Isolement en UMD De la philosophie à l’éthique Le regard philosophique posé sur l’isolement du malade difficile nous permet de nous transformer en “professionnel éthique” de sa pratique, en ayant le souci de soi, de l’autre et de l’institution. D ans les problématiques qui se posent aux soignants, surtout en UMD (unités pour malades difficiles), l’aspect éthique* interroge le respect des libertés individuelles, le respect du patient, de l’institution et le respect du rôle de chacun. Qu’est-ce que l’éthique ? Tirée du mot grec “éthos” qui signifie “manière de vivre”, l’éthique est une branche de la philosophie qui s’intéresse aux comportements humains et, plus précisément, à la conduite des individus en société, en groupe et aussi en équipe de soins. L’éthique fait l’examen de la justification rationnelle de nos jugements moraux, elle étudie ce qui est moralement bien ou mal, juste ou injuste. La définition du Grand Larousse Universel parle de la partie de la philosophie qui envisage les fondements de la morale ainsi que l’ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite d’une personne. Pour M. Foucault, « l’éthique représente un travail sur soi. Il ne s’agit pas de s’adapter et de rendre conforme son comportement à une règle donnée mais plutôt de se transformer soi-même en un sujet moral de sa conduite. Être un sujet éthique repose en outre sur l’ethos d’un groupe qui appartient à une société ». Certes, il s’agit bien d’une pratique qui s’appuie sur des valeurs mais qui, en même temps, les interroge. L’éthique se rapporte dès lors à une réflexion sur des fondements théoriques qui confrontent notre pratique. Elle essaye de renverser les règles de 14 conduite qui forment la morale et les jugements de bien et de mal en interrogeant nos pratiques soignantes qui, inexorablement, nous conduisent à une réflexion sur soi et les autres, le soin et les autres. P. Ricoeur fait référence dans son livre Soimême comme un autre au concept de triade éthique. Celui-ci repose sur un triptyque prenant en compte : le souci de soi, le souci de l’autre, le souci de l’institution qui cadre la relation. Théorie et pratique, un lien nécessaire Dans le cadre de l’isolement, le lien théorie/pratique est nécessaire, car il permet de pointer et de questionner “le cadre thérapeutique”, c’est-à-dire de s’interroger sur le parcours du patient, sur les modalités, les conditions et les finalités de son isolement. Relier les deux dimensions de la professionnalisation (théorie et pratique), ce n’est pas employer l’un pour analyser, découper l’autre, mais c’est se donner des principes d’intelligibilité des pratiques, de nos pratiques. Elle devient pour nous, soignants en UMD, un des outils de lecture organisée de notre pratique, car elle favorise la projection d’autres manières de faire, de voir, de comprendre les événements, de les anticiper, de se situer et de situer l’Autre dans un souci thérapeutique. Le souci de soi prend la forme d’un principe général et inconditionné. Ce qui veut dire que “se soucier de soi” n’est plus un impératif qui vaut à un moment donné de l’existence, et dans une phase de la vie qui serait celle du Professions Santé Infirmier Infirmière - No 36 - avril 2002 passage de soi au professionnel. Se soucier de soi est une règle coexistensive à la vie. Il s’agit de l’être tout entier du sujet qui doit tout au long de son existence professionnelle se soucier de soi en tant que tel ; se soucier de soi dans la relation à l’autre, dans ses ressentis et ses sentiments de haine ou d’amour. Se connaître soi-même Pour pouvoir se tourner vers les autres, répondre à leurs demandes explicites, ou implicites comme une mise en isolement, il est important de se connaître soimême. Socrate dans son adage “connais-toi toi-même” nous invite non seulement à la connaissance de soi, mais encore souligne la marque d’un souci de soi. Cette intériorisation comme souci de soi exige réflexivité et détachement dans notre rôle à jouer auprès du patient. Notre éthique est celle de la réflexivité, de l’intériorisation et de la distanciation à l’égard de notre pratique. Tenir sa fonction avec la distance qui convient, se donner une règle conforme à la situation (immanence), tout en gardant un point de vue critique et constructif permet d’introduire une souplesse consciente, installant une relation et une parole authentiques qui permettent à l’autre de se différencier et à nous, soignants, de rester à l’écoute de l’autre sans nous mettre en danger. Le danger : le mot dérive d’un terme du XIIe siècle : “dangier” : état de celui qui est à la merci de quelqu’un ; du latin populaire “dominarium” : pouvoir de dominer, de “dominus” : maître. Se soucier de soi sans se mettre ni mettre l’autre en danger. C’est la réflexion philosophique qui nous permet de sortir de nos actes et de nos attitudes, en se souciant de soi. Le souci de l’autre L’approche philosophique consiste à envisager l’isolement du point de vue du rapport à autrui et de l’intersubjectivité. Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, a ouvert la voie à ces analyses avec sa dialectique du maître et de l’esclave. Pour lui, le moi subjectif n’est d’abord qu’une conscience immédiate vide. Sartre n’est pas très éloigné de cette conception. A ses yeux, la réalité humaine est “pour-soi”, capacité de néantisation, de conscience, de projet libre. Sartre montre que mon être ne peut être “pour-soi” que par un autre ; il n’y a pas de sujet isolé et solitaire, séparé de tous côtés ; une conscience nécessite une autre conscience qui la reconnaît. Lier, délier, relier Définir alors l’isolement, c’est s’attacher à travailler avec le patient trois notions importantes qui s’articulent dans le temps et reconnaissent l’Autre comme unité ou entité du monde : lier, délier et relier. • Lier pour faire tenir ensemble, en période de violence, de dangerosité, ce qui est de l’ordre du “Un-Tout”. Lier avec le patient quelque chose qui serait de l’ordre de « j’ai entendu votre souffrance, vous pouvez l’exprimer autrement, vous pouvez aussi fonctionner autrement ». • Délier est le temps de la déconstruction selon lequel se joue la différenciation du sujet qui se situe dans l’ordre du “Un” et donc renoue le patient à sa problématique et l’inscrit dans « en quoi suis-je responsable de ce qui m’arrive ?, et du pourquoi je suis en isolement », et nous inscrit, nous, soignants, dans « qu’est-ce qu’on va travailler avec lui ? », « qu’est-ce qu’il va accepter de nous ? ». Pour J. Ardoino, le patient va devoir se rendre capable de métissages successifs, hors desquels les soins et l’isole- ment deviendraient parfaitement vains. C’est à travers l’appréhension de l’altérité, voire dans l’acceptation de l’altération que se forme réellement le sujet psychiquement et socialement civilisé, en devant, bon gré mal gré, reconnaître l’autre comme sa propre limite, acceptant le deuil du fantasme infantile de toute-puissance. • Relier est le troisième temps, celui de la reconstruction, du devenu possible et étant repéré comme celui du “Un-ParmiD’autres”, c’est-à-dire que « je suis “Un” mais pas seul au monde, et je tisse des liens avec les autres, dans un autre registre que sur le mode de la violence ou la dangerosité ». Poser en UMD notre posture de référence comme relevant à la fois d’un cadre de soin et d’un accompagnement thérapeutique personnalisé, c’est reconnaître la complexité des liens qui unissent l’un, l’autre et le monde, comme passé, présent et à venir. Soit lier-délierrelier, dans un processus de soins, toujours à réinscrire, car jamais assigné à une place définitive. Toute relation suppose aussi le souci de l’institution qui cadre la relation. Cette institution doit préserver “le juste”, au sens où le juste n’est pas “le bon”, mais “la règle”. Il convient alors de nous arrêter, pour aborder cette relation, au sens du terme “jugement”. De quels jugements fautil se garder ou pas, se protéger ou pas, ou protéger le patient, détenu ou pas ? Ne pas être juge Si le soignant ne peut être juge, simplement parce qu’il ne l’est pas ne serait-ce qu’au sens juridique du terme, il doit faire preuve de cette qualité de discernement, si nécessaire en UMD. Cette faculté de l’esprit est une nécessité. La faculté d’avoir ainsi du jugement dans la décision de mise en isolement en tant que soignant s’aiguise, se travaille. C’est une question d’être, de connaissances, d’expériences, de confrontations. Elle vient à ceux qui ont gardé la capacité de sortir d’euxmêmes, de se responsabiliser, de ne pas s’en tenir à des répétitions, de s’interroger, d’être dans l’incertitude et dans l’interrogation de ce qu’ils font. C’est ce qui effectivement s’élabore dans le cadre de nos différentes relèves de la journée en équipe de soins. Dire d’un patient « il faut l’isoler » est éminemment une prescription de soins questionnante, interrogeante vis-à-vis de l’intérêt de l’isolement pour ce patient. Cette leçon qu’Épictète donne à son élève peut bien s’adresser à nous soignants en UMD : « Veille à ne jamais agir comme un animal sauvage, sinon tu détruis l’homme, tu ne remplis pas ta fonction... Veille à ne jamais agir comme un mouton, sinon c’est encore de la sorte la destruction de l’homme ». Voilà pourquoi l’éthique est intrinsèquement à la fois pratique et philosophique, notamment en UMD. Bruno Parra Cadre de santé, Esquirol C, UMD du CH de Montfavet. POUR E N S AV O I R P L U S ... ❏ Friard D. L’isolement en psychiatrie : séquestration ou soins ? Éditions Hospitalières, coll. “Souffrance psychique et soins”, Paris, 1998. ❏ Jamet JM, Depré V. L’accueil en psychiatrie : aspects juridique, théorique, pratique, Éditions Hospitalières, coll. “Souffrance psychique et soins”, Paris, 1997. ❏ Foucault M. Morale et pratique de soi, histoire de la sexualité, usage des plaisirs. Gallimard, 1984, p. 32-39. ❏ Ricœur P. Soi-même comme un autre. Seuil, coll. “L’ordre philosophique”, Paris. * La première partie (pratique, fonctionnement et réglement) de cet article est parue dans le numéro 35 de PSII, “Quand se décide l’isolement”, pages17-18. Professions Santé Infirmier Infirmière - No 36 - avril 2002 15