent Varennes de Mona Ozouf). En Allemagne ; l’Alltagsgeschichte ("l'histoire du quotidien") Hans Medick. Si ce domaine de la recherche historique est parfois rattaché au linguistic turn, c'est parce qu'il s'inspire des travaux de l'anthropologue Clifford Geertz, dont l'hypothèse fondamentale est que le chercheur doit appréhender la société qu'il étudie comme un texte, c'est-à-dire qu’il utilise les outils de la linguistique pour « lire » les rapports sociaux… et c’est passionnant. B/ l’individu au pouvoir : quand la « crise de l’histoire » croise la « crise de l’école » Le BO présentant les programmes de lycée de 1995 affirme : « le projet éducatif de l’histoire et de la géographie repose sur une étude précise des contenus scientifiques de ces deux disciplines … il se nourrit des problématiques et des avancées de la recherche universitaire » « fondé sur une recherche universitaire, il est riche de la volonté d’initier à un savoir sans cesse renouvelé », vous trouverez dans les textes de 2002 pour le lycée le même type d’affirmations. Cette fois on devrait donc trouver dans les contenus des programmes de lycée (au moins de lycée) un peu plus que des traces des lignes de force de l’historiographie de ces trente dernières années ! Dans le même temps l’école secondaire est en crise ! Quelle crise ? Remise en cause du collège unique. Rejet de la « carte scolaire ». Une partie du pays rejette la massification qu’il considère comme un échec. A cette individualisation croissante de la « demande » scolaire correspond une segmentation de la demande d’histoire. Pourtant la demande d’histoire n’a jamais été aussi forte. Les historiens résistent à cette demande politique et sociale. Les programmes scolaires sont régulièrement accusés d’occulter les « sujets qui fâchent » (hier la Shoah, puis la Guerre d’Algérie, aujourd’hui la colonisation, l’esclavage…) La nouveauté c’est que les groupes de pression ont changé : hier les militants de gauches, les intellectuels s’en prenaient aux « silences » du pouvoir et accusaient les programmes scolaire de former des élites bien pensantes. Avec la massification ce sont d’abord les syndicats qui ont réclamé une histoire plus sociale… aujourd’hui les demandes sont celles de groupes informels à forte connotation identitaire bien entendu mais surtout il s’agit d’une demande de ceux qui sont arrivés récemment dans l’école de la République et qui ont l’impression de ne pas y avoir leur place… Le débat sur histoire et mémoire sera traité plus tard. En 1993 François Audigier faisait une analyse critique des programmes d’histoire (et de géo d’ailleurs) dont il disait qu’ils avaient jusque là fonctionné selon un modèle hérité de l’école méthodique qu’il nommait « le modèle des 4 R » Nos disciplines font croire qu’elles disent la et transmettent des elles fournissent un en gommant les débats REALITE du monde RESULTATS de la science REFERANT CONSENSUEL REFUS DU POLITIQUE L’histoire méthodiste critique des sources primat de l’écrit 3 « idoles » o politique o individu o évènement périodisation donnée chronologie progressive « neutralité scientifique » l’histoire des annales critique des sources sources quantifiables 3 « contre-idoles » o économie et société o classe sociale o structure périodisation construite 3 temporalités braudéliennes engagement de l’historien la « nouvelle l’histoire » * toute source est discours « tout fait source » 3 « nouvelles idoles » o mentalités / représentations o individus / communautés o quotidien / local périodisation construite refus de la synthèse chronologique implication de l’historien Compléments bibliographiques A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, A Colin, 1968 A Prost, Education, société et politiques, une histoire de l’enseignement en France de 1945 à nos jours, Seuil, 1992 H. Moniot Didactique de l’histoire, Nathan, 1993 J Leduc V Marcos-Alvarez, J. Construire l’histoire, Bertrand-Lacoste CRDP Midi-Pyrénées, 1994 P. Nora, Lavisse, instituteur national, le « Petit Lavisse », évangile de la République, dans Les Lieux de Mémoire, I. La République, dir P. Nora, Gallimard, 1984. M. Bloch, apologie pour l’histoire, ou métier d’historien, A Colin 1960 (1 ère ed 1949) H-I. Marrou, de la connaissance historique, Le Seuil 1975 (1 ère ed 1954). G. Noiriel, qu’est ce que l’histoire contemporaine ? Hachette, 1998. G. Noiriel, Sur la "crise de l'histoire", Gallimard, folio histoire, avant-propos inédit de 2005 (le reste du texte date de 1996). H. MEDICK, Weben und Uberleben in Laichingen (1650-1900). Lokalgeschichte als allgemeine Geschichte [Tisser et survivre à Laichingen (1650-1900). Une histoire locale comme histoire générale] Göttingen, Institut historique Max Planck, 1997, 708 p. R. Barthes, « le discours de l’histoire » dans Social science informations, 1967 M. de Certeau, l’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975. R. Kosseleck, Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Ed de EHESS, 1979. 15 ans de recherche en didactique de l’Histoire-Géographie (coord. N. Tutiaux-Guillon) revue Perspectives documentaires en Education¨N° 53-2001, INRP.