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« Ce nouvel espace public exige une éthique »
Sur la blogosphère et les réseaux sociaux
Entretien avec Romain Pigenel*
Médias en ligne et réseaux sociaux sont l’un des apports les plus visibles d’Internet à l’espace public.
L’intensité des échanges atteste la nature profondément sociale et collective d’Internet, mais des
questions se posent : les inégalités de participation notamment, mais aussi l’imaginaire de la transparence
dont les dérives exigent une éthique de la publicité.
L’espace public qui se constitue aujourd’hui, via les réseaux sociaux par exemple, vous semble-t-il
davantage marqué par la fragmentation ou au contraire par les effets d’agglomération?
En première analyse, je retiens plus les effets d’agglomération, tant pour les personnes que les idées.
La première fragmentation à laquelle on pourrait penser est celle des différents réseaux et médias
(blogs, Facebook, Twitter…), mais j’observe qu’à moyen terme, les personnes présentes sur l’une de
ces plateformes finissent par investir les autres. Quant à la fragmentation des personnes ou plus
exactement de la société, elle est d’un côté consubstantielle à l’idée même de réseau (un réseau est par
définition délimité), mais d’un autre côté, je suis frappé par la prééminence de grands thèmes de
discussion à un moment donné. Cela se voit particulièrement bien sur Twitter, où pour indexer leurs
messages les internautes utilisent des « hashtags » (un dièse suivi d’une clé d’index, comme ceci :
#démocratie). Quand survient une tragédie en Norvège, on peut être sûr que cela va être
abondamment commenté sur la toile comme dans les médias classiques. Les grandes controverses
nationales épargnent rarement les réseaux. J’observe aussi des polémiques qui ne sortent pas ou peu
de ces réseaux (que ce soit des sujets proprement politiques comme le Karachigate, qui a d’abord été
relayé sur les blogs, ou des buzz plus internes), mais qui sont elles aussi remarquablement fédératrices
à leur niveau.
Bien entendu, plus on descend dans « l’infiniment petit », plus on découvre des sujets et des
préoccupations très sectoriels. Il y a des débats qui ne sortent pas de Twitter ou de l’univers de blogs
« geek » (technophiles), par exemple. Mais ils font aussi, à leur niveau, du lien, et traduisent à mes yeux
la nature profondément sociale et collective d’Internet. Il est intéressant de voir, dans le domaine
politique, que rapidement les blogueurs ont ressenti le besoin de se réunir « IRL » (in real life), comme
on dit, avec des événements physiques comme la République des Blogs ou le Kremlin des Blogs, et une
fédération des blogueurs de gauche, les LeftBlogs. Ou que le vieux principe de la chaîne épistolaire
continue de fonctionner, avec des « chaînes de billet », une question à traiter qui passe de blog en blog.
Cela étant, et pour relativiser, je me méfie d’une fracture plus fondamentale entre les utilisateurs que
je qualifierai d’experts de ces réseaux, et une partie de la population qui y est présente mais moins
intensément, ou pour un autre usage. Un inconditionnel de Twitter, un blogueur politique et un
blogueur spécialisé sur les hautes technologies peuvent avoir des points de rencontre, être touchés par
des débats communs, même s’ils ne fréquentent pas les mêmes cercles de sociabilité. Mais à côté de
cela, je vois, y compris parmi mes propres amis Facebook (famille, amis d’école retrouvés…), un
nombre non négligeable de personnes qui n’utilisent ces réseaux que pour partager les photos de leur
dernier né ou de leurs vacances, et qui ne relaient (ni ne semblent suivre) des débats qui semblent
pourtant embraser Internet. Probablement ne sont-elles concernées directement que par les plus gros
sujets, ceux que traitent de toute façon les médias traditionnels. C’est une réalité qu’il faut toujours
garder à l’esprit car la partie la plus active d’Internet, par sa pluralité et en même temps ses effets de
convergence, peut vite être prise pour une représentation parfaite de la société.
Dans un article récent consacré notamment à Wikileaks (9 juin), vous évoquiez la fin d’une certaine
culture du secret et l’avènement de nouveaux acteurs. Vous appeliez de vos vœux une « régulation ». Mais
la caractéristique de ces acteurs, et du monde du hacking en général, est précisément d’être aux marges
de la légalité. Comment peut-on imaginer de les intégrer dans l’espace public ?
Romain Pigenel, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, est conseiller politique et bloggeur sur Variae
(www.variae.com).
*
Je n’aime pas trop le terme de culture du secret, qui porte des connotations assez négatives. C’est
justement la victoire des partisans de la transparence érigée en dogme, de ceux que je qualifie
d’ultralibéraux de l’information, que de faire croire qu’il y a une « culture du secret » univoque, quand
cela recouvre en fait des concepts fort différents : l’intimité, la dissimulation à proprement parler, le
secret professionnel…
Je ne pense pas, ensuite, que la question soit « d’intégrer » au système les hackers (qui ont toujours
existé sous une forme ou sous une autre) et Wikileaks (qui d’ailleurs a de lui-même entrepris un
rapprochement avec des médias plus institutionnels). Ils restent finalement peu nombreux au regard
de la masse des utilisateurs qui bénéficient au bout du compte de leurs trouvailles. La question plus
fondamentale à mes yeux est celle de la frontière entre privé et public, que les nouvelles technologies
nous invitent allégrement à piétiner sans que nous nous en rendions vraiment compte. Avec les traces
que laisse aujourd’hui un internaute actif sur les réseaux sociaux, parlant sur des messageries
publiques et s’amusant avec une application de géolocalisation sur son téléphone portable, il n’y aura
plus besoin de Julian Assange demain pour révéler quoi que ce soit ! Je vois une continuité entre le fait
de considérer que mettre dans le domaine public des gigaoctets de correspondance diplomatique ne
pose aucun problème, et la propension un peu inconsciente que nous avons tous à l’exhibitionnisme
sur les réseaux sociaux. Or ni l’une ni l’autre de ces pratiques ne mènent, à terme, à une société viable.
Il y a donc un débat philosophique à avoir sur ce que l’on accepte ou pas dans ce domaine, pour bâtir
une éthique de la « publicité » qui fait cruellement défaut actuellement.
En tant qu’acteur, quelles vous semblent être les voies et techniques qui permettent de peser dans la
blogosphère? Et de quelle façon la blogosphère pèse-t-elle sur la politique partisane et institutionnelle?
Il faut déjà prendre « blogosphère » dans un sens très large car à bien des égards, elle s’est intégrée,
voire diluée, dans l’univers plus vaste des réseaux sociaux. Pour espérer y peser – si tant est que ce soit
une fin en soi – il faut à mon sens prendre acte de sa multimodalité, donc, mais aussi comprendre son
essence profondément sociale que je mentionnais plus haut, et surtout y faire preuve d’assiduité – vu
le rythme de cet univers, une production épisodique ne peut pas s’imposer. Disposer d’une assise
institutionnelle plus classique aide aussi. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de blogueurs sont
intéressés par des partenariats avec des organes de presse plus classiques (Marianne2,
NouvelObs.com …). De même, j’ai pu constater que le fait d’être candidat à une élection peut aussi
« booster » son assise, ne serait-ce que parce que les journalistes sont désormais très présents sur ces
réseaux, qui leur permettent finalement de faire du reportage en chambre.
La question du poids que nous pouvons exercer sur les institutions partisanes est plus complexe. Un
blogueur seul ne représente pas grand-chose, ou en tout cas pas plus que le poids des responsabilités
politiques qu’il peut avoir par ailleurs. Même en réseau (comme ce fut le cas récemment avec
l’opération « Unité2012 ») et avec le relais d’organes de presse où ils sont repris, l’influence des
blogueurs sur les appareils reste faible tant que d’autres relais plus institutionnels n’entrent pas en
jeu. Maintenant, il y a un intérêt croissant des partis politiques pour ces réalités, ne serait-ce que parce
que des générations de responsables plus « geeks » arrivent progressivement aux commandes. Mais
cet intérêt est souvent vu avec des lunettes quelque peu déformantes, celles de l’effet de mode. Pour
2012 par exemple, tout le monde veut être sur Twitter, parce qu’on en a parlé pendant l’affaire DSK –
c’est aussi simple que cela. Les partis n’ont pas encore compris l’intérêt du partenariat qu’ils
pourraient construire avec les blogueurs sous toutes leurs formes, sans se limiter à une demande de
courroie de transmission (« relayez nos informations »). Les blogs et les utilisateurs de réseaux
sociaux sont à la fois des influenceurs et des capteurs fins pour saisir les mouvements d’opinion. Le
parti politique qui les intégrerait plus intelligemment que de façon strictement top-down dans sa
stratégie d’ensemble se doterait d’un réel atout.
Propos recueillis par Richard Robert
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