Œsophagite radique G. Bellaïche* La toxicité œsophagienne est fonction de la dose totale de rayons calculée en grays, de la localisation de la tumeur irradiée (toxicité plus importante en cas d’irradiation médiastinale du cancer pulmonaire), du fractionnement des doses et de l’intervalle entre les séances (3, 4). Ainsi, un hyperfractionnement des doses est délétère, avec un risque d’œsophagite plus sévère en cas de radiothérapie accélérée fractionnée (2 grays matin et soir) (1). En revanche, le volume d’œsophage irradié n’est pas prédictif de l’apparition d’une œsophagite (1). L’association fréquente à une chimiothérapie potentialise la toxicité de la radiothérapie : on citera en particulier l’actinomycine D, le 5-FU, le cyclophosphamide, la vincristine et la bléomycine de moins en moins utilisés, l’association carboplatine-étoposide (2) et, plus récemment, les taxanes (5). Le sexe féminin est un facteur de risque d’œsophagite radique (1). L’âge, quant à lui, n’augmente pas ce risque (6). La radiothérapie externe provoque différentes réactions muqueuses pouvant aller de la minime dégénération muqueuse à la nécrose totale. Il n’existe pas de lésion histologique pathognomonique induite par la radiothérapie (7). Chez 30 % des patients, les malades se plaignent de symptômes, mais il est le plus souvent difficile de vérifier histologiquement la véracité des lésions, l’endoscopie n’étant pas faite le plus souvent et les biopsies étant souvent périlleuses (8). Les conséquences histologiques sont multiples. À la phase aiguë, la lésion cellulaire initiale est une atteinte de l’épithélium, en particulier * Service d’hépato-gastroentérologie, hôpital Robert-Ballanger, Aulnay-sous-Bois. des cellules germinales, provoquant une diminution des mitoses cellulaires. Les autres lésions associent un œdème, une hyperhémie secondaire à une vasodilatation artérielle sous-muqueuse. Les conséquences sont multiples : acanthose, atrophie muqueuse, hyperkératose, vacuolisation cytoplasmique, infiltrat inflammatoire leucocytaire sous-muqueux, télangiectasies et thromboses fibrineuses des vaisseaux avec nécrose, ce qui pérennise le processus de non-régénération épithéliale ou une régénération anarchique par îlots (9). À plus long terme (trois à six mois après la radiothérapie), une fibrose se constitue, remplaçant l’œdème et la nécrose cellulaire, constituant alors l’œsophagite radique chronique. Elle résulte de l’atrophie muqueuse, de la desquamation en aires avec dénudation quasi complète de l’épithélium, de l’hyperkératose et de la thrombose capillaire et artérielle. Dans la sous-muqueuse, il existe une atrophie glandulaire, une fibrose et une dilatation canalaire avec métaplasie (3). Sur le plan clinique, on rencontre également deux entités bien distinctes : l’œsophagite radique aiguë et chronique. Les premiers signes cliniques de l’œsophagite radique aiguë surviennent habituellement au cours de la deuxième semaine de radiothérapie, à une dose totale cumulée de 20 à 30 grays (10). Les signes cliniques sont classiques et associent une odynophagie, une dysphagie plus ou moins importante pouvant conduire à une déshydratation et/ou à une perte de poids et parfois des douleurs médiothoraciques pseudocoronariennes (11). Cependant, ces signes cliniques peuvent passer inaperçus, le plus souvent négligés par le thérapeute, devant le contexte cancéreux. C’est pourtant à cette phase que les traitements spécifiques sont le plus effi- Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 4, avril 2002 L a radiothérapie externe est un traitement très fréquemment utilisé comme traitement adjuvant, curatif ou palliatif de différentes tumeurs malignes : poumon, œsophage, lymphome, sein… L’œsophage, par son emplacement anatomique, est l’organe “dose-limitant”, avec une dose maximale acceptable de 60 grays (1). Dans le passé, l’œsophage était considéré comme un organe radiorésistant, la toxicité induite par la radiothérapie était considérée comme négligeable, et les symptômes cliniques étaient confondus à l’envahissement tumoral locorégional. Or, la radiothérapie externe, même si elle est très efficace, occasionne des lésions “spécifiques” d’œsophagite radique avec une fréquence variant de 30 à 80 % suivant les études (1, 2). Cette mini-revue a pour but de faire le point sur cette entité à part entière qui est le plus souvent méconnue du clinicien, en insistant en particulier sur les progrès récents concernant son traitement curatif et préventif. caces. Les symptômes cliniques disparaissent pendant la poursuite de la radiothérapie pour réapparaître à la cinquième ou sixième semaine de traitement (7). À la phase chronique, les séquelles sévères sont relativement rares. Elles ne font pas forcément suite à une œsophagite aiguë clinique (3). Elles sont plus fréquentes en cas de chimiothérapie associée. Le symptôme le plus fréquent est la dysphagie aux 63 Mise au point Mise au point solides. Elle peut être extrême, jusqu’à l’aphagie complète. Elle est secondaire à une sténose et/ou à des altérations du péristaltisme du corps œsophagien par atteinte de la paroi musculaire lisse. Une fistule œso-trachéale ou œso-bronchique est possible, devant faire craindre une récidive ou une poursuite de la maladie néoplasique. D’autres manifestations, comme les diverticules et les perforations, sont beaucoup plus rares. Un reflux gastro-œsophagien préexistant ou acquis peut aggraver les symptômes et doit bénéficier d’un traitement spécifique. Le diagnostic repose sur l’endoscopie œsophagienne, le seul examen qui permette d’estimer au mieux la sévérité des lésions d’œsophagite radique en les classant du stade 1 (érythème) au stade 4 (sténose ulcérée), à tous les niveaux de l’œsophage (11). En particulier, le caractère suspendu des lésions est caractéristique. L’histologie est rarement utile dans ce contexte, hormis en cas de doute avec une lésion néoplasique. Cependant, elle peut aider au diagnostic d’infections opportunistes associées (candidose, infection herpétique) en biopsiant la muqueuse malade (11). De plus, l’œsophagite radique est sousestimée : une étude montre que 25 % des patients n’ayant pas de symptômes ont une œsophagite endoscopique et histologique (10). En revanche, chez les patients symptomatiques, l’endoscopie œsophagienne, voire l’histologie œsophagienne peuvent être normales (9). Les lésions associées sont importantes à reconnaître, car elles sont pourvoyeuses de symptômes cliniques et d’une morbidité spécifique. La toxicité hématologique correspond soit à une diminution du nombre de lymphocytes, d’autant plus importante que l’œsophagite est sévère, soit à une leucopénie, plus fréquente en cas de chimiothérapie associée (11). La toxicité pulmonaire, quand elle existe (5 à 15 % des cas), est habituellement sévère et correspond, à la phase aiguë, à une pneumonie radique aiguë. Elle survient de un à trois mois après la radiothéra- pie, occasionnant dyspnée, cyanose, etc. (13). À la phase chronique, on décrit une fibrose pulmonaire tardive aggravée par certaines drogues, comme la bléomycine. L’atteinte cardiovasculaire est multiple : atteinte coronarienne, insuffisance cardiaque gauche ou droite secondaire à la fibrose pulmonaire, voire tamponnade cardiaque tardive par fibrose péricardique (7). Le traitement curatif de l’œsophagite radique aiguë associe des traitements symptomatiques comme : ● l’interruption de la radiothérapie, qui est cependant rarement nécessaire. On préconise, dans les symptômes sévères, une réduction de 10 % des doses initialement préconisées (14) ; ● des règles hygiéno-diététiques peu efficaces : éviter les jus de fruits, le tabac et l’alcool (15) ; ● l’utilisation de gel de Xylocaïne®, qui avait été préconisée mais rapidement abandonnée car exposant aux fausses routes. En revanche, l’utilisation d’antalgiques de classe II ou III est souvent nécessaire (11,15) ; ● le traitement systématique d’un RGO associé par métoclopramide et inhibiteur de la pompe à protons ; ● la nifédipine, qui a été utilisée avec succès en cas de douleur pseudo-coronarienne postradiothérapie. Elle diminuerait le spasme œsophagien induit par la radiothérapie (16). ● les sialologues, comme la pilocarpine et la salive artificielle, car la diminution ou la disparition totale de la salive induite par la radiothérapie a un effet néfaste sur la clairance œsophagienne et aggrave donc la dysphagie (17) ; et des traitements plus spécifiques comme : ● le traitement des infections opportunistes : candidose par Triflucan® en sachet buvable, herpès par Zovirax™ IV ; ● le GM-CSF (facteur de croissance leucocytaire) par voie orale : le traitement (800 µg de GM-CSF dans 5 ml d’eau injectable dilué dans 20 ml de glycérol à 95 %, 6 ml à boire à jeun toutes Act. Méd. Int. - Gastroentérologie (16), n° 4, avril 2002 les cinq heures) était donné pendant cinq jours consécutifs chez 36 patients ayant une œsophagite stade 3 après radiothérapie. Il existait une régression totale et partielle de la dysphagie dans 52 % et 33 % des cas. Le mécanisme d’action est probablement secondaire à des effets directs d’angiogenèse locale favorisant la réépithélialisation (18). D’autres études sont cependant nécessaires pour confirmer l’efficacité de ce traitement. Le traitement curatif de l’œsophagite chronique repose en cas de sténose sur la dilatation à la bougie de Savary (2,5 séances en moyenne) (3). Certains auteurs ont essayé l’injection in situ de corticoïde (25 mg d’hydrocortisone) avec succès. Il est exceptionnellement nécessaire de poser une prothèse ou d’effectuer une gastroplastie en cas d’inefficacité du traitement par dilatation. L’assistance nutritionnelle est capitale et repose sur une gastrostomie endoscopique ou chirurgicale, voire une jéjunostomie d’alimentation. Plusieurs traitements préventifs ont été essayés sans succès : il s’agit du sucralfate (19) et des AINS (indométacine, aspirine), qui seraient même aggravants (20). Le fractionnement des doses et la dosimétrie restent les meilleurs garants de la diminution de la toxicité (4, 5). Deux nouveaux traitements préventifs de l’œsophagite radique aiguë semblent très prometteurs : ● Plusieurs études ont montré l’efficacité d’une prodrogue, l’amifostine, nouveau thiol qui fixerait les radicaux libres induits par la radiothérapie et donnerait de l’hydrogène nécessaire à la réparation de l’ADN cellulaire (21, 22). Elle inhiberait aussi l’apoptose cellulaire et diminuerait le risque de xérostomie, de pneumonie radique et de leuco-neutropènie (22). Dans une étude randomisée sur 146 patients, l’amifostine, utilisée à la dose de 340 mg/m2 par jour tous les jours de la radiothérapie, 15 minutes avant la séance de radiothérapie, a montré une très nette diminution de l’incidence de l’œsophagite modérée à sévère stade 24 : 4 versus 42 % (23). D’autres auteurs 64 Mise au point Mise au point ont montré une efficacité de cette drogue, utilisée à la dose de 500 mg en sous-cutané, chez 55 patients, en montrant une baisse significative de l’incidence de l’œsophagite radique chez les patients traités par amifostine : 46 versus 80 % d’œsophagite stade 1-2 et 4 versus 20 % d’œsophagite stade 3-4 (24). Dans une autre étude avec 68 patients ayant une radio-chimiothérapie, uniquement publiée en abstract, il existait une diminution significative du risque d’œsophagite stade 3-4 : 35 versus 84 %. Un essai négatif sur 190 patients, aussi publié en abstract, vient cependant tempérer les très bons résultats des trois études précédentes (22). Les nauséesvomissements régulées par l’injection préalable de sétrons et l’hypotension le plus souvent transitoire, induites par ce traitement, seraient les seuls effets limitants à son utilisation (21, 22). Cependant, vu son coût, son utilisation est très limitée en France. ● Des auteurs américains ont essayé la thérapie génique chez la souris en injectant directement dans la paroi œsophagienne un plasmide bactérien synthétisant du manganèse superoxyde-dismutase (MnSOD-PL), ce qui permet de protéger la muqueuse œsophagienne de l’agression radique (25). Des études chez l’homme sont en cours de réalisation. En conclusion, l’œsophagite radique est très certainement sous-estimée. Pourtant, son diagnostic est facile et repose sur l’endoscopie œsophagienne, qui permet également d’apprécier la sévérité des lésions et de montrer d’éventuelles lésions associées (mycose, herpès). La recherche d’autres lésions d’organe, en particulier pulmonaires, est indispensable. Le traitement curatif est à initier le plus tôt possible à la phase aiguë, vers la deuxième semaine de radiothérapie, dès les premiers signes cliniques (dysphagie, odynophagie, douleurs médiothoraciques, etc.) et repose sur la réduction des doses préconisées de rayons et sur des traitements non spécifiques : support nutritionnel, IPP, antalgiques, etc. Un traitement plus spécifique semble prometteur : le GM- CSF dilué dans du glycérol à 95 % par voie orale. Le traitement des sténoses séquellaires repose sur la dilatation à la bougie de Savary. Le traitement préventif repose sur la dosimétrie, l’amifostine (peu utilisée en France) et peutêtre, dans un avenir proche, sur la thérapie génique par injection in situ de MnSOD-PL. Références 1. Werner-Wasik M, Pequignot E, Leeper D et al. cer patients treated with postmastectomy radiotherapy. Strahlenther Onkol 1998 ; 174 : 257-61. 13. Polansky SM, Ravin CE, Prosnitz LR. Pulmonary changes after primary radiation for early breast carcinoma. 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