De la philosophie à l’éthique
D
ans les problématiques qui se
posent aux soignants, surtout
conduite qui forment la morale
et les jugements de bien et de
mal en interrogeant nos pra-
tiques soignantes qui, inexora-
blement, nous conduisent à une
réflexion sur soi et les autres, le
soin et les autres. P. Ricoeur fait
référence dans son livre Soi-
même comme un autre au concept
de triade éthique. Celui-ci re-
pose sur un triptyque prenant
en compte : le souci de soi, le
souci de l’autre, le souci de l’ins-
titution qui cadre la relation.
Théorie et pratique,
un lien nécessaire
Dans le cadre de l’isolement, le
lien théorie/pratique est néces-
saire, car il permet de pointer et
de questionner “le cadre théra-
peutique”, c’est-à-dire de s’in-
terroger sur le parcours du pa-
tient, sur les modalités, les
conditions et les finalités de son
isolement. Relier les deux di-
mensions de la professionnalisa-
tion (théorie et pratique), ce n’est
pas employer l’un pour analyser,
découper l’autre, mais c’est se
donner des principes d’intelligi-
bilité des pratiques, de nos pra-
tiques. Elle devient pour nous,
soignants en UMD, un des outils
de lecture organisée de notre
pratique, car elle favorise la pro-
jection d’autres manières de
faire, de voir, de comprendre les
événements, de les anticiper, de
se situer et de situer l’Autre dans
un souci thérapeutique.
Le souci de soi prend la forme
d’un principe général et incon-
ditionné. Ce qui veut dire que
“se soucier de soi” n’est plus un
impératif qui vaut à un moment
donné de l’existence, et dans une
phase de la vie qui serait celle du
passage de soi au professionnel.
Se soucier de soi est une règle co-
existensive à la vie. Il s’agit de
l’être tout entier du sujet qui doit
tout au long de son existence
professionnelle se soucier de soi
en tant que tel ; se soucier de soi
dans la relation à l’autre, dans ses
ressentis et ses sentiments de
haine ou d’amour.
Se connaître soi-même
Pour pouvoir se tourner vers
les autres, répondre à leurs de-
mandes explicites, ou implicites
comme une mise en isolement, il
est important de se connaître soi-
même. Socrate dans son adage
“connais-toi toi-même” nous in-
vite non seulement à la connais-
sance de soi, mais encore souligne
la marque d’un souci de soi. Cette
intériorisation comme souci de
soi exige réflexivité et détache-
ment dans notre rôle à jouer au-
près du patient. Notre éthique est
celle de la réflexivité, de l’intério-
risation et de la distanciation à
l’égard de notre pratique. Tenir sa
fonction avec la distance qui
convient, se donner une règle
conforme à la situation (imma-
nence), tout en gardant un point
de vue critique et constructif per-
met d’introduire une souplesse
consciente, installant une relation
et une parole authentiques qui
permettent à l’autre de se diffé-
rencier et à nous, soignants, de
rester à l’écoute de l’autre sans
nous mettre en danger. Le dan-
ger : le mot dérive d’un terme du
XIIesiècle : “dangier” : état de celui
qui est à la merci de quelqu’un ;
du latin populaire “dominarium” :
pouvoir de dominer, de “domi-
nus” : maître. Se soucier de soi
sans se mettre ni mettre l’autre
en danger.
C’est la réflexion philosophique
qui nous permet de sortir de nos
actes et de nos attitudes, en se
souciant de soi.
Le regard philosophique posé sur l’isolement du malade difficile
nous permet de nous transformer en “professionnel éthique” de
sa pratique, en ayant le souci de soi, de l’autre et de l’institution.
Isolement en UMD
14 Professions Santé Infirmier Infirmière - No36 - avril 2002
en UMD (unités pour malades
difficiles), l’aspect éthique* in-
terroge le respect des libertés in-
dividuelles, le respect du patient,
de l’institution et le respect du
rôle de chacun.
Qu’est-ce que l’éthique ?
Tirée du mot grec “éthos” qui
signifie “manière de vivre”,
l’éthique est une branche de la
philosophie qui s’intéresse aux
comportements humains et,
plus précisément, à la conduite
des individus en société, en
groupe et aussi en équipe de
soins. L’éthique fait l’examen de
la justification rationnelle de
nos jugements moraux, elle étu-
die ce qui est moralement bien
ou mal, juste ou injuste. La
définition du Grand Larousse
Universel parle de la partie de
la philosophie qui envisage les
fondements de la morale ainsi
que l’ensemble des principes
moraux qui sont à la base de la
conduite d’une personne. Pour
M. Foucault, «l’éthique repré-
sente un travail sur soi. Il ne s’agit
pas de s’adapter et de rendre
conforme son comportement à une
règle donnée mais plutôt de se
transformer soi-même en un sujet
moral de sa conduite. Être un su-
jet éthique repose en outre sur
l’ethos d’un groupe qui appartient
à une société ». Certes, il s’agit
bien d’une pratique qui s’appuie
sur des valeurs mais qui, en
même temps, les interroge.
L’éthique se rapporte dès lors à
une réflexion sur des fonde-
ments théoriques qui confron-
tent notre pratique. Elle essaye
de renverser les règles de
Le souci de l’autre
L’approche philosophique consiste
à envisager l’isolement du point
de vue du rapport à autrui et de
l’intersubjectivité. Hegel, dans la
Phénoménologie de l’esprit, a ou-
vert la voie à ces analyses avec sa
dialectique du maître et de l’es-
clave. Pour lui, le moi subjectif
n’est d’abord qu’une conscience
immédiate vide. Sartre n’est pas
très éloigné de cette conception.
A ses yeux, la réalité humaine est
“pour-soi”, capacité de néantisa-
tion, de conscience, de projet
libre. Sartre montre que mon
être ne peut être “pour-soi” que
par un autre ; il n’y a pas de su-
jet isolé et solitaire, séparé de
tous côtés ; une conscience né-
cessite une autre conscience qui
la reconnaît.
Lier, délier, relier
Définir alors l’isolement, c’est s’at-
tacher à travailler avec le patient
trois notions importantes qui s’ar-
ticulent dans le temps et recon-
naissent l’Autre comme unité ou
entité du monde : lier, délier et
relier.
Lier pour faire tenir ensemble,
en période de violence, de dan-
gerosité, ce qui est de l’ordre du
“Un-Tout”. Lier avec le patient
quelque chose qui serait de
l’ordre de «j’ai entendu votre
souffrance, vous pouvez l’exprimer
autrement, vous pouvez aussi fonc-
tionner autrement ».
Délier est le temps de la dé-
construction selon lequel se joue
la différenciation du sujet qui se
situe dans l’ordre du “Un” et
donc renoue le patient à sa pro-
blématique et l’inscrit dans «en
quoi suis-je responsable de ce qui
m’arrive ?, et du pourquoi je suis
en isolement », et nous inscrit,
nous, soignants, dans «qu’est-ce
qu’on va travailler avec lui ? »,
«qu’est-ce qu’il va accepter de
nous ? ». Pour J. Ardoino, le pa-
tient va devoir se rendre capable
de métissages successifs, hors
desquels les soins et l’isole-
ment deviendraient parfaite-
ment vains. C’est à travers l’ap-
préhension de l’altérité, voire
dans l’acceptation de l’altération
que se forme réellement le sujet
psychiquement et socialement
civilisé, en devant, bon gré mal
gré, reconnaître l’autre comme
sa propre limite, acceptant le
deuil du fantasme infantile de
toute-puissance.
• Relier est le troisième temps,
celui de la reconstruction, du
devenu possible et étant repé-
ré comme celui du “Un-Parmi-
D’autres”, c’est-à-dire que «je
suis “Un” mais pas seul au monde,
et je tisse des liens avec les autres,
dans un autre registre que sur le
mode de la violence ou la dangero-
sité ». Poser en UMD notre pos-
ture de référence comme rele-
vant à la fois d’un cadre de
soin et d’un accompagnement
thérapeutique personnalisé, c’est
reconnaître la complexité des
liens qui unissent l’un, l’autre
et le monde, comme passé, pré-
sent et à venir. Soit lier-délier-
relier, dans un processus de
soins, toujours à réinscrire, car
jamais assigné à une place
définitive.
Toute relation suppose aussi le
souci de l’institution qui cadre
la relation. Cette institution doit
préserver “le juste”, au sens où
le juste n’est pas “le bon”, mais
“la règle”. Il convient alors de
nous arrêter, pour aborder cette
relation, au sens du terme “juge-
ment”. De quels jugements faut-
il se garder ou pas, se protéger ou
pas, ou protéger le patient, dé-
tenu ou pas ?
Ne pas être juge
Si le soignant ne peut être juge,
simplement parce qu’il ne l’est
pas ne serait-ce qu’au sens juri-
dique du terme, il doit faire
preuve de cette qualité de dis-
cernement, si nécessaire en
UMD. Cette faculté de l’esprit
est une nécessité. La faculté
d’avoir ainsi du jugement dans
la décision de mise en isolement
en tant que soignant s’aiguise, se
travaille. C’est une question
d’être, de connaissances, d’ex-
périences, de confrontations.
Elle vient à ceux qui ont gardé
la capacité de sortir d’eux-
mêmes, de se responsabiliser, de
ne pas s’en tenir à des répéti-
tions, de s’interroger, d’être dans
l’incertitude et dans l’interroga-
tion de ce qu’ils font. C’est ce qui
effectivement s’élabore dans le
cadre de nos différentes relèves
de la journée en équipe de soins.
Dire d’un patient «il faut l’iso-
ler » est éminemment une pres-
cription de soins questionnante,
interrogeante vis-à-vis de l’inté-
rêt de l’isolement pour ce pa-
tient. Cette leçon qu’Épictète
donne à son élève peut bien
s’adresser à nous soignants en
UMD : «Veille à ne jamais agir
comme un animal sauvage, sinon
tu détruis l’homme, tu ne remplis
pas ta fonction... Veille à ne ja-
mais agir comme un mouton, sinon
c’est encore de la sorte la des-
truction de l’homme ». Voilà pour-
quoi l’éthique est intrinsèque-
ment à la fois pratique et
philosophique, notamment en
UMD.
Bruno Parra
Cadre de santé,
Esquirol C, UMD du CH de Montfavet.
POUR EN SAVOIR PLUS...
Friard D. L’isolement en psychiatrie : séques-
tration ou soins ? Éditions Hospitalières, coll. “Souf-
france psychique et soins”, Paris, 1998.
Jamet JM, Depré V. L’accueil en psychiatrie :
aspects juridique, théorique, pratique
,
Éditions
Hospitalières, coll. “Souffrance psychique et soins”,
Paris, 1997.
Foucault M. Morale et pratique de soi, histoire
de la sexualité, usage des plaisirs. Gallimard, 1984,
p. 32-39.
Ricœur P. Soi-même comme un autre. Seuil, coll.
“L’ordre philosophique”, Paris.
* La première partie (pratique, fonctionne-
ment et réglement) de cet article est parue
dans le numéro 35 de PSII, “Quand se
décide l’isolement”, pages17-18.
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Professions Santé Infirmier Infirmière - No36 - avril 2002
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