Le souci de l’autre
L’approche philosophique consiste
à envisager l’isolement du point
de vue du rapport à autrui et de
l’intersubjectivité. Hegel, dans la
Phénoménologie de l’esprit, a ou-
vert la voie à ces analyses avec sa
dialectique du maître et de l’es-
clave. Pour lui, le moi subjectif
n’est d’abord qu’une conscience
immédiate vide. Sartre n’est pas
très éloigné de cette conception.
A ses yeux, la réalité humaine est
“pour-soi”, capacité de néantisa-
tion, de conscience, de projet
libre. Sartre montre que mon
être ne peut être “pour-soi” que
par un autre ; il n’y a pas de su-
jet isolé et solitaire, séparé de
tous côtés ; une conscience né-
cessite une autre conscience qui
la reconnaît.
Lier, délier, relier
Définir alors l’isolement, c’est s’at-
tacher à travailler avec le patient
trois notions importantes qui s’ar-
ticulent dans le temps et recon-
naissent l’Autre comme unité ou
entité du monde : lier, délier et
relier.
•Lier pour faire tenir ensemble,
en période de violence, de dan-
gerosité, ce qui est de l’ordre du
“Un-Tout”. Lier avec le patient
quelque chose qui serait de
l’ordre de «j’ai entendu votre
souffrance, vous pouvez l’exprimer
autrement, vous pouvez aussi fonc-
tionner autrement ».
•Délier est le temps de la dé-
construction selon lequel se joue
la différenciation du sujet qui se
situe dans l’ordre du “Un” et
donc renoue le patient à sa pro-
blématique et l’inscrit dans «en
quoi suis-je responsable de ce qui
m’arrive ?, et du pourquoi je suis
en isolement », et nous inscrit,
nous, soignants, dans «qu’est-ce
qu’on va travailler avec lui ? »,
«qu’est-ce qu’il va accepter de
nous ? ». Pour J. Ardoino, le pa-
tient va devoir se rendre capable
de métissages successifs, hors
desquels les soins et l’isole-
ment deviendraient parfaite-
ment vains. C’est à travers l’ap-
préhension de l’altérité, voire
dans l’acceptation de l’altération
que se forme réellement le sujet
psychiquement et socialement
civilisé, en devant, bon gré mal
gré, reconnaître l’autre comme
sa propre limite, acceptant le
deuil du fantasme infantile de
toute-puissance.
• Relier est le troisième temps,
celui de la reconstruction, du
devenu possible et étant repé-
ré comme celui du “Un-Parmi-
D’autres”, c’est-à-dire que «je
suis “Un” mais pas seul au monde,
et je tisse des liens avec les autres,
dans un autre registre que sur le
mode de la violence ou la dangero-
sité ». Poser en UMD notre pos-
ture de référence comme rele-
vant à la fois d’un cadre de
soin et d’un accompagnement
thérapeutique personnalisé, c’est
reconnaître la complexité des
liens qui unissent l’un, l’autre
et le monde, comme passé, pré-
sent et à venir. Soit lier-délier-
relier, dans un processus de
soins, toujours à réinscrire, car
jamais assigné à une place
définitive.
Toute relation suppose aussi le
souci de l’institution qui cadre
la relation. Cette institution doit
préserver “le juste”, au sens où
le juste n’est pas “le bon”, mais
“la règle”. Il convient alors de
nous arrêter, pour aborder cette
relation, au sens du terme “juge-
ment”. De quels jugements faut-
il se garder ou pas, se protéger ou
pas, ou protéger le patient, dé-
tenu ou pas ?
Ne pas être juge
Si le soignant ne peut être juge,
simplement parce qu’il ne l’est
pas ne serait-ce qu’au sens juri-
dique du terme, il doit faire
preuve de cette qualité de dis-
cernement, si nécessaire en
UMD. Cette faculté de l’esprit
est une nécessité. La faculté
d’avoir ainsi du jugement dans
la décision de mise en isolement
en tant que soignant s’aiguise, se
travaille. C’est une question
d’être, de connaissances, d’ex-
périences, de confrontations.
Elle vient à ceux qui ont gardé
la capacité de sortir d’eux-
mêmes, de se responsabiliser, de
ne pas s’en tenir à des répéti-
tions, de s’interroger, d’être dans
l’incertitude et dans l’interroga-
tion de ce qu’ils font. C’est ce qui
effectivement s’élabore dans le
cadre de nos différentes relèves
de la journée en équipe de soins.
Dire d’un patient «il faut l’iso-
ler » est éminemment une pres-
cription de soins questionnante,
interrogeante vis-à-vis de l’inté-
rêt de l’isolement pour ce pa-
tient. Cette leçon qu’Épictète
donne à son élève peut bien
s’adresser à nous soignants en
UMD : «Veille à ne jamais agir
comme un animal sauvage, sinon
tu détruis l’homme, tu ne remplis
pas ta fonction... Veille à ne ja-
mais agir comme un mouton, sinon
c’est encore de la sorte la des-
truction de l’homme ». Voilà pour-
quoi l’éthique est intrinsèque-
ment à la fois pratique et
philosophique, notamment en
UMD.
Bruno Parra
Cadre de santé,
Esquirol C, UMD du CH de Montfavet.
POUR EN SAVOIR PLUS...
❏Friard D. L’isolement en psychiatrie : séques-
tration ou soins ? Éditions Hospitalières, coll. “Souf-
france psychique et soins”, Paris, 1998.
❏Jamet JM, Depré V. L’accueil en psychiatrie :
aspects juridique, théorique, pratique
,
Éditions
Hospitalières, coll. “Souffrance psychique et soins”,
Paris, 1997.
❏Foucault M. Morale et pratique de soi, histoire
de la sexualité, usage des plaisirs. Gallimard, 1984,
p. 32-39.
❏Ricœur P. Soi-même comme un autre. Seuil, coll.
“L’ordre philosophique”, Paris.
* La première partie (pratique, fonctionne-
ment et réglement) de cet article est parue
dans le numéro 35 de PSII, “Quand se
décide l’isolement”, pages17-18.
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Professions Santé Infirmier Infirmière - No36 - avril 2002