La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 5 - septembre-octobre 2010 | 165
DOSSIER THÉMATIQUE
Ce dernier avait fait une longue analyse, qui lui a
permis, semble-t-il, de vivre avec la douleur de cette
perte sans porter atteinte à sa propre vie. Néanmoins,
l’aggravation de son cancer, l’abandon d’une position
assez prestigieuse dans son travail relancèrent ce
sentiment d’usurpation et la douleur de cette perte
qui se fit particulièrement aiguë au cours de la phase
terminale de sa maladie. Le lien à cet autre disparu a
été une ombre tout au long de la vie de Pierre, perte
quasiment impossible à surmonter pour cet homme.
Le cancer peut également plonger certains patients
dans une détresse fondamentale où c’est cette fois le
lien même à l’autre, le recours possible à l’autre, qui
est perdu. Henri était ainsi dans ce type de détresse
depuis le diagnostic de son cancer du côlon métas-
tatique, prononcé après de multiples tâtonnements.
Le dysfonctionnement organisationnel dans l’hôpital
qui l’a pris en charge était tel qu’il n’avait reçu aucun
plan thérapeutique. C’est dans ce no man’s land entre
le verdict et l’absence de solution qu’il se déprima
très sévèrement. Restant allongé la plus grande
partie de son temps, il décrivait des journées vides,
où le monde semblait arrêté, où la présence de ses
proches lui était presque imperceptible. Le fait même
de changer de structure hospitalière, de demander
de l’aide ne lui est pas venu à l’idée. Presque mort
psychiquement, il faisait l’expérience d’une solitude
absolue où l’autre ne peut plus rien, comme s’il
n’existait plus. Cela contrastait totalement avec
ce qu’il avait connu auparavant, puisque, victime
il y a quelques années d’un accident de la route, il
avait alors été pris en charge en traumatologie, dans
l’urgence et avec efficacité.
La perte semble donc concerner cette fois le lien
du sujet avec les autres, et même la croyance qu’il
existe un autre, quelque part, pouvant aider. Là,
le travail psychothérapeutique, mais aussi la prise
en charge médicale et psychiatrique ont permis au
patient de se “reconnecter” aux autres afin qu’il
puisse continuer à se compter comme un sujet parmi
d’autres, un sujet au milieu des autres.
Une traversée :
de la perte au manque
Nous voyons bien comment la prise en charge psycho-
thérapeutique des patients confrontés aux pertes
liées au cancer pourrait être avant tout un travail
de recherche des origines de cette perte, qui n’est
souvent finalement pas celle qui apparaît d’emblée
ou que l’on croirait évidente. Nous avons ainsi vu la
perte d’un enfant et l’atteinte de l’image du corps
derrière l’inhibition d’Andrée ; la perte de statut
pour Annie, derrière les plaintes somatiques et la
perte d’énergie ; la perte d’une mère pour Pierre ; la
perte de toute croyance en l’autre pour Henri… La
recherche, avec le patient, de ces pertes permet de
border le “tout” perdu dans lequel tombe et s’enfonce
le patient déprimé. L’enjeu est donc de dresser une
sorte de bilan des pertes, qu’elles touchent au réel
du corps, visibles, ou à une croyance, un idéal. Faire
l’inventaire de la perte, donc, et la traiter.
Conclusion
Évidemment, le traitement de cette perte est
douloureux : c’est bien ce dont les patients témoi-
gnent. Et c’est là que nous trouvons toute la parenté
entre deuil et dépression : le mouvement dépressif,
sur son versant de deuil, est le début du traitement
psychique de la perte. Il fait signe du vide, de la
blessure subie et de la tentative désespérée de se
raccrocher à ce qui est perdu, en même temps que
la réalité de ce qui est perdu s’impose. La culpabilité
qui l’accompagne est potentiellement dangereuse
(risque de passage à l’acte suicidaire), tout en étant
déjà une recherche de sens, d’explication au malheur
qui surgit, ou resurgit, puisque se sentir coupable,
c’est déjà avoir une idée, même fausse, sur la cause
du malheur. C’est souvent dans cette recherche de
sens que s’ancrent bon nombre de croyances sur la
psychogenèse du cancer, dont on sait aujourd’hui
l’absence d’étayage scientifique suffisant (5, 6) malgré
leur large diffusion parmi les patients. Il est important
de s’en saisir, non pour y enfermer le patient ou le
laisser s’y enfermer, mais pour entendre, dans un
mouvement dynamique, les racines inconscientes
de cette culpabilité.
L’enjeu nous semble donc, dans la délicate traversée
de la dépression par le patient atteint de cancer,
de construire une voie entre 2 écueils : celui de la
dépression-symptôme à éradiquer à tout prix ; mais
aussi celui de la dépression qui serait normale et
inévitable, et donc à ne pas traiter (chimiquement
ou pas). Le traitement psychique de la dépression,
conduit par un psychologue, pourrait donc :
➤
permettre au patient de cerner ce qu’il a perdu,
c’est-à-dire de cerner aussi ce qui est encore là ;
➤donner une juste mesure à la culpabilité, entre
coupable de tout et coupable de rien ;
➤
c’est-à-dire, finalement, faire passer la perte brute
au manque, cerné par le patient au terme de la prise
en charge psychologique, pour continuer à vivre après
le cancer avec ce qui a été perdu dans la traversée. ■
1. Freud S. Deuil et mélancolie.
Dans : Métapsychologie. Paris :
Gallimard, 1968:145-71.
2. American Psychiatric Associa-
tion. DSM-IV. Manuel diagnos-
tique et statistique des troubles
mentaux. Paris : Masson, 1996.
3. Pamart É et al. Lesdits
déprimés. Revue des collèges
de clinique psychanalytique du
champ lacanien. Paris : Éditions
Hermann, 2009.
4. Leader D. Au-delà de la
dépression : deuil et mélancolie
aujourd’hui. Paris : Payot, 2010.
5. Gidron Y, Ronson A. Psycho-
social factors, biological media-
tors, and cancer prognosis: a new
look at an old story. Curr Opin
Oncol 2008;20(4):386-92.
6. Boesen EH, Johansen C. Impact
of psychotherapy on cancer
survival: time to move on? Curr
Opin Oncol 2008;20(4):372-7.
Références
bibliographiques