No. 57, 2012

publicité
Travaux neuchâtelois de linguistique
N° 57, 2012 • ISSN 1010-1705
Table des matières

Geneviève DE WECK
Avant-propos ------------------------------------------------------- 1-9

Tania ZITTOUN
Usage de ressources symboliques à
l’adolescence ---------------------------------------------------- 11-30

Ivan DARRAULT-HARRIS
S’engendrer par le langage: la parole
adolescente ------------------------------------------------------ 31-45

Stefano REZZONICO & Davide ASTORI
Le parler des jeunes italophones d’un côté et
de l’autre de la frontière: formes,
représentations et pratiques déclarées
d’adolescents tessinois et italiens ------------------------------- 47-62

Marc AGUERT, Michel MARCOCCIA, Hassan ATIFI, Nadia GAUDUCHEAU
& Virginie LAVAL
La communication expressive dans les forums
de discussion: émotions et attitude ironique
chez l’adolescent ------------------------------------------------ 63-82

Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI
Transmission d’une langue minoritaire: les
pratiques langagières des jeunes de la
troisième génération en Suisse --------------------------------- 83-100

Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK
DOEHLER
Le développement de la compétence
d’interaction: une étude sur le travail lexical ----------------- 101-119
IV

Langage et identité à l’adolescence
Simone GROEBER
Identité(s) en interaction – Des adolescents
déficients auditifs en classe d’intégration -------------------- 121-141
Adresses des auteurs ---------------------------------------------- 143-144
Comité de lecture ------------------------------------------------------- 145
TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique)
La revue TRANEL fonctionne sur le principe de la révision par les pairs. Les propositions
de numéros thématiques qui sont soumises au coordinateur sont d’abord évaluées de
manière globale par le comité scientifique. Si un projet est accepté, chaque contribution
est transmise pour relecture à deux spécialistes indépendants, qui peuvent demander
des amendements. La revue se réserve le droit de refuser la publication d’un article qui,
même après révision, serait jugé de qualité scientifique insuffisante par les experts.
Responsables de la revue
Gilles Corminboeuf
email: [email protected]
Evelyne Pochon-Berger
email: [email protected]
Comité scientifique de la revue
Marie-José Béguelin, Simona Pekarek Doehler, Louis de Saussure, Geneviève de Weck,
Marion Fossard (Université de Neuchâtel)
Secrétariat de rédaction
Florence Waelchli, Revue Tranel, Institut des sciences du langage et de la
communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
Les anciens numéros sont également en accès libre (archive ouverte / open access) dans
la bibliothèque numérique suisse romande Rero doc. Voir rubrique "Revues":
http://doc.rero.ch/collection/JOURNAL?In=fr
Abonnements
Toute demande d'abonnement ou de numéro séparé est à adresser à:
Revue Tranel, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
Tél.: ++41(0)32 718 16 90
Fax: ++41(0)32 718 17 01
email: [email protected]
Tarifs
Abonnement annuel (2 numéros)
Numéro séparé
Numéro double
Suisse: CHF 51.00
Suisse: CHF 27.00
Suisse: CHF 40.00
Etranger: € 34.80
Etranger: € 18.40
Etranger: € 27.30
Paiement
Suisse: CCP 20-4130-2 – Université, Fonds de tiers, 2000 Neuchâtel (réf: U.00695)
Etranger: Compte en EUR: 290 00500.080.60L auprès d'UBS SA, 2000 Neuchâtel (CH)
[Code Swift: UBSWCHZH80A] [IBAN: CH49 0029 0290 5000 8060 L]
© Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel,
2012
Tous droits réservés
ISSN 1010-1705
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 1-9
Avant-propos
Geneviève de Weck
Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel
Les 11 et 12 novembre 2010 s’est tenu à la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de l’Université de Neuchâtel le 11e colloque de logopédie, sur le
thème Langage et identité à l’adolescence.
Ce colloque a rassemblé une centaine de personnes, des cliniciens,
logopédistes pour la plupart, mais également des chercheurs en logopédie,
psychologie, éducation et sciences du langage. On rappellera qu’il fait suite
à dix autres rencontres consacrées aux thèmes suivants: Les situations de
communication (1990), Bilinguisme et biculturalisme (1992), Interventions
en groupe et interactions (1994), Discours oraux – discours écrits: quelles
relations? (1996), Langage, étayage et interactions thérapeutiques (1998),
Le langage écrit (2000), Analyse des pratiques langagières (2002), Les
troubles de développement du langage (2004), Jeu, langage et thérapies
1
(2006) et Interactions, acquisitions et apprentissages (2008) .
Le thème qui a été retenu pour ces traditionnelles journées scientifiques
contraste avec les précédents. En effet, si, comme les titres précités le
montrent, nous nous sommes jusqu’ici généralement centrés sur des
thèmes transversaux relatifs au langage et à ses troubles qui concernent
l’être humain de l’enfance à l’âge adulte, sans nous arrêter
particulièrement sur une période de la vie, un choix différent a été opéré
pour l’édition 2010 des colloques de logopédie. Plusieurs raisons ont
motivé cette option.
Il est trivial de rappeler que l’adolescence est un âge charnière de la vie où
des choix d’études, professionnels et de vie personnelle commencent
généralement à être opérés. En même temps, cette période se caractérise
par des remises en question et par la constitution-renforcement de
l’identité personnelle et sociale. Aussi importante qu’elle soit,
l’adolescence est pourtant encore peu étudiée comme un potentiel; on y
stigmatise trop souvent les ruptures et les problèmes ou on adopte une
attitude trop défaitiste face à des difficultés qui n’ont pas pu être résolues
1
Les Actes de ces rencontres ont paru dans les numéros 16, 19, 22, 25, 29, 33, 38/39, 42, 46
et 49 des TRANEL.
2
Avant-Propos
durant l’enfance, en particulier les troubles du langage oral et/ou écrit. En
effet, de nombreux travaux scientifiques en pathologie du langage
commencent à démontrer que les troubles du langage observés durant
l’enfance ne sont souvent pas entièrement résolus à l’adolescence; ils
déterminent alors souvent négativement les choix futurs en matière de
formation et de vie professionnelle. Ce constat doit donc directement
interroger les professionnels, et notamment les logopédistes, sur les
enjeux et les nécessités des interventions à l’adolescence, au-delà de la
scolarité obligatoire, même si les pouvoirs publics tendent à réduire leur
soutien financier à partir de cette limite scolaire. Si certains jeunes arrivent
à l’adolescence moins armés que d’autres, les remaniements de cette
période peuvent aussi permettre des évolutions positives sur différents
plans de la personne, auxquelles les interventions logopédiques peuvent
contribuer.
Durant ce colloque, les contributions des intervenants ont permis
d’approfondir cette période de la vie dans une visée interdisciplinaire, en
s’interrogeant à la fois sur les remaniements identitaires et les ressources
de l’adolescence, sur ses particularités, notamment dans le domaine du
langage (oral et/ou écrit), sans escamoter la question des troubles, qu’ils
concernent le langage et/ou la personnalité dans son ensemble. Ainsi les
interventions se sont articulées autour des trois thèmes suivants:
• la construction de l’identité personnelle et sociale
• le langage à l’adolescence: ses spécificités, le rapport à l’écrit et les
troubles du langage
• le rôle du plurilinguisme et du pluriculturalisme, ainsi que celui de la
migration dans cette construction identitaire
Ces thèmes attestent le caractère interdisciplinaire de ce colloque, apparu
dans l’éventail des six conférences plénières et des cinq ateliers se
déroulant en parallèle lors de deux sessions. En conséquence, des regards
différents, mais complémentaires, ont été portés durant ces deux journées
sur les rapports entre langage et identité à l’adolescence. Toutefois, la
publication des Actes ne comprend pas l’ensemble des contributions,
certains orateurs ayant renoncé à publier leur présentation. De plus,
l’organisation des sept articles de ce numéro ne reflète pas le déroulement
du colloque. Nous avons préféré proposer aux lecteurs un cheminement
thématique, tel que décrit ci-dessus.
Mais avant de présenter en détails les articles de ce numéro, nous
souhaitons donner un aperçu de l’ensemble du colloque et accorder une
place aux interventions qui ne sont pas publiées, afin que les lecteurs
intéressés puissent poursuivre la réflexion à partir de quelques éléments
de synthèse accompagnés d’indications bibliographiques.
Geneviève de Weck
3
La question du langage et de l’identité à l’adolescence peut s’appréhender
de différentes manières, individuelles comme socio-culturelles, dans un
rapport au monolinguisme comme dans un rapport au plurilinguisme. De
manière générale, différents objets culturels (films, musiques, textes)
peuvent constituer des ressources pour donner sens aux expériences
nouvelles vécues par les adolescents (Zittoun, cf. infra).
L’identité en mutation passe également par le langage et, en particulier,
par des formes particulières qui sont propres aux groupes de jeunes. Loin
de consister en des formes appauvries de la langue, la parole adolescente
est le lieu même de l’innovation et de la création néologique, qui prennent
leur sens en regard des mutations corporelles et psychiques des jeunes
(Darrault-Harris, cf. infra). Des particularités linguistiques sont attestées
chez les jeunes qui les reconnaissent comme telles, ce qui leur permet de
s’identifier aux groupes qui adoptent ces pratiques (Rezzonico & Astori, cf.
infra). De même, les nouvelles technologies, qui ont transformé en
profondeur les stratégies communicationnelles des êtres humains,
présentent des spécificités linguistiques; les forums de discussion, très
prisés des adolescents, illustrent ce phénomène, en particulier sur le plan
de l’expression des émotions et de l’ironie (Aguert & al., cf infra).
Si les jeunes adoptent des formes de langage qui leur sont propres, qu’en
est-il de leur rapport au langage écrit? Des éléments de réponse ont été
apportés dans la conférence de Marie-Claude Penloup, professeure à
l’Université de Rouen (laboratoire LiDiFra), qui a éclairé d’un jour nouveau
le rapport au langage écrit des jeunes, dans le cadre d’une sociodidactique qui s’ancre sur l’observation des pratiques langagières des
apprenants. C’est dans ce cadre qu’elle postule l’existence de
“connaissances ignorées“ (Penloup, 2007 et 2008) chez les jeunes. Ces
connaissances ont généralement été acquises hors de l’école et sont, la
plupart du temps, ignorées par celle-ci. Il s’agit de l’écriture extra-scolaire,
beaucoup plus fréquemment pratiquée qu’on ne le soupçonne souvent,
dont voici quelques exemples par ordre décroissant de fréquence de ces
pratiques: lettres, listes utiles, copie de chansons, copie de blagues, autres
listes, inventions de chansons, textes sous des photos, invention de
poèmes, débuts d’histoires et de romans, fiches sur des sujets favoris,
journal intime, etc. Ces écrits sont produits seuls ou à plusieurs, de
manière manuscrite ou électronique, pour soi ou partagés. L’hypothèse de
Penloup postule que la prise en compte de cette écriture extrascolaire
pourrait constituer une base sur laquelle les enseignants pourraient
prendre appui, comme une sorte de tremplin, pour les transformer en
savoirs conscients et pour amener les jeunes vers la découverte d’autres
écrits. Cette hypothèse semble également pertinente pour la logopédie.
Les aspects du langage à l’adolescence évoqués jusqu’ici mettent en
évidence un certain nombre de particularités, de connaissances et de
4
Avant-Propos
ressources. Cela ne doit pas faire oublier les difficultés que certains jeunes
peuvent éprouver dans la communication orale et/ou écrite avec d’autres.
Ce thème a été l’objet de la conférence de Victoria Joffe, professeure de
développement du langage à la City University de Londres et spécialiste
des troubles du langage. Partant du constat que les travaux de recherche
sur les troubles développementaux du langage se sont jusqu’ici surtout
centrés sur l’âge préscolaire et la période de l’école primaire, elle montre le
besoin impérieux d’étudier davantage la période de l’adolescence pour
deux raisons complémentaires. D’une part, le langage continue à se
développer durant cette période; d’autre part, un nombre non négligeable
de jeunes présentent des troubles du langage et de la communication qui
influencent considérablement leur parcours scolaire et ont un effet à long
terme sur leur fonctionnement personnel, social et éducationnel, comme
l’ont montré différents auteurs (voir par exemple Conti-Ramsden & Botting,
2008; Conti-Ramsden & Durkin, 2008 et 2010). L’étude rapportée par Joffe
(2011 et in press; Joffe & Blak, in press) poursuit deux objectifs. Il s’agit
d’une part d’approfondir la nature des difficultés langagières et
communicationnelles d’un groupe de jeunes et d’autre part d’évaluer
l’efficacité de quatre types d’interventions logopédiques en groupe,
centrées chacune sur des objets différents (vocabulaire, narration en
particulier), en les comparant. Les résultats montrent que les troubles
langagiers concernent en particulier la dimension sémantique et
syntaxique du langage, surtout en expression, y compris les aspects
idiomatiques. Les interventions ont permis aux jeunes de développer
surtout les dimensions spécifiquement abordées dans le groupe; le groupe
où plusieurs aspects sont combinés donne de meilleurs résultats sur
l’ensemble des domaines testés.
Le troisième thème de ce colloque, le plurilinguisme, a été parcouru de
diverses manières. D’une part, dans le cadre de l’approche de l’analyse
conversationnelle, plusieurs intervenants ont étudié les interactions de
jeunes bilingues dans des contextes différents: la question de
l’apprentissage d’une langue seconde a été traitée dans l’étude des
interactions de jeunes filles au pair lors d’un séjour linguistique (Farina &
al., cf. infra) et dans celle de la participation de jeunes sourds bilinguesbimodaux en classe d’intégration (Groeber, cf. infra).
D’autre part, dans le cadre de la migration, la problématique de la langue,
et celle du plurilinguisme en particulier, prend une coloration différente. Il
s’agit de savoir comment les langues - d’origine et du pays d’accueil au
moins - contribuent à la construction identitaire des personnes. Alors que
la langue du pays d’accueil se développe au fil des générations, que se
passe-t-il du côté de la langue d’origine? C’est à cette question qu’ont
tenté de répondre C. Wyssmüller et R. Fibbi (cf. infra) à travers une étude
qu’elles ont menée sur la transmission de la langue d’origine. C’est aussi
Geneviève de Weck
5
l’objet de la recherche de Patricia Lambert (2005), maître de conférence à
l’Université Lyon 2. Dans une approche de sociolinguistique
ethnographique mettant l’accent sur les implications sociales, scolaires et
identitaires du plurilinguisme vécu au quotidien, elle a étudié les
répertoires linguistiques et identitaires d’adolescentes descendantes de
migrants, scolarisées dans un lycée professionnel. Il s’agissait
d’appréhender la diversité des ressources linguistiques des élèves afin
d’être davantage en mesure de les prendre en considération dans les
pratiques pédagogiques.
L’organisation de ce numéro suit la logique des trois thèmes du colloque.
C’est ainsi que le premier article, proposé par Tania Zittoun, professeure de
psychologie-éducation à l’Université de Neuchâtel, analyse dans une
approche socioculturelle l’usage d’objets culturels, tels que films,
musiques et textes, par des adolescents en tant que ressources
développementales. Elle retrace tout d’abord les enjeux de la période de
l’adolescence sur le plan de l’identité, période qui se caractérise à la fois
par des ruptures et des transitions, par une diversité d’expériences
nouvelles et de changements, impliquant des processus d’apprentissage et
d’attribution de significations. Dans un second temps, l’auteure présente
quelques résultats d’une recherche plus large avec des adolescents de
l’école secondaire. Elle montre d’une part la diversité des expériences
culturelles des jeunes, et d’autre part la manière dont ces derniers
recourent aux objets culturels comme ressources symboliques, y compris
certains textes étudiés à l’école, pour donner un sens à leurs expériences.
Elle suggère enfin à quel point il semble pertinent et important que les
adultes prennent en considération ces diverses expériences.
C’est dans une approche différente, qui se situe à l’interface entre la
linguistique, la sémiotique du discours et la psychanalyse, que Yvan
Darrault-Harris, professeur à l’Université de Limoges et à la EHESS de
Paris, aborde la parole adolescente. Même si celle-ci se caractérise par une
grande innovation et par la création de néologismes, sa seule description
n’est pas suffisante pour la comprendre selon l’auteur. Un pas de plus doit
être franchi, celui de l’appréhension de la signification de cette créativité
continuellement renouvelée. L’auteur met en relation cette créativité avec
les connaissances actuelles relatives d’une part aux changements
corporels qui surviennent à l’adolescence, le corps étant l’instance de base
du langage, et d’autre part à la “puberté psychique“ qui s’ancre dans les
changements corporels. Finalement, l’auteur suggère que cette analyse
pluridisciplinaire permet un accès privilégié à la signification que l’on peut
donner aux comportements adolescents et devrait permettre de concevoir
une prévention vis-à-vis des adolescents “à risques“.
6
Avant-Propos
Dans l’article de Stefano Rezzonico et de Davide Astori, respectivement
assistant-doctorant à l’Université de Neuchâtel et professeur à l’Université
degli Studi di Parma, le lecteur trouvera les résultats d’une recherche sur le
langage des jeunes. Les auteurs se sont attelés à étudier les
représentations et les pratiques déclarées de jeunes italophones, de part
et d’autre de la frontière suisso-italienne. Ils montrent que, malgré les
différences dialectales parfois observées entre les deux régions, les jeunes
ont construit les mêmes représentations de la parole adolescente, qui leur
permet de s’identifier à des groupes distincts ou au contraire de s’en
distancer. Ils déclarent par ailleurs y recourir régulièrement, mais la grande
majorité d’entre eux décrit un usage non systématique, lié aux différents
types de situation d’interaction qu’ils vivent dans leur vie quotidienne: ils
distinguent les situations où cet usage est possible et valorisé et celles où
ils s’abstiennent de l’utiliser estimant que cet usage pourrait avoir un effet
négatif sur la perception que les autres pourraient avoir d’eux-mêmes (par
exemple dans le monde professionnel).
Pour clore cette partie sur le langage à l’adolescence, Marc Aguert, maître
de conférence à l’Université de Caen Basse-Normandie, Michel Marcoccia,
Hassan Atifi, Nadia Gauducheau, tous trois collaborateurs à l’Université de
technologie de Troyes / CNRS, et Virginie Laval, professeure de psychologie
du développement à l’Université de Poitiers, abordent le langage des
jeunes au travers de l’étude de forums de discussion. Plus précisément, ils
s’attèlent à analyser la façon dont les jeunes communiquent leurs
émotions et leurs attitudes lors de situations de communication
médiatisées par ordinateur, cherchant à comprendre les éventuelles
spécificités de ce mode de communication comparé aux interactions en
face-à-face. Ils décrivent tout d’abord les caractéristiques de ces
situations de communication, parmi lesquelles l’usage d’un langage qu’ils
qualifient d’hybride, tenant à la fois de l’écrit et de l’oral. Les résultats
montrent que les adolescents pratiquent une communication très
expressive dans les forums de discussion, et qu’en l’absence du canal non
verbal caractérisant les interactions en face-à-face, les émotions et les
attitudes, dont l’ironie thématisée dans cet article, sont explicitement
exprimées au travers de différents moyens. L’expression des émotions
passe par des moyens symboliques (verbaux alliant la prosodie transcrite
graphiquement, la morphologie et le lexique), mais aussi iconiques (le
smiley bien connu par exemple) et typographiques (un usage fréquent
d’une ponctuation expressive et des majuscules pour accentuer certains
mots du message). Quant à l’ironie, elle apparaît surtout à travers les
moyens iconiques et les explications verbales.
Le dernier ensemble d’articles de ce numéro a comme point commun
l’étude du plurilinguisme et de ses pratiques. Tout d’abord Chantal
Wyssmüller et Rosita Fibbi, respectivement collaboratrice scientifique et
Geneviève de Weck
7
cheffe de projet au Forum suisse pour l’étude des migrations de l’Université
de Neuchâtel, se sont intéressées à la transmission intergénérationnelle de
la langue d’origine chez des migrants, en considérant cette transmission à
la fois comme répertoire de communication et comme marqueur
identitaire. Leur étude concerne des migrants italiens et espagnols
installés en Suisse depuis longtemps. Sur la base d’une part d’entretiens
avec des adolescents de la troisième génération nés et ayant grandi en
Suisse, potentiellement bilingues, et d’autre part des informations
recueillies auprès de leurs parents et grands-parents, elles décrivent leurs
pratiques linguistiques et cherchent à comprendre le sens que peuvent
revêtir ces pratiques bilingues pour ces jeunes vivant dans un
environnement urbain. Leurs résultats confirment que la langue locale est
dominante pour tous les interviewés, mais que la grande majorité d’entre
eux pratiquent également la langue d’origine, notamment en famille. En ce
qui concerne la transmission même de cette langue, le rôle des grandsparents semble être primordial.
Les deux derniers articles, proposés par des collaboratrices du Centre de
Linguistique Appliquée de l’Université de Neuchâtel, ont comme cadre
théorique commun l’analyse conversationnelle. C’est ainsi que, d’une part,
Clelia Farina, Evelyne Pochon-Berger et Simona Pekarek Doehler,
respectivement assistante-doctorante, post-doctorante et professeure de
linguistique, emmènent le lecteur sur les traces d’une jeune fille au pair
alémanique apprenant le français comme langue seconde au cours d’un
séjour linguistique en Suisse romande. Leur étude longitudinale explore les
compétences d’interaction de cette jeune fille et en particulier la façon
dont elle gère la recherche de mots en L2, en sollicitant l’aide d’autrui dans
l’interaction de façon à l’obtenir. Les auteures identifient des tendances
générales sur le plan des participants, selon que la jeune fille interagit avec
la famille d’accueil dans son ensemble ou seulement avec les enfants, et
sur celui de l’organisation séquentielle des épisodes de réparation lexicale,
selon que cette dernière est auto- ou hétéro-initiée; elles observent
également des changements à travers le temps, à la fois sur les plans
linguistique et interactif. Ces observations sont sous-tendues par une
réflexion théorique sur la définition de la compétence d’interaction en
langue seconde et sur l’explicitation d’un cadre de référence
interactionniste, dans lequel cette compétence est envisagée comme un
répertoire de moyens linguistiques permettant d’accomplir des activités
conjointement avec autrui.
D’autre part, Simone Groeber, assistante-doctorante, explore un terrain
très nouveau, celui de l’identité de trois jeunes sourds bilingues bimodaux
(allemand - langue des signes allemande) intégrés dans une classe
ordinaire d’entendants. En se référant à l’ethnométhodologie et à l’analyse
conversationnelle, l’auteure vise à mettre en évidence les processus
8
Avant-Propos
interactionnels au travers desquels peut être révélée l’identité sociale,
parfois multiple au sens où la personne peut appartenir à différentes
catégories sociales. Il s’agit d’identifier si cette appartenance est
revendiquée par la personne elle-même ou si elle est attribuée par l’un ou
l’autre interlocuteur. Dans le cas particulier, les catégories sociales les
plus pertinentes pour les participants dans le cadre scolaire se déclinent
avec les termes de ‘sourd’ et ‘malentendant’, de même que ‘élève’ et ‘élève
intégré’. Dans le cadre des interactions en classe, les participants
construisent leur identité sociale grâce à différents moyens: verbaux, non
verbaux et prosodiques. Par ailleurs, l’orientation vers l’une ou l’autre
identité est fonction du contexte situationnel et/ou séquentiel de
l’interaction. Enfin, attribuer ou revendiquer une identité sociale peut
constituer une ressource communicationnelle pour accomplir des actions,
par exemple pour justifier une action d’un participant. En somme, ces
exemples mettent en évidence une certaine mobilité au cours du temps et
selon les activités de la revendication et de l’attribution d’une identité
sociale.
Nous ne saurions terminer cette introduction sans rappeler que le succès
et la réussite de ce colloque doivent beaucoup:
- aux membres du comité scientifique: Janine Dahinden (Université de
Neuchâtel), Geneviève de Weck (Université de Neuchâtel), Virginie Laval
(Université de Poitiers), Simona Pekarek Doehler (Université de Neuchâtel), Joël
Uzé (CHU, Poitiers), Grégoire Zimmermann (Université de Lausanne);
- aux membres du comité d’organisation qui ont œuvré efficacement avant
et pendant le colloque: Simone Marty Crettenand, Tiziana Bignasca, Marianne
Grassi Moulin, Simone Groeber, Somayeh Rahmati, Stefano Rezzonico, ainsi
qu’aux modérateurs des ateliers et au personnel technique.
Enfin, la publication de ces Actes a été possible grâce à la précieuse
collaboration des membres du comité de lecture, qui ont expertisé les
textes, à Somayeh Rahmati qui a assuré la relecture formelle de la plupart
des textes et à Florence Waelchli, qui a assumé tout le travail éditorial.
Nous tenons à remercier très chaleureusement toutes ces personnes pour
leur précieuse collaboration.
Geneviève de Weck
9
Bibliographie
Conti-Ramsden, G. & Botting, N. (2008): Emotional health in adolescents with and without a
history of specific language impairment (SLI). Journal of Child Psychology and Psychiatry,
49(5), 516-525.
Conti-Ramsden, G. & Durkin, K. (2008): Language and independence in adolescents with and
without a history of specific language impairment (SLI). Journal of Speech, Language, and
Hearing Research, 51, 70-83.
— (2010): Les troubles spécifiques du langage (SLI): données à l’adolescence. In: Bernicot, J.,
Veneziano, E, Musiol, M. & Bert-Erboul, A. (éds.): Interactions verbales et acquisition du
langage. Paris (L’Harmattan), 171-197.
Joffe, V.L. (2011): Narrative Programme: Using narratives to enhance language and learning across
the secondary school curriculum. Milton Keynes, UK (Speechmark Publishers).
—
(in press): Using narratives to enhance language and communication in secondary school
students. In: Grove N. (eds): Using Storytelling to Support Children and Adults with Special
Needs. London (Routledge).
Joffe, V. & Black, E. (in press): The relationship between language, educational attainment and
social, emotional and behavioural functioning in secondary school students with language
and communication difficulties. Language, Speech and Hearing Services in Schools.
Lambert, P. (2005): Les répertoires plurilectaux de jeunes filles d’un lycée professionnel. Une
approche sociolinguistique ethnographique. Thèse de doctorat, Université StendhalGrenoble 3.
Penloup, M.-C. (dir.) (2007): Les connaissances ignorées: approches interdisciplinaires de ce que
savent les élèves. Lyon (INRP).
—
(2008): L’écriture extrascolaire indice du rapport à l’écriture des apprenants. L’exemple de
l’alternance codique dans les écrits personnels. In: Chartrand, S. & Blaser, C. (éds.): Le
rapport à l’écrit: un outil pour enseigner de l’école à l’université. Namur (Diptyque), 43-59.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 11-30
Usage
de
ressources
l’adolescence1
symboliques
à
Tania ZITTOUN
Institut de psychologie et éducation, Université de Neuchâtel
Abstract: This paper proposes a sociocultural approach to adolescents’ uses of films,
music and texts as developmental resources. After a short characterization of the
challenges of youth, the paper considers adolescence as a period rich in ruptures and
transitions as young people move through a diversity of spheres of experiences,
requiring processes of identity change, learning and sense making. The paper then
examines the resources adolescents might find to facilitate the changes thus
required. The paper presents some data from a large research project on secondary
school adolescents. It shows the diversity of their cultural experiences, often
demanding in term of time and yet remote from school contents. It also shows how
young people use some of the cultural elements found in their leisure as symbolic
resources, and suggests that texts met at school might become symbolic resources,
too. Such uses of texts are likely to support learning and further identity processes
and sense making. The importance of adult recognition of these diverse experiences
is finally suggested.
Cet article examine les activités culturelles de jeunes adolescents. En
particulier, il donne à voir ce que font des adolescents et adolescentes des
films qu’ils voient, des chansons qu’ils écoutent ou des textes qu’ils lisent.
Ces expériences culturelles ne sont pas que des actes de consommation;
au contraire, et c’est ce que cet article vise à montrer, elles participent
souvent au développement identitaire de ces jeunes, à leur apprentissage,
ou à leur capacité de donner sens à leur propre trajectoire.
J’adopterai ici une perspective inspirée de la psychologie socioculturelle
pour examiner le développement adolescent (Bruner, 1997; Valsiner, 2007;
Wertsch, 1991). Cette approche met à la fois l’accent sur les contraintes
sociales et culturelles qui s’exercent sur les trajectoires individuelles, et
sur les processus par lesquels les personnes peuvent néanmoins conférer
sens à leur existence. En me basant sur les connaissances existantes, je
commencerai par mettre en évidence deux enjeux du développement
adolescent. Je proposerai ensuite une approche qui permet de penser la
diversité des expériences de transitions que vivent les jeunes, au travers de
différentes sphères d’expérience. Je présenterai ensuite des résultats
d’une enquête auprès d’adolescents tout venant. D’une part, je donnerai à
voir la pluralité et la richesse des expériences dans lesquelles des
1
Je remercie Michèle Grossen pour sa précieuse relecture d’une première version de ce
document et deux lecteurs anonymes pour leurs suggestions constructives.
12
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
adolescents s’engagent parallèlement à l’école. D’autre part, je montrerai
comment des adolescents peuvent utiliser des productions artistiques,
tirées de leurs loisirs ou des corpus scolaires (i.e., chansons, films, textes
littéraires) comme ressources symboliques qui soutiennent leur
développement. Je mettrai finalement en évidence le rôle que des adultes
peuvent alors jouer pour faciliter ces processus.
1.
Difficultés et défis de l’adolescence aujourd’hui
La notion d’adolescence désigne consensuellement la période qui suit la
puberté – la maturation physiologique et cognitive de la fin de l’enfance –
et qui précède l’entrée dans l’âge adulte et l’accès à de nouveaux droits et
responsabilités sociales (Coleman & Hendry, 1999; Coslin, 2006).
1.1
L’adolescence n’est pas une transition
Si l’adolescence a, parfois été décrite comme socialement balisée et
signifiant clairement l’accès à l’âge adulte dans les sociétés dites
traditionnelles (van Gennep, 1981; Glaser & Strauss, 2009), elle se déroule
de manière beaucoup moins linéaire dans nos sociétés contemporaines,
plurielles et fortement médiatisées. Deux observations peuvent être faites.
Premièrement, il n’y a aujourd’hui pas de consensus univoque sur ce qui
marque l’entrée et la fin de l’adolescence. Si l’on pensait que l’entrée dans
l’adolescence était liée à la puberté, beaucoup décrivent des enfants plus
jeunes qui manifestent des comportements suggérant l’adolescence. Il est
aussi très difficile de dire ce qui marque la fin de l’adolescence, du point de
vue des observateurs comme des jeunes. Jusque dans les années 90, les
sociologues considéraient que l’entrée dans l’âge adulte se marquait par
trois aspects: la fin de l’école et l’entrée dans le monde du travail; la fin de
la dépendance économique aux parents, remplacée par une autonomie
financière; et le départ du foyer familial et la création d’une famille. Depuis
la crise économique des années 90, la fin de l’école ne signifie plus
automatiquement que l’on peut travailler; on peut aussi habiter avec un ou
une partenaire chez ses parents, ou vivre seul et retourner plus tard chez
eux. Ce gommage des critères objectifs d’entrée dans l’âge adulte a été
appelé décloisonnement des seuils (Galland, 1995), c'est-à-dire que ces
transformations se font indépendamment les unes des autres et qu’elles
semblent souvent réversibles. Lorsqu’ils sont questionnés, les adolescents
ou les jeunes adultes décrivent aussi qu’ils se sentent "adultes" dans
certains domaines de leur vie, par exemple s’ils entrent tôt dans le monde
du travail, et "jeunes" dans d’autres, par exemple dans les loisirs; d’autres
au contraire peuvent fonder tôt une famille tout en poursuivant des études.
Cette diversité des temporalités dans différentes sphères d’expérience est
notamment capturée par l’expression adultes émergents proposée par
Tania Zittoun
13
Arnett (2006). En parallèle, on a vu les adultes chercher de plus en plus à
adopter des modes de vie "jeune" au point qu’il est devenu difficile de
savoir ce qu’était un adulte. Ainsi, dans l’ensemble, le début comme la fin
de l’adolescence semblent flous, et il est difficile de parler de
l’adolescence comme une transition; j’ai proposé de la considérer comme
une période riche en transitions (Zittoun, 2006).
1.2
Pas d’adolescence modèle
Deuxièmement, il n’y a aujourd’hui pas de consensus sur la signification
sociale de l’adolescence (Gonseth, Laville & Mayor, 2008). L’environnement
médiatique est chargé de représentations contradictoires de jeunes
personnes, dans les séries, les magazines, la mode et la musique. Dans les
nouvelles séries télévisées ou films à succès visant un public jeune, les
adolescents sont présentés comme des consommateurs heureux, ou
comme des personnes inquiètes dont les pulsions les mènent à avoir des
comportements de vampires ou de soldats, comme des personnes qui
découvrent les relations avec l’autre sexe de manière prudente, ou
extrêmement agressive, qui ont des carrières à succès ou aucun avenir, qui
peuvent communiquer ou feraient mieux d’agir avec violence. Les discours
des spécialistes oscillent également entre un discours alarmiste, qui
souligne la crise et le malaise, l’influence des médias et les dangers des
jeux violents, et une vision presque romantique d’une adolescence
réflexive, utopiste et critique des adultes (Anatrella, 1988; Black, 2008;
Durkin & Barber, 2002; Fize, 2006; Ward, 2005). Enfin, comme coexistent
les groupes d’origines ethniques et religieuses diverses, des modèles variés
de ce que devrait être une vie adulte coexistent et infléchissent les
trajectoires des adolescents (Duemmler, Dahinden & Moret, 2010). Ainsi, il
n’existe pas de discours univoque sur ce que c’est que d’être adolescent et
sur la manière de gérer les questions et les inquiétudes que peut ressentir
une jeune personne. En conséquence, il revient aux adolescents euxmêmes de définir le sens de ce qui leur arrive – ce qui peut être rendre ardu
dans un environnement aussi polyphonique et saturé de discours.
1.3
Deux enjeux psychologiques de l’adolescence
Sur cet arrière-fond, je mettrai en évidence deux enjeux psychologiques de
l’adolescence – ce ne sont évidemment pas les seuls! (Coslin, 2006, 2007).
Premièrement, les jeunes personnes qui se transforment et sont perçues
comme différentes par les autres ont besoin de maintenir l’impression
d’être la même personne – dans le temps, dans différentes sphères
d’expérience – ce que Erik Erikson (1993) appelait un sens de continuité
temporelle (continuity) et d’unité personnelle (sameness). Un certain sens
de continuité doit pouvoir être maintenu entre qui l’on était et qui l’on est
14
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
en train de devenir, qui l’on est à l’école ou à la maison. Les travaux actuels
sur l’identité suggèrent que l’unité ne se donne pas comme une identité
homogène, mais plutôt dans une forme de dialogue interne entre
différentes expériences de soi dans différents contextes, réels et
imaginaires (Gillespie, Cornish, Aveling, & Zittoun, 2008; Hermans, 2001;
Sugiman, Gergen, Wagner & Yamada, 2008). Ces processus dialogiques
internes créent des liens, raccommodent, distinguent, et sont
fondamentaux pour le développement (Zittoun & Grossen, sous presse).
Deuxièmement, la personne adolescente doit progressivement développer
un système d’orientation personnel – une boussole interne qui permette de
comprendre et d’évaluer les situations, de déterminer des goûts et des
envies, de décider lesquelles sont bonnes à prendre ou non, de fixer des
règles de conduites et des valeurs (Zittoun, 2006, 2007).
Dans cette perspective, les explorations de l’adolescence prennent une
grande importance. Dès lors que la société offre tant de modes de vies
alternatives, il paraît alors important que les jeunes questionnent ce qu’ils
connaissent, cherchent ce qui est bon pour eux, essayent d’identifier les
loisirs, les modes de relation et les valeurs qui leur conviennent, se
trompent et recommencent. Erikson (1993) a nommé moratoire
psychosocial cette période de la vie socialement acceptée comme étant
dévolue à de telles explorations, durant laquelle les jeunes ont "droit à
l’erreur". Ces explorations prennent deux formes majeures. D’une part,
elles peuvent se faire dès lors que le jeune explore diverses sphères
d’expériences (comme par exemple différents cercles sociaux, activités de
loisirs). D’autre part, la jeune personne peut s’engager dans des activités
imaginaires – des activités où il est possible, comme le font les enfants en
jouant, d’imaginer des rôles ou des actions possibles, de faire comme si
l’on ressentait certaines choses, ou d’imaginer des futurs possibles.
2.
Ruptures, transitions et ressources
Dans cette section, je propose de décrire la pluralité des expériences et des
changements que vivent des adolescents, et qui sont comme autant
d’aspects qui devront être articulés au travers d’un sentiment de continuité
et d’être une personne, et organisées dans son système d’orientation.
2.1
Sphères d’expérience, ruptures et transitions
Durant l’adolescence, la personne s’engage dans une pluralité de sphères
d’expériences – de situations sociales qu’elle perçoit comme
subjectivement distinctes. Dans une même journée, ou une même semaine,
elle passe de l’école à son club de sport, de moments passés avec une
bande de copains à ceux en compagnie de sa famille ou une meilleure amie,
Tania Zittoun
15
ou encore seule à surfer sur internet ou à écouter de la musique. Ces
sphères peuvent se multiplier, certaines peuvent être désinvesties; elles
évoluent parfois en même temps, parfois à des rythmes différents.
La notion de rupture désigne l’expérience, par une personne, de la
confrontation à une situation nouvelle qui demande de nouvelles manières
de faire ou de penser, ou qu’elle a lorsque des modes de fonctionnement ou
des routines – ce qui va de soi – ne fonctionnent plus. Les personnes
peuvent faire l’expérience de ruptures lorsqu’elles passent d’une sphère à
l’autre au quotidien, lorsque des sphères nouvelles s’imposent, comme
l’entrée dans une nouvelle formation, ou lorsque d’autres disparaissent,
comme après le décès d’un grand-parent. Dans chacune de ces situations,
la personne doit s’accommoder de ces changements. Ainsi, les expériences
de ruptures initient des processus de transition – des remaniements qui
permettent à la personne de trouver un nouvel "allant de soi" (PerretClermont & Zittoun, 2002; Zittoun, 2012).
Les périodes de transition engagent trois types de changement.
Premièrement, elles entraînent des processus de changement identitaire.
En effet, les jeunes personnes se retrouvent dans de nouveaux lieux, avec
des rôles nouveaux: en entrant à l’école secondaire, en rejoignant un
groupe de pairs, le jeune doit quitter la position de "grand" ou de confort
qu’il pouvait avoir auparavant. C’est souvent avant tout le regard ou la
reconnaissance des autres qui lui assignent une nouvelle place (de
"nouveau", de "sympa", etc.). Cette position est aussi en partie internalisée
et, combinée à l’expérience directe que la personne a dans un lieu donné,
participe de son identité, ou du sentiment qu’elle a d’être elle-même.
Deuxièmement, dans toute situation perçue comme nouvelle, la personne
doit définir de nouvelles manières d’agir et de comprendre; chaque sphère
d’expérience demande donc des processus d’apprentissage, d’acquisition
de connaissances et de compétences. Typiquement, un jeune apprenti
entrant dans le monde du travail devra non seulement apprendre à gérer
les tâches liées à son métier, mais aussi comprendre les modalités
relationnelles qui sont requises ainsi que les règles implicites du métier.
Troisièmement, ces transformations appellent des processus de
construction de sens, qui permettent à la personne de comprendre ce qui
lui arrive. Ces processus demandent que la personne puisse se distancer
au minimum de l’expérience vécue et la relier avec d’autres expériences. Ils
sont la condition de l’intégration des expériences émotionnelles, parfois
fortes, vécues lors des transitions. Ils permettent à la personne d’évaluer si
ces expériences sont bonnes pour soi, ou non. Ils lui permettent enfin de
mettre en lien ce qui lui arrive avec qui elle pensait être, ou avec les projets
qu’elle a. Ce travail d’élaboration est souvent facilité par la mise en mots ou
la mise en récit – c’est-à-dire en racontant à d’autres ce qui nous arrive
(Bruner, 1993). Il peut aussi prendre d’autres formes – via d’autres modes
16
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
de représentation, comme la musique, les arts, la danse (Tisseron, 2002) –
ou, comme je le montrerai, via la médiation d’expériences culturelles. En
tous les cas, il participe à la construction d’un sentiment de continuité de
soi – il est un des enjeux importants de l’adolescence.
2.2
Ressources dans les transitions de l’adolescence
Pour faciliter ces remaniements demandés par les transitions, les
personnes font le plus souvent usage de ressources de différents types d’éléments trouvés dans l’environnement ou tirés de leur expérience - qui
facilitent l’un ou l’autre des processus impliqués (Gillespie & Zittoun, 2010;
Zittoun, Duveen, Gillespie, Ivinson & Psaltis, 2003).
D’abord, les adolescents trouvent souvent dans leur entourage des
personnes qui deviennent des ressources. On connaît l’importance des
amis et des groupes de pairs à l’adolescence. Ces pairs et amis peuvent
soutenir des processus identitaires (sentiment d’appartenance à un
groupe), mais aussi participer, par le partage d’expérience ou des jeux
communs, à la construction de sens de l’expérience. Parfois, ces personnes
sont aussi des "spécialistes des transitions", comme la plupart des
professionnels des relations d’aide (conseillers en orientation, médiateurs
culturels, orthophonistes) qui ont développé une expertise dans
l’accompagnement des individus qui vivent des transitions. Ensuite, de
nombreux dispositifs institutionnels se présentent aux personnes vivant
des transitions d’une sphère d’expérience à l’autre. Les programmes de
formation professionnelle peuvent ainsi être vus comme des dispositifs
d’accompagnement mettant l’accent sur le développement des
compétences professionnelles et de l’identité des apprenants. Les
adolescents peuvent également mobiliser des ressources personnelles,
liées à l’expérience qu’ils ont de transitions antérieures; ils peuvent ainsi
avoir appris à réfléchir au passage d’une sphère à l’autre, comprendre ce
qui leur arrive, et savoir rechercher les ressources qui leur sont
nécessaires. Enfin, et c’est sur cela que je voudrais me concentrer, les
jeunes personnes font usage de ressources symboliques dans la gestion
des transitions (Zittoun, 2006).
2.3
Usages de ressources symboliques
Les œuvres de fiction, comme des productions cinématographiques,
littéraires ou musicales, offrent des espaces imaginaires qui constituent
souvent l’occasion de vivre certaines expériences émotionnelles qui n’ont
pas leur place dans la réalité. Les œuvres de fiction donnent accès à ce que
Winnicott (2002) appelait une aire transitionnelle. Cette expression désigne
une zone d’expérience dans laquelle la personne mobilise des expériences
internes, des sentiments, des peurs, des souvenirs, tout en les plaçant
Tania Zittoun
17
dans des images ou des supports venus de la réalité sociale et partagée.
Cette zone protégée permet des expériences comme si, qui n’ont pas
d’incidence directe sur la réalité. Ainsi, on peut, lorsque l’on est tendu, tuer
les méchants dans un jeu vidéo et être très doux hors du jeu; on peut
trembler avec une héroïne de film et vivre avec elle certaines de ses
aventures amoureuses dans le film, sans pour autant tromper une relation
réelle. Dans cette aire transitionnelle, les personnes peuvent vivre
certaines expériences interdites dans la réalité, adopter de nouveaux
points de vue, changer certains états émotionnels ou imaginer des
alternatives; ce faisant, elles modifient tout de même, même si c’est
indirectement, leur rapport au monde. La fiction offre ainsi de nombreux
éléments culturels que des personnes peuvent utiliser comme ressources
symboliques en périodes de transition. La notion de ressource symbolique
désigne ainsi un élément culturel - livre, film, peinture, chanson - que la
personne met en lien avec une expérience qui n’est pas liée à cet élément,
mais appartient à sa vie ou à son expérience du monde. Les usages de
ressources symboliques peuvent alors participer aux processus de
transition que nous avons définis – les constructions de sens, les
transformations identitaires ou les apprentissages (Zittoun, 2006).
Un résumé rapide d’une étude de cas effectuée en Angleterre peut illustrer
ces phénomènes (Zittoun, 2007, 2008). Une jeune fille, Julia, qui a
récemment vécu un deuil dans sa famille, écoute de la musique d’un groupe
de rock – les Manic Street Preachers - en ayant le sentiment que la
musique correspond à son état émotionnel et la console. Elle se met alors à
écouter les paroles de ces chansons, dont elle dit qu’elles "disaient ce
qu’elle pensait sans pouvoir le dire". Se sentant "reconnue" par les auteurs
de ces chansons, Julia se met alors à se documenter sur ceux-ci, entrant
dans de nouveaux réseaux de fans et lisant les textes auxquels ces auteurs
se réfèrent – Sartre, Camus, ainsi que des documents historiques. Ces
lectures l’amènent alors à considérer différemment le monde qui l’entoure
et à se rendre compte du fait que, comme ces textes le disaient, le monde
est rempli d’injustices et d’inégalités. Cette prise de conscience l’amène
alors à changer ses projets professionnels, voulant désormais promouvoir
l’accès à l’éducation de jeunes issus de régions défavorisées. Dans cet
exemple, la musique puis les romans permettent à Julia de prendre
conscience de son état émotionnel par un effet de miroir, de le nommer, de
prendre distance, de s’intéresser à des évènements spécifiques qui les
causent, de développer un regard beaucoup plus général sur le monde dans
lequel elle vit. Autrement dit, elle a fait usage de chansons comme
ressources symboliques pour donner sens à son expérience de deuil, de
romans et de textes comme ressources symboliques pour acquérir des
connaissances, et fait usage de son inscription dans ses réseaux de fans
pour transformer son identité.
18
3.
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
L’usage de ressources symboliques dans et hors de l’école
Nous avons vu que l’adolescence pose deux défis majeurs aux jeunes
personnes: il s’agit d’une part de mettre en dialogue une diversité
d’expériences, et, d’autre part, d’entamer des processus de construction
de sens participant à la progressive mise en place d’un système
d’orientation. Nous avons vu également que les jeunes personnes ne sont
pas complètement démunies: elles trouvent souvent des ressources pour
faciliter les processus de transitions requis par l’adolescence. Dans ce qui
suit, je vais maintenant faire appel à des données tirées d’une recherche
récente sur les activités culturelles des adolescents en Suisse romande.
Ceci va me permettre de décrire la diversité des sphères d’expérience dans
lesquelles ces adolescent sont engagés, d’illustrer la manière dont ils font
usage de certains éléments comme ressources symboliques, et d’examiner
à quelles conditions ces usages leur permettent de relier différentes
sphères d’expérience – de créer une continuité au-delà de la diversité des
expériences.
Dans le cadre d’un projet sur la socialisation et le développement des
adolescents du secondaire II, nous2 avons effectué une large collecte de
données dans un canton de Suisse romande. Nous avons approché 230
adolescents âgés de 16 à 20 ans dans trois écoles secondaires II (quinze
classes dans deux lycées et une école professionnelle). Parmi eux, 204
(dont 114 hommes et 90 femmes) ont rempli un questionnaire sur leurs
activités culturelles. En outre nous avons observé ce qui se passait en
classe et interviewé 16 enseignants, 20 élèves et 6 petits groupes de
jeunes.
3.1
Les activités culturelles des élèves
Cette recherche nous a d’abord permis de décrire les activités culturelles
des élèves. Le questionnaire soumis aux élèves leur demandait d’évaluer,
sur une échelle de 1 à 4, l’importance accordée à vingt-quatre activités
culturelles (Grossen, Baucal & Zittoun, 2010). Celles-ci ont été choisies
selon qu’elles demandaient une expérience imaginaire (par ex. lire des
romans) ou non; qu’elles faisaient appel à l’écrit (en ce sens, jouer des jeux
en ligne diffère de tenir à jour son blog) ou pas; et qu’elles correspondaient
à la culture valorisée par l’école (lire des poèmes est valorisé, écouter de la
musique ne l’est pas). Nous avons ensuite cherché à regrouper les élèves
2
Usage de textes philosophiques et littéraires comme ressources symboliques. Socialisation
et développement de jeunes personnes à l'école secondaire, recherche financée par le
Fonds national de la recherche scientifique suisse, subside n° 100013-116040/1-2, sous la
direction de Tania Zittoun et Michèle Grossen, avec la collaboration d’Olivia Lempen,
Christophe Matthey, Sheila Padiglia et Jenny Ros.
Tania Zittoun
19
dont les types de réponse seraient semblables au moyen d’une analyse
factorielle, et trois groupes ont émergé:
1) Un premier groupe regroupe les élèves qui répondent négativement à
toutes les questions. Ils semblent donc être "désintéressés" aux
activités culturelles et représentent 40% des jeunes (on peut se
demander s’ils n’ont aucune activité culturelle, ou s’ils ont répondu
ainsi à cause de problèmes posés par le questionnaire);
2) Un deuxième groupe regroupe 35% des adolescents, qui semblent
avoir adopté une "culture jeune" spécifique: ils sont fortement
intéressés à "jouer à des jeux vidéos", "lire des mangas", "lire des
bandes dessinées", "surfer sur le net", et très peu intéressés à "faire
des activités créatives", "écrire un journal" ou "lire des romans". Leurs
activités sont donc fictionnelles mais non valorisées par l’école;
3) Un troisième groupe, correspondant à 25% des jeunes, semble se
caractériser par le fait que ceux-ci sont intéressés par une "culture
scolaire". En effet, ces élèves disent préférer plus que les autres des
activités comme lire et écrire des poèmes et des romans, "faire des
activités créatrices", "aller au théâtre", "participer à des
associations", "travailler pour l’école" et "aller sur Internet pour être
informé". Autrement dit, leurs évaluations paraissent très proches de
celles qui sont valorisées par des enseignants ou des adultes ayant
une formation de type académique.
Nous avons voulu vérifier combien les élèves sont conscients de la
conformité de leurs préférences aux attentes scolaires. Une question
demandait ainsi aux jeunes d’évaluer de quelle manière l’école valorisait
ces différentes activités; nous avons corrélé les résultats avec celle des
activités jugées les plus importantes. Dans l’ensemble, il semble que les
jeunes sont assez conscients des activités que l’école valorise et qu’elles
rejoignent nos propres représentations de chercheurs. Toutefois les
intérêts des jeunes ne sont pas dépendants de cette évaluation: les élèves
de la "culture jeune" s’imaginent que leurs activités ne sont pas du tout
valorisées par l’école, alors que les jeunes qui ont les activités
correspondant à la culture scolaire savent qu’elles sont valorisées. Nous
pouvons donc nous demander quelles retombées ces différences ont en
termes d’image de soi, ou de sentiment d’être plus ou moins à sa place à
l’école. Nous pouvons aussi questionner ce que ces classifications cachent
car d’un point de vue développemental, s’il est possible de faire l’hypothèse
qu’ "écrire des poèmes" est proche de ce que demande l’école, "écrire des
emails" est également une activité d’écriture qui est l’occasion à la fois
d’utiliser la langue écrite et d’élaborer des expériences en les partageant
avec d’autres, donc une possibilité de construction de sens et de
développement.
20
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
Nous avons également demandé aux jeunes d’évaluer la fréquence avec
laquelle ils s’engageaient dans ces activités, via le questionnaire mais
aussi des entretiens. Il est intéressant de noter que certains élèves
s’engagent chaque semaine entre une et quinze heures dans ces activités –
comme Monica, qui écrit et lit des romans fantastiques, Mara qui peint et
est engagée dans des activités artistiques (cours d’art, etc.), Gaëtane qui
voit des films asiatiques et s’intéresse à la culture asiatique et sa
littérature. D’autres élèves disent passer entre quinze et vingt heures à se
consacrer à leurs loisirs: Ismaël joue de la batterie et de la trompette,
Clément se consacre aux sports de combats et à la musculation, Enzo se
documente sur la finance et s’occupe de la bourse en ligne, Miguel joue de
la batterie, compose de la musique et prend part à trois groupes de
musique, et Sylvain joue du piano, enseigne la musique et la mixe. On voit
donc la place de ces activités culturelles dans la vie des élèves !
Les entretiens mettent des différences de genre en évidence: si tous
semblent écouter de la musique, les filles sont bien plus nombreuses à
s’investir dans des activités solitaires ou introspectives — l’écriture, la
peinture, la culture asiatique — alors que les garçons ont des activités bien
plus physiques et d’emblée sociales: la batterie dans des groupes, la
fanfare, être DJ. Cela semble recouper des résultats comparables dans
d’autres pays industrialisés – ainsi les adolescents irlandais donnent-ils
plus d’importance aux sports que les adolescentes (MacPhail, Collier &
O’Sullivan, 2009), et les jeunes femmes en Suède lisent davantage que les
jeunes hommes (Johnsson-Smaragdi & Jönsson, 2006). Par ailleurs, il est
frappant que les jeunes de formations professionnelles participent à une
sphère d’activité non scolaire de manière très importante. Cela pose la
question du rôle qu’a pour eux leur formation professionnelle: leur vie et
leur identité sont-elles avant tout dans ces loisirs, la formation n’ayant
qu’un rôle de "mal nécessaire"? Ou au contraire ont-ils investi des sphères
non scolaires en raison d’un désinvestissement de la sphère scolaire?
3.2
Usages de ressources dans la sphère quotidienne
Si, d’un point de vue descriptif, il apparaît que ces adolescents ont des
activités culturelles parfois très investies hors de l’école, il est alors
intéressant d’examiner les fonctions développementales que prennent
celle-ci. De fait, les jeunes interrogés font usage des éléments culturels
qu’ils y trouvent comme ressources symboliques, comme l’illustrent les
exemples suivants:
Tania Zittoun
21
(Monica 61, Lycée B, philosophie)3
I
Et, est-ce que vous avez l’impression que, comme vous êtes dans
une certaine humeur, si vous êtes particulièrement triste ou contente,
ça vous fait penser à un personnage d’un livre ou une chanson, est-ce
que vous avez par exemple, tendance à écouter certaines musiques pour
vous aider à passer le cap?
M
Alors, c’est vrai que les musiques, si je suis très enjouée,
j’écoute des musiques entraînantes, puis quand je suis triste,
j’écoute plutôt des chansons calmes (…) douces, pour me remonter un
petit peu le moral.
I
Puis dans la littérature, ça vous arrive aussi?
M
Oui, je lis, je lis énormément quand je suis déprimée, ça me
fait passer le temps (…) puis ça m’empêche de penser à des choses qui
me rendent plus triste.
Dans cet extrait, les lectures et la musique sont utilisées comme
ressources symboliques en relation à soi-même: ce sont typiquement des
médiations sémiotiques externes qui sont utilisées pour modifier un état
psychique interne, ou encore, comme des régulateurs d’humeur – en cela il
participe de processus de construction de sens. Un peu différemment,
David fait usage d’une ressource qui le lie à son père:
(David 71, Ecole C, ECG)
D
Ben:: ces derniers temps il y en a une chanson [d’un groupe de
rock], ce morceau ben mon père il l’écoutait toujours dans ma
jeunesse, et puis ça c’est un morceau qui me:: chaque fois que je
l’entends je le trouve magnifique (…)
I
Et puis ce morceau que ton père écoutait c’est lui qui te l’a
fait écouter?
D
Ben je l’ai écouté un peu à mes dépens parce que il l’écoutait
quand on était en voiture quand on était à la maison donc il m’est
resté.
I
D’accord et puis c’est quoi que tu aimes dans ce morceau?
D
Pfff je sais pas ça doit surtout être par habitude que je l’ai
écouté, ben pendant un long moment il m’avait pas dit le titre,
j’avais pas écouté et puis ben en grandissant je voyais moins mon père
j’étais moins à la maison et puis il écoute plus trop cette musique,
mais il y a quoi je pense six mois, je l’ai entendu une fois et puis
j’ai réussi à choper le titre et puis je l’écoute depuis bientôt 6
mois cette musique (…)
I
Est-ce que ça a à voir, quelque chose peut-être qui te rappelle
un peu les moments avec ton père?
3
Conventions de transcription: (…): séquence supprimée; … propos qui s’interrompt;:::
voyelle prolongée.
22
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
D
Ouais surtout que le moment entre le moment où je l’écoutais et
je l’écoutais plus il s’est passé pas mal de choses dans ma vie, mes
parents se sont séparés, je les vois presque plus maintenant.
Dans cette séquence, la musique écoutée permet de se relier à une relation
passée, un état d’avant la rupture ou le divorce des parents; en ce sens, elle
semble renforcer un sentiment de continuité personnelle.
Enfin, ici, un jeune homme évoque l’usage d’une ressource symbolique
partagée avec sa mère et qui lui permet de mieux élaborer psychiquement
la mort de sa grand-mère:
(Ismaël 147, Ecole C, ECG)
I
Il y a
quelque chose?
des
chansons
qui
t’ont
marquées,
qui
t’ont
rappelé
Is
Oui, dernièrement, ma mère a téléchargé une chanson et puis
c’est Manau, ça s’appelle Le dernier combat, puis ça raconte une
personne qui perd un être cher, et, vu que j’ai ma grand-mère qui est
morte, je l’écoute chaque soir avant de m’endormir.
I
Et puis, cette chanson elle te plonge dans la tristesse ou
Is
Non ben, ça me dit que ce qu’il chante ça m’arrive à moi aussi
et il dit qu’il faut continuer son chemin, donc.
L’usage de la chanson permet ainsi de donner sens au deuil, tout en
envisageant un futur possible, en ouvrant un avenir pour soi.
Les usages de ressources symboliques dans les sphères non scolaires de
ces extraits varient ainsi le long des trois dimensions identifiées dans des
analyses effectuées sur d’autres populations de jeunes gens (Zittoun,
2006):
1) leur intention d’usage, qui peut être orientée vers soi-même (comme
lorsque ce sont les émotions de la personne elle-même qui sont
changées), vers autrui (comme lorsqu’une chanson permet de se
rapprocher de son père), ou vers le monde (comme lorsque Julia
prend conscience d’injustices sociales grâce à des chansons);
2) leur orientation temporelle (certains usages permettent de maintenir
un lien au passé, d’autres d’explorer l’avenir);
3) leur niveau de distanciation (certains usages permettent simplement
de refléter ou nommer des émotions, d’autres permettent de définir
des catégories pour voir ou comprendre des situations, ou même de
prendre distance au point de définir des valeurs générales, Valsiner,
2007).
De tels usages permettent de soutenir des processus de construction de
sens, en mettant de l’ordre dans les expériences de la personne, en lui
permettant de prendre distance avec elles, et en facilitant le partage de ces
Tania Zittoun
23
expériences avec autrui. Ainsi, même si elles ne sont pas toujours
linguistiques, elles offrent des moyens de communication que les
adolescents trouvent pour maintenir et alimenter un dialogue interne, mais
aussi et toujours, un dialogue avec leur environnement.
3.3
Usages de ressources symboliques dans la sphère scolaire
Etant donné que les adolescents passent une part importante de leur
temps à l’école, nous avons examiné si les jeunes faisaient également
usage des textes philosophiques et littéraires étudiés en classe comme
ressources symboliques. Il est clair que les objectifs des écoles ne sont pas
directement de développer un rapport personnel au texte. En effet, le cadre
scolaire insiste sur une modalité spécifique de transmission de
connaissance: les élèves doivent apprendre à identifier des genres, des
styles, etc., la langue des formes littéraires s’inscrivant dans une histoire
de la littérature (Dufays, 2010; Rochex, 1998). Dans certains cas, les
objectifs sont avant tout d’assurer que les élèves passent les examens, ou
aient des bons résultats scolaires. Néanmoins, les adolescents font tout de
même parfois usage de ces textes comme ressources symboliques, comme
dans les exemples suivants:
(Evan 209, Lycée B, littérature)
I
Dans tes lectures ou les films, est-ce qu’il t’est arrivé de te
dire, tiens ce personnage ressemble à mon histoire personnelle?
E
Je dirais qu’il y a des personnages qui me ressemblent plus que
d’autres, moi je dis souvent ce que je pense, donc quand je lis un
livre où le personnage est aussi comme ça, je me dis tiens, je pense à
peu près comme lui, sans pour autant…
I
Tu penses à un personnage en particulier?
E
Par exemple, c’est le, au personnage de l’Etranger de Camus, il
dit honnêtement ce qu’il pense, puis, en lisant ça je me suis dit je
le fais aussi, peut-être pas autant dans les extrêmes mais oui, ça
c’est un personnage qui m’a pas marqué mais ça m’a un peu…
I
Le fait de faire un lien entre toi et ce personnage, est-ce que
ça change ta façon de, ça te donne envie de t’inspirer à d’autres
égards de ce personnage là?
E
Non, pas forcément mais, je dirais que c’est cet aspect là qui
m’a fait, que j’ai bien aimé le livre, mais de là à ce que ça
m’inspire non, quand même pas.
Evan utilise le texte comme moyen de se reconnaître, ou de mettre en mot
un aspect de son identité. Monica a aussi commencé à établir un parallèle
entre elle et un personnage de roman, cette fois se basant sur la trame
narrative:
24
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
(Monica 140, Lycée B, philosophie)
M
C’est vrai que ça m’est arrivé avec un livre assez récent, je
lisais et je me suis dit, j’ai l’impression de me voir (…) il y a six
mois, et ça m’a un peu perturbé, je m’attendais pas, dans un tel livre
à me trouver, c’était de Emile Zola
I
C’est quel livre?
M
L’assommoir.
I
Vous dites, ça vous a étonnée parce que (…) personne d’autre
pouvait avoir euh…
M
Disons que (…) la, la femme dans le livre, elle se sentait
complètement abandonnée, elle en voulait à tout le monde alors que
c’était la faute à personne, si quelqu’un était fautif, c’était elle,
et elle sombrait complètement dans la dépression (…) c’est vrai que
là, je me suis dit (…) j’ai réagi pareillement (…) sauf que elle, à la
fin, elle meurt et moi, à la fin, j’ai réussi à me- retourner la
spirale.
I
Puis de lire comme ça, est-ce que vous avez vu les choses
autrement ou il y avait juste la constatation qu’il y avait des points
communs ?
M
Juste la constatation, il a pas été évident d’ailleurs.
Monica évoque donc une situation dans laquelle elle a reconnu un parallèle
entre la trajectoire d’un personnage et la sienne; on peut penser que cela
lui a permis de se représenter son expérience de manière linéaire,
narrative. Elle a ainsi pu comparer deux trajectoires, et réfléchir sur le fait
qu’elle-même a pu "retourner la spirale". Cette lecture analogique semble
lui avoir permis de relire et de donner sens à son expérience.
Les jeunes interviewés apparaissent donc faire usage des textes vus en
classe comme ressources symboliques. Toutefois, ces usages diffèrent de
ceux qui ont été observés hors de l’école sur un aspect important. Dans la
sphère non scolaire, s’intéresser à un élément culturel et en faire usage est
souvent générateur d’autres usages de ressources symboliques. A l’instar
de Julia, les personnes passent parfois d’une chanson à un texte, d’un film
à un autre, en suivant leur intérêt et leur curiosité. Quand ils en ont les
moyens – par l’accès aux moyens en lignes, aux bibliothèques – les jeunes
peuvent donc devenir des apprenants chercheurs, autodidactes et
passionnés. Dans nos entretiens il semble que les usages de ressources
symboliques à l’école n’aient pas cet aspect générateur. Il se peut donc que
les programmes prescrits ne permettent aux élèves de suivre leurs intérêts
de proche en proche…
Tania Zittoun
3.4
25
Pourquoi des ressources symboliques à l’école?
Le fait que les élèves peuvent faire usage de textes littéraires rencontrés en
classe comme ressources symboliques me paraît avoir deux implications
importantes: d’une part, cela peut soutenir leur investissement dans
l’apprendre, et ce faisant, leur trajectoire scolaire et leur intégration
sociale; d’autre part, cela peut faciliter le travail d’unification identitaire, et
de mise en dialogue de leur pluralité d’expériences.
Pour montrer cela, il vaut la peine de rappeler que les relations enseignant
– élève(s) - objet de savoir sont souvent schématisées à l’aide d’un modèle
triangulaire, ou "triangle didactique" (Houssaye, 2000) classique, où le
rapport de l’élève à l’enseignant est médiatisé par un élément culturel ou
un objet de savoir. Les psychologues culturels inspirés par Vygotsky (1997;
Rochex 1998) ont en outre souligné l’intérêt de distinguer la signification
partagée d’un élément culturel, du sens personnel qu’il peut avoir pour une
personne. La signification partagée est la signification commune, qui fait
que l’on peut s’entendre – par exemple sur le fait que le Petit Chaperon
Rouge est l’histoire d’une fillette qui porte un panier à sa grand-mère. Le
sens personnel désigne l’écho que ce même élément a pour une personne
donnée, en fonction de son histoire de personne et d’apprenant, de sa vie
extrascolaire, etc. Ainsi, le Petit Chaperon Rouge peut avoir un écho très
fort chez une personne dont la grand-mère est récemment décédée, ou
alors peut éveiller des angoisses inconscientes de dévoration à cause de la
figure du loup. L’enseignement scolaire vise l’établissement de la
signification partagée à l’aide d’un vocabulaire technique adéquat, et en
inscrivant le texte dans une tradition ou une discipline. L’usage de
ressources symboliques se fait avant tout grâce au sens que les éléments
culturels ont pour les personnes. Toutefois, l’on observe que ces deux
processus sont mutuellement dépendants.
En effet, avant de pouvoir s’engager dans un rapport personnel au texte, les
élèves ont besoin que l’enseignant les aide à comprendre la langue parfois
difficile d’un texte, ou à contextualiser le récit. Par ailleurs, les élèves ont
besoin d’espace pour pouvoir s’approprier ce texte - par exemple en
discutant de ces textes en classe, avec leurs camarades ou leurs parents
hors de l’école. Au fond, il semble que ce soit bien parce que le texte "parle"
aux élèves que ceux-ci sont prêts à s’investir davantage dans les
apprentissages scolaires. Ainsi, il est important que les élèves puissent
faire usage de textes scolaires comme ressources symboliques, parce que
cela est l’occasion de conférer un sens personnel aux connaissances,
première étape de l’engagement dans l’apprendre. C’est aussi la condition
pour que les connaissances des élèves deviennent vivantes, et puissent
être mobilisées au-delà de la classe.
26
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
En conséquence, et cela me permet d’arriver à mon deuxième point, des
textes scolaires qui deviennent des ressources symboliques peuvent
mettre en dialogue des sphères d’expérience distinctes. L’exemple de Marc
montre comment des sphères d’expérience peuvent s’enrichir
mutuellement et la manière dont des processus de construction de sens
permettent de mettre en route des processus de changement identitaire et
d’apprentissage. Dans la sphère scolaire, Marc a une histoire de mauvais
élève. Il est considéré comme dyslexique et a eu de la peine durant toute sa
scolarité. Il a débuté une formation professionnelle qui s’est elle aussi mal
passée. Les choses ont changé avec un nouvel enseignant de français qui a
accompagné les élèves dans la lecture de Zola – texte au demeurant
difficile pour Marc. Toutefois, le travail sur le texte lui a permis de voir que
cette fiction si distante pouvait avoir des liens avec la vie qu’il connaissait
– puisque, comme dans son syndicat, il a été question de grèves ouvrières.
Par ailleurs hors de l’école, Marc a beaucoup investi la sphère musicale; il
joue de la musique dans un orchestre dont on lui a confié la direction. Il y
écrit la musique, prépare les partitions de tous les instrumentistes, donne
des cours aux plus jeunes, et mène son orchestre à des concours. Ainsi,
hors de l’école, Marc a une identité de musicien reconnue, liée à des
compétences complexes – musicales, managerielles – et une activité qui a
du sens pour lui. Marc décrit son "déclic" dans la sphère scolaire de la
manière suivante: à un moment, il aurait réalisé que ce qu’il aimait faire
dans sa sphère musicale, c’était enseigner ce qu’il savait aux plus jeunes. Il
s’est alors dit qu’il pourrait aussi enseigner ce qu’il savait faire dans la
sphère scolaire et professionnelle; c’est là qu’il semble avoir investi sa
formation professionnelle pour pouvoir devenir enseignants de travaux
manuels. Ainsi, il semble que dans la sphère scolaire, il y ait eu un
mouvement en deux temps; un enseignant qui lui a permis de voir que les
textes revêtaient un sens pour lui; et une mise en relation des projets
identitaires dans et hors de l’école.
Cet exemple met en évidence l’importance du sens personnel des
connaissances pour que le jeune s’engage dans un apprentissage actif, et
le fait que ce sens est souvent alimenté dans une autre sphère
d’expérience, non scolaire. En ce sens, l’usage de ressources symboliques
participe à la mise en lien de sphères d’expérience, et, ainsi, à
l’organisation dialogique de l’identité (voir aussi Grossen, Zittoun et Ros,
sous presse; Zittoun et Grossen, 2012). Notons toutefois qu’il ne s’agit pas
de lier ces sphères à tout prix; certains jeunes peuvent parfois avoir besoin
de séparer ou d’isoler l’une ou l’autre de ces sphères.
3.5
Le rôle des adultes dans l’usage de ressources symboliques
Le fait de faire usage de ressources symboliques hors de l’école trouve
souvent une origine dans une relation à un autrui significatif. Dans
Tania Zittoun
27
l’exemple de Julia, la musique était partagée avec un groupe d’amis, elle
permettait un dialogue imaginaire avec des chanteurs. Ismaël écoute
Manau par la médiation de sa mère; David d’intéresse à un groupe de rock
via son père. A l’examen, il apparaît que ces autres personnes ont, d’une
part, présenté un élément culturel - un texte ou une chanson – au jeune, et
d’autre part, laissé au jeune la possibilité d’y trouver un sens personnel –
ils semblent leur avoir dit "ça pourrait te plaire", ou ont partagé avec eux le
fait qu’un élément culturel les touchait.
Dans le cadre de l’école, les analyses d’interactions en classe que nous
avons effectuées suggèrent qu’il est important que l’enseignant joue sur un
double registre. D’une part, son expertise lui permet de rendre possible
l’accès au texte, et il transmet pour cela des connaissances et des
méthodes. D’autre part, il peut plus ou moins "reconnaître" l’espace des
élèves - le fait que ceux-ci s'efforcent de donner sens aux connaissances.
Cette reconnaissance peut se faire assez discrètement, mais prend parfois
la forme de petites indications, comme celles de cette enseignante, Laura,
qui disait, en parlant du roman le Joueur de Dostoïevski:
… L’univers du Joueur à part cet univers de la roulette et ben
c’est aussi cet univers là où dans le quotidien on entre à travers
cette manière de raconter, alors c’est ça que j’aimerais vous
faire découvrir et alors une fois qu’on a pris le goût et puis
qu’on s’est repéré il y a le plaisir du lecteur aussi, se trouver
intelligent d’avoir compris (…) Alors c’est à la fois quelque
chose que vous avez peut-être ressenti en lisant, ceux qui n’ont
pas encore abouti c’est peut-être une des difficultés que vous
avez eue de vous dire "c’est un peu brouillon on ne sait pas
vraiment ce qu’il veut et puis il en est où maintenant ? Et puis
avec cette Paulina comment les choses se passent?"
Dans cette classe, où les élèves semblent développer des rapports
personnels et engagés aux textes – plusieurs y découvrent le plaisir de lire
- on trouve assez systématiquement des énoncés par lesquels
l’enseignante expose son rapport au texte ("j’ai aimé ce texte, j’ai eu du
plaisir") et crée la possibilité que ses élèves développent également un tel
rapport au texte ("j’espère que vous aussi vous allez aimer ce texte pour vos
raisons"). Dans les classes de ce type semblent donc se développer deux
types de relations conjointes. D’un côté, la relation adulte/jeune centrée
autour de la signification du texte ou de l’élément culturel est clairement
asymétrique: l’enseignant a des connaissances techniques et un expertise
et peut amener l’élèves à acquérir de différentes manières. De l’autre côté,
il y a également une relation symétrique – un rapport d’égal à égal entre
deux personnes, qui chacune à sa manière, sont touchées dans leur
intimité par le texte ou l’élément culturel rencontrés.
La reconnaissance de cette double relation ne signifie pas que les
enseignants doivent empiéter sur la sphère privée des élèves. Ainsi, nous
avons aussi vu des enseignants inviter les élèves à parler de leurs
28
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
expériences personnelles, en mettant l’objet de savoir au second plan;
certains élèves le refusent, probablement pour préserver leur intimité. Une
situation entièrement centrée sur la relation maître-élève, de laquelle
disparaît la relation centrée sur l’objet de connaissance et sa signification,
peut ainsi être perçue comme sortant de son cadre.
Les éléments que des adolescents spécifiques vont utiliser comme
ressources symboliques sont très personnels et ne peuvent être prescrits.
Toutefois, il est utile de garder à l’esprit que les adolescents peuvent ainsi
s’engager dans des sphères imaginaires et explorer des rôles, des
situations, des émotions, tout en se donnant parfois des moyens de les
symboliser, voire de les communiquer. Ainsi, nos observations suggèrent
que, dans des relations suffisamment bonnes, des adultes peuvent
utilement reconnaître ces relations parfois personnelles que les jeunes
nouent à ces éléments culturels dans diverses sphères d’expérience.
4.
Pour conclure
L’adolescence se déroule aujourd’hui dans une société en transformation
et qui la facilite peu. Les adolescents sont mis à l’épreuve, tant dans leur
propre expérience de continuité que dans la nécessité de définir leur propre
système d’orientation. J’ai voulu ici montrer que les adolescents pouvaient
trouver dans leur environnement scolaire et non scolaire des moyens de
faciliter les processus engagés. J’ai commencé par mettre en évidence la
centralité des processus de construction de sens dans le développement
adolescent. Ils soutiennent les processus de transition, tant au niveau des
apprentissages que des remaniements identitaires. Ma première
proposition est que l’usage des ressources symboliques joue un rôle
important dans ces processus de développement. J’ai montré que des
chansons, des films, des jeux vidéos, des textes littéraires, offrant des
expériences cultuelles imaginaires, permettent aux jeunes personnes
d’avoir accès à certaines questions qui les travaillent, à les représenter et
s’en distancer. Ainsi, les très riches expériences culturelles que les jeunes
ont en dehors de l’école apparaissent comme bien plus que des loisirs de
consommation; elles participent souvent précisément du développement
en facilitant la construction de sens, des apprentissages ou l’exploration et
l’intégration identitaire. Ma deuxième proposition est que ce que les jeunes
vivent dans ces expériences culturelles, aussi étrangères à la culture
scolaire soient-elles, est très souvent à même d’enrichir leur engagement
dans l’acquisition de connaissance dans le cadre scolaire. Finalement, ceci
m’amène à souligner l’importance, pour les jeunes, des explorations de
sphères d’expériences diverses dans lesquelles ils peuvent s’engager et qui
font sens pour eux. C’est souvent la simple reconnaissance respectueuse
par des adultes, de cette importance subjective, qui est à même de faciliter
Tania Zittoun
29
les processus développementaux dans lesquels les adolescents sont
engagés.
Bibliographie
Anatrella, T. (1988): Interminables adolescences. Paris (Cerf).
Arnett, J. J. (2006): Emerging adulthood: The winding road from the late teens through the
twenties (New Ed.). Oxford (Oxford University Press Inc).
Black, R. W. (2008): Adolescents and Online Fan Fiction. New York (Peter Lang Publishing).
Bruner, J. (1997): ...car la culture donne forme à l'esprit. De la révolution cognitive à la psychologie
culturelle. Genève (Eshel).
Coleman, J. C., & Hendry, L. B. (1999): The nature of adolescence (3ème ed.). London (Routledge).
Coslin, P. G. (2006): Psychologie de l'adolescent (2ème ed.). Paris (Armand Colin).
— (2007): La socialisation de l'adolescent. Paris (Armand Colin).
Duemmler, K., Dahinden, J. & Moret, J. (2010): Gender Equality as 'Cultural Stuff': Ethnic Boundary
Work in a Classroom in Switzerland. In: Diversities, 12, 1, 19-37.
Dufays, J.-L. (2010): Le corpus littéraire: analyse de quelques tensions et éclairage international.
In Louichon, B. & Rouxel, A: (éds.): Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, 15-24.
Rennes (Presses Universitaires de Rennes).
Durkin, K., & Barber, B. (2002): Not so doomed: computer play and positive adolescent
development. In: Applied developmental psychology, 23, 373-392.
Erikson, E. (1993). Adolescence et crise: la quête de l'identité. Paris (Flammarion). [Publication
originale 1968]
Fize, M. (2006): L'adolescent est une personne... normale. Paris (Seuil).
Galland, O. (1995): Une entrée de plus en plus tardive dans la vie adulte. In: Économie et
Statistique, 283,1, 33-52.
Gillespie, A., Cornish, F., Aveling, E.-L., & Zittoun, T. (2008): Living with war: Community resources,
self-dialogues and psychological adaptation to World War II. In: Journal of Community
Psychology, 36, 1, 35-52.
Gillespie, A., & Zittoun, T. (2010): Using resources: Conceptualizing the mediation and reflective
use of tools and signs. In: Culture & Psychology, 16,1, 37-62.
Glaser, B. G., & Strauss, A. L. (2009): Status Passage. Piscataway, NJ (Aldine Transaction).
[Publication originale 1971]
Gonseth, M., Laville, Y., & Mayor, G. (éds.): (2008): La marque jeune. Neuchâtel (Musée
d'Ethnographie).
Grossen, M., Baucal, A., & Zittoun, T. (2010): Using cultural elements as symbolic resources in and
out school: Results of a questionnaire submitted to young persons in three upper secondary
schools (avec la collaboration de O. Lempen, C, Matthey & S. Padiglia). Rapport de
recherche SYRES n°5, Juin, Lausanne et Neuchâtel (Universités de Lausanne et Neuchâtel).
Grossen, M., Zittoun, T., & Ros, J. (2012): Boundary crossing events and potential appropriation
space in philosophy, literature and general knowledge. In: E. Hjörne, G. van der Aalsvoort, &
G. de Abreu (Eds.): Learning, social interaction and diversity – exploring school practices,
Rotterdam/Boston/Taipei: Sense publishers, 15-30.
Hermans, H. J. (2001): The Dialogical Self: Toward a Theory of Personal and Cultural Positioning.
In: Culture & Psychology, 7, 3, 243 -281.
30
Usage de ressources symboliques à l'adolescence
Houssaye, J. (2000): Le triangle pédagogique, théorie et pratiques de l'éducation scolaire (3ème
ed.). Berne (Peter Lang Verlag).
Johnsson-Smaragdi, U., & Jönsson, A. (2006): Book Reading in Leisure Time: Long-Term changes
in young peoples' book reading habits. In: Scandinavian Journal of Educational Research,
50, 5, 519-540.
MacPhail, A., Collier, C., & O'Sullivan, M. (2009): Lifestyles and Gendered Patterns of Leisure and
Sporting Interests among Irish Adolescents. In: Sport, Education and Society, 14, 3, 281299.
Perret-Clermont, A., & Zittoun, T. (2002). Esquisse d'une psychologie de la transition. In:
Education permanente, 1, 12-14.
Rochex, J. (1998): Le sens de l'expérience scolaire. Paris (Presses universitaires de France).
Schultheis, F., Perrig-Chiello, P., & Egger, S. (éds.): (2009): Enfance et jeunesse en Suisse.
Weinheim et Bâle (Julius Beltz Gmbh).
Sugiman, T., Gergen, K. J., Wagner, W., & Yamada, Y. (éds.): (2008): Meaning In Action:
Constructions, Narratives, and Representations. Tokyo (Springer Verlag).
Tisseron, S. (2002): Les bienfaits des images. Paris (Odile Jacob).
Valsiner, J. (2007): Culture in minds and societies: Foundations of cultural psychology. New Delhi
(Sage).
van Gennep, A. (1981): Les rites de passage. Etude systématique des rites de la porte et du seuil,
de l’hospitalité; de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement; de la naissance, de
l’enfance, de la puberté; de l’initiation, de l’ordination, du couronnement; des fiançailles et
du mariage; des funérailles, des saisons, etc. Paris (Editions A. & J. Picard).
Vygotski, L. (1997): Pensée et langage (3ème ed.). Paris (La dispute). [Publication originale 1934]
Ward, L. M. (2005): Children, adolescents, and the media: The molding of minds, bodies and deeds.
In: New directions for child and adolescent development, 109, 63-71.
Wertsch, J. V. (1991): Voices of the mind. A sociocultural approach to mediated action. London etc.
(Harvester Wheatsheaf).
Winnicott, D. W. (2002): Jeu et réalité. Paris (Gallimard). [Publication originale 1971]
Zittoun, T., Duveen, G., Gillespie, A., Ivinson, G., & Psaltis, C. (2003). The uses of symbolic
resources in transitions. In: Culture & Psychology, 9, 4, 415-448.
Zittoun, T. & Grossen, M. (sous presse): Cultural elements as means of constructing the continuity
of the self across various spheres of experience. In: César, M. & Ligorio, B. (éds.): The
interplays between dialogical learning and dialogical self. Charlotte, NJ (InfoAge).
Zittoun, T., Padiglia, S. & Matthey, C. (2010): La culture personnelle des élèves et leurs relations
aux textes lus en classe de philosophie, littérature et enseignement général (avec la
collaboration de O. Lempen et J. Ros). Rapport de recherche SYRES n°4, Mars, Lausanne et
Neuchâtel (Universités de Lausanne et Neuchâtel).
Zittoun, T. (2006): Transitions. Development through symbolic resources. Greenwich, CT (InfoAge).
— (2007): Symbolic resources and responsibility in transitions. In: Young. Nordic Journal of Youth
Research, 15, 2, 193-211.
—(2008): La musique pour changer la vie. Usages de connaissances, dynamiques de
reconnaissance. In: Education & Sociétés, 22, 2, 43-55.
— (2012): Life course. In: J. Valsiner (Ed.): Oxford Handbook of Culture and Psychology. Oxford
(Oxford University Press), 513-535.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 31-45
S’engendrer par le langage: la parole
adolescente
Ivan DARRAULT-HARRIS
Université de Limoges et EHESS de Paris
Our approach of the adolescents’ speech will be situated, in an original way, in the
interface of linguistics, semiotics of discourse and psychoanalysis. We must not only
describe, analyse the linguistic forms taken by the adolescent discourse today, as far
as the adolescent speech is the place of the greatest innovation, neological creation.
That necessary analyse cannot be sufficient: one must also and especially wonder
about the significations of this linguistic creativity continuously renewed and link it
with what we can know about the corporal mutation during adolescence (the body is
the basic instance of language) and also about the « psychical puberty » which leans
on corporal transformations.
The results of that pluridisciplinary analysis (we call it « self-begetting ») open an
access privileged to the deep intelligibility of the adolescents’ behaviours and
discourses and allow, for example, to conceive an effective prevention of adolescents’
healthy risks, a social and sanitary problem today quite general.
Notre approche pluridisciplinaire de la parole adolescente se situe, c’est
son originalité, à l’interface entre la linguistique, l’éthosémiotique et la
psychanalyse. Si la linguistique et la psychanalyse sont des disciplines
familières de tout un chacun, il n’en va pas de même de l’éthosémiotique,
discipline dont nous avons proposé la création à la fin des années 1990.
L’éthosémiotique, liée à la théorie sémiotique élaborée par l’École de
Paris1, propose de décrire et d’analyser conjointement les comportements
et discours humains en les traitant sémiotiquement, soit en construisant
une modélisation rendant compte de leur engendrement. Le discours est
considéré comme partie intégrée du comportement, lui-même envisagé
comme source continue de significations: le sujet humain ne peut pas ne
pas signifier.
Quant à la psychanalyse, certaines de ses notions, considérées comme
pré-sémiotiques, seront mobilisées, principalement pour élucider la
difficile question des relations sémiotiques entre le corps et l’espace
psychique du sujet, problème central tout au long de la période
adolescente.
1
L’École sémiotique de Paris fut fondée dans les années 1960 par A.-J. Greimas (1917-1992).
32
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
Trois propositions organiseront notre exposé:
1.
L’adolescence est la grande période de découverte
d’investissement de l’écriture dans toutes ses fonctions.
et
2.
L’écriture est une pratique centrale de résolution symbolique de
contradictions, de tensions, de conflits insolubles sur la dimension
de la réalité.
3.
L’écriture, à l’adolescence, possède une vertu auto-thérapeutique, et
donc de prévention efficace des conduites à risque mettant en
danger la santé, voire la vie même des adolescents.
Le discours adolescent présente toutes les caractéristiques d’un défi
paradoxal: le psychiatre Patrice Huerre (1999) qualifie, non sans humour,
l’adolescent de « handicapé verbal transitoire », tandis que le peuple
adolescent est la source vive de la plus grande créativité langagière orale et
écrite, s’exprimant, entre autres, grâce à l’utilisation massive des nouvelles
techniques de communication numérique: sms (textos), interventions dans
les forums, chats, mails, blogs, etc.
Concernant les pratiques de l’écriture, émergent à l’adolescence trois
formes bien particulières: la quête d’une signature (qui peut s’exprimer
aussi sous forme de tags envahissant les murs de la cité), le besoin d’écrits
intimes de natures fort diverses, enfin le goût de l’épistolaire. On
remarquera que le genre nouveau du blog, multimédial, permet de
conjoindre ces différentes formes en y adjoignant musique, images fixes et
animées.
Cela dit, des inquiétudes se font jour:
-
Présence trop fréquente d’injures, d’insultes, certaines racistes,
sexistes.
Expression très lacunaire des émotions, des sentiments.
Montée d’une hyper-sexualisation du discours adolescent.
Tentation forte de l’addiction, de la conduite à risque, du passage à
l’acte auto- ou hétéro-violent.
Dans une première partie, nous aborderons les formes linguistiques du
discours adolescent aujourd’hui. Une seconde partie nous amènera à nous
interroger sur les sens de cette créativité langagière.
1.
Les formes linguistiques du discours adolescent
Soit les énoncés suivants, énoncés oraux2 transcrits par nous-même:
2
Les énoncés oraux proposés dans notre article sont de provenances diverses: énoncés
transcrits sur le vif, mais aussi énoncés référencés dans les dictionnaires de langages
adolescents, principalement celui de Jean-Pierre Goudaillier, 2001.
Ivan Darrault-Harris
33
1
« Quand t’as un accident, si t’as un aquarium pourave, tu peux
avoir la teuté ruinée »
2
« Elle ferait n’importe quoi pour un bec, quel thon! »
3
« Cette meuf est une gazeuse, ça saute au zen! »
4
« C’est un canal+, ce prof, je capte queud »
5
« Chouf le chouf, il est caviar! »
6
« J’peux pas l’encadrer ce demtroche! »
7
« C’est qu’un 16K ce keum! »
8
« La paic citron du bahut, elle est plutôt top »
9
« Jo, j’suis pas kif de lui, c’est qu’une cale »
10 « Les tiags, ça fait jurassique! »3
Ces quelques exemples permettent de repérer certaines procédures de
création linguistique4:
- Manipulations phonologiques: la verlanisation de premier et second
degré.
Teuté, meuf, keum sont les formes verlanisées de tête, femme et mec (=
homme, garçon). Voici la reconstitution du processus à l’œuvre pour les
mots femme, flic (fam. Pour policier), père, chien, à fond, fou, moi.
Remarquons que des graphèmes muets deviennent sonores: <d>: à donf;
<z>: zen.
[fam] > [famœ] > *[mœfa] > [mœf]
[flik] > [flikœ] > *[kœfli] > [kœf]
[pεR] > [pεRœ] > *[Rœpe] > [Rœp
chien > iench fou > ouf moi > [wam]
à fond > à donf nez > zen
Une forme historiquement postérieure de manipulation phonologique, le
veul, est née dans la banlieue sud de Paris. Elle consiste dans la
verlanisation d’un mot déjà verlanisé:
[mœf] > [mœfœ] > [fœmœ]: meuf > feumeu.
- Apocope et aphérèse:
Si les adolescents, tout comme les adultes, utilisent le procédé de
l’apocope – suppression de la partie finale d’un mot:
3
4
Translation des énoncés en français standard: 1. Si tu as un casque en mauvais état, tu
peux te blesser la tête 2. Elle ferait n’importe quoi pour un bonbon, quelle nouille! 3. Cette
fille est une allumeuse, ça saute au nez. 4. Ce prof est incompréhensible, je comprends rien
5. Regarde le pion, il est mignon! 6. J’peux pas l’sentir, ce démoulé-trop-chaud 7. C’est
qu’un débile, ce mec! 8. La femme de ménage du lycée, elle est plutôt chouette 9. Jo, j’suis
pas amoureuse de lui, c’est qu’une relation intermédiaire entre deux relations sérieuses 10.
Les santiags, ça fait vieux.
Nous renvoyons le lecteur désireux d’analyses complémentaires à l’ouvrage de J.-P.
Goudaillier, 2001.
34
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
- Biz < bisness; dèg < dégoûtant
- Gèb < gébou < bouger (bouger est verlanisé en gébou)
- Tasse < taspé < pétasse (pétasse est verlanisé en taspé)
ils préfèrent le processus d’aphérèse, suppression de la partie initiale du
mot, laquelle est à l’origine de difficultés d’intercompréhension5:
- Blème < problème
- Gol < mongol/rigole
- Rien < algérien
- Absence de conjugaison verbale
De nombreux emprunts verbaux puisent dans les langues tsiganes, même
si certains verbes sont des reconstitutions seulement d’apparence (pécho
est le verlan de choper, tirav est l’adaptation de tirer = voler):
Bébar (voler; mentir); bédav (fumer); chourav (dérober); craillav
(manger); lanceba (dénoncer, balancer); marav (battre;tuer); pécho
(attraper); pillav (boire); rodav (regarder); tirav (voler à la tire); etc.6
demeurent invariables, quels que soient les personnes, temps et modes.
- Élaboration d’un « créole » pluri-lingue et pluri-ethnique
L’analyse, supposant l’effort d’une quête archéologique, permet de
reconnaître la conjonction d’origines historiques et ethniques très diverses
donnant naissance à un « créole »:
- Argot: baston, biffeton, blase, chnouf, daron, larfeuille, maille,
oseille, tune, 7 …
- Emprunts: arabe, langues tsiganes, langues africaines, argot angloaméricain (slang), parlers locaux français, etc.
- Métaphores: airbags, belette, bounty, fax, findus, Mururoa, skeud,
rate, souris.8
- Métonymies: bleu, casquette, crêteux, schneka, double verrou.9
5
6
7
8
9
Même si le français standard pratique quelquefois aussi l’aphérèse: autobus>bus.
Cf. Goudaillier J.-P., 2001.
Blase: nom; chnouf: drogue; daron: père; larfeuille: porte-feuille; maille, oseille, tune:
argent.
Airbags: seins; Bounty: noir qui veut paraître blanc (cf. la friandise); findus: marque de
surgelé; mururoa: qui a de l’acné (référence à l’atoll français, lieu d’expériences nucléaires);
fax, skeud: verlan de disque, fille plate; rate, souris: fille (mélioratif).
Bleu, casquette: contrôleur; crêteux: punk; schneka: qui n’a qu’un sexe; double verrou: fille
inaccessible.
Ivan Darrault-Harris
35
- Une langue en miroir?
Tout se passe comme si l’invention langagière restait fermement reliée à la
langue adulte d’origine, donnant comme une image en miroir de celle-ci:
- Verlanisation: CV > VC (consonne-voyelle > voyelle-consonne)
- Aphérèse plutôt qu’apocope
- Accent déplacé sur la première syllabe (et non la dernière, puisque
le français est une langue d’accentuation de groupe sur la dernière
syllabe de chaque groupe rythmique formé).
- Neutralisation des timbres vocaliques au profit de [œ]: les
consonnes, et non plus les voyelles, deviennent capitales. On verra
ici peut-être l’influence des langues sémitiques, pauvres en
voyelles, quand le français en compte 16.
Si la description linguistique de ces formes discursives adolescentes est
indispensable, elle ne peut répondre convenablement à la question du
sens10 de ces productions, de leur fonction dans la période de
l’adolescence. Un examen éthosémiotique de l’engendrement du sens est
donc nécessaire.
2.
L’engendrement de la signification dans le discours adolescent
2.1
L’adolescent: un emboîtement de sphères (cf. le tableau I en
annexe)
La source de production de la signification, non verbale et verbale, est bien
le noyau somato-psychique (sur lequel nous reviendrons) engendrant dans
les sphères emboîtées les unes dans les autres des « strates » de
signification.
-
-
10
la sphère épidermique constitue chez l’adolescent une surface
virtuellement porteuse de significations diverses: tatouages
éphémères ou définitifs, piercings, incrustations d’objets,… On peut
remarquer que les piercings, en général, soulignent les entrées
sensorielles du corps.
la sphère cosmétique mobilise, outre la peau et les maquillages, le
traitement de la coiffure, des ongles (les phanères).
la sphère vestimentaire.
La sphère prothétique est constituée des « organes externes » que
sont le téléphone portable et le lecteur mp3, par exemple.
On reconnaîtra toutefois que J.-P. Goudaillier (2001) dans l’introduction de son dictionnaire,
associe trois fonctions aux langages adolescents: la fonction identitaire, la fonction
cryptique et la fonction ludique.
36
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
-
la sphère verbale orale, qui garde un solide enracinement corporel:
la voix.
la sphère verbale écrite, sphère la plus éloignée du corps: les
adolescents tenteront de réintroduire du corps dans leurs messages
écrits, grâce, par exemple, aux émoticons.
Cette hiérarchie de sphères sémiotiques est un instrument clinique destiné
à évaluer l’investissement relatif que fait l’adolescent€ de ces différentes
strates de signification possibles, et, pour ceux et celles qui en manifestent
le besoin, un moyen de les ouvrir à des sphères de signification non ou peu
investies.
2.2
Les instances de base: le corps et l’espace psychique
Si l’on se souvient que le souci de l’éthosémioticien est de modéliser
l’engendrement de la signification, il s’agit bien de commencer par poser
les instances de base qui sont le socle à partir duquel les significations non
verbales et verbales s’engendrent, pour aboutir aux comportements et
discours directement observables.
Ce socle est en l’occurrence double: le corps soumis à la mutation de la
puberté et l’espace psychique soumis lui aussi à la transformation
identitaire, ce que P. Gutton (2003) nomme le « pubertaire ».
Le tableau II (voir en annexe) montre sur sa partie gauche les
caractéristiques de l’instance de base corporelle:
- la croissance qui est, pour la première fois, discontinue et
dysharmonique: survenue d’ « orages hormonaux ».
- les modifications morphologiques incontrôlables;
- et surtout le triple deuil à accomplir par l’adolescent(e): celui du
corps infantile, celui des parents du corps infantile et celui du corps
que l’on se rêvait d’avoir.
La partie droite du tableau montre en revanche les traits que revêt la
transformation de l’espace psychique:
-
l’orage hormonal peut induire un « orage thymique »: émotions,
affects intenses et inédits impossibles à verbaliser;
modifications de l’appareil cognitif: perception, raisonnement,
jugement.
et surtout, l’actualisation de fantasmes en sommeil, principalement
le fantasme dit d’ « auto-engendrement », hypothétiquement
central et organisateur de l’imaginaire adolescent.
Ivan Darrault-Harris
2.3
37
La liaison corps/psychisme et le fantasme d’auto-engendrement.
Un premier problème se présentant à nous devait être résolu, celui de la
liaison entre le corps en mutation et l’espace psychique, résurgence du
vieux problème philosophique de la jonction du corps et de l’âme.
C’est donc ici la psychanalyse qui nous offre le concept décisif de fantasme
qui permit à Freud, dès 1897, d’abandonner sa théorie initiale de la
séduction et de poser simultanément l’existence d’une “réalité psychique”:
tournant décisif de la naissance de la psychanalyse. Reconnaissons ici
notre dette à l’égard de la lecture pénétrante et si suggestive que P.-L.
Assoun (1997) fait de Freud dans le premier tome de Corps et Symptôme (la
Clinique du corps)11.
Freud, dans les textes allégués par l’auteur, s’interroge sur les relations
entre le symptôme organique (que la médecine réduirait à la maladie
organique), les transformations introduites dans le corps à cette occasion
et l’éclosion de la névrose, “objet de déni et signe d’impuissance pour la
médecine” (Assoun, 1997, p. 34)
"Il arrive assez fréquemment que, chez des personnes qui sont disposées à la
névrose, sans souffrir précisément d’une névrose déclarée [littéralement: parvenue à
la floraison (floriden Neurose), P.-L. A.], une transformation corporelle
(Körperveränderung) - par inflammation ou lésion - éveille le travail du symptôme, de
telle sorte que ce symptôme donné par la réalité se fait le représentant de tous ces
fantasmes inconscients qui guettent l’occasion de s’approprier un moyen
d’expression". (Assoun, 1997, p.35)
P.-L. Assoun commente: “L’événement du corps organique produit donc
l’éveil du symptôme qui “sommeillait”. On se souvient de l’image des
chiens qui dorment: c’est ici l’événement organique qui produit le déclic et
fait sortir la névrose de sa torpeur.” (p.36) Plus loin: “La maladie (d’organe)
fait la névrose, comme l’occasion fait le larron - et le bénéficiaire, ici, c’est
le fantasme, dont le commanditaire n’est autre que le “désir” (Wunsch)!”
(Assoun, 1997, p.37)
Mais comment, nous objectera-t-on, passer d’une analyse de ce que
Ferenczi dénommait justement “pathonévrose” à l’éthosémiotique du
comportement adolescent, sans tomber dans une injustifiable
pathologisation de la période adolescente, en suggérant quelque “névrose
de croissance”?
Nous pouvons tout d’abord répondre que pour Freud la névrose, bien plus
qu’une pathologie, est une forme d’existence psychique. Puis que s’il n’y a
point, à l’adolescence, de lésion, d’inflammation, de déchirure corporelle,
interprétées comme “effet de castration réel” (p.37), il y a bien nécessité
d’assumer une perte irrémédiable, celle du corps infantile, d’accueillir et
de faire sien un nouveau corps: “...quelque chose de “neuf” qui arrive au
38
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
corps doit être régulé, qui mérite une position originale, entre “névrose de
transfert” et “névrose narcissique”, ajoute Assoun (1997, p.38).
Ainsi nous sentons-nous autorisé à faire fonds sur l’analyse freudienne de
ce drame à trois personnages (le(s) fantasme(s), les symptômes
organiques, le travail du symptôme) pour penser la relation fondamentale
entre le corps adolescent en transformation et la réalité psychique en
l’espèce du fantasme, lequel trouve dans la mutation corporelle un plan
d’expression inespéré. Et le sémioticien ne peut qu’être sensible:
-
à la survenue d’une mise en relation dramatique entre ces instances
organique et psychique du sujet, sorte de médiation
homogénéisante;
-
à l’avènement de la sémiosis12: le fantasme “aux aguets” est une
sorte de contenu dépourvu d’expression, une entité sémiotique
mutilée et condamnée à l’existence virtuelle. Le fantasme accèdera
à la réalisation sémiotique pleine quand, à l’occasion d’une
expression corporelle à saisir, il pourra constituer ce tout
sémiotique de la névrose.
Freud, rappelle Assoun (1997), se réfère de manière très générique aux
fantasmes, sans rien dire de leur contenu. Ne pourrait-on, chez
l’adolescent, entrevoir quelque fantasme récurrent s’étant emparé du
corps en transformation pour advenir à l’existence sémiotique?
N’oubliant pas la leçon de Freud, qui confère au fantasme une existence
transversale (de l’ordre de l’inconscient, du préconscient et du conscient),
nous avons rencontré chez l’adolescent, au cours de notre expérience
clinique, de multiples manifestations d’un fantasme que nous avons
dénommé, “fantasme d’auto-engendrement” (Darrault-Harris, 1994, 1999).
Ces manifestations, on le verra, se donnent tant sous les espèces de l’acte
que du dire, du non verbal que du verbal, tant la période de l’adolescence
est, à nos yeux, un temps où s’impose la prégnance de l’alternative
agir/dire.
Le fantasme d’auto-engendrement peut donc tout autant constituer la
base générative (au sens sémiotique du terme) d’une conduite à risques
que d’un écrit auto-biographique intime. Mais le fantasme, encore une fois,
doit l’activation de son existence au corps en mutation, dans le permanent
“devenir autre”.
D’où la quête d’identité adolescente qui nous apparaît comme un effort
considérable d’assomption, voire de maîtrise des transformations
(corporelles, perceptives, émotionnelles, affectives, cognitives, etc.) qui
adviennent au sujet.
12
Opération sémiotique de jonction signifiante entre le signifiant et le signifié.
Ivan Darrault-Harris
2.4
39
De l’usage d’un tel modèle
Il reste à donner quelques brefs exemples de l’opérativité de ce modèle en
construction dans la quête de l’intelligibilité des comportements et
discours adolescents (on se reportera systématiquement au tableau II des
comportements reproduit en annexe).
On a saisi que l’instance d’énonciation du sujet adolescent est instable, du
fait même de la mutation corporelle, de la survenue imprévisible d’affects
inédits, des tentatives d’assomption psychique (plus ou moins efficaces)
du devenir si peu contrôlable du sujet.
Si l’on accepte l’importance et la pertinence du fantasme d’autoengendrement chez l’adolescent trouvant expression dans la mutation
pubertaire, on peut comprendre, par exemple, certaines conduites à
risques de l’adolescent comme un essai de réalisation de la séquence
fantasmatique où le couple parental serait détrôné, déposé pour permettre
enfin, comme l’écrit une adolescente, « de se faire nêtre (sic) » (DarraultHarris, 1988, 72-84). La prise de risque mortel constitue une séquence
d’actes sur ce point exemplaire: ainsi, par exemple, les adolescents
héroïnomanes s’injectaient-ils* quelquefois sciemment une overdose pour
la reprendre immédiatement dans la seringue (jeu de la « tirette »): « je me
tue, je me ramène à la vie »: on prend ainsi le risque de se tuer pour se
donner naissance, pour en quelque sorte « réinitialiser » son existence. Et
le franchissement, en mobylette, la nuit, d’un feu rouge, sans lumière ni
casque, est un scénario figurativement différent mais syntaxiquement
identique13. Dans l’un et l’autre cas, le « coup de fouet » de la
réinitialisation aura un effet de courte durée et la répétition, en escalade
(même en linguistique la synonymie est impossible!), imposera sa loi. Et
bien des tentatives de suicide chez l’adolescent nous apparaissent-elles
comme la conséquence du désespoir de l’auto-engendrement réalisé: si
présider définitivement à sa naissance est impossible, en revanche, mettre
fin à son existence est à la portée de tout un chacun.
2.5
Une autre voie
Fort heureusement, on le sait bien, l’immense majorité des adolescents ne
se tourne pas vers l’acte à haut risque pour tenter une impossible
résolution de la programmation fantasmatique14.
Il est très frappant de constater, aujourd’hui plus que jamais, que
l’adolescence est bien une période de redécouverte de l’écriture sous
13
14
Chacun garde en mémoire la séquence du film de N. Ray (avec James Dean), La fureur de
vivre, où un groupe d’adolescents conduisent des voitures « empruntées » vers un ravin en
s’éjectant au dernier moment. L’un d’eux ne peut y parvenir.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que 80% des adolescents vivent bien leur adolescence, et
qu’un très petit nombre, heureusement, présente un tableau réellement
psychopathologique.
40
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
toutes ses formes, y compris celles que permettent les nouvelles
technologies de communication. Ainsi, pour commencer, le goût de se
donner une signature, cet idéogramme exprimant toute l’identité, acte
d’énonciation quasi sans énoncé qui peut revêtir la forme murale des tags.
Passion, aussi, pour l’épistolaire dans ses mutations actuelles: SMS,
courriels, interventions dans les forums sur Internet, réseaux sociaux, etc.
Et toujours ce goût de l’écrit intime, qui explose littéralement dans la
création des blogs, nouveau genre qui permet d’ailleurs de cumuler
autobiographie et épistolaire en mobilisant une communication
multimédia.
Il existe donc, fort heureusement, un autre parcours possible, une autre
conversion sémiotique du fantasme d’auto-engendrement, radicalement
distincte. C’est bien là que nous plaçons ce phénomène de l’intérêt assez
subit et original que porte l’adolescent à l’écriture, ou, pour être plus
précis, au discours autobiographique. C’est la découverte de la fonction
« miroir » de l’écriture qui fascine l’adolescent, non le miroir bien réel qui
lui renvoie les éruptions acnéiques démoralisantes, mais le miroir
symbolique qui, comme dans les contes, est un témoin narcissique fiable,
euphoriquement déformant.
Si l’on y regarde de plus près, le discours auto-biographique permet à
l’adolescent(e) de réaliser symboliquement ce que lui dicte
dangereusement le fantasme, si d’aventure s’impose le passage à l’acte:
l’énonciateur adolescent, dans l’écrit intime (ou l’oral intime de la si longue
conversation téléphonique avec un pair proche15) projette un « je » dont il
est le responsable de l’existence, qui est lui-même mais aussi, comme
nous l’a appris Rimbaud, un « autre ». Belle dérive symbolique du fantasme
accompagnée, cette fois-ci, d’apaisement et de résolution.
Aussi pensons-nous depuis longtemps que l’ouverture à l’écriture, pour les
adolescents en difficulté de quête d’identité, dans la tentation de l’acte,
est une voie de remarquable résolution, ainsi dans les ateliers d’écriture
qui leur sont proposés ici ou là, dans les quartiers difficiles, les foyers,
voire l’univers carcéral.16
Mais il est aussi patent qu’entre la voie de la conversion sémiotique du
fantasme dans le passage à l’acte plein de risques (se mettre en échec
scolaire fait partie de cet itinéraire de conversion) et celle qui conduit du
15
16
Signe des temps, les adolescents ont abandonné cette pratique de la communication
téléphonique interminable pour se tourner vers la communication écrite des SMS ou des
interventions via Internet.
Nous avons pu mener une réflexion et recueillir une expérience sur les ateliers d’écriture
destinés aux adolescents, y compris dans les établissements scolaires, grâce à la
collaboration d’écrivains profondément engagés dans cette démarche: François Bon,
Jacques Séréna, Valère Novarina.
Ivan Darrault-Harris
41
fantasme aux pratiques d’écriture17 existent de multiples formes
intermédiaires, transitoires, l’adolescent ayant le génie de se situer,
souvent, dans l’entre-deux indécidable.
Ainsi le corps, on l’a vu, peut-il être lui-même considéré comme une
surface d’inscription: tatouages, piercings, scarifications, traces, signes
réversibles ou indélébiles seraient les indices d’une écriture qui impose au
corps la marque d’une maîtrise, voire d’un asservissement: faire sien ce
corps qui mue et quitte l’ancienne enveloppe infantile. Illusion du contrôle
d’un corps qui tente de s’échapper de toutes parts.
De l’écriture sur soi au tag, il n’y a qu’un pas: le tag est bien toujours, nous
l’indiquions, une forme de signature répétée en frises – signe
logogrammique que recherche typiquement l’adolescent et qui le dirait tout
entier: le tag conjoint l’acte symbolique d’écriture et l’acte presque
toujours délictueux, risqué, voire dangereux; le tag ne dit rien du monde ni
même du sujet: c’est la trace d’une quête de pure énonciation.
Du tag éventuellement rageur, il est aisé de passer à l’injure, « taggage
verbal » de l’autre, justement acte de langage (qui peut aussi constituer un
délit) conjoignant magnifiquement le dire et l’agir.
Ces formes sémiotiques intermédiaires (et tout particulièrement les
pratiques d’ « écriture » sur son propre corps) sont autant d’exemples du
phénomène – pour nous central à l’adolescence – de conversion
sémiotique d’une parole souvent impossible en acte d’ostension à l’aide du
corps: ponctuation emphatique du piercing, qui souligne les entrées
sensorielles18 du corps (oreilles, yeux, nez, lèvres,…) mais aussi souvent le
nombril, par où la vie fœtale est entrée.
Pour rester dans la sphère du langage et l’illustrer quelque peu, si le
linguiste est sensible à l’extrême rareté des moyens d’expression
linguistique des affects dans les sociolectes des jeunes (et tout
particulièrement en Français Contemporain des Cités19), il est attentif, a
contrario, à la créativité langagière des adolescents, cette créativité étant
pour nous un phénomène, là encore, de conversion ultime du fantasme
d’auto-engendrement: le sujet qui s’est symboliquement fait lui-même (le
self-made man n’est-il pas toujours le grand mythe américain, adolescent,
de la réussite?) doit se forger un idiome qui dit son identité irréductible aux
signifiants de la langue adulte.
Et l’accélération de la mutation corporelle, de la croissance peut se lire
convertie dans une extrême accélération du temps de la langue, de la
17
18
19
Il faudrait indiquer ici que l’écriture ne saurait constituer la seule voie de résolution: toute
forme sémiotique permettant de donner corps symbolique à l’auto-engendrement est à
retenir, ainsi, par exemple, la pratique du jeu dramatique, du théâtre.
Comment ne pas évoquer ici le jeu infantile consistant à montrer les parties du visage sur
demande rituelle de l’adulte?
V. le dictionnaire: J.-P. Goudaillier, 2001.
42
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
diachronie: il faut des décennies, voire un bon siècle pour qu’un mot entre
dans la langue, y vive et en sorte pour rejoindre le cimetière des mots, les
dictionnaires historiques. Une trouvaille adolescente: une verlanisation
(dégage de là! > gagedédale!), une expression soumise à l’apocope (un
« demtroche » < « démoulé trop chaud »), une métaphore (une fille
attractive est peut-être encore, à l’heure où nous écrivons, un « saumon »;
on connaissait un « thon », tout juste le contraire) ont une durée de vie très
limitée, au grand désespoir des adultes, condamnés à ne réutiliser qu’une
langue adolescente déjà morte!
Pour conclure
En résumé, tout se passe donc comme si l’adolescent, confronté à la fois à
la révolution corporelle de la puberté et à la transformation psychique du
« pubertaire », vivait aussi et nécessairement une importante perturbation
de la production de signification verbale et non verbale supposant des
déséquilibres, des lacunes, des impossibilités, des court-circuits, des
processus de compensation et de conversion.
Et ce sont bien ces conversions subtiles, inattendues, du corps et du
psychisme qu’il faut retrouver dans les comportements et les discours des
adolescents au terme du parcours sémiotique souvent inédit, complexe, de
leur engendrement.
Cette recherche d’une modélisation comportementale – trop rapidement
esquissée – appuyée, de manière forte, sur la psychanalyse, doit à
l’évidence servir la lecture, la compréhension des productions sémiotiques
multiformes des adolescents. Cette quête prend un sens particulier dans
une actualité politique et médiatique souvent entachée de démission
sémiotique: à quoi bon perdre son temps à tenter de comprendre
l’insupportable, donc l’incompréhensible, ainsi la violence considérée a
priori comme dépourvue de sens? Alors qu’il est si simple et rapide et
efficace d’organiser répression et punition, en sacrifiant la quête du sens?
Moyennant quoi les adultes se mettent dans l’impossibilité de penser, de
concevoir et de mettre en œuvre tant la prévention, par exemple, des
conduites à risques que la juste sanction des actes transgressifs.
Notre psychosémiotique, modestement, entend lutter efficacement contre
cette démission sémiotique et rappeler au monde des adultes ce devoir
imprescriptible de réception et de lecture des faits, gestes et discours
adolescents.
Ce devoir de sémiotisation est la condition même de leur admission et de
leur intégration dans l’univers de l’adultité.
Ivan Darrault-Harris
43
Bibliographie
Assoun, P.-L, (1997): Leçons psychanalytiques sur corps et symptôme, tome1: Clinique du corps,
Anthropos, paris.
Benveniste, E., (1966, 1974): Problèmes de linguistique générale, tomes 1 & 2, Gallimard, Paris.
Coquet, J.-C., (éd.), (1982): Sémiotique. L’École de Paris, Hachette, Paris.
- (1997): La Quête du sens, Paris PUF.
Darrault-Harris, I, (1988): Mort et résurrection d’un sujet: un exemple d’énonciation écrite », Art et
Thérapie, 26-27, 1988, 75-84.
— (1994): “Énonciation écrite à l’adolescence et fantasme d’auto-engendrement”, in
Adolescence, rencontre de l’écriture, Erès, Toulouse, 65-74.
AFAT,
— (1999): « L’Énonciation adolescente », Adolescence, 17, 1, 223-233.
— (2002): « La sémiotique du comportement », in Hénault, A. (Ed.), Questions de sémiotique, PUF,
collection « Premier Cycle » , 758p., pp. 389-425.
— (2005): « Dalla salute alla patologia: andate simplici, andate e ritorno. Racconti di viaggio
esemplari » in Marrone, G. (ed.), Il Discorso della salute, Meltemi Express, Roma, pp. 101127.
— (2005): "Les Figures de l’autorité: de l’univers familial à l’univers scolaire", in Huerre, P. (éd.),
Questions d’autorité, Éd. Enfance et Psy, Paris, pp. 65-78.
— (2006): (en coll. avec C.Moreau-Carbone) « Les manières de dire l’absentéisme », in Huerre,
P.(éd.), L’absentéisme scolaire, Hachette, Paris, pp. 115-128.
— (2007): "L’image échographique du fœtus: une naissance prématurée?", Les Cahiers du Collège
Iconique, Communications et débats, XIX, INA, pp. 1-38.
— (2007): réédition révisée et augmentée de Pour une psychiatrie de l’ellipse, postface de
P.Ricœur, (Édition originale: 1993, PUF, en coll. avec J.-P. Klein), Limoges, PULIM, 278 p.
— (2007): « La parole adolescente », Enfance & Psy, 36, pp. 41-49.
— (2008): (en coll. avec J.Fontanille): Éd. de Les Âges de la vie, Sémiotique de la culture et du
temps, PUF (coll. Formes Sémiotiques), Paris, 382p.
— (2009): « L’angoisse, sa mise en discours », Enfance et Psy, 42, pp. 40-49.
Fontanille, J., (2004): Soma et Sema. Figures du corps, Maisonneuve et Larose, Paris.
Goudaillier, J.-P., (2001): Comment tu tchatches. Dictionnaire du Français Contemporain des
Cités, Maisonneuve et Larose, Paris.
Greimas, A.-J., (1970): Du sens, Seuil, Paris.
Guitton, P., (2003): Le Pubertaire, PUF, Paris.
Huerre, P., (1999): Voyage au pays des adolescents, Calmann-Lévy, Paris.
Petitot, J., (1985): Morphogenèse du sens, Paris, PUF.
— (2003): Morphologie et Esthétique, Maisonneuve et Larose, 2003.
Annexes:
TABLEAU I: Les sphères sémiotiques
TABLEAU II: Les comportements adolescents
44
S'engendrer par le langage: la parole adolescente
Tableau 1
Ivan Darrault-Harris
Tableau 2
45
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 47-62
Le parler des jeunes italophones d’un côté et de
l’autre de la frontière: formes, représentations et
pratiques déclarées d’adolescents tessinois et
italiens
Stefano REZZONICO1 & Davide ASTORI2
Institut des sciences du langage et de la communication, Université de
Neuchâtel1, Università degli Studi di Parma2
In questo articolo vengono investigate le rappresentazioni e le pratiche dichiarate dei
giovani italofoni raccolte grazie a dei questionari sottoposti a degli informatori del
Mendrisiotto (in Svizzera) e della regione italiana confinante (Como). Da un lato come
dall’altro della frontiera, i giovani sembrano attribuire alla lingua dei giovani (ben che
formalmente ci siano alcune differenze) la stessa funzione fortemente identitaria e
delle caratteristiche d’uso situazionali.
1.
Introduction
1.1
Identités et langages
Lorsqu’on évoque des notions comme celles du parler jeune, du langage
juvénile, de la langue de jeunes, on fait souvent référence à sa fonction
identitaire. En effet, l’une des fonctions principales du langage (Joseph,
2004), en plus de la communication et de la représentation, est le
marquage identitaire. Les identités, "qu’elles soient de groupe ou
individuelles, ne sont pas des "faits naturels" qui nous concernent mais
plutôt des choses qu’on construit - des fictions, en effet" (Joseph, 2004:
1
6) . Ces constructions identitaires relèvent des représentations sociales
(telle que l'appartenance politique, idéologique, socio-économique, etc.)
qu'un sujet a de lui-même et d'autrui (Androutsopoulos & Georgakopoulou,
2003).
Cette considération devrait amener à penser les variations observables non
comme universelles et généralisables mais plutôt comme strictement liées
au contexte dans lesquelles elles ont été attestées (aussi sous l'influence
de la notion de "social network" de Milroy, 1992). Selon cette notion, les
1
Trad. par les auteurs: " […] our identities, whether group or individual, are not " natural
facts " about us, but are things we construct – fictions, in effect".
48
Le parler des jeunes italophones
variations (notamment linguistiques) résulteraient des influences
mutuelles entre les membres d’un réseau social (tant au niveau des
pratiques qu’au niveau des représentations linguistiques).
En effet, les identités de chaque individu peuvent être véhiculées par le
langage, tant par le contenu que par les formes. Une variété de langue
spécifique à une communauté pourrait ainsi être perçue comme moyen
d'identification permettant le marquage de l'appartenance à ce même
groupe social et de distanciation par rapport aux groupes qui lui sont
opposés.
Cette notion d’identité prend tout son sens à l’adolescence et en particulier
chez les jeunes qui viennent de terminer leur formation obligatoire, et qui
se trouvent dans une période de transition. C’est cette période qui nous a
paru intéressante d’investiguer. En effet, les jeunes entre 15 et 20 ans
viennent de terminer leur formation scolaire obligatoire et sont confrontés
aux premiers choix par rapport à une réalisation professionnelle plus
ciblée. Vers 15 ans environ, la majorité des jeunes doivent choisir entre
continuer leurs études et entrer plus directement dans le monde du travail;
si leur formation se poursuit sans heurts (sans échecs ou changements
d’orientation), elle devrait s'achever vers 19-20 ans.
Cette population se trouve ainsi dans une situation identitaire particulière,
comme elle n’est pas encore définitivement dans le "monde des adultes".
Dans le cas des apprentis, les jeunes se trouvent dans le monde du travail
mais avec une condition d'instabilité assez marquée. Leur emploi n'est pas
assuré à la fin de l'apprentissage et ils sont confrontés à des
professionnels qui ont plus d'expériences. Dans le cas des gymnasiens, ou
des autres jeunes qui ont décidé de continuer leur formation à plein temps,
il s'agit d'un passage d’une école à une autre, avec une forte signification
sur le plan symbolique.
Nous allons donc nous focaliser sur cette période de transition, lors de
laquelle les jeunes et leurs propres identités se redéfinissent afin de
trouver progressivement une place dans la société des adultes.
1.2
Langue des jeunes, parler jeune ou langage des jeunes
L'intérêt pour les jeunes, pour leur rapport à la langue et pour des variétés
de langue qui leur seraient spécifiques, a été et est au centre d’un débat,
parfois très médiatisé, qui a fait l’objet de nombreux projets de recherche.
Du côté de la sociolinguistique, à partir de l'étude de Labov (1976) auprès
des groupes de jeunes du ghetto noir de Harlem à New York jusqu'aux
analyses réalisées dans plusieurs pays du monde une véritable tradition
d’études s’est développée à ce propos (cf. pour un tour d’horizon: Radtke,
1992, 1993; Singy, 2008; Bucholtz & Skapoulli, 2009).
Stefano Rezzonico & Davide Astori
49
Dans ce terrain d'analyse, comme le montre Singy (2008), nous pouvons
reconnaitre trois orientations principales. L'orientation qu’il appelle
2
dictionnairique a une place très importante en termes numériques de
production, mais on trouve également des études qui relèvent de la
linguistique variationniste d'inspiration labovienne (montrant une covariation entre variables linguistiques et autres variables sociales parmi
lesquelles les variations de l'âge biologique, dans le recours à des formes
stigmatisées) et des études d'orientation socio-pragmatique.
La langue des jeunes, le parler jeune ou langage des jeunes3 sont souvent
définis comme une variété qui se présenterait comme "sous-standard"
(Albrecht, 1993). Ce type de variété se caractérise par son instabilité (elle
varie rapidement dans le temps) et se distancie du standard idéal4 en
particulier au niveau du lexique (Ratdke, 1993; Sobrero, 1992).
Les chercheurs ont attribué plusieurs fonctions à cette variété de langue;
nous évoquons les trois principales: la fonction ludique, la fonction
identitaire et la fonction cryptique. Sobrero (1992) propose que les jeunes
italiens utilisent la langue des jeunes en particulier pour des fonctions
ludiques, de jeu linguistique. Au niveau identitaire, l’usage de cette variété
leur permettrait de marquer leur propre appartenance (Coveri, 1992) au
groupe des jeunes d’un double point de vue: d’une part ils signalent une
différence générationnelle entre le monde des jeunes et celui des adultes,
et, d’autre part, ils expriment leur appartenance à certains sous-groupes
de jeunes qui se distinguent d'autres collectivités, en plus de celle des
adultes. Finalement, les chercheurs (Sobrero, 1992; Singy, 2008)
reconnaissent à cette variété une fonction cryptique. Les jeunes
utiliseraient cette variété dans le but de ne pas être compris par certains
individus ou groupes (notamment les adultes ou d’autres groupes de
jeunes). Cette variété serait donc perçue par les jeunes comme une variété
qui leur appartient, qui ne serait pas comprise par les adultes et que seuls
les jeunes ont le droit (au sens d'acceptation sociale) de parler.
1.3
Le parler jeune en Italie(n)
Dans le contexte culturel italophone, l'intérêt des chercheurs et des
médias pour une variété de langue qui serait strictement réservée aux
jeunes générations est fortement lié au mouvement juvénile des "paninari".
Les "paninari" étaient, au début des années '80 à Milan, un groupe de
2
3
4
Souvent des listes lexicales commentées
Bien que ces termes puissent avoir des implications théoriques différentes, nous avons
choisi de les utiliser de façon synonyme, se rapportant à la définition de ce paragraphe.
Nous entendons par standard idéal la variété qui est perçue par la majorité de la population
comme non marquée et normativement correcte.
50
Le parler des jeunes italophones
jeunes qui avaient comme statut idéologique celui de vivre sans avoir
aucun intérêt pour l'engagement social ou politique. Même si le
paninarese, "qui semblait avoir substitué à lui tout seul toutes les variétés
de langue des jeunes" (Sobrero, 1992: 50, trad. par les auteurs), n’a
finalement laissé que quelques traces au niveau linguistique (Livolsi &
Bison, 1992), il a donné un grand écho médiatique au parler jeune dans ces
années. Cela a poussé plusieurs chercheurs travaillant sur les variétés de
l’italien à focaliser leurs travaux sur le parler des jeunes.
Deux récoltes parues au début des années '90 proposent un large
panorama de la situation italienne (Banfi & Sobrero, 1992; Ratke, 1993). A
ces deux récoltes nous pouvons ajouter l’étude de Finessi (1992) sur le
langage des jeunes en Ligurie, celui de Marcato et Fusco (1994) pour le
Friuli. La situation de la langue des jeunes tessinois a été récemment
étudiée par Moretti et ses collaborateurs dans le cadre d’une recherche sur
la langue des nouveaux médias (Moretti, 2006; Moretti & Stähli, en
préparation).
L’objectif des deux collections d’études était d’un côté de caractériser le
parler propre aux jeunes italiens et de l’autre de savoir si une variété
juvénile existait déjà avant les années '80. Sobrero (1993) a tracé l’histoire
de la langue des jeunes (avant le pic de célébrité des "paninari") et propose
trois grands moments de changement dans l’évolution du parler jeune
en Italie:
5
• une période "goliardique" ou "para-goliardique" pré-'68, dans
laquelle la langue de jeunes a un caractère essentiellement ludique
et privé;
• une période "sinistrese" ("un parler de gauche"), donc de la langue
des jeunes liée aux révoltes estudiantines de '68. La langue prend
donc un caractère politique;
• et une période du "reflux", avec un retour à la sphère privé et un
mode d’agrégation qui n’est plus strictement lié à l’engagement
politique ("paninari", "punk", "dark" et "rock ").
Les sources du parler jeune d'Italie seraient, selon Banfi (1992) et Sobrero
(1993), des influences régionales provenant d'une variété informelle d’une
part et des emprunts aux autres langues (parfois des jeunes) d'Europe, et à
la langue des mass media (journaux, télévision, musique et autres formes
de production artistique) d’autre part. La variété juvénile se caractérise
(Sobrero, 1992), en particulier, par une série de changements sémantiques
(des extensions du signifié, des hyperboles et des métaphores) et
5
Les "ordres goliardiques" ("ordini goliardici") sont les associations traditionnelles
estudiantines italiennes à caractère festif.
Stefano Rezzonico & Davide Astori
51
phonétiques (mutations du signifiant) ainsi que par des emprunts
spécifiques (exotismes, cultismes et latinismes; cf. également Fusco,
2005). Récemment, Moretti et ses collaborateurs (Moretti, 2006; Moretti &
Stähli, 2011) ont montré comment dans l’utilisation des nouveaux médias
les jeunes utilisent le dialecte en fonction de son rôle "d’élargissement du
potentiel de variation" (Moretti, 2006: p.9).
Moretti et Sthäli (2011) proposent que les "usi riflessi" (les usages réflexes)
du dialecte soient régis plutôt par des valeurs identitaires que
communicationnelles.
Selon Sobrero (1992), d'autres mécanismes d'altération formelle sont de
l’ordre des jeux lexicaux. On trouve ainsi des affixations ("megagalittico"),
des changements d'affixe ("stupiderrimo" pour "stupidissimo"), des
insertions syllabiques ("capasa" pour "casa"), des syncopes et des
apocopes ("ginna" pour "ginnastica" et "’sore " pour "professore").
Quant au niveau des pratiques, nous avons montré dans une étude
précédente (Rezzonico, 2007) que les hommes tendent à affirmer
davantage que les femmes qu’ils utilisent la langue des jeunes et les
gymnasiens davantage que les jeunes suivant un apprentissage ou une
école de commerce.
Ainsi, dans cet article, nous allons investiguer les pratiques déclarées et
les représentations des jeunes de deux régions autour de la frontière italosuisse: le Mendrisiotto (en Suisse) et la région de Côme (en Italie). D’un
point de vue démographique, 46.500 habitants dont environ 2500 jeunes
(source: USTAT) habitent dans le Mendrisiotto et 84,876 habitants, dont
environ 4350 jeunes (source: ISTAT) dans la région de Côme. Les deux
régions, géographiquement adjacentes, sont liées de manière officielle par
la région de travail européenne Regio Insubrica et partagent (Marcato,
2002) la même variété de dialecte lombard occidental. Cependant la
situation culturelle, politique et linguistique des deux régions est
différente. En fait, le Tessin se trouve dans une situation de "double
asymétrie", à la fois politique et culturelle. D’un côté, les italophones sont
une minorité dans le panorama des langues officielles de Suisse et les
Suisses Italiens sont une minorité dans l'italophonie. Comme le montrent
Antonini et Moretti (2000), par exemple, les sentiments des jeunes
tessinois et tessinoises sont d’une double nature: on observe ainsi une
appartenance identitaire à la Suisse (parfois très marquée) en tant
qu’entité politique et une forte influence culturelle de l'Italie.
Nous nous posons la question de savoir ce que les jeunes pensent euxmêmes d’une variété d’italien qui leur serait propre. Nous voulons donc
savoir si une langue des jeunes existe encore dans les représentations des
jeunes italophones, quelles sont les pratiques déclarées des jeunes et
52
Le parler des jeunes italophones
quelles sont leurs représentations sur l’utilisation et en particulier sur les
utilisateurs du parler jeune. Dans cet article, nous allons nous focaliser sur
la comparaison entre la Suisse et l’Italie et nous ne discuterons pas de
l’analyse des autres variables (cf. Rezzonico, 2007: pour une analyse des
variations et des similarités selon des variables telles que la formation, le
genre, etc., du corpus Tessinois).
2.
Méthodologie
Après avoir mené des interviews préliminaires (avec une douzaine de
jeunes), nous avons décidé de proposer un questionnaire et de discuter des
résultats obtenus avec un groupe de six adultes, selon la modalité du focus
group.
2.1
Les interviews préliminaires
Dans une série d'interviews préliminaires, nous avons posé des questions
ouvertes sur les représentations des variétés de langue présentes sur le sol
tessinois et sur le parler jeune (notamment à l’aide d’expressions
répertoriées dans Bianchi, 1998). Les jeunes ayant participé à ces
interviews préliminaires ont également donné leur avis à propos de
certaines expressions (en donnant des exemples, en proposant des
significations et des contextes d'utilisation et des représentations
attachées selon eux à ces expressions).
Ces discussions nous ont permis de mettre en lumière les points qui
méritaient d’être soumis à une investigation plus large et ont servi de base
pour l’élaboration du questionnaire.
2.2
Le questionnaire
Le questionnaire (cf. Annexe) est composé de deux grandes parties, qui ont
l'ambition d'être à la fois une méthode de recueil des représentations et un
test évaluatif attributif. La première partie propose 30 expressions qui sont
attestées dans Bianchi (1998), dans Antonini et Moretti (2000) ou dans les
interviews exploratoires que nous avons eu l'occasion de mener. On y
trouve des expressions avec des emprunts de l'anglais, bien que calqués
sur le dialecte (comme dans le cas de "fly down and schiv the stone"; "vola
bass e schiva ul sass", trad. lit.: vole bas et évite les pierres), des
expressions dialectales ou régionales, des néologismes et des archaïsmes
juvéniles (selon les propos récoltés dans les interviews préliminaires).
Les expressions sont évaluées par trois questions fermées: la première,
avec seulement deux possibilités de réponse (oui ou non), est "est-ce que
tu connais cette expression?", tandis que les deuxième et troisième
questions, avec cinq possibilités d'évaluation (de 1 à 5), sont
Stefano Rezzonico & Davide Astori
53
respectivement "Est-ce que tu l'utilises ou tu pourrais l'utiliser?" et "Est-ce
que tu penses que cette expression est juvénile?".
Dans la deuxième partie, on trouve des questions fermées et des questions
ouvertes qui tournent autour de la perception et de la représentation que
les jeunes tessinois ont du parler jeune. Nous avons ainsi demandé à nos
informateurs s’ils pensent qu’il existe une langue que seuls les jeunes
parlent et comprennent (question 2), question suivie d’une question fermée
(question 2a: "crois-tu qu’elle se manifeste uniquement grâce au lexique?"
si non grâce à quoi?). Nous leur avons également demandé s’ils la parlent
(question 2c), s’ils pensent citer beaucoup de films ou de chansons
(question 4), s’ils utilisent beaucoup d’expressions empruntées à d’autres
langues (question 5) et s’ils croient inventer de nouveaux mots (question 6).
Les participants ont pu choisir pour ces questions entre cinq possibilités:
6
"jamais"; "peu"; "parfois"; "souvent" et "fréquemment" . Les jeunes ont pu
répondre à d’autres questions en cochant une ou plusieurs cases pour
lesquelles nous avons fait des propositions de réponses. A la question 2d
("où et avec qui tu pourrais parler cette langue? "), nous avons fourni la liste
de possibilités suivantes: "amis", "à l’école", "à la maison", "avec les
enseignants", "au travail", "au bistrot", "avec ton partenaire", "avec tes
frères et tes sœurs" et une case à remplir "autre". Nous avons ensuite
demandé (question 2e) s’ils étaient d’accord avec l’affirmation "un usage
marqué de ce type de langage pourrait compromettre l’entrée dans le
monde du travail". Pour la question 2f ("à ton avis, la langue des jeunes est
utilisé pour quelles thématiques en particulier?"), nous avons proposé sept
thématiques (la "sexualité", "les drogues ou l’alcool", "l’illégalité", "la vie
scolaire", "la vie professionnelle", "la vie de tous les jours", la "politique")
et une case à remplir "autre" parmi lesquelles les informateurs ont dû en
choisir deux.
Nous avons également posé des questions ouvertes comme "tous les
jeunes peuvent la parler et avec quelles nuances?" (question 2b), "à ton
avis pourquoi les jeunes l’utilisent?" (question 2g), "que penses-tu d’un
garçon, respectivement d’une fille, qui l’utilise abondamment? " (question
2h).
Une classification autour des centres d’intérêt a également été demandée
(question 3a), ainsi qu’un classement de ces groupes selon le degré
d’utilisation de la langue des jeunes (question 3b). Nous avons ensuite
demandé aux participants de dire s’ils pensent appartenir à l’un des
6
Pour rendre la lecture plus aisée, nous allons faire référence à ces catégories avec le “code”
correspondant à la catégorie: jamais(1), peu(2), parfois(3), souvent(4) ou fréquemment(5).
54
Le parler des jeunes italophones
groupes qu’ils viennent d’évoquer (question 3c) et s’ils pensent y appartenir
grâce à la musique, aux vêtements ou à autre chose (question 3d).
2.2.1 Les échantillons
Au Mendrisiotto, nous avons soumis le questionnaire à 62 jeunes entre 15
et 20 ans (29 hommes et 33 femmes; 21 lycéens; 9 étudiants d’école de
commerce; 20 apprentis; 12 d'autres écoles). Cette distribution est
similaire aux données statistiques fournies par l’USTAT.
Dans la région de Côme, par contre, les jeunes ont été contactés via un
système de rencontre en ligne et le questionnaire a été proposé via chat à
48 jeunes entre 16 et 20 ans (35 hommes et 13 femmes issus de différentes
écoles de la région mais avec peu de lycéens).
Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’échantillons représentatifs de la
population juvénile mais plutôt d’un corpus indicatif.
3.
Résultats
Nous allons aborder, dans un premier temps, quelques résultats portant
sur les aspects structuraux, reconnus par les jeunes eux-mêmes, du parler
jeune. Nous allons ensuite présenter quelques résultats du test attributif
pour les expressions qui nous ont semblé particulièrement intéressantes,
les représentations des informateurs par rapport aux jeunes qui utilisent
ou n’utilisent pas le parler jeune, ainsi que les déclarations des
thématiques et les contextes d’utilisation. Finalement, nous aborderons
brièvement le rapport entre parler jeune et monde du travail.
3.1
Pratiques déclarées et fonction du parler jeune
Globalement les jeunes pensent qu’une langue des jeunes existe. La
plupart (72.73%) d’entre eux déclarent utiliser cette variété juvénile parfois
(réponse 3) ou souvent (réponse 4). Les jeunes tessinois préfèrent la
réponse "parfois" (38% des jeunes) tandis que les jeunes de Côme la
réponse "souvent" (58% des jeunes). Cependant les deux distributions ne
sont pas statistiquement significatives.
Au niveau des motivations qui poussent les jeunes à utiliser cette variété,
les deux groupes de jeunes indiquent, dans l’ordre, une fonction identitaire
et une fonction ludique. Pour ce qui concerne la fonction identitaire, les
jeunes déclarent utiliser cette variété pour marquer l’appartenance au
groupe des jeunes, en opposition à celui des adultes, ainsi que pour
intégrer un groupe spécifique et d’en marquer de cette manière
l’appartenance.
Stefano Rezzonico & Davide Astori
55
Si ces deux motivations ont été choisies respectivement par 48.38% des
jeunes au Tessin et par la quasi-totalité des informateurs en Italie, 41.93%
des jeunes tessinois ont dit que les jeunes utilisent une variété juvénile par
habitude ou sans raison particulière.
Conformément à ce que la littérature sur le sujet propose, ils ont indiqué,
lors des interviews préliminaires, que la variété juvénile se différencie de la
variété dite standard en particulier sur le plan lexical. Seulement dans un
deuxième temps, et grâce à des questions spécifiques, les jeunes
interviewés ont également évoqué la prosodie (personne n'a parlé de
changements dans les réalisations phonologiques) et des signes extra
verbaux (relevant surtout de la mimogestualité). Il est intéressant de noter
que nos interviewés avaient, lors des entretiens exploratoires, remarqué le
rôle fondamental que le niveau phonologique (et prosodique) joue dans le
cadre des variétés régionales, et accordaient aux différences lexicales
(bien que non niées) une moindre importance. Les résultats des recherches
sur la perception de la variété régionale d’Antonini et Moretti (2000) vont
dans le même sens.
Cette tendance semble se confirmer dans les réponses au questionnaire.
En effet la plupart des jeunes pense que la spécificité du parler jeune
réside dans le lexique. Les informateurs, qui estiment que d’autres
caractéristiques peuvent marquer l'identification et la production de la
langue des jeunes, se divisent en trois catégories: ceux qui proposent
"l'accent" (pour garder l'appellation "non savante" des procédés
prosodiques), ceux qui proposent les gestes et ceux qui affirment ne pas
savoir préciser davantage leur intuition.
3.2
Sources et variations
Les jeunes de Côme déclarent une tendance à emprunter peu (75% de
réponse 2) à d’autres langues tandis que les jeunes du Mendrisiotto
déclarent emprunter à d’autres langues, entre "peu" et "parfois" (30.65%
de réponse 2 et 46.77% de réponse 3). Dans les deux régions, les langues
sources proposées par les informateurs (plusieurs réponses possibles par
informateur) se résument à l’anglais (10 des 18 indications données par les
italiens et 18 des 46 indications au Tessin) et au dialecte (10 des 18
indications chez les jeunes italiens et 13 des 46 indications des tessinois).
Nous avons pu observer des variations régionales. Par exemple,
l’expression "shallo", qui a une fonction sécurisante traduisible par
"t’inquiète", est une expression très connue et très utilisée au Tessin tandis
qu’elle est complètement inconnue à Côme. De plus, certaines expressions
semblent être utilisées seulement par certains locuteurs. Ainsi deux
56
Le parler des jeunes italophones
expressions comme " mi si é grippato il mozz " ("(il) y a mon boguet qui s’est
noyé", trad. proposée par Bianchi, 1998) et "dai, facciamo un trözz" (trad.:
"allez on se fait un baby-foot") sont aussi connues seulement au Tessin et
semblent être utilisées davantage par les garçons que par les filles.
3.3
"Petits" et "grands" parleurs: quelles représentations?
Comme nous venons de le voir, les jeunes disent qu’une langue qui leur
appartient existe et la plupart des interviewés affirment l’utiliser de
manière modérée. Si la stigmatisation des variétés juvéniles de la part
d’une certaine partie du monde des adultes est bien connue (et véhiculée
par les médias), nous nous sommes demandé comment les jeunes
perçoivent les "grands" et les "petits" utilisateurs et si la fréquence
d’utilisation était liée à l’appartenance à un groupe spécifique. Lors des
entretiens exploratoires, les informateurs ont indiqué deux tendances
opposées. D’un côté, utiliser trop le parler jeune n’est pas "bien",
notamment si le locuteur est une fille (en particulier à Côme; Corpus Côme:
"per qualcuno che non la usa, la visione di una ragazza che lo fa può essere
negativa", trad.: "pour quelqu’un qui ne l’utilise pas, la vision d’une fille qui
l’utilise peut être négative"); de l’autre, s’abstenir totalement de parler
jeune implique le fait d’être un "nul" (Corpus Côme: "sono i nerds che non
usano la lingua dei giovani, sono fuori dal giro, sono old come gli adulti";
trad.: "c’est les nuls qui ne l’utilisent pas, ils sont exclus, ils sont old
comme les adultes"; Corpus Tessin: "gli sfigati non la usano", trad.: "les
nuls ne l’utilisent pas").
En effet, 64% des jeunes ont une représentation négative (voire très
négative) des "grands utilisateurs" et les informateurs ont été unanimes
pour désigner "les nuls" comme le groupe utilisant le moins le parler jeune,
lorsqu’il a été question de catégoriser et classer selon la fréquence
d’utilisation du parler jeune. Ces représentations se retrouvent tant du côté
suisse que du côté italien de la frontière.
Nous avons demandé aux jeunes de nous proposer des groupes de jeunes
et de les classer ensuite selon la fréquence d’utilisation. En analysant plus
en détails les réponses, nous pouvons dégager trois types de groupes de
jeunes. Nous avons ainsi des groupes:
- auto - et hétéro-reconnus par les participants avec une dénomination
claire (liés à la musique: les "rappers"; au à un lieu de rencontre: les
"bettolari", c’est-à-dire ceux qui fréquentent les bistrots; une activité
sportive: les "skaters" ou une activité illicite: les "smokers", c’est-à-dire
ceux qui fument des cannabinoïdes);
- auto- et hétéro-reconnus sans dénomination claire ("les normaux"; les
groupes construits autour d’un lieu ou d’un contexte de rencontre comme
Stefano Rezzonico & Davide Astori
57
l’équipe de foot, la salle de fitness, la classe, le "local" fréquenté, etc.). La
troisième catégorie compte;
- deux groupes uniquement hétéro-reconnus: en effet aucun informateur
ne s’est identifié comme appartenant aux catégories des "gli sfigati" (trad.:
"les nuls") et les "secchioni" (trad.: "les bucheurs").
Les informateurs italiens nous ont fourni uniquement des catégories liées à
des lieux de rencontre tandis que les informateurs tessinois nous ont
indiqué, en plus des groupes sans dénomination claire, également des
groupes avec des dénominations précises liées aux lieux de rencontre,
mais aussi à la musique écoutée ou à d’autres types d’activités.
Nous avons également demandé dans le questionnaire de classer les
groupes, que les informateurs avaient eux-mêmes reconnus et cités, sur
une échelle de fréquence d’utilisation allant du groupe qui utilise le plus la
langue des jeunes à celui qui l’utilise le moins. Les réponses nous ont fourni
un panorama de possibilités très hétérogènes qui offre néanmoins, pour ce
qui relève de la situation tessinoise, deux points stables. Selon 91% des
jeunes tessinois, le groupe qui utilise le plus fréquemment la langue des
jeunes est celui des "rappeurs" et, comme nous l’avons déjà anticipé plus
haut, les "nuls" et les "bucheurs" qui n’utilisent guère cette variété juvénile
(86% des jeunes).
Pour compléter le tableau, nous pouvons ajouter que, toujours selon nos
informateurs, l’appartenance à un groupe spécifique peut aussi être
marquée par les vêtements (80% des réponses) et par la musique écoutée
(40% des réponses).
3.4
Parler jeune et monde du travail: représentations des jeunes et
des moins jeunes
Ces questions nous amènent à discuter du rapport qui s'instaure entre la
variété juvénile et l'entrée dans le monde du travail. L'un des problèmes qui
7
est souvent relevé (cf. Migros Magazine 31) pour l'intégration des jeunes
dans le monde du travail serait la variété de langue qu’ils parlent. Le
magazine Bilan (Lugon Zugravu, 2005) a, par exemple, mis en évidence
qu'en Suisse le nombre d'apprentis est en continuelle diminution en termes
de pourcentage. Cette diminution serait imputable au profil, réputé trop
bas, des jeunes à la recherche d'une place d'apprentissage en évoquant
notamment des raisons de discipline et de formation scolaire (et
notamment avec des constats négatifs relatifs au niveau de langage de ces
jeunes). Une question à ce sujet a donc été posée pour comprendre la
7
Le parler jeune peut être un handicap, Migros Magazine 31, 31 juillet 2006, pp. 12-14.
58
Le parler des jeunes italophones
représentation que les jeunes ont construite à propos du rapport entre
parler jeune et travail. Les jeunes italiens (à l’unanimité) ont dit partager
l’affirmation selon laquelle "une utilisation marquée de ce langage pourrait
compromettre l’entrée dans le monde du travail". En effet, selon certains
informateurs, "les jeunes qui parlent comme ça, parlent comme des
vandales, c’est la langue des babygang" (Corpus Côme: "chi parla così,
parla come un teppista, é la lingua delle babygang"). Au contraire dans le
Mendrisiotto, les jeunes sont divisés sur cette question. En fait, 52% des
jeunes pensent qu’une utilisation prépondérante de la langue des jeunes
pourrait créer des problèmes sur le lieu de travail, tandis que 48% (presque
exclusivement des garçons) pensent le contraire. Questionnés à propos de
leur réponse négative, certains jeunes nous ont précisé qu’ils ne sont pas
d’accord avec l’affirmation proposée, parce qu’ils pensent que seul un
usage contextuellement inadéquat pourrait engendrer des répercussions
négatives.
4.
Conclusions
Les jeunes italophones, du côté suisse comme du côté italien de la
frontière, disent qu’une variété qui leur est propre existe. Cette variété se
caractériserait surtout par des spécificités lexicales mais également par
des marques prosodiques et gestuelles.
La plupart des jeunes tessinois et de la région de Côme affirment utiliser
cette variété de manière modérée. Ces résultats pourraient être mis en
relation avec les représentations très négatives que les mêmes
informateurs attribuent aux petits et aux grands utilisateurs. Les (trop)
grands utilisateurs ont une mauvaise réputation et seuls les "nuls"
n’utilisent pas du tout le parler jeune.
Les motivations qui poussent les jeunes à utiliser cette variété semblent
différer entre les jeunes suisses de langue italienne et les italiens du nord
de la péninsule. En effet, les jeunes tessinois ne savent pas forcement
reconnaître ou du moins expliciter les raisons sous-jacentes de cette
utilisation, tandis que les informateurs italiens semblent en être plus
conscients. Dans les deux cas cependant, lorsqu’une raison est donnée, il
s’agit d’une raison identitaire (se différencier des adultes ou intégrer un
groupe spécifique de jeunes) ou ludique.
Une autre différence intéressante que nous avons pu observer entre les
jeunes du Mendrisiotto et les jeunes de la province de Côme semble se
situer au niveau des expressions. En effet, cette variété semble, dans les
affirmations de nos informateurs, prendre des formes différentes et des
fréquences d’utilisation différentes en fonction du groupe spécifique de
jeunes. Les rappeurs, en particulier, sont désignés comme étant le groupe
qui utilise le plus d’expressions juvéniles.
Stefano Rezzonico & Davide Astori
59
Lorsqu’on analyse les réponses données dans la partie attributive par les
jeunes, nous observons une certaines variations en fonction de l’origine de
l’informateur. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, certaines
expressions sont bien connues au Tessin et complètement inconnues à
Côme ou ressenties comme très juvéniles en Suisse et comme "old" ou
"gênante" selon les jeunes italiens. Si nous admettons l’hypothèse que les
groupes de jeunes des deux régions ne partagent que de manière
sporadique des espaces d’échange communs (mais cela doit être
confirmé), alors cela pourrait confirmer qu’au niveau des expressions le
code juvénile se crée et évolue à l’intérieur des groupes de pratique.
En conclusion et en accord avec Livolsi et Bison (1992), dans le
Mendrisiotto comme à Côme, le parler jeune semble être un moyen d’être
ensemble qui permet de marquer l’appartenance à la fois à la classe sociotemporelle des jeunes et à un groupe spécifique de jeunes avec une
fonction identitaire très forte et une fonction cryptique très faible (voire
inexistante).
Bibliographie
Albrecht, J. (1993): Eistono delle caratteristiche generali del linguaggio giovanile. In: Radtke, D.
(éd.): La lingua dei giovani, Tübingen(Gunter Narr Verlag), 25-34.
Androutsopoulos, J. & Georgakopoulou, A. (éds.) (2003): Discourse constructions of youth
identities, Amsterdam/Philadelphia (John Benjamins).
Antonini, F. & Moretti, B. (2000): Le immagini dell'italiano regionale (la variazione linguistica nella
valutazione di giovani ticinesi), Osservatorio linguistico della Svizzera italiana, Locarno
(Armando Dadò Ed.)
Banfi, E. (1992): Conoscenza e uso di lessico giovanile a Milano e a Trento. In: Banfi, E. et Sobrero,
A. (éds.), Il linguaggio giovanile degli anni Novanta, Roma-Bari( Laterza), 99-148
Bianchi, F. (éd.) (1998): Vocabolario del linguaggio giovanile, Liceo di Mendrisio. Chiasso
(Tettamanti).
Bucholtz, M. & Skapoulli, E. (2009): Youth Language at the intersection: from migration to
globalization. Pragmatics 19(1), 1-16.
Coveri L. (1992): Gli studi in Italia. In: Banfi, E. et Sobrero, A. (éds.), Il linguaggio giovanile degli
anni Novanta, Roma-Bari(Laterza), 59-70.
Finessi, S. (1992): Conoscenza e uso di lessico giovanile a Genova e a Carcare (SV); un primo
sondaggio. In: Banfi, E. et Sobrero, A. (éds.), Il linguaggio giovanile degli anni Novanta,
Roma-Bari(Laterza), 195-204.
Fusco, F. (2005): Lo spagnolo nel 'parlato giovanile': un'indagine. In: F. Fusco et C. Marcato (éds.)
Forme della comunicazione giovanile, Roma (Il Calamo), 143-166.
Joseph, J. E. (2004): Language and identity: national, ethnic, religious, Basingstoke ( Palgrave
Macmillan).
Labov, W. (1976): Sociolinguistique, Paris (Editions de Minuit).
Livolsi, M. & Bison, I. (1992): Una lettura dei dati: alcuni ipotesi interpretative. In: Banfi et Sobrero
(éds.), Il linguaggio giovanile delgi anni Novanta , Roma-Bari( Laterza) 149-194.
Lugon Zugravu, L. (2005): Pourquoi les patrons ne veulent plus d'apprentis, BILAN, 178, 42-48.
60
Le parler des jeunes italophones
Marcato, C. (2002): Dialetto, dialetti e italiano, Bologna( Il Mulino Ed.)
Marcato, C. & Fusco F. (1994.): Parlare "giovane" in Friuli, Alessandria(Edizioni dell'Orso.)
Milroy, L (1992): Language and social networks, Oxford (Cambridge Mass.: B. Blackwell), 2ème
édition.
Moretti, B. (2006): Nuovi aspetti della relazione italiano-dialetto in Ticino. In: Sobrero,A &
Miglietta, A. (éds.) Lingua e dialetto nell’Italia del Duemila. Dinamiche sociolinguistiche in
atto e diversità regionali. Galatina, Congedo:31-48.
Moretti, B. & Stähli, A. (en préparation): L’italiano in contatto con il dialetto e altre lingue, Nuovi
metodi di comunicazione e nuove diglossie. In: Stähli, A., Dürscheid C. & Béguelin M.-J.
(ed.) (2011). SMS-Kommunikation in der Schweiz: Sprach- und Varietätengebrauch.
Linguistik Online 48 (4), Disponible: http://www.linguistik-online.de/48_11/
Radtke, E. (1992): La dimensione internazionale del linguaggio giovanile. In: Banfi, E. et Sobrero, A.
(éds.), Il linguaggio giovanile degli anni Novanta, Roma-Bari (Laterza) 5-44
— (1993): Il linguaggio giovanile in Italia: state o f art, le fonti, la documentazione, la descrizione
linguistica, In: Radtke (éd.), La lingua dei giovani, Tübingen (Gunter Narr Verlag).
Rezzonico, S. (2007): Le parler jeune au Mendrisiotto: perceptions, représentations et pratiques
déclarées. Mémoire de licence ès Lettres à l’Université de Lausanne.
Singy, P. (2008): Les jeunes de Suisse Romande face à leurs langues. Rapport final du Programme
national de recherche PNR 56: Diversité des langues et compétences linguistiques en
Suisse,
Disponible:http://www.nfp56.ch/f_projekt.cfm?Projects.Command=download&file=07_07_
2008_08_18_20- Singy.pdf&name=Singy.pdf (19.12.2010)
Sobrero, A. (1992): Varietà giovanili: come sono, come cambiano, In: Banfi et Sobrero (éds.), Il
linguaggio giovanile delgi anni Novanta, Roma-Bari(Laterza) 45-58.
— (1993): Costanza e innovazione nelle varietà linguistiche giovanili, In: Radtke (éd.), La lingua dei
giovani, Tübingen (Gunter Narr Verlag), 95-108.
Stefano Rezzonico & Davide Astori
61
Annexe
ETA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _
SESSO: M F
PROFESSIONE (e/o scuola frequentata):_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
ANNO SCOLASTICO: I II III IV
ULTIMA SCUOLA FREQUENTATA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
PROFESSIONE DEI GENITORI:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
NAZIONALITÀ:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
DOMICILIO:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
LINGUE PARLATE IN FAMIGLIA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
CONOSCENZA DEL DIALETTO:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Segna con  la
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
che reputi si adatti al tuo caso (1 vale poco o nulla; 5 vale molto)
conosci questa
la usi o puoi
espressione
usarla?
sì
no
1 2 3 4 5
è merce di sfroso non mi fido
l'impiegato ha sgraffignato una grossa
somma
non avevo un ghello in tasca
gli hanno data una sfracca di legnate
Mario parla spesso a sbalzo
È una tipa che se la tira troppo
Vai tra', guido tranquillo!
mi hanno sgamato
Ciola,
Ieri ho bigiato
Sono andato giù davvero a manetta
È fat a balla
No teh zero
bella zio
Com'é andata fratello?
Uela, com'è? In forma?
..., cazzo
Fly down and schiv the stone
Fuma un pacco di paglie
Il concerto ha reso.
È figo di brutto
dai, facciamo un tröz
Smoki?
Teh, shiva
me la ghigno un po'
In questi giorni sto cazzeggiando
Se é crasto!
Mi si é grippato il mozz
Per domani é easy
la reputi giovanile?
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
sì
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
62
30
Le parler des jeunes italophones
sì
Ne ho pieni i maroni
no
1 2 3 4 5
1 2 3 4 5
1b)Proponi, se ne conosci, qualche altra espressioni di questo tipo e commenta, se vuoi, quelle qui
riportate:
_________________________________________________
_________________________________________________
2)Credi esista nella tua regione una lingua che solo i giovani parlano e capiscono?
per nulla poco
non saprei
abbastanza
molto presente
2a)Credi che si realizzi solo attraverso il lessico?
sì no: grazie a cosa:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
2b)Tra i giovani, tutti possono parlare questa lingua? Con che sfumature?
__________________________________________________
__________________________________________________
2c)Tu la parli?
mai
poco
a volte
spesso
2d)Dove e con chi potresti parlarla? (più scelte possibili)
amici a scuola a casa con i professori al lavoro al bar
altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
molto
con il partner
fratelli e sorelle
2e)Alcuni vostri coetanei dichiarano che “un uso marcato di questo tipo di linguaggio potrebbe compromettere l'entrata nel
mondo del lavoro”, ti trovi d'accordo con questa affermazione?
sì
no
2f)Secondo te, la lingua dei giovani è particolarmente usata per quali di queste tematiche (massimo 2 crocette):
sessualità droghe e alcool illegalità vita scolastica vita lavorativa quotidianità politica altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
2g)Secondo te perché i giovani la usano?
__________________________________________________
__________________________________________________
2h)Cosa pensi di un ragazzo rispettivamente di una ragazza che la usa abbondantemente?
__________________________________________________
__________________________________________________
3)Riusciresti a classificare i tuoi coetanei in gruppi che si formano attorno a centri d'interesse quali la musica, lo sport, ecc? Se
credi sia possibile, mettile in fila (chi usa più lingua dei giovani in alto) nella tabella di destra.
3a)
3b)
1._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 1. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
2._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 2._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
3._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 3._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
4._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 4._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
5._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 5._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
3c) Ritieni di appartenere a uno di questi gruppi?
sì:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
3d) Credi di appartenere a questo gruppo grazie a:
abbigliamento:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ musica:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
4) Ritieni di citare tante canzoni film o altro?
mai
poco
a volte
spesso
molto
5) Ritieni di utilizzare tante espressioni che reputi appartenere ad altre lingue?
mai
poco
a volte
spesso
molto
5a)Da che lingue provengono tali espressioni? (più risposte possibili)
inglese spagnolo francese tedesco dialetto altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _
6)Credi, in generale, di inventare parole o espressioni nuove?
mai
poco
a volte
spesso
molto
no
altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 63-82
La communication expressive dans les forums
de discussion: émotions et attitude ironique
chez l'adolescent
Marc AGUERT1, Michel MARCOCCIA2, Hassan ATIFI2, Nadia
GAUDUCHEAU2, Virginie LAVAL3
Université de Caen Basse-Normandie1, Université de technologie de Troyes /
CNRS2, Université de Poitiers / CNRS3
This study investigates how adolescents communicate their feelings and attitudes on
an Internet forum. Our guiding question is: Is this "expressive communication"
specific compared with face-to-face interaction? According to the social information
processing theory (Walther, 1996, 2007), it should: Internet forums have significant
limitations to express feelings and attitudes due to the lack of contextual cues or nonverbal channels and adolescents try to compensate for these limitations. In this
paper, we focus on the communication of basic emotions and ironical attitude in
Internet forums. Our results show that adolescents broadly practice expressive
communication but always have to make their feelings and attitudes explicit with
suitable devices. Thus, basic emotions are communicated by symbolic means, but
also by iconical means (like smileys) and typographical ones (like expressive
punctuation). Ironical attitudes are clearly communicated by iconical means (smileys)
or by verbal explanations. These different means of communicating expressive
content are described and discussed.
Remerciements: cette recherche a bénéficié du soutien financier de l’Agence
Nationale pour la Recherche (ANR-08-COMM-011-01)
1.
Introduction: la CMO, une nouvelle situation de communication
En juillet 2010, 70% des Français étaient connectés à Internet (source:
Médiamétrie, juillet 2010). Cette augmentation rapide et massive du
nombre d'internautes entraîne des mutations dans la plupart des sphères
de vie des individus: notre façon de chercher de l'information, de
commercer, de nous socialiser, de communiquer sont, entre autres,
profondément changées. Les évolutions de notre façon de communiquer
constituent un objet d'étude privilégié, au carrefour de nombreuses
disciplines dont les sciences du langage, les sciences de l'information et de
la communication et la psychologie. En effet, aux traditionnelles situations
de face à face s'ajoutent désormais des situations de communication
médiatisées par ordinateur (CMO). Ces situations (échanges par
messageries instantanées, tchats, courriels, réseaux sociaux, forums de
64
La communication expressive dans les forums de discussion
discussion, etc.) induisent un langage hybride, graphique1 du point de vue
du médium, mais proche de l'oral, d’un point de vue conceptionnel (Koch &
Oesterreicher,
2001)
puisqu'il
partage
avec
l’oral,
certaines
caractéristiques importantes de la conversation: l’organisation dialogale et
la préférence pour l'alternance des tours (ce qui implique par exemple des
messages courts), le registre familier, la spontanéité (Cusin-Berche, 1999),
etc. Pour cette raison, nous qualifions ces écrits numériques "d'écrits
conversationnels" (Marcoccia & Gauducheau, 2007). Ils correspondent à
une nouvelle situation de communication et mobilisent un ensemble de
procédés et de règles linguistiques adaptés.
Dans cette recherche, nous nous intéressons particulièrement aux forums
de discussion que l'on peut caractériser de la manière suivante:
1.
2.
3.
4.
5.
Une interface technologique contraignante qui oblige en premier lieu
à utiliser le code écrit. Selon les systèmes, d'autres limitations sont
envisageables telles que des limitations de la longueur du texte,
l'impossibilité d'insérer des images dans le texte, etc.
Un cadre conversationnel. Le cadre renvoie au sens que l'individu
donne à son activité (Goffman, 1991). L'utilisateur entend engager
une conversation en venant sur un forum et non, par exemple, un
échange épistolaire.
Une absence de canal non verbal. Comme pour l'écrit traditionnel, il
n'est pas possible de communiquer de manière non verbale (à
travers les gestes ou les expressions faciales par exemple).
Une absence de connaissance préalable entre les interactants. Les
utilisateurs d'un forum constituent une communauté d'intérêt dont
les membres ignorent généralement tout les uns des autres, au-delà
du point d'intérêt en question.
Un dispositif polylogal et public. Sur un forum de discussion, tous
les participants peuvent lire les messages et y répondre s'ils le
souhaitent.
Ces caractéristiques vont donc définir et contraindre les échanges sur les
forums, notamment les deux dernières qui sont assez spécifiques aux forums
par rapport aux autres dispositifs de CMO. Dans cet article, nous interrogeons
la manière dont se réalise la communication expressive des adolescents sur
les forums. Cette question présente un double intérêt: la communication
expressive occupe une place prépondérante sur les forums de discussion
entre adolescents (Gauducheau, 2008), alors que ces dispositifs sont réputés
problématiques pour la réussite de tels échanges (essentiellement à cause de
l’absence d’indices non verbaux, et d’un contexte partagé restreint, voir
section suivante). De plus, même si la communication écrite n’empêche
évidemment pas l’expressivité (e.g., Didier, 1998), il nous paraît intéressant
1
Bien que certains dispositifs de CMO, basés sur le principe de la visioconférence, soient
oraux, la plupart d'entre eux sont écrits.
Marc Aguert et al.
65
de voir dans quelle mesure, au-delà des procédés habituels propres à l’écrit,
les caractéristiques spécifiques des forums de discussion et le caractère
hybride de ces écrits font apparaître de nouveaux procédés. Nous aborderons
la question de la communication expressive sur les forums à travers deux
dimensions
particulières:
l’expressivité
émotionnelle,
c’est-à-dire
l'expression des émotions de base (joie, colère, peur, tristesse, surprise,
dégoût, Ekman, 1992) par des moyens sémio-discursifs, et et l’expression
d’une attitude particulière, l’attitude ironique.
2.
La communication expressive sur les forums de discussion
Les forums de discussion sur Internet servent globalement à trois grands
types d’activités: s'entraider (soutien informationnel, émotionnel, tangible,
Stroebe & Stroebe, 1996), débattre et partager des affinités, des intérêts.
La plupart de ces activités implique fortement la communication
expressive, définie suivant Jakobson (1963: 214), comme une
communication qui vise "à une expression directe de l'attitude du sujet à
l'égard de ce dont il parle" et "qui tend à donner l'impression d'une certaine
émotion, vraie ou feinte". Ceci est évident pour l'activité de partage
d'intérêts et d'affinités (j'aime / j'aime pas). L'activité de débat, qui
nécessite de présenter et de défendre ses opinions, relève également de la
communication expressive, dans la mesure où l'internaute aura une
attitude bienveillante à l'égard de la position qu'il défend et une attitude
hostile à l'égard des autres positions. Enfin, l'entraide émotionnelle
consiste à aider autrui en partageant avec lui notre ressenti, nos
témoignages, en apportant conseils et réconfort. Cette dimension
expressive des forums de discussion est commune à la plupart des
dispositifs de CMO, des réseaux sociaux tel que Facebook aux blogs,
formes paradoxales de "journaux intimes numériques" (Lejeune, 2000).
La large place accordée en CMO à la communication expressive peut
paraître étonnante, notamment au regard de la théorie des indices filtrés
(cues filtered-out approach, Kiesler, Siegel & McGuire, 1984; Sproull &
Kiesler, 1986). En effet, cette théorie suppose que les dispositifs de CMO
sont peu propices à la communication expressive et à la bonne intelligibilité
en général. Selon ces auteurs, la CMO souffre de l'absence d'indices
présents en face à face et qui participent largement à la réussite des
échanges expressifs. Deux aspects principaux sont en jeu: l'absence de
contexte situationnel et l'absence de canal non verbal. L'absence de
contexte situationnel renvoie dans cet article à l'absence d'ancrage
situationnel de la discussion sur un forum internet. Les participants ne
partagent pas le même cadre spatio-temporel (Brown & Fraser, 1979) du
fait de l'asynchronicité du dispositif. Ce détachement référentiel est
amplifié par l'anonymat / pseudonymat qui caractérise largement les
forums sur Internet. Les participants ignorent, la plupart du temps, le genre
66
La communication expressive dans les forums de discussion
de leur interlocuteur, son âge précis, sa profession, ses buts et ses
intentions communicatives, etc. Ces limitations ne signifient pas, bien sûr,
que les participants ne partagent aucun arrière-plan de connaissance
commun, en particulier dans la mesure où les forums de discussion
réunissent généralement des inconnus se retrouvant sur la base d'une
caractéristique ou d'un intérêt commun (appartenance ethnique, passion
pour un sport, etc.). L'absence de canal non verbal renvoie à la difficulté de
traduire par écrit sur un forum l'ensemble des informations habituellement
véhiculées par la prosodie, les expressions faciales, les postures, les
mimiques et les gestes qui participent largement à la communication
expressive. L'attitude ironique par exemple est largement dépendante pour
être interprétée du contexte situationnel et de la prosodie utilisée par le
locuteur (Laval et Bert-Erboul, 2005).
De nombreux travaux ont donc cherché à résoudre cette contradiction entre
un dispositif peu propice à l'émergence, entre autres, d'une communication
expressive et, malgré cela, la large utilisation des forums de discussion
pour partager ses attitudes et ses affects (Gauducheau, 2008). Selon
Walther (social information processing: 1996; 2007), un forum de
discussion présente des caractéristiques qui vont au contraire favoriser la
communication expressive. Par exemple, l'anonymat rend l'exposition
d'émotions négatives moins menaçante (Caplan & Turner, 2007). Par
ailleurs, les limitations évoquées plus haut (absence de contexte
situationnel, absence de canal non verbal) seraient compensées par des
stratégies spécifiques mises en place par les utilisateurs. L'exemple de
compensation le plus connu est sans doute l'utilisation des émoticônes
pour suppléer les expressions faciales.
Ainsi, la conjonction entre des caractéristiques favorables à l'expression
des attitudes et des émotions et des caractéristiques défavorables va
conduire les utilisateurs des forums à utiliser des procédés sémiodiscursifs adaptés. Quels sont-ils?
3. La communication médiatisée par ordinateur chez l’adolescent
Les adolescents sont les plus gros utilisateurs de dispositifs de CMO. En
décembre 2010, le baromètre « Enfants et Internet », réalisé par l’agence
Calysto, montre que 90% des 11-17 se connectent régulièrement à Internet.
Ces adolescents cherchent de l'information, jouent à des jeux en ligne,
téléchargent des contenus, mais l'utilisation principale d'Internet pour la
majorité d'entre eux est la communication (en 2007, 63% des 12-14 ans,
81% des 15-17 ans et 93% des 18-22 ans utilisent Internet d'abord pour
communiquer, selon l’étude menée par TNS Media Intelligence « Ado
Techno Sapiens »2 ).
2
www.offremedia.com/DocTelech/Newsletter/Adotechnosapiens.pdf.
Marc Aguert et al.
67
Comme espace de discussion entre pairs, le forum de discussion semble
jouer un rôle important dans le développement psycho-social à cet âge.
L'adolescent peut en effet exposer de manière anonyme à la communauté
des pairs les problèmes dont il ne peut parler ni à ses parents ni à ses
ami(e)s: sexualité, apparence physique, relations amoureuses, difficultés
scolaires et familiales (Quinche, 2008). L'exploration de l'identité se fait
sans les heurts de la vie IRL (In Real Life, terme employé pour désigner la
vie réelle). Ces considérations sur le rôle des forums de discussion dans le
développement psycho-social d'un adolescent permettent par ailleurs de
souligner toute la pertinence qu'il y a à étudier particulièrement les aspects
émotionnels et expressifs du langage: ce sont ceux qui sont les plus utilisés
par l'adolescent en forum (Marcoccia, 2010). Cette appropriation massive
des dispositifs de CMO s’accompagne apparemment d’une utilisation
fréquente des procédés linguistiques propres aux écrits numériques, qu’on
trouve notamment en grand nombre dans les écrits par SMS (Anis &
Duplan, 2001). De ce point de vue, les productions d'adolescents
représentent en quelque sorte le prototype de ce que sont les écrits
numériques. En comparaison, les adultes, souvent marqués par leur
pratique du français écrit standard peuvent rechigner à adopter de
nouveaux procédés comme les émoticônes ou à abandonner certaines
conventions telles que les formules de politesse d'ouverture et de
fermeture. En conséquence, leurs productions sont plus proches de l'écrit
standard et moins représentatives de l'écrit numérique.
4. Méthodologie et corpus
Plusieurs sites proposent des forums de discussion dédiés aux
adolescents. Nous avons choisi de constituer un corpus sur la base du plus
important d'entre eux: Ados.fr 3. Ce site, le 15ème site français le plus
fréquenté, reçoit plus de 4 millions de visites par mois. Le forum associé au
site Internet est également très actif: au mois de mai 2009 (date à laquelle
l'échantillon de messages analysés a été prélevé), il comportait plus de 140
millions de messages, pour 1,7 millions de membres enregistrés. Le forum
d'Ados.fr est généraliste, ce qui signifie que l'unique point commun à tous
les participants est d'être, en principe, des adolescents. Cette
caractéristique est la seule chose qu'ils connaissent d'office de leurs
interlocuteurs. Cependant, rapidement, le forum se divise de manière
thématique en 12 catégories: actu et société, télé, musique, multimédia,
ciné, livres & BD, beauté-mode, santé, love, sport, people et 100% filles.
Après une période d'observation persistante du forum, qui nous a permis
d’être familiers avec le terrain (Herring, 2004), nous avons constitué un
corpus. Le critère choisi a été d’inclure des discussions portant sur
chacune des 12 thématiques proposées dans le forum et, pour chacune de
3
www.ados.fr.
68
La communication expressive dans les forums de discussion
ces thématiques, de retenir la discussion la plus « populaire » (celle qui
compte le plus de messages). Nous avons ainsi prélevé les 20 premiers
messages des fils de discussion sélectionnés (soit 240 messages). Le
prélèvement a été effectué le 12 mai 2009. Les fils de discussion
sélectionnés sont réunis dans le Tableau 1 ci-dessous.
Forums
(rubrique)
Fils de discussion 4
Objet du fil
Forum 1, Actu et
société
(Blah Blah & Cie)
Peut-on me califier
de gothique?
Evaluer si la description qu'une jeune fille fait
d'elle correspond au style "gothique"
Forum 2, Télé
(Séries)
Gossip Girl
Partage d'affinités autour de la série "Gossip
Girl"
Forum 3, Musique
(Pop Rock)
Topic pour les
recherches
Demande d'aide aux pairs pour retrouver le
titre d'une chanson ou le nom d'un groupe
Forum 4, Multimédia
(Jeux fun)
Les initiales
Jeux "des initiales" qui consiste à décliner un
sigle de manière fantaisiste (ex: "T.P.E. =
Temps Perdu Ensemble")
Forum 5, Ciné
(Films)
Tu recherches le
nom d’un film
Demande d'aide aux pairs pour retrouver le
titre d'un film
Forum 6, Livres & Bd
(Livres & BD)
Twilight et autres
dans le même genre
Une adolescente cherche des lectures dans le
style de "Twilight"
Forum 7, Beauté
Mode
(Beauté)
Qu’en pensez-vous?
(photo)
Une adolescente poste sa photo et demande à
ses pairs ce qu'ils en pensent
Forum 8, Santé
(Contraception)
Comment annoncer
à sa mère qu’on veut
prendre la pilule
Echanges sur la meilleure façon de dire à sa
mère que l’on désire prendre la pilule
Forum 9, Love
(Amour)
J’ai réussi à faire
pleurer mon mec!
Une adolescente demande aux autres de juger
les réactions émotives de son petit ami
Forum 10, Sport
(Football)
Pensez-vous que
c’est la fin de Lyon
en tant que
champion de
France?
Pronostics et échanges sur le championnat
de France de football
Forum 11, People
(Musique)
Adresse MSN de
star
Une adolescente demande à ses pairs s'ils ne
connaîtraient pas l'adresse MSN de quelques
stars
Forum 12, 100% Fille
(Fun)
Poids et taille
Des adolescentes comparent leurs
mensurations respectives
Tableau 1: Fils de discussion constituant le corpus
4
L'orthographe des extraits du forum est ici conforme à l'original.
Marc Aguert et al.
69
Nous nous intéressons dans un premier temps aux procédés sémiodiscursifs (verbaux, typographiques et iconiques) utilisés par les
adolescents pour exprimer leurs émotions dans ce corpus, quels que soient
les sujets de discussion abordés et les types de séquences produites, et
dans un second temps, nous analysons les procédés (utilisation de tropes,
explicitation verbale de l’intention de communication) mis en œuvre pour
exprimer leur attitude ironique.
5.
L’expression des émotions
5.1
Expression des émotions, face à face et CMO
Le rôle joué par les émotions en situation de face à face a été largement
étudié dans le champ de la psychologie (Niedenthal, Krauth-Gruber & Ric,
2008). Celles-ci remplissent de nombreuses fonctions dans les interactions
en améliorant l’adaptation, via la compréhension et la prise en compte de
l’état psychologique de son partenaire. Par ailleurs, l’expression des
émotions est impliquée dans la synchronisation des échanges. Enfin, elle
contribue à la construction des identités et des rôles sociaux. L’expression
des émotions facilite aussi le partage social notamment dans le cas de
récits d’épisodes émotionnels, qui ont pour fonction la réorganisation de
l’expérience, le renforcement des liens sociaux (par des mécanismes
d’empathie) et la transmission de savoirs au groupe (Rimé, 2005). Ces
différentes fonctions de l’expression des émotions sont centrales dans les
interactions en face à face. Qu’en est-il des échanges en forums? Peut-on
exprimer ses émotions, les faire comprendre et les partager dans un forum
de discussion? Si oui, par quels procédés?
En face à face, l’émotion peut être communiquée par plusieurs moyens.
D’abord, des composantes non verbales et paraverbales, parmi lesquelles
on compte principalement les expressions faciales, la prosodie et les
postures (Scherer 1986). Ensuite, une composante verbale (de niveau
lexical, morphologique, syntaxique), assez largement ignorée par les
psychologues au titre qu’elle est un signal (produit intentionnellement) et
non un indice (produit sans intention de communiquer, cf. Prieto, 1975) de
l’émotion. Cette dimension émotionnelle du langage a par ailleurs, été
également peu considérée aux débuts de la linguistique moderne, à
l’exception notable des travaux de Bally ou Jakobson (Kerbrat-Orecchioni,
2000: 34-39). Enfin, il convient d’ajouter que la situation et le contexte
jouent un rôle dans la communication des émotions et des attitudes: par
exemple, les moyens utilisés ne seront pas les mêmes en situation formelle
et familière.
Selon Walther (1996), la CMO peut transmettre, sous certaines conditions,
des informations sociales, personnelles ou émotionnelles aussi
efficacement que le face à face. Dans un forum de discussion, les
70
La communication expressive dans les forums de discussion
internautes expriment bel et bien leurs émotions en adaptant leurs
comportements langagiers, notamment pour représenter les composantes
manquantes, comme la prosodie et les expressions faciales. La possibilité
de prendre le temps d’écrire le message (lié à l'asynchronicité du dispositif)
permet la mise en place de stratégies spécifiques telles que la ponctuation
expressive ou les émoticônes. La CMO est donc, selon Walther, plus
personnelle car elle nécessite une mobilisation et une implication
individuelle plus importante dans la mesure où les individus choisissent
davantage ce qu’ils donnent à voir.
5.2
Analyse de corpus
De nombreux procédés expressifs, au niveau prosodique, morphologique,
lexical et syntaxique, ont été décrits par les linguistes, essentiellement
dans le champ de la rhétorique et de la stylistique (à ce sujet, voir la
synthèse de Kerbrat-Orecchioni, 2000). Au niveau morphologique, on trouve
entre autres les suffixes diminutifs pour exprimer une attitude affectueuse,
les redoublements hypocoristiques, l’abrégement des prénoms. Au niveau
lexical, on trouve évidemment l’utilisation du lexique des émotions, de
termes injurieux ou chargés de connotation affective, etc. D’un point de vue
syntaxique, de nombreuses formes sont associées à l’expressivité: les
procédés d’intensification, certaines formes d’antéposition adjectivale, les
constructions emphatiques, les phrases segmentées et les constructions
disloquées, les ellipses, les phénomènes de reprise et de répétition, les
exclamations et les interjections, etc.
L’ensemble de ces procédés renvoie à l’expressivité, dans un sens général,
voire à tout le domaine de la subjectivité langagière et pas spécifiquement
à l’expression des émotions.
La méthode adoptée pour l’analyse de notre corpus consiste à ne retenir
que les procédés traduisant explicitement ou implicitement une émotion de
base clairement identifiable (joie, tristesse, colère, peur, dégoût, surprise)
et à écarter ceux qui évoquent une dimension affective diffuse ou une
simple évaluation (par exemple, "c’est nul, moi je préfère…") qui ne renvoie
pas clairement à une émotion de base. En suivant cette méthode, nous
avons identifié trois grands types de procédés pour exprimer les
émotions de base sur le forum: des procédés verbaux, des procédés
typographiques, et des procédés iconiques.
L’expression des émotions de base par des moyens verbaux se réalise dans
notre corpus par des procédés très divers. En partant du niveau le plus bas
(graphémique) au plus haut (pragmatique), on peut relever:
-
Les étirements graphiques, ou caractères-échos (Tatossian, 2008): il
s’agit de la répétition de caractères dans le but de simuler l’accent
d’insistance pour exprimer une émotion ou, plus souvent encore dans
Marc Aguert et al.
71
notre corpus, pour renforcer l’intensité d’une émotion exprimée.
Dans l’exemple suivant, la tristesse exprimée par l’onomatopée est
renforcée par les caractères-échos.
(1) Jfait 44 pour 1m64 je suis pas future mannequin bouuuhh!!
-
L’utilisation de sigles: l’écriture numérique s’accompagne d’une
utilisation assez fréquente de procédés de siglaison. Certains sigles
ont clairement pour fonction d’exprimer une émotion, par exemple
les biens connus « lol » (laughing out loud) et « mdr » (mort de rire),
très fréquents dans notre corpus.
(2) ah mdr pardon
-
L’utilisation d’interjections et d’onomatopées: ce moyen verbal,
souvent présenté comme l’incarnation la plus « pure » de la
dimension émotionnelle du langage se retrouve sur les forums de
discussion. Dans l’exemple suivant, il permet d’exprimer la joie.
(3) WAOUW jsuis toujours dans le classement!!!
-
L’utilisation d’énoncés d’émotions. A la suite de Plantin (2003), on
parle d’énoncé d’émotion pour désigner les procédés d’attribution
d’émotions dans une phrase simple. De manière prototypique, cette
phrase comprend les éléments suivants: un terme d’émotion
(substantif ou adjectif), un lieu psychologique (qui est ému?) et la
source de l’émotion (qu’est-ce qui provoque l’émotion?). On observe
aussi dans notre corpus ce type d’énoncé (réalisé de manière
complète ou non).
(4) Ben ouais mais j'ai comme meme peur
-
La production de séquences de confidence ou de dévoilement de soi.
Même si elles peuvent avoir un caractère factuel, les confidences se
distinguent d’autres formes de récit par la place qu’elles accordent à
l’émotion, que cette émotion soit liée à la situation qui est narrée,
évoquée dans la confidence, ou induite par la confidence dans
l’interaction (Traverso, 2000). Ainsi, dans l’exemple (5), l’auteur
dévoile son état psychologique, expose des traits de personnalité et
exprime implicitement son mal-être et sa tristesse.
(5) (…) j'aime la nuit, beaucoup de gens me considère comme étrange
voir même folle, j'ai pas une vision très rose de la vie je suis même
plûtot du genre à aimer déprimer toute seule dans mon coin, je
72
La communication expressive dans les forums de discussion
suis romantique, assé sensible (mais j'aime pas le montré), j'aime
l'humour noir, les poème que certains qualifie de "morbides",
j'écoute du métal etc. Mais je suis pas non plus au point de
m'ouvrir les veines et tout sa... Alors peut-on me "califier" de
gothique?
L’expression des émotions passe aussi par des moyens typographiques. On
trouve dans cette catégorie la ponctuation expressive (exemple 6) et
l’usage des capitales pour renforcer la valeur expressive d’un énoncé ou
d’un mot (exemple 7). Dans l’exemple (6), la multiplication des signes de
ponctuation suggère la surprise. Dans l’exemple (7), les capitales
permettent à l’auteur du message de manifester sa colère. Cet usage
correspond à une convention d’écriture sur l’internet, qu’on retrouve par
exemple dans les chartes et dans la nétiquette.
(6) La Saison 2 est pas sorti…SI????!!!
(7) NON BORDEL JE NE SUIS PAS SUPPORTER LYONNAIS mais de
liverpool
Enfin, l’expression des émotions passe le plus souvent par des procédés
iconiques, en particulier par un procédé bien connu: le smiley (ou
émoticône). Il s’agit de représentations des expressions faciales du
locuteur par des moyens propres à l’écriture numérique: soit un
agencement particulier de signes de ponctuation supposé symboliser (de
manière plus ou moins analogique) une expression faciale (8), soit
directement un icône représentant un visage à la manière du smiley
original, ce visage souriant et jaune, extrêmement stylisé, antérieur à
l'Internet (9). Tous les émoticônes n’ont pas une fonction d’expression des
émotions. Quelques travaux proposent une typologie de leurs fonctions
(Wilson, 1993; Mourlhon-Dallies & Colin, 1995; Marcoccia, 2000a; Walther &
D’Addario, 2001) et distinguent au moins quatre fonctions: expressive,
interprétative, relationnelle et de politesse. Les émoticônes peuvent être
en relation de redondance ou de complémentarité avec le contenu verbal.
Parfois, l'émoticône constitue le message à lui seul (Marcoccia &
Gauducheau, 2006).
Dans l’exemple (8), l’internaute manifeste la tristesse (ou la colère) que
provoque en lui l’évolution de la série Twilight. Dans l’exemple (9), le smiley
permet à l’internaute d’exprimer sa joie d’avoir retrouvé le titre du film qu’il
cherchait.
(8) c'est devenu de la guimauve maintenant:s ^^
(9) Ah merci beaucoup, c'est ça!
Marc Aguert et al.
73
Le Tableau 2 ci-dessous récapitule les principaux mécanismes
d'expression des émotions en face à face et le procédé correspondant en
CMO qui permet une compensation le cas échéant.
Mécanisme d'expression des
émotions en face à face
Procédés d'expression des
émotions en CMO
Moyens verbaux: propriétés structurales des
énoncés
Moyens verbaux: propriétés structurales des
énoncés
Expressions faciales
Procédés iconiques
Prosodie
Procédés typographiques
Caractères-écho
Tableau 2: Mécanismes d'expression des émotions en face à face et en CMO
On constate ici que les dimensions importantes en face à face pour
l'expression des émotions sont soit présentes en CMO, soit compensées
par des procédés propres à la CMO. Il manque à ce tableau une
composante que nous avons évoquée plus haut, qui n'est pas à proprement
parler un mécanisme d'expression des émotions mais qui détermine
largement la production des émotions: le contexte situationnel. Or, ce
contexte situationnel est une dimension largement réduite en CMO par
rapport à la situation de face à face. Là encore, un procédé de
compensation est à l'œuvre en CMO: la contextualisation. Via l'utilisation
des procédés verbaux, typographiques et iconiques, les internautes
recontextualisent leurs messages pour favoriser son intelligibilité, c'est-àdire fournir à leur(s) partenaire(s) d'échange les informations annexes
permettant une interprétation correcte. De ce point de vue, l'utilisation
d'un émoticône par un adolescent peut être interprétée comme une
"contextualisation faciale" de son énonciation (Atifi, Mandelcwajg &
Marcoccia, 2011).
6.
L’expression des attitudes: le cas de l’ironie
6.1
Expression de l’ironie, face à face et CMO
L'ironie verbale est notoirement difficile à définir. Dans la tradition
rhétorique, deux tendances se sont affrontées. La première a borné l’ironie
à l’antiphrase (e.g. Du Marsais, Des tropes ou des différent sens, 1730, cité
par Mercier-Leca, 2003) mais cette approche est trop restrictive. L’autre
tendance (e.g., Clausier, Rhétorique, 1728, cité par Mercier-Leca, 2003) a
défendu une définition plus large où "l’ironie est un discours dans lequel on
fait entendre autre chose que ce que disent les mots". Cependant, cette
seconde approche ne permet pas de distinguer l’ironie d’autres figures de
rhétorique telle que la métaphore. Un autre courant de recherche a essayé
74
La communication expressive dans les forums de discussion
au cours des années 1980 de définir l’ironie comme un phénomène
énonciatif, semblable à une mention ou un écho (Sperber & Wilson, 1981).
Cependant, cette tentative échoue également à circonscrire toutes les
formes d’ironie. De son coté, la littérature en psycholinguistique tend à
définir l’ironie comme "une forme de langage non littéral qui rend saillant
un écart entre les attentes du locuteur et la réalité" (Pexman, 2008). Cet
écart génère une forme de contrariété critique et distanciée que l’on
qualifie d’attitude ironique. La dimension expressive de l'ironie est
essentielle (Sperber & Wilson, 1981) et serait à l'origine même de
l'utilisation de l'ironie plutôt que d'une forme de langage littérale: selon les
théories, l'ironie servirait soit à renforcer (Colston, 1997), soit à atténuer
(Dews & Winner, 1995) la critique à l'égard d'un état de fait donné.
Finalement, définir l’ironie ne paraît aujourd’hui possible qu’en combinant
différents ingrédients. Nous nous rallions à la proposition de Bres (2010)
qui propose trois éléments: (i) l’implicite de la relation dialogique; (ii) la
discordance avec le co(n)texte; (iii) le jeu de l’énonciation.
Pour comprendre qu'un locuteur est ironique, un auditeur doit comprendre
le décalage entre la réalité et les attentes du locuteur. Ce décalage est
traduit linguistiquement par une incongruité dans le discours. Cette
incongruité peut être contextuelle, verbale ou paralinguistique (Hancock,
2004). Une incongruité contextuelle se traduit par un décalage entre la
description de la réalité par le locuteur (généralement consistante avec ses
attentes: Belle journée! alors qu’il pleut beaucoup) et la réalité (la pluie).
Une incongruité verbale peut se traduire par différents procédés
rhétoriques qui tous visent à souligner que le locuteur ne pense pas ce qu'il
dit. On retrouve ainsi souvent des hyperboles (Ouh la la, mais vraiment, on a
encore une journée superbe qui s'annonce!) et des antithèses (Je suis
vraiment ravi d'avoir encore ce temps pourri aujourd'hui). Une incongruité
paralinguistique consiste à un décalage entre le niveau sémantique et les
indices paralinguistiques, généralement la prosodie (Belle journée avec une
prosodie morne et blasée). Naturellement, ces différents types
d'incongruité ne sont pas mutuellement exclusifs et se renforcent les uns
les autres au choix du locuteur. Dans tous les cas, deux voix se font
entendre: ce que le locuteur prétend dire et ce qu’il signifie réellement. On
retrouve ici le fait dialogique implicite que décrit Bres (2010).
Au vu de ses caractéristiques, le forum de discussion apparaît comme un
dispositif peu favorable à l'utilisation de l'ironie. D’une part, en tant que
dispositif écrit, les stratégies utilisées à l’oral pour signaler l’ironie (indices
paralinguistiques tels que la prosodie ou les gestes communicatifs, les
références à la situation, etc.) sont pour la plupart impossibles à mettre en
œuvre. D’autre part, comme dispositif induisant un écrit "conversationnel",
on ne s’attend pas à trouver les procédés d’expression de l’ironie propres à
l’écrit traditionnel. L’hypothèse la plus intuitive est que devant l'importante
Marc Aguert et al.
75
probabilité de ne pas être compris, les locuteurs devraient privilégier des
formes de langage littérales à l'ironie. En cela, ils seraient respectueux du
principe d'inférabilité (Kreuz, 1996) selon lequel on ne produit des formes
de langage non littérales que lorsque les interlocuteurs sont en mesure de
faire les inférences nécessaires à leur compréhension.
Pourtant, il semble que malgré les limites de la CMO, l'ironie est
couramment utilisée, voire plus qu'en situation de face à face. Ainsi,
Hancock (2004) montre-t-il dans une situation expérimentale que, chargés
de décrire une situation, des couples de participants utilisaient plus l'ironie
en situation de CMO (tchat) qu'en situation de face à face. Whalen, Pexman
& Gill (2009), ayant demandé à des participants de raconter leur semaine
par courrier électronique (email) à des amis, ont observé de nombreuses
occurrences d’ironie. Qu'en est-il pour les forums de discussion?
6.2
Analyse de corpus
Deux codeurs ont comptabilisé en parallèle le nombre de messages de
notre corpus qui comportaient au moins un énoncé de nature ironique.
Cette analyse a permis de montrer que 12,1% des messages contenaient au
moins une occurrence d'ironie bien identifiée. Nous avons cherché à
caractériser plus précisément ces occurrences d’ironie en nous basant sur
une classification proposée par Gibbs (2000). Cinq principales formes
d’ironie ont été identifiées dans notre corpus:
-
D’abord, les antiphrases, quand un locuteur signifie l’inverse de ce
qu’il dit (cf. exemple 10).
(10) ba ouais, les stars ont que ça a foutre de rester sur msn -_Contexte: Un participant signifie à une adolescente qui cherche
des adresses MSN de stars que les "stars" n'ont ni le temps, ni
l'intérêt d'aller sur MSN
-
Ensuite, les questions rhétoriques, où le locuteur prétend poser une
question qui véhicule en fait une assertion critique (cf. exemple 11).
(11) Supporter Lyonnais toi?
Contexte: Question posée à un supporter défendant le bilan de
l'Olympique Lyonnais avec une mauvaise foi manifeste.
-
Les hyperboles ironiques où la signification non littérale d’un énoncé
est exprimée par l’exagération de la réalité situationnelle (cf.
exemple 12).
76
La communication expressive dans les forums de discussion
(12) Ah! Oui, c'est vrai que c'est très très dure d'étriquer Wolfsbourg
quoi lol
Contexte: Une discussion entre supporters dont l'un tient à
relativiser le succès du PSG face à Wolfsbourg.
-
Enfin, le faux-semblant, lorsqu’un locuteur prétend adopter un point
de vue qui n’est pas le sien à une fin humoristique.
(13) j'ai toujours celle de Bill [chanteur du groupe Tokyo Hotel], si tu
veux (…) Mais je te la donne que en échange de commentaires sur
mon blog!
Contexte: Une participante demande des adresses MSN de stars
aux autres en échange de commentaires sur leurs blogs. Un
participant feint d’être intéressé par des commentaires sur son
blog pour souligner le ridicule de la demande.
A noter que nous n'avons relevé aucune occurrence de litote ironique,
forme présente dans la classification de Gibbs (2000).
L'exercice consistant à identifier les occurrences d'ironie sur un forum est
complexe. En effet, en l'absence de contexte situationnel, d'indices
paraverbaux, dans l'impossibilité de faire témoigner les locuteurs sur leur
intention de communication réelle, certains énoncés ironiques peuvent
passer parfaitement inaperçus. Malgré des omissions probables, le nombre
d'énoncés ironiques sur le forum Ados.fr reste important. Les
caractéristiques de ce dispositif de CMO ne semblent pas décourager les
adolescents d'utiliser ce procédé.
Pour expliquer la présence paradoxale de l’ironie dans une situation de
communication peu propice à son utilisation, Hancock (2004) avance l’idée
que les utilisateurs en situation de CMO ne seraient pas coopératifs (au
sens de Grice, 1975). La médiation informatique permettrait aux locuteurs
de prendre une certaine distance par rapport à l'interaction. Ce moindre
engagement rendrait moins problématique le fait d'être incompris. Ce
phénomène serait accentué sur les forums de discussion où chaque
message est adressé à un grand nombre de personnes à la fois: le locuteur
peut considérer que sur le nombre, il y aura bien quelques personnes pour
comprendre son attitude ironique. Cela lui permettra même de développer
un lien avec ces personnes dans la formation d'une communauté d'initiés.
L'analyse de notre corpus ne soutient pas cette idée. Il semblerait au
contraire que les adolescents soient la plupart du temps attentifs au
principe d'inférabilité, ce qui les conduit à manifester explicitement leur
attitude ironique.
Marc Aguert et al.
77
Pour la plupart des énoncés ironiques relevés dans notre corpus, l'ironie
était, d'une manière ou d'une autre, manifestée. Nous avons identifié deux
procédés principaux mis en œuvre par les adolescents pour manifester leur
attitude ironique: (i) utiliser des figures de style pour générer de
l'incongruité verbale, la seule forme d’incongruité observable à l’oral
possible avec un dispositif de CMO; (ii) directement expliciter le fait qu'ils
étaient ironiques dans le co-texte immédiat.
Les exemples suivants sont des énoncés ironiques identifiables grâce à
l’utilisation d’une figure de style par l’auteur. Ce procédé fonctionne avec
une hyperbole:
(14) encore millllle excuussesss monn siègnueure d'écrire comme
chella
Contexte: Réaction d’un participant à qui l’on reproche son
orthographe de type SMS
Une antithèse:
(15) Merci pour le sujet à chier...
Contexte: Réaction d’une participante dont le sujet de discussion
a été qualifié de "à chier" par un autre.
Une question rhétorique:
(16) Putain mais c'est la mode de vouloir posséder son mec?!
Contexte: Réaction à une jeune fille qui témoigne ne pas supporter
que son petit ami parle à d'autres filles qu'elle.
La deuxième stratégie consiste à expliciter très directement son attitude
ironique. Ce procédé, assez lourd, est néanmoins fréquent. L'explicitation
passe soit par un smiley ou un sigle expressif (type lol ou mdr) pour signifier
que l'on plaisante, qu'on ne pense pas ce qu'on écrit (voir les exemples 10
et 12), soit par une explicitation linguistique (exemple 17 et 18).
(17) Mais c'est vrai que c'est une histoire passionnante ...!!! (dsl de ne
pas aimé les grands classique!)
Contexte: Une participante à qui l'on conseille de lire Mme Bovary
(18) Moi j'ai l'adresse MSN de Shy'm! On se parle tout le temps,
24h/24! Cest cool! Pfff...! Mais c'est nimporte-quoi! Comme si que
les stars vont passer leurs temps sur le net!
Contexte: A une adolescente qui cherche des adresses MSN de
stars
78
La communication expressive dans les forums de discussion
Cette tendance à manifester clairement son attitude ironique semble assez
spécifique à la CMO puisqu'on la retrouve peu à l'écrit (un signe de
ponctuation, le "point d'ironie" avait été créé à la fin de XIXème siècle pour
marquer l'ironie à l'écrit sans que son usage ne se développe réellement),
ni à l'oral (à l'exception de quelques "je plaisante bien sûr" produit par un
locuteur qui perçoit qu'il n'a pas été compris). Elle témoigne en tous cas
d'un souci des adolescents du forum Ados.fr d'être compris lorsqu'ils
utilisent l'ironie.
Il demeure bien sur des énoncés qui sont clairement ironiques même si
l’ironie n’est pas aussi clairement explicitée que dans les exemples cidessus. L’auteur du message peut en effet, dans une certaine mesure,
s'appuyer sur une incongruité contextuelle pour communiquer l'ironie
(procédure classique en face à face). Mais, ne connaissant pas ou peu ses
interlocuteurs personnellement, le locuteur doit, s'il veut être compris,
faire allusion à des connaissances évidentes sur le monde, partagées par
tous (cf. exemple 19) ou de valeurs consensuellement partagées dans une
communauté précise (cf. exemple 20).
(19) Moi j'ai l'adresse de Bob Marley, de Guillaume Depardieu, et je fais
des visio hot avec Marilyn Monroe
Contexte: Une adolescente qui cherche des adresses MSN de
stars.
(20) (…) élimination consécutive de Liverpool (équipe nulle), Inter Milan
(équipe inconnue), Newcastle (équipe non-identifiée)...
Contexte: Un participant défend le parcours de l'OM en coupe de
l'UEFA en arguant que cette équipe a éliminé certains poids lourds
du championnat européen.
En conclusion, l'étude de notre corpus nous permet de montrer que l'ironie
est un procédé bien présent sur les forums de discussion. Bien que ces
dispositifs puissent, a priori, poser quelques problèmes de compréhension,
ces problèmes sont dépassés par les utilisateurs qui vont manifester
explicitement leur attitude ironique.
7.
Conclusion et perspectives
L'objectif de cette recherche était de décrire la manière dont les
adolescents produisent de la communication expressive sur les forums de
discussion. Nous avons construit un corpus sur la base d'un forum
populaire chez les adolescents francophones, Ados.fr. En analysant la
manière dont les internautes expriment leurs émotions de base et leur
attitude ironique, nous avons pu montrer que ni dans un cas, ni dans
l'autre, le dispositif de CMO ne semble freiner l'importance de la
Marc Aguert et al.
79
communication expressive. Pourtant les contraintes imposées par le
dispositif existent bel et bien et incitent les internautes à recourir à des
procédés prototypiques de la CMO (procédés iconiques, graphémiques et
typographiques, explicitation de leur intention communicative) pour
garantir la réussite de leurs échanges ce qui soutient la thèse développée
par Walther (1996). Le souci d'être compris est d'autant plus grand sur un
forum que le nombre important de lecteurs inconnus rend nécessaire des
stratégies de marquage et/ou d'explicitation claire des états
psychologiques. Ces résultats, outre l'intérêt qu'ils représentent en euxmêmes pour notre connaissance de la CMO, permettent de mettre en
perspective ce que l'on sait de l'expression des états psychologiques en
face à face. Les expressions faciales et la prosodie émotionnelle sont
souvent décrites comme les composantes expressives de la réaction
émotionnelle. En tant que réaction, elles ne sont pas codées
volontairement par le locuteur mais découleraient automatiquement des
modifications physiologiques liées à l'émotion (Scherer, 1986). Elles sont
donc des indices émotionnels et non des signaux. Dans un cadre comme
celui de la CMO, les contraintes posées par le dispositif sont telles que
seule la transmission de signaux est possible (par le code écrit). La
transmission des indices (expressions faciales, prosodie, etc.) est
évidemment impossible. Et pourtant, ces indices qui sont souvent
considérés que comme des conséquences de la réaction émotionnelle sont
largement repris par les adolescents et recodés, dans le respect des
contraintes imposées par l'écrit numérique. La CMO est un dispositif qui
permet de faire l'économie d'une question récurrente en psychologie des
émotions: la manifestation émotionnelle observée est-elle communiquée
par l'individu de manière intentionnelle? Ici, la réponse est nécessairement
oui.
Nos prochains travaux viseront à approfondir cette comparaison entre
communication expressive à l'oral et en CMO. Cette comparaison passera
par le recueil de corpus en situation de face à face (on sait très peu de
choses à l'heure actuelle de la manière dont les adolescents expriment
leurs affects et leurs attitudes en face à face) et dans des situations
hybrides entre CMO et face à face (du type "échanges par forums de
discussion alors que les participants sont en présences les uns des
autres").
80
La communication expressive dans les forums de discussion
Bibliographie
Anis, J. (1998): Texte et ordinateur. L’écriture réinventée. Paris-Bruxelles (De Boeck & Larcier
Université, coll. Méthodes en Sciences Humaines).
Anis, J. & Duplan, C. (2001): Parlez-vous texto? Guide des nouveaux langages du réseau. Paris (Le
Cherche-midi).
Atifi, H., Mandelcwajg, S. & Marcoccia, M. (2011): The Co-operative Principle and ComputerMediated Communication: the Maxim of Quantity in Newsgroup Discussions. In: Language
Sciences, 33(2), 330-340.
Berman, R. A. (2005): Introduction: Developing discourse stance in different text types and
languages. In: Journal of Pragmatics, 37(2), 105-124.
Bres, J. (2010): L’ironie, un cocktail dialogique? In: Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T.,
Mondada L., Prévost S. (éds.). 2d Congrès Mondial de Linguistique Française. Disponible:
http://www.linguistiquefrancaise.org/index.php?option=com_article&access=standard&It
emid=129&url=/articles/cmlf/pdf/2010/01/cmlf2010_000093.pdf
Brown, P., & Fraser, C. (1979): Speech as a Marker of Situation. In: Scherer, K. & Giles, H. (éds.):
Social Markers in Speech. Cambridge (Cambridge University Press), 33-62.
Caffi, C., & Janney, R. W. (1994): Toward a pragmatics of emotive communication. In: Journal of
Pragmatics, 22(3-4), 325-373.
Caplan, S. & Turner, J. (2007): Bringing theory to research on computer-mediated comforting
communication. In: Computers in Human Behavior, 23(2), 985-998.
Colston, H. L. (1997): Salting a wound or sugaring a pill: The pragmatic functions of ironic criticism.
In: Discourse Processes, 23(1), 25-45.
Cusin-Berche, F. (1999): Courriel et genre discursif. In Anis, J. (éd.): Internet, communication et
langue française. Paris (Hermes), 31-54.
Dews, S. & Winner, E. (1995): Muting the meaning: A social function of irony. In: Metaphor &
Symbolic Activity, 10(1), 3-19.
Didier, B. (1998): Choderlos de Laclos, les liaisons dangereuses: pastiches et ironie. Paris (Edition
du temps).
Ekman, P. (1992): An argument for basic emotions. In: Cognition & Emotion, 6(3-4), 169-200.
Gauducheau, N. (2008): La communication des émotions dans les échanges médiatisés par
ordinateur: bilan et perspectives. In: Bulletin de Psychologie, 61(4), 389-404.
Gibbs, R. W. (2000): Irony in Talk Among Friends. In: Metaphor and Symbol, 15, 5-27.
Goffman, E. (1991): Les cadres de l’expérience. Paris (Minuit). (traduction de Frame Analysis,
1974).
Grice,H. Paul (1975). Logic and Conversation. In: Cole, P. & Morgan, J.L. (éds.): Syntax and
Semantics, New York (Academic Press), Vol. 3, 41–58
Hancock, J.T. (2004): Verbal irony use in face-to-face and computer-mediated conversations. In:
Journal of Language and Social Psychology, 23, 447-463.
Herring, S.C. (2004): Computer-Mediated Discourse Analysis: An Approach to Researching Online
Communities. In: Barab, S.A., Kling, R., Gray, J.H. (éds.): Designing for Virtual Communities
in the Service of Learning. Cambridge (CUP), 338-376.
Jakobson, Roman (1963): Linguistique et poétique. In: Essais de linguistique générale. Paris
(Editions de Minuit).
Kerbrat-Orecchioni C. (2000): Quelle place pour les émotions dans la linguistique du XXe siècle? In:
Plantin, C., Doury, M., Traverso, V. (éds.): Les émotions dans les interactions
communicatives. Lyon (ARCI - Presses Universitaires de Lyon), 33-74.
Kiesler, S., Siegel, J. & McGuire, T.W. (1984): Social Psychological Aspects of Computer Mediated
Communication. In: American Psychologist, 39, 1123-1132.
Koch, P. & Oesterreicher, W. (2001): Langage parlé et langage écrit. In: Holtus, G., Metzeltin, M. &
Schmitt, C. (éds.): Lexikon der Romanistischen Linguistik. Tübingen (Niemeyer), Vol. 1, 584–
627.
Kreuz, R. (1996): The use of verbal irony: Cues and constraints. In: Mio, J. S. & Katz, A.N. (éds.):
Metaphor: Implications and applications. Mahwah, NJ (Lawrence Erlbaum), 23-38.
Marc Aguert et al.
81
Laval, V. & Bert-Erboul, A. (2005): French-Speaking Children's Understanding of Sarcasm: The
Role of Intonation and Context. In: Journal of Speech, Language and Hearing Research,
48(3), 610-620.
Lejeune, P. (2000): “Cher écran...” Journal personnel, ordinateur, Internet. Paris (Seuil).
Marcoccia M. & Gauducheau N. (2006): Le rôle des smileys dans la production et l’interprétation
des messages électroniques. In: Gerbault, J. (éd.): La langue du cyberespace: de la diversité
aux normes. Paris (L’Harmattan), 279-295.
— (2007): L’analyse du rôle des smileys en production et en réception: un retour sur la question de
l’oralité des écrits numériques. In: Glottopol, 10, 38-55. Disponible: http://www.univrouen.fr/dyalang/glottopol/numero_10.html (19.12.2010)
Marcoccia, M. (2000a): Les smileys: une représentation iconique des émotions dans la
communication médiatisée par ordinateur. In: Plantin, C., Doury, M., Traverso, V. (éds.): Les
émotions dans les interactions communicatives. Lyon (ARCI - Presses Universitaires de
Lyon), 249-263.
— (2000b): La représentation du non verbal dans la communication écrite médiatisée par
ordinateur. In: Communication & Organisation, 18, 265-274.
— (2010): Les forums de discussion d’adolescents: pratiques d’écritures et compétences
communi-catives. In: Revue Française de Linguistique Appliquée, 15(2), 139-154.
Mercier-Leca, F. (2003): L’ironie. Paris (Hachette Supérieur).
Mourlhon-Dallies, F. & Colin, J.-Y. (1995): Les rituels énonciatifs des réseaux informatiques entre
scientifiques. In: Les Carnets du CEDISCOR, 3, 161-172.
Niedenthal, P. M., Krauth-Gruber, S., & Ric, F. (2008): Comprendre les émotions, perspectives
cognitives et psycho-sociales. Wavre (Mardaga).
Pexman, P. M. (2008): It's Fascinating Research: The Cognition of Verbal Irony. In: Current
Directions in Psychological Science, 17(4), 286-290.
Plantin, C. (2003): Structures verbales de l'émotion parlée et de la parole émue. In: Colletta, J.-M.,
Tcherkassof, A. (éds.): Les émotions, Cognition, langage et développement. Liège (Mardaga),
97-130.
Prieto, L. (1975): Etudes de linguistique et de sémiologie générales. Genève (Droz).
Quinche, F. (2008): Les forums pour adolescents: spécificités communicationnelles. In: Corroy, L.
(éd.): Les jeunes et les médias: les raisons du succès. Paris (Vuibert), 151-170.
Rimé, B. (2005): Le partage social des émotions. Paris (PUF).
Scherer, K. R. (1986): Vocal affect expression: A review and a model for future research. In:
Psychological Bulletin, 99(2), 143-165.
Sperber, D. & Wilson, D. (1981): Irony and the use-mention distinction. In: Cole, P. (éd.): Radical
pragmatics. New York (Academic Press), 295-318.
Sproull, L. & Kiesler, S. (1986): Reducing social context cues: Electronic mail in organizational
communication. In: Management Science, 32(11), 1492-1512.
Stroebe, W. & Stroebe, M. (1996): The social psychology of social support. In: Higgins, E. &
Kruglanski, A. (éds): Social Psychology. New York (The Guilford Press ), 597-621.
Tatossian, A. (2008): Typologie des procédés scripturaux des salons de clavardage en français
chez les adolescents et les adultes. In: Durand, J., Habert, B. & Laks, B. (éds.): Congrès
Mondial de Linguistique Française. Paris (Institut de Linguistique Française), 2337-2352.
Traverso, V. (2000): Les émotions dans la confidence. In Plantin, D., Doury, M. & Traverso V. (éds.):
Les émotions dans les interactions communicatives. Lyon (ARCI - Presses Universitaires de
Lyon), 205-223.
Ungerer, F. (1997): Emotions and emotional language in English and German news stories. In:
Niemeyer, S. & Dirven R. (éds): The Language of emotion. Amsterdam (John Benjamins).
Walther, J. (1996): Computer-mediated Communication: Impersonal, Interpersonal and
Hyperpersonal Interaction. In: Communication Research, 23(1), 3-43.
— (2007): Selective self-presentation in computer-mediated communication: Hyperpersonal
dimensions of technology, language, and cognition. In: Computers in Human Behaviors,
23(5), 2538-2557.
82
La communication expressive dans les forums de discussion
Walther, J.B. & D’Addario K.P. (2001): The Impact of Emoticons on Message Interpretation in
Computer-Mediated Communication. In: Social Science Computer Review, 19(3), 324-347.
Whalen, J.M., Pexman, P.M. & Gill, A.J. (2009): “Should Be Fun Not!”: Incidence and Marking of
Nonliteral Language in E-Mail. In: Journal of Language and Social Psychology, 28, 253-279.
Wilson, A. (1993): A pragmatic device in electronic communication. In: Journal of Pragmatics, 19,
389-398.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 83-100
Transmission d’une langue minoritaire: les
pratiques langagières des jeunes de la troisième
génération en Suisse
Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI
Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Université de
Neuchâtel
This article deals with the transmission of migrants’ language of origin, both as a
repertory and an identity marker. The text is based on a study of grandchildren of
immigrants of Italian and Spanish origin, the two groups whose settlement in
Switzerland is old enough to have a grown-up third generation. It describes language
usages of those potentially bilingual teenagers and the sense that such bilingual
practices have in their urban environment. The study identifies also the factors
influencing such practices, especially the investment of grandparents in the
transmission.
Introduction
L’intégration des migrants dans leur nouvelle société de résidence est un
processus de longue haleine qui se déroule non pas au cours d’une vie mais
plutôt dans la succession des générations. L’approche des questions
linguistiques sur trois générations est cohérente avec cette temporalité
longue des processus d’incorporation des populations immigrées.
A la lumière de ces considérations, notre équipe1 a étudié la transmission
de la langue d’origine des migrants, à la fois comme répertoire de
communication et comme marqueur identitaire. Notre intérêt s’est porté
sur les Italiens et Espagnols et leurs descendants car ce sont les deux
seuls groupes d’immigrés stabilisés de longue date qui ont une troisième
génération aujourd’hui en âge d’adolescence en Suisse. Ainsi nous
sommes-nous penchées sur les stratégies de transmission linguistique
développées par les enfants de migrants (deuxième génération, G2) et leurs
parents (primo-migrants, G1) en direction de la troisième génération (G3)
ainsi que les pratiques langagières des petits-enfants de migrants. La
présence des grands-parents, leur implication dans la prise en charge des
1
L’équipe de recherche comprenait également Marinette Matthey et Maud Merle du
laboratoire LIDILEM de l’Université Stendhal Grenoble 3. La recherche a bénéficié du
soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du PNR 56
Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse.
84
Transmission d'une langue minoritaire
petits-enfants ainsi que la fréquence non négligeable des modes de vie
transfrontaliers de cette génération donnent aux compétences plurilingues
une résonance affective et pratique susceptible d’influencer les objectifs
des transmissions linguistiques ainsi que les dispositions des jeunes en la
matière.
Partant de l’hypothèse que ces groupes immigrés de longue date sont
aujourd’hui bien acceptés par la population suisse, que le statut des
langues italienne et espagnole en Suisse et dans le monde est plutôt élevé,
et que le bi/plurilinguisme est aujourd’hui valorisé et associé aux modes de
vie transnationaux, nous postulons que parmi les jeunes de la troisième
génération en Suisse, nous trouvons effectivement des pratiques bi- ou
même plurilingues et des identités multiples. Ces pratiques relèvent d’un
bilinguisme fonctionnel, basé sur des compétences partielles, permettant
aux individus d’atteindre des objectifs communicationnels en contexte
dans deux ou plusieurs langues.
Une des difficultés théoriques et pratiques dans notre étude a été de
désigner les langues en présence. Dans les premiers travaux sur les
aspects langagiers de la migration, ces langues sont désignées
habituellement comme langue d’origine et langue d’accueil (Lüdi et Py,
2002). Cette dernière dénomination parait inadéquate en référence à des
personnes nées et ayant grandi en migration, comme c’est le cas pour les
G2 et G3; nous parlerons dès lors de langue locale. Pour la dénomination de
la langue des grands-parents, nous conservons le terme langue d’origine
utilisé dans les travaux mentionnés ci-dessus, tout en sachant que cette
expression recouvre un continuum de variétés allant d’un pôle dialectal à
un pôle standard. La dénomination « langue d’origine » peut encore se
justifier pour les enfants de migrants qui ont souvent appris et beaucoup
pratiqué cette langue tout au moins dans leur jeunesse. Elle est en
revanche moins évidente pour les petits-enfants car elle désigne la langue
de leurs grands-parents; la notion de « langue héritée » paraît plus
pertinente à leur égard. Repris de l’anglais heritage language (Kagan, 2007)
ce terme désigne une (variété de) langue apprise dans l’entourage familial,
généralement dans la socialisation primaire, qui est différent de la (variété
de) langue locale. Une langue héritée est la langue associée au background
culturel de la personne (Héran, 2004). Par souci de cohérence à l’intérieur
d’un texte traitant de l’évolution intergénérationnelle de l’usage des
langues, la langue des grands-parents est désignée comme langue
d’origine et héritée (LOH).
Le présent article s’attache à décrire les pratiques linguistiques des petitsenfants de migrants et à identifier les facteurs qui contribuent à modeler
les pratiques et les usages des langues. Pour ce faire, nous nous appuyons
sur les éléments réunis directement dans l’interaction avec les jeunes au
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
85
cours de l’entretien ainsi que sur les informations livrées par leurs parents
et grands-parents2.
1.
Connaissance de la langue d’origine héritée et usages des
langues
Nos données confirment que la langue locale devient la langue dominante
au plus tard au moment de la scolarisation des enfants, dans le sens que
c’est la langue la mieux maîtrisée3. En même temps, une large majorité des
jeunes interrogés ont été capables de mener un entretien de quelque 30-45
minutes dans la langue d’origine de leurs grands-parents, à savoir italien
ou espagnol, et ce dans une situation d’interaction aussi peu naturelle
qu’une interview avec une enquêteuse inconnue. Les autres ont répondu
partiellement en langue locale tout en expliquant qu’ils comprennent assez
bien la langue des grands-parents mais ne la parlent que « peu ». Trois
jeunes seulement n’ont aucune connaissance de la LOH4.
Ces premiers éléments d’observation permettent les considérations
suivantes:
- si la langue locale est manifestement la langue la mieux maîtrisée, on
observe dans la très grande majorité des cas un bilinguisme fonctionnel
dans les interactions de l’enquête.
2
3
4
Les entretiens ont été menés avec un grand-parent, un parent et un petit-enfant de la
même famille dans 32 familles de primo-migrants italiens et espagnols résidant à Bâle et à
Genève, par des enquêteuses bilingues pour qui la LOH ne représentait pas la langue
principale. Les 96 entretiens ont été transcrits; les textes ont été soumis à une analyse de
contenu à l’aide du logiciel Maxqda. Le codage visait à cerner la biographie langagière des
personnes interrogées, leurs apprentissages linguistiques, l’étendue de leurs pratiques
bilingues, leur volonté de la transmission linguistique et les modalités de celle-ci
notamment le rôle des grands-parents, la relation entre pratiques langagières et
élaboration identitaire des petits-enfants de migrants se trouvant pour la plupart dans leur
adolescence. L’analyse a été menée par des chercheuses bilingues; des extraits des
entretiens ont été traduits (notamment de l’italien et de l’espagnol) pour les rendre
accessibles à tous les membres de l’équipe.
La question posée est reprise de celle du dernier Recensement 2000: « Quelle est la langue
dans laquelle vous pensez et vous savez le mieux? » Il est intéressant de constater que si
presque tous les jeunes interrogés disent mieux maîtriser la langue locale, un nombre
considérable d’entre eux ajoutent qu’ils pensent tantôt dans une langue, tantôt dans
l’autre, selon les situations dans lesquelles ils se trouvent.
Le fait que les personnes interrogées connaissaient nos intérêts de recherche a sans doute
influencé la disponibilité des personnes à répondre à nos sollicitations. En conséquence,
certains jeunes G3 ont pu mettre en avant leurs connaissances en LOH voire les surestimer;
d’autres en revanche ont pu vivre l’entretien comme un test où ils devaient prouver leurs
compétences, une situation susceptible d’accentuer l’insécurité linguistique. De plus, les
jeunes ont chacun une représentation de ce qui est la norme linguistique et se montrent
plus ou moins exigeants quant au respect de cette norme: cela ne va pas sans influencer
l’insécurité linguistique. Ceci étant, on ne peut exclure qu’une partie des 13 jeunes qui ont
préféré mener l’entretien en langue locale auraient pu le faire également en LOH et en ont
été empêchés par les exigences élevées quant au respect de cette norme.
86
Transmission d'une langue minoritaire
- la majorité des jeunes interrogés se plaît à mettre à l’épreuve leurs
compétences langagières soit directement en utilisant la LOH dans
l’échange oral avec l’enquêteuse soit indirectement avec leurs
affirmations quant aux compétences passives dans la LOH.
Qu’en est-il de l’usage quotidien des langues pour ces jeunes? Les
informations sur les divers membres de la famille nous permettent
d’identifier trois groupes qui se distinguent quant à l’usage déclaré de la
LOH. Pour le premier groupe, la LOH est présente tant de la famille
nucléaire que de la famille élargie, dès lors elle est pratiquée au quotidien.
Ils peuvent se servir à l’occasion de cette langue aussi en dehors du cadre
familial (avec les pairs, à l’école, au travail). Chez les jeunes du deuxième
groupe, l’usage de la LOH dans la famille nucléaire est fortement réduit
mais il demeure important dans les échanges avec la famille élargie, que ce
soit en Suisse ou dans le pays d’origine. Ces jeunes ont également
l’occasion de pratiquer la LOH avec leurs pairs, à l’école ou sur le lieu de
travail. Les jeunes du troisième groupe ont quelques opportunités
d’entendre la LOH mais celle-ci n’est plus d’usage régulier ni dans la
famille nucléaire ni dans la famille élargie: leurs compétences en LOH sont
au mieux passives voire se fondent largement sur les apprentissages
formalisés dans le cadre scolaire.
Si une majorité des jeunes interrogés pratiquent de manière plutôt fluide la
langue de leurs grands-parents, reste que ces compétences et l’intensité
des usages varient de manière substantielle. Il convient donc de se pencher
sur les facteurs qui déterminent cette variabilité.
2.
Facteurs influençant les compétences et les usages de la
langue d’origine-héritée
Les usages des langues et les connaissances des G3 résultent de
l’influence combinée d’une série de facteurs. Les facteurs qui renforcent la
langue majoritaire, celle du contexte de vie, sont généralement très
efficaces, de sorte que bien souvent la langue locale devient la langue plus
importante déjà pour les secondes générations. Un contexte spécifique
ainsi que des stratégies et des mesures adéquates peuvent cependant
favoriser le maintien des langues des immigrés sur plusieurs générations et
soutenir le développement d’un bilinguisme fonctionnel. Quels sont donc
ces facteurs ayant favorisé la permanence de la LOH dans certaines des
familles interrogées? Qu’est ce qui a poussé au contraire d’autres jeunes
G3 à ne plus utiliser la LOH régulièrement?
2.1
Facteurs familiaux
Les facteurs familiaux ont une importance primordiale dans l’acquisition et
le développement de la LOH chez les petits-enfants de migrants. Le
passage de la langue d’origine à celle du lieu dans le contexte migratoire
est un processus très variable d’une famille à l’autre. Les décisions des
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
87
parents et des grands-parents quant à la transmission de la LOH sont
déterminants autant que la qualité de la mise en œuvre de leur décision et,
finalement, la perception qu’ils ont de leurs compétences en LOH
(Stösslein, 2005: 175-179). Toutefois, nos entretiens le documentent
amplement, les compétences et les usages langagiers des individus se
modifient avec le temps, aussi bien chez les primo-migrants (dans notre
étude, les grands-parents) que chez leurs enfants de la seconde
génération. Pour ces derniers la langue locale est devenue progressivement
la langue dominante; toutefois le degré de cette dominance varie non
seulement d’un individu à l’autre mais il est tout le temps sujet à
modifications. Finalement, les connaissances en LOH et les pratiques des
jeunes dépendent du comportement langagier des parents et des grandsparents: elles sont des lors très hétérogènes.
Les caractéristiques du couple parental – composé d’un enfant de migrant
et de son partenaire – sont tout à fait cruciales. Les combinaisons
possibles sont multiples: les couples peuvent réunir deux individus
monolingues partageant la même langue, ou des individus bi/ plurilingues
ayant des langues en commun ou non, un individu monolingue et un
bilingue, etc. Cette constellation parentale a un impact capital sur les
pratiques langagières familiales et influence les stratégies familiales de
transmission.
Nous observons en effet une très grande hétérogénéité de constellations
linguistiques dans les couples parentaux des jeunes interrogés:
- Les deux parents ont grandi comme bilingues LOH- langue locale
(couple G2-G2 homoglotte)
- Un parent est bilingue LOH-langue locale et l’autre est monolingue LOH
(couple G2-G1)
- Un parent est bilingue (langue d’origine et langue locale) et l’autre est
monolingue, ayant une autre langue d’origine (couple hétéroglotte
LOH1-LOH2)
- Un parent est bilingue (langue d’origine et langue locale) et l’autre est
monolingue, ayant la langue locale comme langue principale (couple
hétéroglotte LOH- langue locale).
Couple parental
Italiens
Espagnols
IT+ESP
Homoglotte LOH
9
5
14
Hétéroglotte LOH1-LOH2
2
2
4
Hétéroglotte LOH- langue locale
9
5
14
Tableau 1: Constellation linguistique parentale des jeunes interrogés
Parmi les jeunes interrogés (Tableau 1), quatorze ont des parents
partageant la même langue d’origine; bien souvent un de parents a grandi
88
Transmission d'une langue minoritaire
en pays francophone ou germanophone et l’autre en pays italo- ou
hispanophone. Quatorze autres ont des parents hétéroglottes, dont l’un
parle la langue locale comme langue principale et le deuxième parle la
langue d’origine de ses parents outre que la langue locale. Enfin, quatre
jeunes ont des parents qui, outre que la langue locale, parlent deux
différentes langues d’origine (LOH1-LOH2), de sorte que trois langues sont
parlées dans ces familles.
La transmission de la LOH aux jeunes G3 dépend dans une large mesure
de(s) langue(s) parlées dans la famille. Les jeunes dont les parents
partagent l’usage de la même langue d’origine ainsi que de la langue locale
utilisent assez souvent la LOH dans la vie quotidienne tant dans la famille
nucléaire et, à plus forte raison, dans la famille élargie. La parenté et la vie
transnationale qu’elle facilite favorisent indubitablement l’acquisition et
l’usage de la LOH. Avoir un parent primo-migrant facilite également la
pratique de cette langue: dans ces familles, la langue familiale est bien
souvent la LOH. Telle est la constellation la plus fréquente pour les jeunes
qui utilisent la LOH au quotidien, mais aussi pour les enfants de
« Secondos » (Bolzman et al. 2003), qui ont grandi comme bilingues LOHlangue locale, qui utilisent souvent la LOH dans le cadre familial plus étroit
ou en tous les cas dans la famille élargie.
Les jeunes dont les parents ne partagent pas la même LOH (3 couples italohispanophones et un couple italo-lusophone) partagent leur temps de
pratique entre les deux LOH. Luca par exemple a l’occasion de pratiquer
régulièrement l’italien, la LOH de la mère – et des grands-parents très
présents dans sa vie quotidienne –, alors que la LOH du père et de ses
grands-parents vivant au Portugal est manifestement d’usage moins
fréquent. Pour Simona, issue d’un couple italo-hispanophone, en revanche
c’est la langue du père qui est la plus pratiquée, grâce aux cours de langue
et culture d’origine (LCO) et aux séjours fréquents en Espagne chez les
grands-parents. En tout état de cause, parmi les jeunes interrogés dont les
parents ont deux langues d’origine différentes, tous pratiquent au moins
l’une d’entre elles. La probabilité d’un effacement de la LOH est plus
élevée, lorsqu’elle est confrontée à la langue locale d’un parent
monolingue.
Dans les couples hétéroglottes, lorsqu’un parent ne parle que la langue du
lieu (ou ne parle pas très bien la LOH), il est bien difficile que la LOH
devienne la langue de la famille. La langue locale prend alors le dessus, car
elle est maîtrisée par tous et elle assure la communication avec le milieu
extra-familial. Dans ces cas, la LOH reste au mieux en usage dans la famille
élargie; ce qui rend immanquablement plus difficile l’apprentissage de la
LOH et son usage habituel. Dans ces cas, il est fréquent que les jeunes ne
pratiquent pas la LOH, ou alors qu’ils aient des compétences passives ou
encore qu’ils connaissent cette langue avant tout grâce à un apprentissage
formalisé en contexte scolaire.
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
89
Les jeunes, dont les parents sont hétéroglottes LOH - langue locale,
pratiquent la LOH dans le cadre de la famille élargie ou dans un contexte
extrafamilial et la maîtrisent avec plus d’aisance. Dans ces cas, une
relation étroite aux grands-parents est le facteur décisif, à condition que
ces derniers soient motivés par la transmission. C’est bien le cas de la mère
de Lea, qui affirme:
« in più ho avuto la grande fortuna che i miei genitori parlassero / cioè che i nonni
parlassero italiano e parlassero esclusivamente italiano con i ragazzi / cioè non
iniziassero mai a fare un miscuglio di tedesco svizzero eccetera eccetera / ma fossero
veramente / ognuno aveva la sua lingua e in quella nel bene o nel male 5».
Et la grand-mère explique tout ce qu’elle entreprend pour créer un espace
de résonnance pour leurs compétences en LOH:
« parlano correntemente se non correttamente l’italiano anche perché io mi son fatta
carico di creare occasioni per cui questo avvenisse / non so adesso io dopodomani parto
/ vado in Friuli / prendo tutto un’ambaradan / lo porto al mare / e creo una specie di
villaggio in riva al mare in cui ci sono tutti i nipoti (...) e questo è per me un viaggio in
Italia / portarli a Venezia / cioè creargli lo spessore che c’è dietro una cosa perché se no
/ la lingua può interessare fino a un certo punto 6».
Ainsi, la pratique de la LOH est influencée de manière considérable, outre
que par la constellation parentale, par la qualité de la relation avec les
grands-parents parlant la LOH et leur implication dans la transmission de
la langue ainsi que par l’intensité des relations transnationales. Le rôle joué
par les grands-parents apparait clairement dans le Tableau 2: locuteurs
compétents et légitimes de la langue d’origine, l’investissement actif des
grands-parents dans la transmission de la langue est à même de faire la
différence quant à la pratique du bilinguisme de leurs petits-enfants, qui
en résulte plus assurée.
Couple parental
homoglotte
hétéroglotte
G2 + G1
G2 + G2
LOH1 + LOH2
LOH + langue locale
Grands-parents
Investissement dans la transmission de la LO
fort
faible
quotidienne
quotidienne
quotidienne
fréquente
LOH1>LOH2
LOH1>LOH2
épisodique
passive au mieux
Tableau 2: Pratique du bilinguisme selon la constellation parentale et l'investissement des
grands-parents
5
6
En plus j’ai eu la chance inouïe que mes parents parlent/que les grands-parents parlent
italien, exclusivement italien avec mes enfants/sans jamais mélanger avec le suisseallemand/que chacun ait sa langue pour le meilleur et pour le pire (IB01_G2, 56).
Ils parlent l’italien couramment, même si pas correctement aussi parce que je me suis
chargée de créer des occasions pour que cela soit possible/ par exemple après-demain je
m’en vais dans le Frioul/ je prends tout le monde au bord de mer/ je crée une espèce de
village au bord de la mer pour tous les petits-enfants (…). Les amener voir Venise, c’est cela
pour moi un voyage en Italie/ créer un espace de résonance derrière les choses/ autrement
la langue ne présente qu’un intérêt limité (IB01_G1, 71).
90
Transmission d'une langue minoritaire
La mère de Laura explique à ce propos:
« et puis maintenant / maintenant c’est Laura qui a exprimé le désir de pratiquer son
italien avec sa grand-mère / donc je ne sais pas exactement comment elles font et si
elles le font régulièrement tous les mercredis (…) mais voilà il y a un désir / ça vient de
Laura / elle a envie de s’améliorer / de parler italien avec sa grand-mère / alors elle m’a
dit tu sais j’ai décide avec nonna qu'on se parlait en italien / j’ai dis / ah bon / d’accord /
il y a quelque chose là / en tout cas elle souhaite que ma mère lui parle (…) elle
développe plutôt / une attirance / c’est sa différence à elle / c’est son petit plus 7».
Certains des jeunes interrogés mentionnent l’importance des liens avec la
parenté et les amis dans le pays d’origine des grands-parents maintenus
grâce entre autres aux moyens de communication tels que les e-mails, les
chats et les SMS. Inès et Laura, qui ne parlent guère la LOH en Suisse,
« chattent » régulièrement avec leurs cousines et amies. La mère de Laura
remarque:
« elles communiquent par MSN et c’est Laura qui communique en italien / c’est pas la
petite cousine qui communique en français / donc / comment elles font / j’en sais rien /
mais apparemment ça marche 8».
Nombreux sont en outre les jeunes qui mentionnent l’importance de leurs
séjours au pays de leurs grands-parents, dont Pries (2008) a justement mis
en relief la portée pratique et symbolique. Livio, par exemple, se réjouit de
ses vacances en Italie qui lui permettent de rencontrer des amis
italophones:
« però là dopo ci sono tanti tanti amici / per quello mi piace andare là 9».
Il est content de ses compétences en LOH qui lui permettent une bonne
interaction avec eux:
« così a Trieste almeno posso parlare anch’io 10».
Les interactions entre les frères et sœurs jouent aussi un rôle important; en
général l’acquisition de la LOH est plus aisée pour les aînés que pour les
cadets qui, moins exposés à la LOH, font l’expérience d’une plus grande
présence de la langue locale (Billiez et Merabti, 1990; Depau, 2003;
Lecomte, 2001; Nodari et De Rosa, 2003; Pujol, 1991). Letizia, la cadette de
quatre sœurs, se sent moins sûre qu’elles en italien, déteste son accent
allemand en italien et, du coup, préfère ne pas parler du tout la LOH en
famille.
7
IG02_G2, 38, 42
8
IG02_G2, 12
9
Mais là-bas [en Italie] il y a beaucoup, beaucoup d’amis, c’est pour ça que j’y vais volontiers
10
Ainsi je peux moi aussi parler quand je suis à Triest (IB08_G3, 158).
(IB08_G3, 25).
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
2.2
91
Les pairs et les relations sociales extra-familiales
Un autre élément toutefois pourrait expliquer pourquoi Letizia limite au
maximum l’usage de la LOH: elle a l’âge auquel on prend ses distances avec
la famille et on s’identifie davantage avec les pairs. Nos entretiens
montrent clairement que les pratiques langagières d’une personne se
modifient avec le temps et la phase de vie. Les jeunes qui ont grandi
comme bilingues, avec l’âge, réduisent l’usage de la LOH ce qui ne manque
pas d’influencer leurs connaissances de cette langue (Reich et Roth, 2002).
L’entrée dans un groupe de pairs est une étape cruciale, qu’il s’agisse du
jeu avec les enfants du voisinage, les copains chez la maman de jour ou
encore plus tard la scolarisation. L’envie de l’enfant d’être « comme les
autres » est décisive: elle peut conduire au refus d’utiliser la LOH – du
moins dans certains cas – car cet usage le différencie de manière visible
des autres enfants. La mère d’Alessia, par exemple, raconte:
« lei ha iniziato l’asilo che non parlava per niente il tedesco / dopo due tre mesi c’è stato
un cambiamento enorme / ha imparato subito il tedesco / e di lì parlava solo tedesco /
anche con noi solo tedesco 11».
La mère de Inès aussi parle de sa fille qui parlait bien espagnol mais avait à
un certain moment refusé de le faire: maintenant cependant elle éprouvait
à nouveau le désir de le parler12.
L’adolescence, vers les 11 ans, amène son lot de changements dans les
usages des langues: cette phase se caractérise par un travail intensif sur
soi dans le but de parvenir à la construction d’une identité personnelle
(Tajfel, 1978). Les jeunes essaient divers rôles sociaux, se confrontent à
normes et valeurs, considèrent possibles projets de vie et appartenances13.
Le groupe de pairs acquière une importance fondamentale dans la
séparation du groupe primaire et la transition à la vie adulte: si, jusqu’à cet
âge, les jeunes avaient intégré les représentations et les conceptions
inculquées par les adultes, maintenant ils s’orientent davantage vers leurs
pairs et affirment leur autonomie. En même temps cependant, ils veulent
se singulariser par rapport à leurs pairs et deviennent ainsi plus conscients
de leurs propres caractéristiques, notamment celles acquises en raison de
leurs origines particulières. Le désir d’être « comme les autres» côtoie celui
de se singulariser par rapport aux autres, voire de se voir reconnu comme
individu. Dans les phases ou les situations où ce désir prédomine, les
jeunes bilingues peuvent se servir de leurs connaissances de la LOH pour
marquer leur individualité. Ainsi Lea parle volontiers un peu italien avec son
11
Quand elle est allée au jardin d’enfants elle ne parlait pas allemand. Mais deux ou trois mois
après cela a changé radicalement, elle a appris l’allemand et depuis lors elle n’a plus parlé
que l’allemand, même avec nous, les parents (IB10_G2, 112).
12
EB03_G2, 180
Erikson (1970: 20) parle d’une « crise normative » à l’adolescence.
13
92
Transmission d'une langue minoritaire
amie d’origine italienne en classe car elles s’amusent du fait que les autres
ne peuvent les comprendre:
« con lei parlo qualche volta italiano (...) in scuola perché gli altri bambini non capiscono 14».
Et sa mère confirme qu’entretemps ses enfants, désormais adolescents,
apprécient leur bilinguisme à sa juste valeur:
« sì sicuramente adesso / ne sono diventati coscienti / fondamentalmente credo che
siano contenti adesso in questa fase della vita sono contenti 15».
Les usages des langues chez les jeunes interrogés sont en outre influencés
par le milieu et la conjoncture historique. Contrairement à la situation qui
prévalait lorsque leurs parents étaient à l’école, la présence d’élèves
italiens et espagnols n’est plus massive. Certes, nombre de jeunes
interrogés disent bien avoir des copains de classe bilingues ou plurilingues:
à la question de savoir comment les camarades réagissent à son propre
bilinguisme, Livio rétorque que
« tutti parlano una lingua / un’altra lingua 16».
Il s’agit le plus souvent non pas d’italien ou espagnol mais plutôt
d’albanais, bosniaque, portugais ou turc, ou alors parfois anglais ou
suédois. Carmen raconte:
« Y / luego pues casi todos saben hablar su lengua / pues mis amigas que son árabes
pues saben hablar / el árabe / y mi amiga turca también sabe hablar el turco / y mi amiga
mis amigas que son albanesas pues / hablan su lengua también 17».
Et Estella ajoute:
« Sí tengo una amiga que habla francés inglés y sueco / y los otros hablan como francés
italiano francés y portugués 18».
Pour nombre de jeunes interrogés, le bilinguisme ou le plurilinguisme parmi
leurs pairs est la norme et non pas l’exception: ils observent en outre que
ce phénomène n’est pas l’apanage des jeunes « immigrés » mais que les
« autochtones » aussi le pratiquent. Giuseppe, âgé de 17 ans, raconte:
14
15
16
17
18
Avec elle [l’amie] je parle parfois italien (…) à l’école, de sorte que les autres ne nous
comprennent pas (IB01_G3, 45, 47).
Certainement, aujourd’hui ils ont acquis la conscience de cela [la valeur du bilinguisme]; je
crois qu’ils sont heureux de cela [d’être bilingues] dans cette phase de la vie (IB01_G2, 119).
Tous parlent une langue, une autre langue (IB08_G3, 66).
Donc presque tous savent parler leur langue. Mes amies arabes, par exemple, savent
l’arabe. Mon amie turque aussi parle turc et mes amies albanaises également, elles parlent
leur langue (EG03_G3, 198).
J’ai une amie qui parle français, anglais et suédois et les autres parlent français et italien,
français et portugais (EG05_G3, 182).
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
93
« ci sono tante persone adesso qua in Svizzera che non parlano solo il tedesco / anche
gli Svizzeri non parlano più solo il tedesco / sanno parlare il francese inglese / però ci
sono gli altri che parlano tedesco e turco / tedesco spagnolo / tedesco portoghese
conosco tanti / allora adesso i ragazzi della mia età la maggior parte sa parlare due
lingue (...) beh / io so parlare l’italiano / gli altri sanno parlare un’altra lingua / c’è tanti
amici che non sono svizzeri / cioè spagnoli o bosniaci e loro parlano anche un’altra
lingua / allora non e che parliamo tanto delle lingue / noi parliamo il tedesco perché ci
capiamo (...) però non si può durante la partita / durante l’allenamento parlare in un'altra
lingua / solo tedesco così lo capiscono tutti 19».
Mais, en fin de compte, Giuseppe observe que la langue de communication
dans les groupes de pairs plurilingues est bel et bien la langue locale,
(comme le soulignent notamment Extra et Yagmur (2004).
Tout se passe comme si la norme ‘monolingue’ qui a longtemps dominé,
notamment dans les pays d’immigration, se fissurait en quelque sorte, non
pas pour remettre en discussion la prédominance de la langue locale mais
pour entrouvrir un espace pour un plurilinguisme légitime pour tous (le
plurilinguisme a en effet toujours été admis pour les élites). C’est sans
doute un effet produit conjointement par les migrations et la
mondialisation, qui se répercute sur les jeunes d’origine immigrée aussi
bien que sur les jeunes autochtones. Ainsi en commentant la demande de
plus en plus large d’un enseignement bilingue on pouvait lire récemment
dans le journal des opinions telles que « ce n’est pas normal de parler
qu’une seule langue » ou encore « l’analphabète d’aujourd’hui est celui qui
ne parle qu’une seule langue » (Le Temps, 15.11.2011).
D’un côté donc, le bilinguisme/plurilinguisme est aujourd’hui fortement
valorisé, bien plus qu’à l’époque où les enfants des primo-migrants allaient
à l’école; il est recherché par nombre de jeunes et perçu comme la norme
dans le monde d’aujourd’hui: ceci a manifestement un impact positif sur
les jeunes interrogés. Ils sont conscients du fait qu’ils disposent aisément
de compétences recherchées par les autres au point d’être parfois enviés.
Lea dit justement:
« Mi piace che posso parlare in italiano e in tedesco / sono felice (...) tutti dicono che
vogliono anche parlare italiano 20».
19
20
Ici en Suisse il y a beaucoup de gens qui ne parlent pas que l’allemand: les Suisses aussi ne
parlent plus seulement l’allemand, ils savent le français, l’anglais. En plus il y a les autres
qui parlent allemand et turc, allemand et espagnol, allemand et portugais, j’en connais
beaucoup. En fait aujourd’hui la plupart des jeunes de mon âge parlent aussi une autre
langue: moi je parle italien, les autres une autre langue. J’ai beaucoup d’amis qui ne sont
pas suisses, ils sont espagnols, bosniaques et ils parlent une autre langue. Toutefois c’est
pas que nous parlons souvent d’autres langues, on parle allemand pour se comprendre (…)
on ne peut parler une autre langue pendant les entraînements de foot, [on parle] l’allemand
seulement, car ainsi tout le monde comprend (IB02_G3, 87, 40, 32).
J’aime bien que je sache parler italien et allemand, j’en suis heureuse (…) tous me disent
qu’ils aimeraient parler italien aussi (IB01_G3, 118, 60).
94
Transmission d'une langue minoritaire
Adriano, Lisa e Estella également mentionnent les commentaires positifs
de leurs copains à propos de leur bilinguisme:
« Alcuni sono pure un po’ gelosi ché sanno parlare solo una lingua 21».
De l’autre côté, toutefois les jeunes d’origine italienne et espagnole ne
trouvent pas souvent l’occasion de pratiquer la LOH en dehors du cadre
familial, donc avec leurs pairs ce qui assurerait le maintien de la fraîcheur
de la langue. Leur situation est ainsi en contraste patent avec celle de leurs
parents qui s’adonnaient en tant qu’enfants avec plaisir à des
conversations ponctuées d’alternances codiques avec leurs amis, un goût
prononcé qu’ils gardent encore aujourd’hui. Letizia raconte qu’elle parle
italien seulement pendant les vacances en Italie:
« Solo in Italia che ce la faccio [parlare italiano] / quando c’è i miei cugini 22».
Dans la même veine, Lea affirme:
« Ma in Svizzera non parlo quasi mai in italiano / se non con i genitori qualche volta / e
con i nonni / e con gli amici non così tanto 23».
Adriano, qui avec ses 21 ans est l’un des plus âgées des jeunes interrogés,
explique à quel point les changements dans son milieu quotidien ont un
impact sur son usage de la LOH. Le cercle de ses amis s’est « germanisé »
significativement au cours des dernières années, de sorte qu’il ne parle
plus tellement italien. En même temps grâce à son apprentissage dans un
garage «italien » et à la présence de clients italiens il peut toujours faire
usage de l’italien:
« pure per me / non è che lo voglio perdere / però i miei amici adesso / quelli che sto
sempre insieme / non sono italiani e allora così / però ho fatto pure / quando ho fatto la
Lehr / un garage italiano no / poi ci sono un po’ i clienti italiani e così poi / sempre ho
potuto parlare italiano 24».
2.3
L’influence de l’école: le discours institutionnel et les pratiques
individuelles
Les usages des langues et les attitudes par rapport aux langues des
grands-parents, voire par rapport au plurilinguisme, sont influencés par la
position de l’école sur ces questions25. Il est vrai que les jeunes interrogés
21
22
23
24
25
Certains m’envient même un peu, car ils ne parlent qu’une langue (IB03_G3, 111).
Je le fais [parler italien] seulement en Italie, avec mes cousins (IG08_G3, 51).
Mais en Suisse je ne parle presque jamais italien avec d’autres que mes parents ou mes
grands-parents, mais avec les copains ce n’est pas fréquent (IB01_G3, 134).
Pour moi aussi… C’est pas que je veux le perdre [l’italien] mais mes amis maintenant, ceux
avec lesquels je suis tout le temps, ne sont plus italiens et donc… Mais j’ai fait
l’apprentissage dans un garage « italien » où viennent de temps en temps des clients
italiens alors je peux parler l’italien un peu (IB03_G3, 93).
Il s’agit des messages produits par l’institution scolaire quant à la valeur de la diversité
linguistique et du plurilinguisme, qui se concrétisent dans le soutien aux élèves plurilingues
ou à la promotion du plurilinguisme dans l’offre scolaire.
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
95
n’ont guère fait état d’une attention particulière, d’un soutien de l’école
pour leur plurilinguisme: parfois les enseignants ne sont même pas au
courant de leurs connaissances linguistiques. Toutefois personne ne
signale des attitudes négatives à ce propos dans le cadre de l’école.
Certains évoquent le fait que des enseignants valorisaient explicitement
cet acquis. Il est cependant frappant de voir que la valorisation du
bilinguisme par les enseignants n’est pas en réalité une valorisation de la
LOH des petits-enfants de migrants, mais plutôt une marque
d’appréciation pour le fait que cette langue est un support bienvenu dans
l’apprentissage des langues étrangères importantes dans le cadre scolaire,
le français et l’anglais. Les jeunes de l’agglomération bâloise sont bien
conscients, notamment en raison des commentaires de leurs enseignants,
de l’utilité de leurs compétences dans une langue latine car ils peuvent
exploiter les parentés linguistiques. C’est bien ce que dit Giuseppe:
« Le maestre di francese e d’inglese hanno detto sempre ‘che buono che sai l’italiano’
perché è molto vicino al francese allora è sicuramente un vantaggio 26».
Ce constat est également celui de Fürstenau (2004) et de Gogolin (2008) qui
ont étudié les jeunes portugais à Hambourg: tout se passe comme si la
reconnaissance des compétences linguistiques des jeunes était soumise à
la condition qu’ils fassent preuve de bons résultats dans les langues
scolaires, telles le français ou l’anglais: « Une des conditions pour la
valorisation du plurilinguisme découlant du cadre de vie des immigrés est
manifestement le succès scolaire dans les « langues scolaires légitimes »
(Gogolin, 2008: 6).
Une stimulation bienvenue pour le développement des connaissances de la
LOH chez nombre des jeunes interrogés vient des cours de langue et
culture d’origine (LCO) organisés par les consulats italien et espagnol. Les
jeunes n’y vont pas toujours volontiers car ces cours ont lieu durant leur
temps libre; toutefois cet enseignement offre l’opportunité régulière de
faire usage et d’approfondir les compétences linguistiques notamment
pour les jeunes qui ne parlent guère la LOH dans le cadre de la famille
nucléaire. Les parents, qui pour la plupart ont suivi à contrecœur ces cours
lorsqu’ils étaient enfants, sont convaincus de l’utilité de cette offre de
formation même s’ils expriment parfois des doutes quant à la qualité de
l’enseignement. Ainsi la mère de Gianni explique:
« Anche che so che due ore sono poche / diciamo / non è che / però dico in quel poco
sempre qualcosa in più imparano che solo di me del parlare 27».
26
27
Les enseignantes de français et d’anglais m’ont toujours dit « c’est super que tu saches
l’italien », car c’est semblable au français, c’est assurément un avantage (IB02_G3, 85).
Je sais bien que deux heures de cours c’est peu… mais je me dis qu’ils apprennent
néanmoins quelque chose dans ce temps, un peu plus que ce qu’ils peuvent apprendre de
moi, sur le plan oral (IB07_G2, 30).
96
Transmission d'une langue minoritaire
Il apparaît clairement dans les entretiens que les conditions dans
lesquelles ces cours LCO sont données varient sensiblement et en
conséquence leur évaluation par les parents et les jeunes diffère. Alors que
là où les cours sont intégrés dans l’horaire scolaire, les parents et les
jeunes s’en montrent ravis, là où ce n’est pas le cas au contraire, les voix
critiques se font entendre. Certains parents critiquent par ailleurs le fait
que les cours ne tiennent pas compte correctement du niveau des enfants,
spécialement de ceux qui grandissent dans des familles plurilingues. Ainsi
la maman d’Alberto explique:
« Alberto ha cominciato a andare / anche questi corsi di italiano che era / del consolato
italiano / è stato quando era alla prima o seconda / mi sembra alla seconda elementare è
andato / però purtroppo avevano un / come si dice / un livello troppo alto per lui / questi
che danno i corsi non hanno ancora capito che sono bambini della seconda generazione / o
della terza / no la terza / e che non possono pretendere che loro capiscono subito tutto / /
di sicuro se ci sono i genitori che tutti e due parlano l’italiano / allora qui i bambini lo sanno
/ ma ci sono molto bambini che allora il papà o la mamma / una dei due è svizzera l’altro
italiano / allora questi bambini non / si dovrebbe cominciare a spiegarle / non so io /
semplicemente / (…) lui è andato un po’ e dopo non voleva più andare 28».
C’est intéressant que les parents fassent usage de cette offre de formation
en dépit de leurs souvenirs négatifs et de leurs critiques, car ils sont tout à
fait conscients qu’elle représente l’une des rares occasions pour leurs
enfants de mettre en pratique les compétences acquises et de les
approfondir dans un apprentissage structuré. Ainsi ils apprécient très
clairement ce soutien extra familial à la transmission informelle de la
langue en famille. C’est le cas notamment pour les parents qui ont un usage
non assuré de la LOH, ceux dont le conjoint ne partage pas la même langue
d’origine: ce soutien vient alléger partiellement la charge que représente la
transmission de la langue lorsqu’ils ne peuvent compter sur le support des
grands-parents pour faire face à cette tâche.
Selon les jeunes interrogés, l’enseignement de l’italien et de l’espagnol
dans l’école suisse correspond à un besoin ressenti par nombre de petitsenfants de migrants. C’est précisément le cas de ceux qui n’ont pas pu
acquérir la langue des grands-parents dans le cadre familial et qui n’ont
pas trouvé leur compte dans les cours LCO, comme Alberto. Il souhaite
progresser en italien grâce à un enseignement optionnel dans le cadre de
l’école régulière:
28
Alberto a commencé à fréquenter les cours d’italien du Consulat lorsqu’il était en première
ou deuxième, en deuxième, je crois. Mais les autres avaient un niveau trop élevé pour lui.
Les enseignants n’ont pas compris qu’il s’agit de jeunes de la deuxième voire troisième
génération, et qu’on ne peut partir de l’idée qu’ils comprennent déjà tout. C’est clair, si les
deux parents parlent italien, les enfants le parlent aussi mais il y a nombre d’enfants dont
un des parents est suisse et l’autre italien et ces enfants ne peuvent pas…, on doit leur
expliquer simplement (…) Mais l’enseignante est allée vite et il [Alberto] est allé au cours
quelque temps, après il n’a plus voulu (IB04_G2, 34).
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
97
« also Italiänisch beköme mir jetzt denn irgend e mol und das nimm ich denn29».
Même les jeunes qui pratiquent la LOH en famille apprécient l’opportunité
d’approfondir les compétences acquises dans les cours LCO dans le cadre
du collège, comme l’explique par exemple la mère de Lisa:
« Lisa ha fatto tutte le scuole medie del corso d’italiano e ora continua ancora al collège
/ ha scelto ancora l’italiano 30».
2.4
L’influence du contexte linguistique
La dernière des influences qui transparaît dans nos données tient au
contexte linguistique, tel qu’il apparaît par la comparaison entre la
germanophone Bâle et la francophone Genève où nous avons mené notre
étude.
L’analyse du recensement 2000 (Lüdi et Werlen, 2005) montre que le
français déploie une efficacité intégrative plus grande sur le plan
linguistique que l’allemand: la proportion d’étrangers de la deuxième
génération qui indiquent la langue locale comme langue principale est
sensiblement plus élevée en pays francophone (79,7%) qu’en pays
germanophone (60,6%). Par ailleurs la pénétration de la langue locale dans
l’espace familial des locuteurs de l’italien comme langue principale varie
selon les régions linguistiques: 68,1% en région francophone vs. 38,8% en
région germanophone. De manière analogue, ces pourcentages passent
chez les locuteurs de l’espagnol de 55,8% pour le français dans les régions
francophones à 36,6% pour l'allemand dans les régions germanophones.
L’efficacité intégrative plus grande du français langue locale peut
s’expliquer partiellement par la parenté linguistique des langues latines;
toutefois ce même décalage s’observe systématiquement dans le cas de
langues qui n’ont aucune origine commune avec l’allemand ou le français.
Ainsi deux arguments complémentaires doivent être avancés à ce propos:
la taille de la collectivité partageant la langue en question (plus la taille du
groupe est réduite, plus grande est la pression intégrative de la langue
locale), d’une part et la situation de diglossie qui caractérise la Suisse
alémanique, d’autre part (Lüdi et Werlen, 2005: 33-34).
Nos données confirment ces tendances aussi en ce qui concerne la
troisième génération: le glissement vers la langue locale chez les familles
interrogées à Genève apparaît plus rapide qu’à Bâle. L’impact de la parenté
entre langue locale et LO est manifeste pour ce qui est des grands-parents:
à Genève nombre d’entre eux ont déjà intégré le français dans leurs
échanges avec leurs enfants, de sorte que ces derniers ont un usage moins
assuré de la LOH et hésitent quant à sa transmission à leurs enfants. En
29
30
Alors si nous avons la possibilité d’avoir l’italien, je saisis cette opportunité (IB04_G3, 54).
Lisa a suivi tous les cours LCO et continue au collège, elle a de nouveau choisi l’italien
comme matière [à option] (IG04_G2, 22).
98
Transmission d'une langue minoritaire
revanche dans les familles interrogées à Bâle, la langue de communication
entre les primo-migrants et leurs enfants adultes est toujours la langue
d’origine, car les primo-migrants ne sont pas toujours à l’aise avec la
langue locale, notamment à cause de la diglossie entre suisse-allemand,
langue parlée et allemand standard, langue écrite: ainsi la LOH est restée
d’actualité pour les G2 jusqu’à aujourd’hui car ils se sentent mieux équipés
pour la transmettre à leurs enfants.
Ce constat valable pour l’italien ne vaut toutefois pas entièrement pour
l’espagnol, car cette langue semble céder sa place face à la langue locale
davantage à Bâle qu’à Genève. La raison tient probablement à la taille de la
collectivité hispanophone à Bâle: étant sensiblement inférieure à celle de
Genève31, la pression linguistique est plus grande à son égard (cf. Lüdi et
Werlen 2005: 33-34). Il faut également avoir à l’esprit que Genève est le
siège européen de l’ONU, où l’espagnol est langue officielle; la ville connaît
de plus une immigration continue de locuteurs de l’espagnol, notamment
latino-américains: en somme cette langue s’avère particulièrement
valorisée dans le discours public32.
3.
Conclusions
Dans l’ensemble, la langue locale est la langue dominante pour les petitsenfants de migrants mais un nombre élevé des jeunes G3 parlent encore la
langue de leurs grands-parents, ne serait-ce que dans le cadre familial et
sont ainsi des bilingues fonctionnels. La présence des grands-parents, leur
implication dans la prise en charge des petits-enfants ainsi que la
fréquence non négligeable des modes de vie transfrontaliers de cette
génération donnent aux compétences plurilingues une résonance affective
et pratique susceptible d’influencer les objectifs des transmissions
linguistiques ainsi que les dispositions des jeunes en la matière.
Ces résultats invitent à nuancer la validité du modèle de Fishman (1964,
2001) qui constitue le canon en matière de language shift: selon ce modèle
la perte de la langue d'origine intervient sur trois générations, de sorte que
le bilinguisme est un pont intergénérationnel temporaire relativement peu
important entre le monolinguisme en langue d’origine (LO) des immigrants
eux-mêmes et le nouveau monolinguisme dans la langue locale du pays
d’immigration (langue locale) de leurs petits-enfants. Nos résultats
31
En prenant en considération, faute de données plus précises, la nationalité comme
indication approximative de la langue principale, on observe que les ressortissants de pays
hispanophones – Espagne et pays latino-américains (sans le Brésil) – sont bien plus
nombreux à Genève qu’à Bâle. En 2007 on comptait 20'408 personnes (4,7% de la population
résidente) provenant de pays hispanophones, alors qu’à Bâle il n’y avait que 6359
personnes, soit 1,4% de la population résidente (Bundesamt für Statistik, 2009).
32
Les groupes de discussion avec les enseignants des cours LCO ont particulièrement signalé
cet aspect.
Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi
99
concernant les facteurs familiaux coïncident largement avec ceux de
Fishman et de Alba qui a étudié cette question dans les années 2000 aux
Etats-Unis (Alba, 2005; Alba et al., 2002); en revanche nous mettons en
évidence l’importance des facteurs tel que l’école et les contextes
linguistiques aux niveaux méso et macro social qui n’avaient pas été
relevés jusqu’ici et qui sont caractéristiques de la situation européenne et
plus spécifiquement suisse.
Bibliographie
Alba, R. (2005): Bilingualism Persists, But English Still Dominates. Migration Information Source.
Alba, R. et al. (2002): Only English by the third Generation? Loss and Preservation of the Mother
Tongue among the Grandchildren of contemporary Immigrants. Demography, 39(3), 467-484.
Billiez, J. et Merabti N. (1990): Communication familiale et entre pairs: variations du
comportement langagier d’adolescents bilingues. Plurilinguisme, 1, 34-52.
Bolzman, C., Fibbi R. et Vial M. (2003): "Secondas - Secondos": le processus d'intégration des
jeunes issus de la migration espagnole et italienne en Suisse. Zurich: Seismo.
Bundesamt
für
Statistik
(2009):
Tabellen
ESPOP/PETRA.
<http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/de/index/themen/01.html>
(page
24.3.2009)
[En
ligne]
consultée le
Depau, G. (2003): Langue et émigration: Le cas des sardes à Grenoble. Grenoble: Université
Stendhal-Grenoble 3.
Erikson, E. H. (1970): Jugend und Krise. Stuttgart: Klett-Cotta.
Extra, G. et Yagmur K., éd. (2004): Urban Multilingualism in Europe. Immigrant Minority Languages
at Home and School. Clevedon.
Fishman, J. A. (1964): «Language maintenance and language shift as a field of inquiry: a definition
of the field and suggestions for its further development.» Linguistics, (9), 32-70.
—, éd. (2001): Handbook of language & ethnic identity. Oxford [etc.]: Oxford University Press.
Fürstenau, S. (2004): Mehrsprachigkeit als Kapital im transnationalen sozialen Raum.
Perspektiven portuguisischsprachiger Jugendlichen beim Uebergang von der Schule in die
Arbeitswelt. Münster, New York: Waxmann Verlag.
Gogolin, I. (2008): Zur Wertschätzung von Sprachenvielfalt in Schule und Berufsvorbereitung. Der
Deutschunterricht, (5), 2-9.
Héran, F. (2004): Une approche quantitative de l'intégration linguistique en France. Hommes et
migrations, 1252, 10-24.
Kagan, O. (2007): «The Heritage Language Learner Survey: Report on the Preliminary Results.
National
Heritage
Language
Resource
Center».
[En
ligne]
<http://www.international.ucla.edu/languages/nhlrc/surveyreport>
Lecomte, F. (2001): Familles africaines en France entre volonté d’insertion et attachement au
patrimoine langagier d’origine. Langage et société (98), 77-103.
Lüdi, G. et Py B. (2002): Etre bilingue. Bern: Lang.
Lüdi, G. et Werlen I. (2005): Sprachenlandschaft in der Schweiz. Neuchâtel: Office fédéral de la
statistique.
Nodari, C. et De Rosa R. (2003): Mehrsprachige Kinder: ein Ratgeber für Eltern und andere
Bezugspersonen. Bern [etc.]: Haupt Verlag.
Pries, L. (2008): Die Transnationalisierung der sozialen Welt: Sozialräume jenseits von
Nationalgesellschaften. Frankfurt am M.: Suhrkamp.
100
Transmission d'une langue minoritaire
Pujol, M. (1991): L’alternance de langue comme signe de différenciation générationnelle. Langage
et société, (58 ), 37-64.
Reich, H. H. et Roth H.-J. (2002): Spracherwerb zweisprachig aufwachsender Kinder und
Jugendlicher: ein Überblick über den Stand der nationalen und internationalen Forschung.
Hamburg [etc.]: SIZ - SchulInformationsZentrum [etc.].
Stösslein, H. (2005): Die Einstellung linguistischer Laien der ersten, zweiten und dritten LatinoGeneration beim spanisch-englischen Sprachkontakt in den Vereinigten Staaten. Bamberg.
Tajfel, H., éd. (1978): Differenciation between social groups. London: Academic Press.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 101-119
Le développement de la compétence
d’interaction: une étude sur le travail lexical
Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK
DOEHLER
Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel
This paper presents an exploratory longitudinal study on how an adolescent speaker
of French L2 manages word searches as part of auto-initiated other-repair. We
followed Julie, a German-speaking au pair girl sojourning in a French-speaking
environment, for 9 months. Based on the analysis of audio-recorded and transcribed
everyday conversations, we track how Julie’s ‘methods’ for initiating word searches
and calling for co-participant’s help change across the duration of her stay. Results
show a shift from the use of ‘heavy’ resources that suspend the ongoing activities and
focus explicitly on lexical issues towards the use of more subtle resources that
maximize the progressivity of talk while still allowing the speaker to overcome lexical
problems. It is argued that these changes are indicative of the development of L2
interactional competence.
Key words: conversation analysis, second language acquisition, interactional
competence, repair, word search, adolescence.
1.
Introduction
L’apprentissage d’une langue seconde/étrangère (ci-après L2) ne se limite
de loin pas à la seule acquisition de formes et structures linguistiques mais
consiste à développer une compétence d’interaction qui permet
d’accomplir – au sein d’activités communicatives – des actions telles
qu’argumenter, défendre son point de vue, initier un nouveau sujet de
conversation, etc. L’accomplissement de ces actions suppose, de la part du
locuteur, la mise en œuvre non seulement de savoirs et de savoir-faire
linguistiques, mais aussi discursifs, socioculturels et interactifs. La
compétence d’interaction en L2 a un double caractère: elle est à la fois une
ressource pour participer aux interactions verbales en langue cible et un
objet d’apprentissage ne pouvant être développé qu’à travers la pratique
elle-même.
La compétence d’interaction se trouve à l’heure actuelle au cœur des
préoccupations éducatives en matière de langues à travers l’Europe. Le
Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), élaboré
par le Conseil de l’Europe, inclut le volet ‘interaction’ dans son échelle de
référence pour les différents niveaux de compétence en langues, à côté des
compétences – plus classiques – de production et réception écrites et
orales. Une définition précise de la compétence d’interaction fait
102
Le développement de la compétence d'interaction
cependant encore défaut, de même que des descripteurs détaillés
permettant de l’observer et de l’évaluer (Pekarek Doehler, 2009). Pour
l’enseignement et l’évaluation des L2, pouvoir se référer à des descriptions
empiriquement fondées des capacités que les acteurs sociaux mettent en
œuvre lorsqu’ils interagissent avec autrui en L2 représentent toutefois un
enjeu central.
La présente contribution s’intéresse au développement de la compétence
d’interaction en français L2 de jeunes en séjour linguistique en Suisse
romande. Une expérience de ce type constitue un terrain d’observation
intéressant pour l’étude du développement des compétences en L2, car elle
matérialise des transitions sur plusieurs plans. Le séjour linguistique est
traditionnellement effectué à un moment de transition dans le parcours de
formation: entre la scolarité obligatoire et la vie professionnelle (p.ex.
apprentissage professionnel) ou une formation post-obligatoire. Cette
transition, et l’entrée dans un nouvel univers socio-professionnel/éducatif,
implique typiquement des remaniements et des adaptations des
compétences interactives et fait naître de nouveaux besoins
communicatifs. Le séjour linguistique est alors envisagé comme une
opportunité pour augmenter ses chances de réussite par l’amélioration des
compétences langagières. Par ailleurs, les savoirs et savoir-faire acquis à
travers un enseignement scolaire de la L2 peuvent être testés et mis à
profit dans le cadre d’une communication ‘authentique’. En effet, bon
nombre d’études ont pu démontrer les effets d’une telle expérience sur le
développement des compétences en L2, en termes de gains sur le plan
lexical, grammatical ou encore pragmatique, mais aussi d’une fluidité
verbale accrue et d’une attitude plus positive face à la langue cible (voir
p.ex. Freed, 1995; Regan, Howard & Lemée, 2009 pour une synthèse sur la
recherche dans le domaine des ‘studies abroad’). Le séjour linguistique
incarne ainsi une transition entre l’apprentissage d’une langue en milieu
scolaire et son utilisation (et éventuel développement) en milieu nonscolaire, sur le ‘terrain’. Il devient dès lors intéressant de se demander
comment les compétences acquises antérieurement se trouvent
transformées progressivement au cours de celui-ci.
Dans cette contribution, nous abordons cette question à travers le cas
spécifique d’une fille germanophone séjournant comme jeune fille au pair
en région francophone. Nous nous proposons d’appréhender le
développement de la compétence d’interaction par le biais de l’étude d’un
‘microcosme actionnel’ (Fasel et al. 2009). En d’autres termes, nous
suivrons une démarche analytique qui consiste à observer un type de
micro-action récurrent à travers différents moments du processus
d’apprentissage. Concrètement, nous nous pencherons sur l’initiation, par
l’apprenante, d’une réparation lexicale accomplie par autrui (en termes
techniques: hétéro-réparation auto-initiée). Nous nous intéresserons donc
aux procédés déployés par l’apprenante pour gérer la recherche lexicale de
Clelia Farina et al.
103
manière à solliciter et à obtenir l’aide d’autrui; procédés dans lesquels des
changements à travers le temps seront observés sur les plans à la fois
linguistiques et interactifs. Certaines dimensions du développement de la
compétence d’interaction pourront ainsi être retracées à travers les
modalités de gestion de problèmes lexicaux par l’apprenante. Ainsi, au
travers de l’étude d’une micro-action particulière nous tâcherons
d’apporter un éclairage quant à la définition et à la description de la
compétence d’interaction en L2.
2.
La compétence d’interaction en L2: enjeux méthodologiques
2.1
Une approche interactionniste de la notion de compétence et de
l’apprentissage des langues
La recherche sur l’acquisition des L2 a été longtemps dominée – et l’est
encore aujourd’hui – par des perspectives formelles et fonctionnalistes et
un centrage sur les connaissances linguistiques (lexicales, grammaticales),
ou le couplage entre formes linguistiques et fonctions communicatives.
Comme l’ont soulevé Firth & Wagner (1997), cette tendance se traduit par
la prédominance de dispositifs méthodologiques de type (semi-)
expérimental où les données observées ne relèvent pas de pratiques
effectives dans des situations communicatives authentiques, mais sont
provoquées par le chercheur et consistent pour la plupart en des
monologues plutôt que des dialogues, voire des formes ou structures
isolées. Il n’est donc guère étonnant que, en l’état actuel de la recherche,
nous en sachions encore peu sur la manière dont les locuteurs d’une L2
gèrent les activités pratiques au sein des dynamiques interactives telles
que prendre la parole au moment opportun, manifester un désaccord,
demander une explication, etc. De même, peu est connu sur la manière
dont les capacités ayant trait à la gestion de la communication en face-àface se développent à travers le temps.
La présente étude s’inscrit dans une approche interactionniste de
l’apprentissage des L2 qui reconnaît le rôle constitutif de l’interaction
sociale dans les processus acquisitionnels (voir Firth & Wagner, 1997;
Mondada & Pekarek Doehler, 2001; Pekarek Doehler, 2010). Cette approche
se fonde sur l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique, tout en montrant certaines affinités avec les travaux issus
de la pensée vygotskienne, dans lesquels l’apprentissage est appréhendé
comme un processus éminemment contextuel (voir p.ex. Hall, 1995; Lantolf
& Thorne, 2007; Lave & Wenger, 1991): ce que l’on apprend et la manière
dont on l’apprend est situé dans le contexte socio-historique et immédiat
des pratiques sociales. L’apprentissage se passe ainsi dans et par la
participation aux activités sociales d’une communauté donnée et consiste
104
Le développement de la compétence d'interaction
à développer des moyens permettant précisément la participation de plus
en plus appropriée à ces activités.
Une telle conception de l’apprentissage va de pair avec une (re)définition
interactionniste de la compétence de communication, inspirée par les
travaux en analyse conversationnelle d’origine ethnométhodologique. Cette
compétence est dite située, c’est-à-dire déployée en réponse au contexte
situationnel (socio-historique) et séquentiel (Pekarek Doehler, 2006). Elle
est aussi multimodale: la participation à des interactions verbales repose
certes sur la mobilisation de formes et de structures linguistiques, mais
fait appel également aux ressources non-verbales telles que la prosodie, la
gestualité, etc. Ces éléments constituent des ressources pour l’action
pratique, relevant de ‘méthodes’ (au sens ethnométhodologique du terme:
des procédés systématiques) par lesquelles les acteurs sociaux gèrent les
enjeux pratiques de leur rencontre tels qu’introduire un nouveau thème
conversationnel, initier une explication, clore la narration d’un événement,
initier et mener à bien une recherche lexicale. Dès lors, il devient possible
de retracer le développement de la compétence d’interaction en analysant
comment ces ‘méthodes’ de gestion de l’interaction changent à travers le
temps.
Dans cette optique, la compétence en langue est envisagée dans sa
dimension praxéologique: la mise en œuvre de moyens linguistiques (et
autres) ne consiste pas en premier lieu à transmettre des contenus
informationnels, mais à accomplir des activités conjointement avec autrui.
Apprendre une L2 signifie alors développer une capacité à prendre part à
des activités sociales – à développer une compétence d’interaction en L2.
2.2
Observer un développement de la compétence d’interaction:
l’exemple de la recherche lexicale
Dans l’optique citée, la compétence d’interaction relève de façons d’agir
dans l’interaction et de mécanismes de coordination avec les actions
d’autrui. Or, retracer le développement de la compétence d’interaction
pose des défis méthodologiques de fond: comment observer un
développement à moyen ou long terme si le point de référence n’est pas
une forme/structure linguistique mais des ‘méthodes’ pour l’action?
La solution méthodologique que nous proposons consiste à nous
concentrer sur la description d’une micro-action accomplie de manière
récurrente par les participants de notre recherche (p.ex. le désaccord, cf.
Fasel et al., 2009; Pekarek Doehler & Pochon-Berger, 2011). Prendre
comme point de départ une action et son organisation séquentielle permet
d’identifier des changements dans les procédés systématiques (ou:
‘méthodes’) dont se servent les locuteurs pour l’accomplir. Ces
changements dépassent le simple élargissement du répertoire linguistique
et intègrent également des ressources proprement interactives. Notre
Clelia Farina et al.
105
argument rejoint d’autres études longitudinales qui ont retracé le
développement de la compétence d’interaction en L2 en se focalisant sur la
manière dont les apprenants accomplissent une action donnée, récurrente.
Par exemple1, Cekaite (2007) a examiné l’évolution, à travers le temps, des
techniques de prise de tour de parole par une fille kurde en classe
d’immersion en Suède. Hellermann (2008) quant à lui a étudié le
changement des méthodes déployées par des adultes apprenant l’anglais
en milieu institutionnel pour initier une activité en dyade, pour se
désengager de l’activité ou encore pour faire démarrer un récit. Ces études
montrent que le changement observable dans la participation du locuteur
d’une L2 aux interactions en langue cible ne résulte pas simplement de
l’accroissement de son capital proprement linguistique, mais repose
également sur la restructuration des méthodes pour agir.
Dans le cadre de la présente contribution, l’action investiguée est la
recherche lexicale. Ce type de séquence a fait l’objet de nombreux travaux
dans le domaine de l’acquisition et de la communication en L2, et cela à
partir d’horizons théoriques et méthodologiques très divers (p.ex. Brouwer,
2003; De Pietro et al., 1989; Long, 1981 et 1991). Dans les travaux
interactionnistes francophones, la recherche lexicale a notamment été
abordée sous l’angle des ‘séquences potentiellement acquisitionnelles’
(SPA: De Pietro, et al., 1989), organisées en trois pas: (i) le locuteur nonnatif rencontre un problème linguistique (le plus fréquemment lexical) pour
lequel il sollicite l’aide de son interlocuteur; (ii) l’interlocuteur lui fournit
l’aide sollicitée; (iii) celle-ci est ratifiée par le locuteur initial (le non-natif).
Ce dernier pas (appelé la ‘prise’) est intéressant, car il constitue la trace
verbale d’un travail d’appropriation cognitive que le locuteur non-natif fait
d’un élément linguistique sur lequel il a porté préalablement son attention.
Les travaux sur les SPA ont ainsi pu démontrer l’orientation de l’apprenant
vers la résolution de problèmes linguistiques et les mécanismes
interactionnels mis en œuvre pour y contribuer, mais l’apport de ces
séquences à l’acquisition est resté largement sous-exploré (cf. Vasseur,
1990). De manière plus centrale, pour ce qui concerne nos objectifs, la
recherche jusqu’à ce jour n’a pas étudié si et comment ces séquences
changent à travers le temps: se présentent-elles de la même manière à
différents moments de l’apprentissage de la L2?
Des travaux émanant de l’analyse conversationnelle d’origine
ethnométhodologique portant sur les réparations (repairs) en général (voir
notamment Schegloff et al., 1977; Jefferson, 1987; Schegloff, 1979) offrent
des jalons intéressants pour l’étude des activités de recherche lexicale. La
réparation est une activité interactionnelle visant la résolution d’un
problème d’intercompréhension ayant trait à la production ou à la
réception. La réparation se caractérise typiquement par la présence d’un
élément problématique (‘réparable’) – pouvant être de nature diverse
1
Voir aussi les contributions réunies dans Hall, Hellermann & Pekarek Doehler (2011).
106
Le développement de la compétence d'interaction
(linguistique, informationnelle ou actionnelle) – suivi d’un candidat
alternatif. Ces séquences de réparation sont organisées selon (i) qui initie
la séquence (le locuteur en cours vs. l’interlocuteur) et (ii) qui accomplit la
réparation à proprement parler (le locuteur en cours vs. l’interlocuteur). La
combinaison de ces axes donne ainsi lieu à quatre configurations
possibles: auto-réparation auto- ou hétéro-initiée; hétéro-réparation autoou hétéro-initiée. Par ailleurs, Schegloff et al. (1977) observent dans la
conversation ordinaire une préférence pour l’auto-réparation auto-initiée,
c’est-à-dire une propension des interactants à effectuer eux-mêmes les
réparations. La recherche lexicale – objet de notre étude – correspondrait
selon Kurhila (2001) à une forme de réparation auto-initiée portant
spécifiquement sur un élément lexical.
Les recherches citées mettent en évidence la nature organisée des
séquences impliquant des recherches lexicales. Pour un apprenant, il s’agit
donc de développer des moyens interactifs lui permettant de gérer de
manière de plus en plus subtile et contextuellement appropriée un
problème lexical. Sur la base d’une étude longitudinale de 18 mois de
l’apprentissage de l’anglais L2 par une adulte, Hellermann (2009) identifie
des changements dans la manière dont l’apprenante accomplit des autoréparations auto-initiées. Ces changements se manifestent à la fois dans
les mécanismes d’accomplissement de la réparation (p.ex. l’émergence en
cours d’étude de ‘post-recycled repair formats’, c’est-à-dire le recyclage
d’un constituant plus large que l’élément problématique per se au moment
de la réparation) et dans la nature des éléments linguistiques focalisés par
les réparations. Ces résultats témoignent, d’après Hellermann (op. cit.),
d’une augmentation du répertoire de méthodes dont l’apprenante dispose
pour effectuer elle-même une réparation. Ce type d’étude permet ainsi de
concevoir la recherche lexicale non pas uniquement comme un vecteur
d’acquisition (dans la mesure où le traitement d’un élément linguistique
peut potentiellement mener à son appropriation, cf. De Pietro et al., 1989),
mais comme objet d’acquisition per se: une activité pratique pour laquelle
des ‘méthodes’ doivent être développées.
Dans le cadre de la présente contribution, nous nous intéresserons
uniquement aux cas de recherche lexicale auto-initiée et complétée par
autrui. Nous décrirons les techniques par lesquelles une telle recherche est
initiée: comment le problème est-il signalé par l’apprenant? Comment la
demande d’aide est-elle manifestée? Ce qui nous intéresse n’est pas la
possible contribution de la recherche lexicale à l’acquisition, mais la
manière dont elle est gérée et comment cette gestion (et notamment les
‘méthodes’ employées) change à travers le temps.
Clelia Farina et al.
3.
107
Données et procédures d’analyse
L’étude présentée ici relève d’un projet de recherche plus vaste ayant pour
objectif de tracer le développement de la compétence d’interaction en L2.2
La recherche se fonde sur un dispositif longitudinal en français L2 au sein
duquel nous suivons des jeunes (pour la plupart germanophones) en séjour
linguistique d’une année scolaire en Suisse romande, engagés comme
jeunes au pair dans une famille d’accueil.
La présente contribution se concentre sur les données provenant d’une
seule participante: Julie (pseudonyme), germanophone, qui a suivi un
enseignement scolaire de français L2 pendant douze ans. Sa compétence
en français est de niveau B1 (niveau seuil) sur l’échelle des niveaux du
CECRL. Lors de son séjour linguistique, elle suit 2h hebdomadaires
d’enseignement du français L2 dans un centre de langue, en plus de son
activité comme fille au pair. Le corpus est composé d’enregistrements
audio de conversations spontanées (p.ex. un repas en famille), impliquant
Julie et les membres de la famille d’accueil, effectués à intervalles
réguliers au cours du séjour, entre septembre 2009 et juin 2010. Ce corpus
comprend dix-huit enregistrements d’une durée allant de 15 à 25 minutes,
pour un total d’environ 7 heures.
La démarche analytique se base sur deux étapes. Dans un premier temps,
nous avons identifié toutes les séquences de réparation sur un élément
linguistique relevant du discours de Julie3 – et dont la recherche lexicale
constitue une sous-catégorie – au sein de notre sous-corpus. Ces
séquences ont ensuite été organisées selon deux critères: (1) qui initie la
réparation, à savoir l’apprenante elle-même ou son interlocuteur (auto- vs.
hétéro-initiée); (2) qui achève la réparation (auto- vs. hétéro-accomplie). Le
repérage exhaustif de ces séquences et leur classification selon des
critères séquentiels ont donné lieu à une première analyse quantitative
dont certains résultats sont exposés au point 4. Dans un second temps,
nous avons restreint l’objet d’analyse aux occurrences d’hétéro-réparation
auto-initiée portant sur un élément lexical, soit des recherches lexicales
initiées par l’apprenante qui sont résolues par l’intervention d’autrui. Ces
occurrences ont fait l’objet d’une analyse qualitative qui a permis
d’observer des différences subtiles dans la façon d’initier une recherche
lexicale de la part de l’apprenante. Les résultats de ce volet qualitatif sont
exposés au point 5.
2
3
Ce projet, dénommé ‘Tracking interactional competence in a second language. A
longitudinal study of actional microcosms (TRIC-L2)’, est financé par le Fond National
Suisse de la Recherche scientifique (subside n° 100012_126860/1) pour la période 2010-2013.
Pour plus d’informations: www.unine.ch/cla.
Les réparations portant sur le discours d’un autre membre de la famille, même si initiées par
Julie, ont été écartées.
108
4.
Le développement de la compétence d'interaction
Le travail sur la forme au cours du séjour: quelques tendances
générales
Les données montrent, sur l’ensemble du séjour de Julie, un total de 45
occurrences de réparations portant sur une forme apparaissant dans le
discours de Julie (toutes catégories confondues: lexicales, grammaticales,
phonétiques; auto-/hétéro-initiées, auto-/hétéro-accomplies). Dans la
mesure où nous nous intéressons dans le cas présent au mouvement
effectué par Julie pour soumettre une difficulté linguistique à autrui (i.e.
une auto-initiation qui constitue en même temps une sollicitation), nous
avons exclu de nos analyses les auto-réparations auto-initiées qui ne sont
pas accompagnées de signes avant-coureurs (p.ex. hésitations) d’une
difficulté avec l’élément linguistique faisant l’objet de la réparation4 - et
qui, par conséquent, n’offrent pas l’occasion à l’interlocuteur d’apporter
son aide.
Nous avons identifié des tendances générales sur trois plans, relatifs aux
participants (interactions avec les adultes de la famille d’accueil vs.
interactions avec les enfants exclusivement), à l’organisation séquentielle
(réparation auto- vs. hétéro-initiée) et à l’axe temporel (évolution des
méthodes au cours du séjour). Ces tendances se résument ainsi:
•
Les participants. En général, les réparations sont plus fréquentes
dans les interactions avec les parents qu’avec les enfants. Il
apparaît surtout que les enfants ne semblent pas s’orienter vers
l’enjeu acquisitionnel de leur interaction avec la fille au pair. Dans
ces interactions, nous ne trouvons qu’une seule occurrence d’une
initiation d’une réparation par l’un des enfants (i.e. hétéroinitiation), par opposition à 8 réparations initiées par Julie (i.e. autoinitiation). Ces éléments témoignent de l’absence, dans ces
interactions, d’un ‘contrat didactique’ (De Pietro et al., 1989)
partagé par les participants concernés.
•
L’organisation séquentielle. Sur l’ensemble du corpus, les
réparations linguistiques auto-initiées par Julie prédominent
largement (78% des occurrences, n=35) sur celles hétéro-initiées
(22% des occurrences, n=10). Ces dernières cependant sont quasi
exclusivement le fait des parents (cf. supra). La prédominance de
l’auto-initiation de la réparation par Julie, met en évidence la
sensibilité de l’apprenante vers l’exactitude, voire l’amélioration, de
ses productions verbales5.
4
Comme dans l’exemple suivant, où l’élément lexical ‘sait’ est remplacé par ‘connaît’ au
moyen d’une reformulation:
Jul:
5
mais elle- elle avait l'air d'être très <ti↑mide> là avec les autres
((rit)) qu'elle ne sait- qu'elle n:e connait pas:
La tendance à l’auto-initiation est aussi un fait séquentiel (voir Schegloff et al., 1977), dans
la mesure où l’opportunité potentielle pour une auto-initiation précède celle pour une
Clelia Farina et al.
•
109
Axe développemental. Les 3 premiers mois du séjour montrent une
concentration plus élevée de séquences de réparation: on dénombre
71 % des réparations (n=32) entre septembre et décembre. Ces
séquences diminuent fortement par la suite, et disparaissent
presque entièrement lors de la dernière phase du séjour.
La diminution du travail sur la langue au cours du séjour suggère que
l’apprentissage de la L2 relève de moins en moins d’un enjeu prioritaire des
échanges verbaux dans ce contexte familial, et que, au fil des mois passés
ensemble, les participants semblent de plus en plus privilégier le maintien
du flux communicatif plutôt que le travail sur la langue. Ce constat
contraste fortement avec la tendance généralement observée pour les
contextes ouvertement didactiques (p.ex. la classe de langue) où l’on relève
une préférence pour l’hétéro-correction (hétéro-réparation hétéro-initiée)
de l’enseignant relative aux productions des élèves (McHoul, 1990). On
constate donc une certaine discontinuité entre les pratiques développées
en classe de langue (milieu prioritaire de la socialisation de Julie en L2
avant son arrivée en Suisse Romande) et les pratiques pertinentes dans le
contexte de la conversation familière durant un séjour linguistique. Enfin,
la diminution générale du travail sur la langue, s’il peut être la trace d’une
compétence grandissante de Julie en L2, est probablement aussi le résultat
de changements dans les relations interpersonnelles qu’entretient Julie
avec les membres de la famille d’accueil et son statut au sein de cet
environnement communicatif. En effet, au cours de son séjour linguistique,
Julie est de plus en plus intégrée dans la famille d’accueil, elle perd peu à
peu son statut d’apprenante au profit d’un statut de ‘membre’ de la famille.
5.
Changements des méthodes d’initiation d’une recherche
lexicale
Dans la partie précédente, nous avons observé un changement en ce qui
concerne les pratiques de réparation d’un élément linguistique (toutes
catégories confondues) qui se traduit par une diminution quantitative des
réparations au cours du séjour. Dans cette section, nous allons décrire un
développement sur le plan qualitatif, montrant que la nature des
ressources mobilisées pour accomplir la réparation change avec le temps.
Pour des raisons de constance dans la comparaison des séquences à
travers le temps, nous nous concentrerons sur un seul cas de figure: la
recherche lexicale initiée par Julie et complétée par autrui, soit l’hétéroréparation auto-initiée portant sur un objet lexical. Les changements
observés suggèrent le passage progressif d’un dispositif ‘lourd’ d’initiation
d’une recherche lexicale vers un dispositif plus ‘souple’.
hétéro-initiation (autrement dit: le locuteur actuel a la possibilité d’initier une réparation
avant que l’autre ne puisse intervenir).
110
5.1
Le développement de la compétence d'interaction
Un dispositif ‘lourd’ d’initiation de la séquence
Les occurrences recensées au début du séjour témoignent de la mise en
œuvre d’un dispositif ‘lourd’ d’initiation d’une recherche lexicale, qui
consiste à thématiser de manière explicite la présence d’un problème
linguistique entravant la poursuite du projet communicatif. Ce type de
procédé rappelle ce que Jefferson (1987: 97) dénomme ‘exposed
correction’, c’est-à-dire une réparation accomplie ouvertement, par
opposition à ‘embedded correction’ où le locuteur réalise une réparation de
manière implicite (p.ex. sous forme de reformulation) tout en poursuivant le
discours. L’exemple ci-dessous illustre le recours à un tel dispositif.
L’extrait provient d’une interaction ayant lieu au tout début du séjour de
Julie, quelques semaines après son arrivée dans la famille d’accueil. Sa
mère d’accueil lui demande quel type de thé elle souhaiterait boire, ce à
quoi Julie peine à répondre:
Exemple 1: ‘cynorhodon’ (septembre 2009)
01
02
03
04 →
05 →
06 →
07
08
09
10
MAM: [tu veux quoi comme (x)
JUL: [avec les <jambes>, ((rit))
MAM: comme thé?
JUL: eh::m eh::m °comment on dit en français.° (.) hagebutten.
MAM: cynorhodon.
JUL: cynor<ho:d↑on>
MAM: celui-là?
JUL: ou↑i.
(1.8)
JUL: °merci.°
La réponse que Julie donne à la question (ligne – l. par la suite - 04) est
d’emblée marquée par des hésitations comme indices possibles d’une
recherche mentale en cours, qui peut aussi bien concerner le plan
linguistique qu’informationnel. Cette hésitation initiale est cependant
suivie d’un commentaire métalinguistique sous forme de question
(‘comment on dit en français’, voir aussi ex. 3 infra), énoncé à voix basse,
ainsi qu’une traduction en L1 de l’élément cible (‘hagebutten’), indiquant de
cette façon que le problème est d’ordre linguistique. La mère lui fournit
alors le candidat recherché dans le tour suivant (l.05), que Julie répète
ensuite en guise de ratification (l.06). Enfin, la séquence se clôt par une
demande de confirmation supplémentaire de la mère (‘celui-là?’, l.07) qui
pointe probablement la boîte de thé en question.
La recherche lexicale est ainsi initiée par une accumulation de différentes
ressources dans le tour de Julie: marqueurs d’hésitations – éléments
typiquement présents dans les réparations auto-initiées (Schegloff et al.,
1977), demande explicite d’aide au moyen d’une question métalinguistique,
traduction de l’élément cible en L1. Le commentaire métalinguistique, en
particulier, de par son format interrogatif, crée une pertinence pour
l’intervention d’autrui dans la résolution du problème linguistique. Le
recours à la traduction de l’élément cible en allemand permet quant à lui de
Clelia Farina et al.
111
guider l’interlocuteur vers le candidat recherché. Ces différents éléments
qui composent ce mouvement d’initiation d’une recherche lexicale relèvent
ainsi d’un dispositif ‘lourd’ témoignant explicitement d’une orientation de
la locutrice vers la présence d’un problème linguistique et la nécessité de
l’aide d’autrui pour pouvoir poursuivre son projet communicatif.
De manière intéressante, d’après Kurhila (2001), il existe une interrelation
étroite entre la manière dont la recherche lexicale est initiée et la manière
dont elle est complétée. Dans le cas présent, le travail d’appropriation que
Julie fait de l’élément cible ‘cynorhodon’ est en effet notable. Dans son
mouvement de ratification (l.06), Julie ne se contente pas de répéter
simplement le candidat lexical que lui a fourni son interlocutrice, mais elle
ralentit le débit sur la deuxième partie de l’item et accentue la dernière
syllabe comme si elle s’exerçait à le prononcer. En somme, à travers la
thématisation explicite de l’existence d’un problème linguistique, et à
travers le travail d’appropriation suivant la séquence de réparation, Julie
focalise le travail lexical d’une manière qui met en suspens la poursuite de
l’activité communicative en cours. Elle se positionne ainsi clairement
comme apprenante de la langue cible.
Ce premier exemple illustre ainsi un cas de figure récurrent d’autoinitiation d’une recherche lexicale au cours des premiers mois du séjour de
Julie. Une pratique alternative – la seule d’ailleurs – au dispositif ‘lourd’
observé au début du séjour consiste à simplement abandonner le projet
communicatif face à un problème linguistique (cf. stratégie d’abandon,
Faerch & Kasper, 1983). L’exemple suivant, qui se situe à la même période,
en offre une illustration. Julie se renseigne sur l’organisation des
déplacements du lendemain. Elle ne termine pas son tour de parole à la
ligne 01:
Exemple 2: ‘le bus’ (octobre 2009)
01 →
02
03 →
04 →
05
JUL: ah:=OUI demain c'est e- encore une fois avec le: ↑ehm
(1.1)
MAM: avec le b↑us [tu dis?
JUL:
[ouais=
MAM: =ah.
Suite à l’hésitation et la longue pause (l.01) au sein d’un énoncé visiblement
non complet, la mère intervient (l.03) en proposant un candidat
lexical (‘avec le bus’) pour lequel elle demande explicitement une
confirmation (‘tu dis?’). Dès que le candidat ‘bus’ est fourni, Julie le ratifie
immédiatement (cf. ‘ouais’ en chevauchement avec le tour de la mère, l.04).
La manière dont Julie affronte le problème lexical qu’elle rencontre
consiste à simplement s’arrêter de parler.
En somme la pratique d’initiation d’une recherche lexicale au début du
séjour de Julie se caractérise essentiellement par le recours à un dispositif
‘lourd’ consistant à signaler le problème et demander de l’aide à autrui de
manière explicite. L’unique alternative à cette technique consiste à
112
Le développement de la compétence d'interaction
abandonner le projet communicatif en cours, relevant d’une stratégie
d’abandon du projet communicatif au sens de Faerch & Kasper (1983).
5.2
Vers un dispositif plus ‘souple’ d’initiation de la séquence
Au cours de son séjour, Julie mobilise peu à peu des moyens lui permettant
de résoudre un problème linguistique de manière plus souple, remplaçant
ainsi à terme le dispositif ‘lourd’. Le changement est progressif, comme
l’illustre l’exemple (3) où l’on retrouve des restes (notamment le
commentaire métalinguistique) du dispositif ‘lourd’, à côté d’autres
moyens plus subtiles pour initier la recherche lexicale.
Un premier changement notable concerne la manière dont l’élément cible
est désigné. Alors qu’au début du séjour, l’apprenante a recours
systématiquement à la traduction du candidat en allemand, sa L1, ce
moyen est rapidement remplacé par des tentatives de référer au
candidat en français mobilisant des moyens tels que les périphrases, les
définitions ou descriptions, ou encore l’exemplification. L’exemple (3)
illustre un cas de périphrase. Il provient d’une interaction se déroulant deux
mois après l’arrivée de Julie – et plusieurs semaines après l’exemple (1).
Julie et son interlocutrice, la mère de sa famille d’accueil, discutent d’une
troupe de théâtre faisant un spectacle dans la région.
Exemple 3: ‘les spectateurs’ (octobre 2009)
01
02
03
04
05
06
07
08
→
→
→
→
JUL: oui mais nON. c'est allemand parce que ma sœur
elle a ↑dit avant ils étaient toujours en
alle↑magne (.) et puis maintenant ils vo:nt QUE
euh dans les autres pays parce que là le- le(.) comment on dit, les gens qui regardent [sont
MAM:
[les
spectateurs
JUL: les spectateurs sont m- meilleurs.
La séquence présente un déroulement séquentiel similaire à ce que nous
avons pu observer dans l’exemple (1) et qui correspond typiquement à une
séquence potentiellement acquisitionnelle (De Pietro et al., 1989) en trois
pas: sollicitation, proposition, (re)prise. La manière dont Julie initie la
recherche lexicale est également semblable à ce que nous avons observé
auparavant: un problème linguistique est signalé déjà par des hésitations
(ici: sur l’article défini) précédant l’élément recherché (‘le- le’, l.04, suivi
d’une micro-pause, l.05); il est suivi d’une question métalinguistique
(‘comment on dit’, l.05) portant sur un élément cible qui est ensuite évoqué.
Cependant, au lieu de recourir à une autre langue comme dans l’exemple
(1), l’élément cible fait ici l’objet d’une périphrase (‘les gens qui regardent
sont’, l.05). Il semble donc que malgré les difficultés que rencontre Julie,
elle essaie avant tout de recourir à des moyens alternatifs en L2 pour
désigner l’élément cible.
Clelia Farina et al.
113
Le changement en termes de ‘méthodes’ devient peu à peu plus notable,
notamment en ce qui concerne la manière dont Julie signale le problème
lexical qu’elle rencontre. A travers le temps, on constate la progressive
disparition de la question métalinguistique par laquelle la locutrice
sollicitait explicitement l’aide d’autrui. L’exemple suivant illustre un cas de
recherche lexicale faisant intervenir l’aide d’autrui mais n’étant pas
précédée par une question métalinguistique. L’extrait a été enregistré
plusieurs mois après l’arrivée de Julie. Il provient d’une interaction avec les
enfants. Julie demande aux deux enfants s’ils ont déjà essayé les bouées
aquatiques pour descendre les toboggans.
Exemple 4: ‘une bouée’ (décembre 2009)
01→
02
03
04
05
06
07
08 →
09
10 →
11
12
13
14 →
15
JUL: vous avez déjà fait une toboggan avec euh hum:
(..)
JOR: un pire [(mogan)?]
JUL:
[un to]boggan avec hum:
(..)
JOR: non.
(.)
JUL: un truc- c (..) qu’on doit gonfler.
(.)
JUL: comme ça: un:
(..)
JOR: une bouée?
(...)
JUL: ou[ais]
JOR:
[non]
Le problème lexical est signalé par plusieurs éléments: marqueurs
d’hésitations (l.01), pause courte (l.02), une nouvelle tentative de
formulation (l.04). Alors que l’enfant, Jordan, ne semble pas s’orienter vers
la résolution du problème linguistique (l. 03 et 06), Julie tente d’aller au
bout de son projet en initiant une description (‘un truc qu’on doit gonfler’),
et en le désignant probablement par un geste (‘comme ça:’, l.10). L’amorce
d’un syntagme nominal avec allongement vocalique (‘un:’, l.10) invite à une
complétion de la part d’autrui (designedly incomplete utterances, Koshik,
2002), qui est enfin fournie par Jordan sous forme d’un candidat lexical
(‘une bouée’?’) à la ligne 12 et est ensuite accueille par une ratification de la
part de Julie (l.14).
Même si la recherche lexicale est élaborée et ne mène pas à une résolution
rapide – ce qui est probablement dû au fait que son interlocuteur ne
s’oriente pas tout de suite vers cette activité – Julie n’abandonne pas son
projet communicatif, mais se sert de moyens alternatifs en L2 pour
surmonter son problème lexical, dans un mouvement relevant d’une
stratégie d’accomplissement (Bange, 1992; Faerch & Kasper, 1983).
Parmi ces moyens d’accomplissement, Julie mobilise non seulement des
exemplifications, descriptions ou périphrases, mais se sert aussi de
ressources prosodiques pour signaler qu’une formulation est proposée
comme candidat et soumise à la ratification de l’interlocuteur (cf. ‘try-
114
Le développement de la compétence d'interaction
marking’, Sacks & Schegloff, 1979; voir également Brouwer, 2003, pour le
cas spécifique des recherches lexicales en L2). L’exemple (5) se situe
environ à la moitié du séjour. Julie se trouve au milieu d’une explication sur
la technique du carving (i.e. ski parabolique), et notamment sur la difficulté
à positionner son torse de manière appropriée.
Exemple 5: ‘haut de corps’ (février 2010)
01 →
02 →
03 →
04
05
06
JUL: [.h et puis je mets euh (..) °mon: >comment-<° (..)
<haut de corps>?
MAM: ouais?
JUL: je mets trop en avant si je- (.) si je vais dans le- dans les
genoux comme ↑ça je f- je fais aus↑si avec le corps,
(..) euh le haut de corps
Le problème lexical est signalé par de nombreuses marques: marqueurs
d’hésitations (‘euh’), pauses, allongement vocalique du pronom possessif
(‘mon:’) et ébauche d’une question métalinguistique (‘comment-‘) – mais la
troncation du pronom interrogatif et le débit rapide indiquent plutôt une
question adressée à elle-même, dans un mouvement d’autorégulation de
son discours. Julie finit par énoncer un candidat lexical avec une intonation
interrogative. L’intonation interrogative (‘try-marking’) marque l’élément
cible comme candidat pour lequel la ratification de l’interlocutrice est
nécessaire. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une forme standard, l’interlocutrice
accepte ce candidat, s’orientant visiblement vers la démonstration de sa
compréhension sur le plan des contenus plutôt que vers le travail
linguistique à faire. Cette ratification permet à Julie de retourner
immédiatement à son projet communicatif. Ce type de procédé n’implique
donc plus la thématisation de l’existence d’un problème linguistique et
l’invitation explicite à l’aide d’autrui. Bien au contraire, le problème lexical
est traité au moyen d’une séquence minimale en deux pas (demande de
ratification / ratification) qui permet de ne pas interrompre la progression
du projet communicatif, tendant vers une ‘embedded correction’ dans la
terminologie de Jefferson (1987).
Les exemples (4) et (5) illustrent ainsi comment Julie renonce
progressivement à la ‘solution de facilité’ qui consiste à revenir à sa L1 (ex.
1) ou à s’arrêter in medias res (ex. 2) et engage des moyens en L2 pour
surmonter ses difficultés lexicales tout en s’appuyant sur l’apport de
l’interlocuteur. Elle se sert de la prosodie comme ressource centrale pour
obtenir l’aide d’autrui: invitation à compléter une structure syntaxique
suggérée par un allongement vocalique et une intonation interrogative
invitant la ratification du candidat. L’usage de la prosodie semble ainsi être
particulièrement productif en l’absence de demandes d’aides explicites sur
le plan linguistique. Les moyens que Julie déploie pour initier une
recherche lexicale et la compléter par l’intervention d’autrui sont ainsi
beaucoup plus subtils qu’au début de son séjour et témoignent d’une
‘débrouillardise’ croissante dans sa L2. Ainsi, non seulement elle parvient
elle-même à trouver des candidats lexicaux mais en plus elle minimise la
Clelia Farina et al.
115
suspension du projet communicatif en cours, ce qui lui permet d’augmenter
la progressivité du discours (Heritage, 2007).
Notons enfin que l’on ne trouve plus aucune occurrence de recherche
lexicale auto-initiée par Julie et hétéro-accomplie à la fin du séjour, c’està-dire entre mai et juin. Cela ne signifie cependant pas que Julie ne
rencontre plus aucune difficulté linguistique, ni qu’elle ne produit plus
d’erreurs. L’absence de ces séquences de recherche lexicale en tant que
telles témoigne plutôt du fait que Julie ne s’oriente plus à tout prix vers la
résolution de lacunes lexicales avec l’aide d’autrui, mais qu’elle développe
d’autres moyens pour y remédier par elle-même (p.ex. par des
reformulations ou des formulations approximatives). La lacune lexicale
n’est ainsi plus traitée nécessairement comme quelque chose de
problématique pour la poursuite du projet communicatif.
6.
Discussion: le changement des ‘méthodes’ pour initier une
recherche lexicale comme trace d’un développement de la
compétence d’interaction
Les différents extraits analysés ont permis d’illustrer une panoplie de
moyens langagiers dont l’apprenante fait usage pour initier une recherche
lexicale: question métalinguistique (‘comment on dit’), recours à une autre
langue, périphrase, ‘try-marking’, etc. Alors que ces moyens ont été
largement décrits dans la littérature sur le traitement interactionnel de
problèmes linguistiques (cf. pt. 2 supra) et sur les stratégies de
communication (cf. Alber & Py, 2004 [1985]; Bange, 1992; Faerch & Kasper,
1983), ce qui apparaît comme un résultat central et nouveau de la présente
étude est le fait que l’usage de ces moyens change à travers le temps et
avec le progrès de l’apprentissage. En résumé, l’analyse de données
longitudinales fait apparaître au cours du séjour les changements suivants
dans l’initiation d’une recherche lexicale par notre apprenante:
(i)
Diminution progressive des séquences de réparation portant sur
un objet linguistique (voir pt. 4 supra).
(ii)
Changements des ‘méthodes’ d’initiation d’une recherche lexicale
orientée vers l’aide d’autrui (voir pt. 5 supra):
a. Changement dans la désignation de l’élément cible: le recours
à la traduction en L1 observé au début du séjour est remplacé
par l’usage de formulations alternatives en langue cible
directement (périphrase, définition, description, etc.).
b. Changement dans les techniques de sollicitation de l’aide
d’autrui: la demande d’aide explicite sous la forme d’une
question métalinguistique (du type ‘comment on dit’) est
substituée par des invitations à l’aide plus subtiles par le biais
de ressources prosodiques notamment.
116
Le développement de la compétence d'interaction
L’apprenante semble ainsi passer de la mise en œuvre d’un dispositif
‘lourd’ (question métalinguistique et recours à la L1) de recherche lexicale,
où le problème linguistique est explicitement identifié, vers l’utilisation
d’un dispositif plus ‘souple’ (formulations alternatives en L2, hésitations et
prosodie) qui a pour effet de minimiser l’effet disruptif de la séquence de
réparation. De plus, au début, l’apprenante tend à recourir à des ‘solutions
de facilité’ pour résoudre la lacune lexicale (par exemple en demandant
simplement la traduction d’un élément donné en L1 ou en abandonnant son
projet communicatif), tandis que par la suite elle fait preuve d’une certaine
débrouillardise pour trouver des solutions elle-même (par des formulations
alternatives, par exemple). Les changements ainsi observés ne se laissent
pas réduire à la simple disponibilité de nouvelles formes linguistiques mais
relèvent de nouvelles méthodes pour agir. A titre indicatif, rappelons par
exemple que Julie utilise l’intonation montante tout au long de son séjour
pour marquer une interrogation, mais qu’avec le temps, les contextes
d’emploi de ce marquage changent: ce n’est qu’à la fin du séjour que
l’intonation devient instrumentale dans la sollicitation de l’aide d’autrui à
travers le ‘try-marking’ de l'élément réparable (cf. ex. 5 supra).
Cette progression des ‘méthodes’ mises en œuvre pour initier une
recherche lexicale relève du développement de la compétence
d’interaction. Les procédés que Julie développe lui permettent de gérer de
manière plus habile l’organisation de son propre discours en même temps
que la progression de l’interaction. Par le recours à des procédés plus
implicites, plus souples de gestion d’un problème d’ordre linguistique Julie
se positionne moins comme personne qui aurait une compétence
langagière lacunaire (une apprenante), et plus comme partenaire
communicatif compétent. Il apparaît ainsi que le développement de la
compétence d’interaction, tel qu’il se cristallise dans l’élaboration de
nouvelles ‘méthodes’ pour interagir, relève en fin de compte de
changements dans la façon dont l’apprenant participe aux interactions
verbales.
7.
Conclusion
Dans cette contribution, nous avons pris comme point de départ la
question suivante: comment observer et documenter le développement de
la compétence d’interaction lorsque l’on considère que cette compétence
est une compétence pour participer à l’interaction verbale, pour agir de
manière appropriée, et est donc déployée de manière contingente au
contexte local de sa mise en opération? Dans une telle perspective, tracer
le développement de la compétence d’interaction présuppose de dépasser
la prise en compte des seules formes et structures linguistiques pour
documenter la manière dont le langage interagit avec d’autres ressources
permettant au locuteur de gérer la dynamique interactive. Dans cet article,
nous avons proposé d’aborder ce développement par le biais d’un dispositif
Clelia Farina et al.
117
longitudinal qui consiste à identifier la manière dont l’apprenant gère, à
travers le temps, un microcosme actionnel donné. Nous nous sommes
penchées en l’occurrence sur l’initiation d’une recherche lexicale. Prendre
l’activité pratique comme point de départ pour l’analyse permet d’observer
la manière dont diverses ressources (linguistiques, prosodiques,
gestuelles, etc.) sont mobilisées conjointement et systématiquement par le
locuteur à toutes fins pratiques. L’objectif de la présente contribution n’a
pas été de décrire la compétence d’interaction dans son ensemble, mais
d’offrir un ‘effet de loupe’ sur la compétence d’interaction à travers l’étude
d’un seul microcosme actionnel et d’un seul participant à travers le temps.
C’est ainsi à travers le prisme des recherches lexicales auto-initiées et
hétéro-accomplies que l’on a pu observer le déploiement de la
compétence-en-action (Pekarek Doehler, 2006).
Nos résultats contribuent à un ensemble de recherches récentes (cf.
Pekarek Doehler, 2010) qui montrent que la compétence d’interaction en L2
n’est pas donnée par avance, étant simplement transférée de la L1 (voir
également Pekarek Doehler & Pochon-Berger, 2011), mais est remaniée
avec le temps, à travers la participation aux activités communicatives
pratiques. On le voit bien: à travers son séjour, Julie développe certes des
nouveaux moyens linguistiques, mais elle développe également de
nouvelles ‘méthodes’ pour gérer l’accomplissement des activités verbales
et leur coordination avec autrui. Le développement de la compétence
d’interaction en L2 suppose ainsi un recalibrage des ‘méthodes’
d’accomplissement des activités pratiques et permet par là même un
changement dans les modes de participation aux interactions verbales.
Bibliographie
Alber, J.-L. & Py, B. (2004 [1985]): Interlangue et conversation exolingue. In: Gajo, L., Matthey, M.,
Moore, D. & Serra, C. (éds.): Un parcours au contact des langues. Textes de Bernard Py
commentés. Paris: Didier, 171-186.
Bange, P. (1992): A propos de la communication et de l'apprentissage de L2. In: AILE, 1, 53-85.
Brouwer, C. (2003): Word search in NNS-NS interaction: opportunities for language learning? In:
The Modern Language Journal, 87, 4, 534-545.
Cekaite, A. (2007): A child's development of interactional competence in a Swedish L2 classroom.
In: The Modern Language Journal, 91, 1, 45-62.
De Pietro, J.-F., Matthey, M. & Py, B. (1989): Acquisition et contrat didactique: les séquences
potentiellement acquisitionnelles dans la conversation exolingue. In: Weil, D. & Fougier H.
(éds.): Actes du 3e Colloque Régional de Linguistique, Strasbourg 28-29 avril 1988, 99-124.
Faerch, C. & Kasper, G. (1983): On identifying communication strategies in interlanguage
production. In: Faerch C. & Kasper, G. (eds.): Strategies in Interlanguage communication.
London (Longman), 210-238.
Fasel Lauzon, V., Pekarek Doehler, S.& Pochon-Berger, E. (2009): Identification et observabilité de
la compétence d’interaction: le désaccord comme microcosme actionnel. In: Bulletin
Suisse de Linguistique Appliquée VALS/ALSA, 89, 121-142.
118
Le développement de la compétence d'interaction
Firth, A. & Wagner, J. (1997): On discourse, communication, and (some) fundamental concepts in
SLA research. In: Modern Language Journal, 81, 285-300.
Freed, B. F. (ed.) (1995): Second language acquisition in a study abroad context.
Amsterdam/Philadelphia (John Benjamins).
Hall, J.K. (1995): (Re)creating our worlds with words: a sociohistorical perspective of face-to-face
interactions. In: Applied Linguistics 16, 2, 206-232.
Hall, J. K., Hellermann, J. & Pekarek Doehler, S. (eds) (2011): L2 Interactional Competence and
Development. Clevedon (Multilingual Matters).
Hellermann, J. (2008): Social Actions for Classroom Language Learning. Clevedon, U.K.
(Multilingual Matters).
— (2009): Looking for evidence of language learning in practices for repair: A case study of selfinitiated self-repair by an adult learner of English. In: Scandinavian Journal of Educational
Research, 53, 2, 113-132.
Heritage, J. (2007): Intersubjectivity and progressivity in person (and place) reference. In: Enfield,
N. J. & Stivers, T. (eds.): Person Reference in Interaction. Cambridge (Cambridge University
Press), 255-280.
Jefferson, G. (1987): On exposed and embedded correction in conversation. In: Button, G. & Lee, J.
R. E (eds.): Talk and social organization. Philadelphia (Multilingual Matters), 58-68.
Kurhila, S. (2001): Correction in talk between native and non-native speaker. In: Journal of
Pragmatics, 33, 1083-1110.
Koshik, I. (2002): Designedly incomplete utterances: A pedagogical practice for eliciting knowledge
displays in error correction sequences. In: Research on Language and Social Interaction, 35,
277-309.
Lantolf, J.P. & Thorne, S.L. (2007): Sociocultural theory and language learning. In: Van Patten, B. &
Williams, J. (eds.): Theories in second language acquisition. An introduction. New Jersey
(Lawrence Erlbaum Associates, Inc.), 201-224.
Lave, J., Wenger, E. (1991): Situated Learning: Legitimate Peripheral Participation, Cambridge
(Cambridge University Press).
Long, M. H. (1981): Input, interaction and second language acquisition. In: Annals of the New York
Academy of Sciences, 379, 259-78.
— (1991): Focus on form: A design feature in language teaching methodology. In: de Bot, K.,
Gingsberg, R. & Kramsch, C. (eds.): Foreign language research in cross-cultural perspectives.
Amsterdam (John Benjamins), 39-52.
McHoul, A. (1990): The Organization of repair in classroom talk. In: Language in Society, 19, 349377.
Mondada, L. & Pekarek Doehler, S. (2001): Interactions acquisitionnelles en contexte:
perspectives théoriques et enjeux didactiques. In: Le Français dans le Monde, Juillet
2001,107-142.
Pekarek Doehler, S. (2006): Compétence et langage en action. In: Bulletin Suisse de Linguistique
Appliquée VALS/ASLA, 84, 9-45.
— (2009): Démythifier les compétences: vers une pratique écologique d’évaluation. In: Galatanu,
O., Pierrard, M. & D. Van Raemdonck (eds.): Construction du sens et acquisition de la
signification linguistique dans l'interaction. Bern (Peter Lang), 19-38.
— (2010): Conceptual changes and methodological challenges: on language and learning from a
conversation analytic perspective on SLA. In: Seedhouse, P., Walsh, S. & Jenks, C. (eds.):
Conceptualising Learning in Applied Linguistics. Basingstoke, UK (Palgrave Macmillan), 105127.
Pekarek Doehler, S. & Pochon-Berger, E. (2011): Developing ‘methods’ for interaction: a crosssectional study of disagreement sequences in French L2. In: Hall, J. K., Hellermann, J. &
Pekarek Doehler, S. (eds): L2 Interactional Competence and Development. Clevedon
(Multilingual Matters).
Clelia Farina et al.
119
Regan, V., Howard, M. & Lemée, I. (2009): The acquisition of sociolinguistic competence in a study
abroad context. Bristol/Buffalo/Toronto (Multilingual Matters).
Sacks, H. & Schegloff, E. A. (1973): Two Preferences in the Organization of Reference to Persons in
Conversation and Their Interaction. In: Psathas, G. (ed.): Everyday Language: Studies in
Ethnomethodology, New York (Irvington Publishers Inc.), 15-21.
Schegloff, E.A., Jefferson, G. & Sacks, H. (1977): The preference for self-correction in the
organization of repair in conversation. In: Language 53, 2, 361-382.
Schegloff, E.A. (1979): The Relevance of Repair to Syntax-for-Conversation. In: Givón, T. (ed.):
Syntax and Semantics, Volume 12: Discourse and Syntax, New York (Academic Press), 261286.
Vasseur, M. T. (1990): Solliciter n’est pas apprendre (initiative, sollicitation et acquisition d’une
langue étrangère). In: Russier, C., Stoffel, H. & Véronique, D. (éds.): Interactions en langues
étrangères. Actes du VIIe Colloque International “Acquisition d’une langue étrangère:
perspectives et recherches”, Aix-en-Provence (Université de Provence), 49-59.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 121-141
Identité(s) en interaction – Des adolescents
déficients auditifs en classe d'intégration
Simone GROEBER
Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel
The aim of this paper is to investigate the interactional management of identity of
three hearing-impaired pupils in a regular hearing classroom. Drawing on
Conversation Analysis, we study identity in a dynamic interactive perspective by
focusing on the interactional organization by means of which membership to
categories is claimed and interactively co-constructed. The analysis of 11 videorecorded lessons suggests that the pupils’ ways of participating in teacher-fronted
activities display their orientation to specific identities, which can be seen as part of
their socialization into the hearing classroom community. It further endorses the
understanding of identity work as a resource for accomplishing interactional tasks
that become relevant in the jointly managed courses of actions.
1.
Introduction
Le présent article prend pour objet le déploiement de l’identité de trois
adolescents déficients auditifs faisant partie d'une classe d'intégration en
Suisse alémanique. S’inspirant des études sur l'identité en
ethnométhodologie et en analyse conversationnelle, les analyses
présentées ici se focalisent sur l'identité telle qu'elle est incarnée et donc
rendue observable par les participants dans des interactions authentiques.
Cette étude empirique ne répondra donc pas à des questions qui relèvent
de l’identité en tant que sentiment d'appartenance, mais elle s’intéressera
à "whether, when, and how identities are used " (Widdicombe, 1998:195).
Concrètement, l'objectif est de rendre compte des processus
interactionnels au travers desquels l'appartenance à différentes catégories
sociales est revendiquée par un locuteur donné (auto-catégorisation) ou
attribuée à un interlocuteur (hétéro-catégorisation), en prêtant une
attention particulière au moment précis où cette catégorisation a lieu.
Toute personne peut être décrite au moyen de catégories sociales diverses.
Les trois adolescents étudiés sont nés avec une surdité, portent
aujourd'hui un appareil auditif ou un implant cochléaire1 (restaurant
partiellement les capacités auditives) et sont des élèves en intégration
scolaire. Les catégories ‘sourd’ et ‘malentendant’ ainsi que ‘élève’ et ‘élève
intégré’ sont donc parmi les plus pertinentes pour le contexte scolaire. Or,
1
Un implant cochléaire est une prothèse auditive électronique qui consiste en une partie
extérieure au crâne captant le signal sonore et une partie implantée qui délivre le son dans
l'oreille (Dumont, 1996).
122
Identité(s) en interaction
l'inventaire des catégories possibles pour chacun des élèves est
évidemment plus large: des identités renvoyant à l’origine culturelle ou
nationale (serbe, suisse, rom, etc.), au genre (garçon, fille) ainsi qu’à l’âge
(enfant, adolescent, adulte) pourraient également être pertinentes. Dans
cette étude, une attention particulière sera portée à l’ambivalence
suivante: d'une part, les élèves font partie d'une classe régulière et ont
donc le statut d’élève au même titre que leurs camarades, mais d'autre
part, le fait d’être accompagné par une assistante rappelle constamment
leur différence et leur statut institutionnel d'élève intégré.
Après une brève introduction à la catégorisation des personnes déficientes
auditives ainsi qu’au modèle de l'intégration scolaire (pt. 2), nous
esquisserons le cadre analytique choisi pour étudier l’identité dans
l’interaction (pt. 3). Suite à la présentation du corpus et des questions de
recherche (pt. 4), nous montrerons la construction discursive et interactionnelle de la classe comme un ensemble comprenant deux groupes
différents (pt. 5). Nous proposerons ensuite une analyse des revendications
et attributions d’appartenance en nous intéressant à la fois aux ressources
déployées (linguistiques, regards, postures, artefacts) et à leur insertion
dans le contexte situationnel et séquentiel (pts. 6 et 7). L’analyse de
plusieurs exemples démontrera la nature émergente, dynamique et coconstruite de l’identité. Celle-ci n’apparaît alors pas comme une
construction figée, immuable et indépendante du contexte, mais comme un
objet que les participants créent et négocient au fil de l'interaction.
L’analyse révèle donc un vacillement entre différentes identités. Elle fait
également apparaître que la revendication d'une identité donnée peut être
exploitée en tant que ressource dans la gestion de tâches émergentes,
comme par exemple la justification.
2.
Déficience auditive, catégorisation et intégration scolaire
2.1
Catégorisation de la personne déficiente auditive
catégorisation d'une personne comme étant 'entendante',
'malentendante' ou 'sourde' se base sur des critères qui ne sont
communément adoptés ni par les personnes concernées, ni par les
professionnels du domaine (enseignants, médecins, etc.). Un des critères
employé est celui du degré de la perte auditive, relevant de la théorie
médicale de la surdité. La personne y est catégorisée exclusivement en
fonction de son statut auditif. Cependant, le seuil fixé entre les différentes
catégories (surdité légère, moyenne, sévère ou profonde) varie d’un pays à
l’autre (pour un aperçu récent voir Egbert et al., 2012). L’approche
culturelle s’oppose à cette pratique de catégorisation et la dénonce comme
réduisant la personne déficiente auditive à sa déviance par rapport à une
norme (p.ex. Lane, 1992). Depuis la prise de conscience dans les années 80
La
Simone Groeber
123
que la langue des signes constitue une langue à part entière, les personnes
sourdes défendent l’idée que le choix terminologique spécifique
n’appartient qu’à la personne concernée elle-même, puisqu’il va de pair
avec un sentiment d’appartenance à la communauté entendante ou
Sourde2, aux deux communautés ou à aucune des deux. A ce sujet,
Grosjean (2008) mentionne que certaines personnes déficientes auditives
peuvent se sentir marginalisées par les communautés à la fois des sourds
et des entendants. Tel serait le cas par exemple des malentendants (hardof-hearing) ainsi que des sourds tardifs qui apprennent la langue des
signes comme langue seconde. Un autre facteur qui peut entraîner
d’importants enjeux identitaires supplémentaires serait le port d'une
audioprothèse (appareils auditifs ou implants cochléaires). D’un côté,
l’intégration dans la communauté des Sourds peut s'avérer difficile
puisque ces prothèses, et surtout l'implant, sont considérés comme un
effort de rapprochement de la norme (entendante) et un refus
d’acceptation de la surdité. D'un autre côté, malgré cet effort, la
restauration (souvent seulement partielle) de l’audition ne fait pas des
personnes appareillées/implantées des personnes ‘entendantes’3. La
prothèse peut ainsi devenir un élément de stigmatisation amenant une
marginalisation à la fois de la part de la communauté entendante (Goffman,
[1963] 1968) et de la communauté Sourde. Il convient de noter toutefois
qu’avec l’avancement de la technologie médicale et le nombre croissant de
personnes appareillées/implantées, beaucoup de personnes s’identifient
aujourd’hui avec une communauté malentendante (Audeoud & Lienhard,
2006, Israelite et al., 2002, Punch et al., 2004).
Dans le cadre de cette étude, nous abordons les catégorisations dans une
perspective émique4, c’est-à-dire que nous nous intéresserons aux
catégorisations que les participants eux-mêmes mobilisent et construisent
dans l’interaction (et non pas à celles qui seraient jugées appropriées par le
chercheur). L’appartenance à l’une ou l’autre catégorie est donc conçue
comme émergente de l’interaction sociale; par conséquent, elle est
dynamique et située. La difficulté de ne pas catégoriser du tout devient
évidente lorsqu’on veut référer à une population. Dans cet article nous
voulions éviter au mieux une catégorisation étique, mais nous devions tout
de même choisir un terme pour dénoter les élèves. C’est pour cette raison
que nous avons opté pour le terme générique déficient auditif qui englobe
les catégories entendant, sourd, malentendant, éventuellement implanté.
2
3
4
'Sourd’ avec majuscule réfère aux personnes qui s’identifient à la culture Sourde,
indépendamment de leur statut auditif.
La compréhension orale des personnes concernées peut être compromise lorsque la
prothèse ne fonctionne pas ou lorsqu’il y a beaucoup de bruit ambiant.
En adoptant une perspective ‘émique’ (contrairement à ‘étique’) le chercheur argumente sur
la base des points de vue des acteurs, rendus observables dans les données.
124
2.2
Identité(s) en interaction
Intégration scolaire d’élèves déficients auditifs
Le terme ‘intégration scolaire’ renvoie à un modèle d'éducation qui consiste
à proposer aux enfants en situation de handicap un enseignement dans une
classe régulière. Contrairement à l'éducation spécialisée, les enfants font
partie d'une classe comprenant des élèves tout-venants et un enseignant
ordinaire. Ce système intégratif vise la socialisation dans une communauté
entendante et une intégration sociale future plus large5. L’intégration des
élèves déficients auditifs dans la communauté de la classe régulière
traduit un certain statut égalitaire parmi les élèves de la classe. Ils font
officiellement partie de la même classe que les tout-venants; ils se
trouvent face au même enseignant et ils sont confrontés aux mêmes
matières scolaires. Dans le cas présent, les élèves déficients auditifs sont
également confrontés à la même langue d’enseignement que leurs
camardes entendants, c’est-à-dire qu’ils doivent produire et percevoir la
langue orale (allemande).
Cependant, le terme institutionnel même d’‘élève intégré’ sous-entend
aussi que l’élève en question est différent du reste de la classe. Dans le cas
présent, cette différence ressort à travers au moins deux aspects:
premièrement, les audioprothèses sont des indices physiques qui rendent
la différence visuellement accessible; deuxièmement, les élèves intégrés
sont régulièrement accompagnés d’un assistant. Cet assistant peut être un
enseignant spécialisé ou ordinaire, et son travail consiste à être présent
dans tous les cours de l’élève pour l’aider en cas de besoin (et ainsi
décharger l’enseignant principal de la classe).
L’intégration comporte donc une certaine ambivalence qui émerge entre
faire partie de la communauté (‘être égal aux autres') et former une
minorité ('être différent'). Cette ambivalence est une dimension clé du
processus d'identification des sujets déficients auditifs au cours de
l'adolescence. Elle est particulièrement délicate pour des adolescents en
situation de handicap qui sont intégrés dans un enseignement régulier
(Jeltsch-Schudel, 2008 pour des personnes en situation de handicap).
2.3
Approche socio-interactionniste et intégration scolaire
Le système de l'intégration scolaire peut être appréhendé positivement à
partir d’une perspective socio-interactionniste sur le développement selon
laquelle la participation aux activités sociales joue un rôle primordial dans
le processus d'apprentissage (voir p.ex. Tomasello et al., 1990 pour la L1,
Mondada & Pekarek Doehler, 2004 pour la L2). L'intégration scolaire offre
5
La loi fédérale suisse stipule de manière générale que l'éducation doit être adaptée aux
besoins de l'enfant (art.20). La déclaration de Salamanque, ratifiée par la Suisse en 1994,
déclare l’intégration scolaire comme mesure adéquate pour garantir l’égalité des chances
et une éducation pour tous.
Simone Groeber
125
aux enfants et adolescents déficients auditifs un espace de participation
aux activités sociales d'une communauté de pratique entendante/orale
(participation qui est à la fois lieu et objet d’apprentissage, Lave & Wenger,
1991). Elle offre ainsi un terrain propice pour la socialisation des élèves
dans le 'monde entendant' à travers la socialisation linguistique, c'est-àdire le développement des ressources linguistiques, pragmatiques et
culturelles (Ochs, 2002; Schieffelin & Ochs, 1986) mais aussi
interactionnelles (Cekaite, 2007; Hall et al., 2011). Le développement de
ces ressources est primordial pour une participation aux interactions
sociales au sein de la communauté entendante. L’importance de ce
développement repose sur le fait que 'le monde entendant', qui se construit
par le biais de la langue orale (audio-phonatoire), représente la majorité
linguistique et culturelle environnante des personnes déficientes auditives.
Par conséquent, la participation à la communauté majoritaire est un enjeu
omniprésent dans la vie quotidienne des personnes déficientes auditives
(tâches administratives, scolarisation des enfants, milieu professionnel,
etc.).
3.
L'identité en interaction
Les premières analyses qui interrogent les processus interactionnels à
travers lesquels des identités sont rendues pertinentes en interaction
s'inscrivent dans l'analyse des catégorisations d’appartenance
(membership categorization analysis, MCA) de Sacks (p.ex. 1972, 1979,
1995, Schegloff, 2007). Selon Sacks, toute personne peut être décrite en
termes de catégories d'appartenance (membership categories), telle que
'enseignant', 'politicien', 'punk', etc., dont chacune évoque des attributs
spécifiques (les catégories sont inference-rich). Certaines catégories
tendent à être regroupées en collections, appelées aussi des ‘dispositifs de
catégorisation d’appartenance’ (membership categorization devices, MCD).
Ainsi, par exemple, la collection (le MCD) 'famille' inclut entre autres les
catégories 'mère', 'oncle', 'petite-fille'6. Les catégories font appel non
seulement à des attributs spécifiques (elles sont inference-rich), mais
aussi des activités typiquement associées à une catégorie (category-bound
activities). Dans le cas de cette étude, on pourrait avoir un MCD ‘classe
régulière’, incluant les catégories ‘élève(s)’ et ‘enseignant’. Un deuxième
MCD serait celui de la ‘classe d’intégration’, formée des catégories
‘enseignant’, ‘élèves’, ‘assistante’ et ‘élèves déficients auditifs’. Les
activités typiques pour l’assistante seraient ‘assister’, ‘aider’; les attributs
des élèves déficients auditifs pourraient être ‘avoir besoin d’aide’, ‘ne pas
comprendre’, etc. D’autre part, dans un MCD ‘statut auditif’, on pourrait
6
‘Collection’ réfère donc ici à un résultat d’une catégorisation des personnes faite par les
membres d’une communauté eux-mêmes, et non pas à l’étape méthodologique du
chercheur qui consiste à ‘faire des collections de phénomènes semblables’.
126
Identité(s) en interaction
avoir les catégories ‘entendants’ pour les assistants, enseignants et élèves
tout-venants, et ‘sourds’, ‘malentendants’ ou ‘implantés’ pour les élèves
déficients auditifs.
Plusieurs études inspirées de Sacks relèvent que les catégorisations
d'appartenance ne sont pas accomplies de manière aléatoire mais sont des
ressources qui répondent à des fins interactionnelles pratiques, comme
par exemple lors de revendications d’autorité ou de crédibilité, ou ont pour
but de fournir une justification pour des actions inappropriées (p.ex. Hester
& Eglin, 1997). Ces études démontrent que les individus revendiquent
différentes catégories, donc identités sociales, en fonction non seulement
du type de situation, mais aussi du contexte séquentiel à l'intérieur d'une
même interaction (Antaki et al., 1996; dans un contexte d’apprentissage
Kasper, 2004 ainsi que Richards, 2006). Elles soulignent également que les
catégorisations ne sont pas introduites dans le discours une fois pour
toutes, mais qu'elles peuvent être refusées et négociées (p.ex. Rapley et
al., 1998). Les identités émergent ainsi dans et par l'interaction, pas à pas,
et sont sujettes à une co-construction entre les participants.
Dans la lignée des études de l'identité en ethnométhodologie (p.ex. Antaki
& Widdicombe, 1998; Rapley et al., 1998) et en analyse conversationnelle
(p.ex. Deppermann, 2007), nous prenons pour objet d'étude l’organisation
discursive et interactionnelle par laquelle les participants construisent,
c’est-à-dire attribuent et revendiquent, des identités en interaction. En
contraste avec une conception de l’identité comme un ensemble de
propriétés personnelles et sociales qui serait stable et indépendant du
contexte, nous abordons l’identité comme un fait social organisé de
manière interactive (Deppermann, 2007; Schegloff, 1991). Nous proposons
une micro-analyse séquentielle des actions qui sont accomplies par les
participants à des interactions de classes d’intégration qui relèvent de la
co-construction interactionnelle de l'identité des différents participants.
Une attention particulière sera portée à l'exploitation méthodique des
ressources linguistiques mais aussi non-linguistiques (regards, gestes,
artéfacts) pour l’auto-catégorisation (attribution d’une catégorie à soimême) et l’hétéro-catégorisation (attribution d’une catégorie à autrui).
4.
Questions de recherche et données
Notre corpus est composé de 11 leçons d’allemand d’une classe
d’intégration avec 15 élèves entendants, 3 élèves déficients auditifs (Nora,
Nikolas, Jacob), 1 enseignante entendante (Roth), 1 enseignant entendant
(Roth, le mari de Mme Roth, qui fait des remplacements ponctuels; dans
les transcriptions nous utiliserons l’abréviation Mar) et 2 assistantes
entendantes qui accompagnent les 3 élèves à tour de rôle (Micheli ou
Simone Groeber
127
Karpf7). Autour de leurs deux ans, les trois élèves ont eu un diagnostic de
surdité prélinguistique. Comme tous les trois sont nés dans des familles
entendantes, ils ont été exposés à une langue orale (Jacob au suisse
allemand, Nikolas au serbe, Nora au rom) dès leur plus jeune âge.
Cependant, dû à l’accès physiologique restreint à la langue orale, les élèves
n’ont pas développé une L1 orale comme leurs camarades entendants. La
langue des signes leur a été accessible seulement dans un deuxième temps
(après l’âge de 2 ans). Aujourd’hui, on peut les considérer comme des
locuteurs bilingues en Allemand et en langue des signes suisse allemande
(Deutschschweizerische Gebärdensprache, DSGS), démontrant dans
chacune des langues une compétence d’apprenant (cf. aussi Berent, 2004).
Les élèves ont en moyenne 14 ans et fréquentent la 1ère année de l’école
secondaire. Les trois élèves déficients auditifs font par ailleurs partie d’un
groupe de six élèves déficients auditifs qui suivent ensemble des cours
spécialisés en petits groupes. Ces leçons spécialisées pour les six élèves
sont appelées ‘leçons bimodales’, car elles se déroulent en allemand oral
et/ou en langue des signes suisse allemande (DSGS). Les leçons ont été
enregistrées à l’aide de deux caméras sur une durée de 8 semaines. Les
enregistrements ont ensuite été transcrits selon les conventions
traditionnellement utilisées en analyse conversationnelle (avec quelques
modifications, cf. Annexe).
Dans ce qui suit, trois questions centrales seront abordées:
• Quelle identité est revendiquée par l'élève déficient auditif (autocatégorisation) et quelle identité lui est attribuée par d'autres membres
de la situation d'interaction (hétéro-catégorisation)?
• Au moyen de quelles ressources linguistiques et non-linguistiques estce que l'identité est rendue pertinente, revendiquée et attribuée par les
divers participants?
• A quel moment, c'est-à-dire dans quel environnement situationnel mais
aussi séquentiel, est-ce que l’auto- ou l’hétéro-catégorisation a lieu?
5.
Construction de sous-groupes à l’intérieur de la classe
Dans ce chapitre, nous démontrerons au moyen de deux exemples
comment l’enseignant/l’assistant contribue à (re-)construire la réalité
sociale de la classe d’intégration comme étant formée par deux sousgroupes.
Le premier exemple est tiré d'une leçon où les élèves exercent un discours
devant la classe. Ce discours est préparé en vue de l’accueil des nouveaux
élèves à la rentrée scolaire. La manière dont l’activité est conduite
témoigne de la différence entre Nikolas, Jacob et Nora et leurs camarades
7
Afin de garantir l’anonymat, des pseudonymes ont été choisis pour tous les participants.
128
Identité(s) en interaction
entendants. Premièrement, pour faire leur discours, les trois élèves ont le
droit d'utiliser un code linguistique autre que celui du reste de la classe, la
langue des signes suisse allemande. Deuxièmement, leur discours ne se
fait pas de manière entièrement autonome dans le sens où l’assistante,
Mme Micheli, fonctionne en tant que médiatrice qui lit le discours des trois
élèves en allemand oral pour le public entendant. Un troisième élément qui
manifeste que les trois élèves font partie d’un groupe autre que le reste de
la classe se matérialise dans l'intervention de Micheli à la fin du discours:
Extrait 1: ‘Bimodalschüler’ (JNV_IN_100621)
01 Mic
u:nd (..) ihr wollt nicht sagen dass ihr nora
02
jacob und nikolas aus der bimodalklasse °seid.°
et vous ne voulez pas dire que vous êtes nora
jacob et nikolas de la classe bimodale
((quelques secondes plus tard))
29 Mic
die anderen schüler haben auch gesagt die
les autres élèves ont dit aussi ils
30
haben ihren namen gesagt und dann haben sie
31
gesagt dass sie aus der klasse zwei f sind.
ont dit leurs noms et puis ils ont
dit qu’ils sont de la classe deux f
Les trois élèves suivent des leçons d’intégration dans la classe 2f, dont ils
font donc partie. Cependant, ils appartiennent également à la classe
bimodale, c’est-à-dire au groupe des six élèves déficients auditifs suivant
ensemble des cours en langue des signes (cf. pt. 4). Dans cet extrait,
l’assistante Micheli réfère à ces deux groupes distincts, soit la classe
bimodale, dont font partie Nikolas, Jacob et Nora (lignes 01-02), et la
classe 2f, dont font partie les autres élèves (entendants) de la classe (l. 2931). En attribuant les élèves à la catégorie classe bimodale, elle les hétérocatégorise comme étant différents de la classe régulière 2f. Il convient de
noter que cette référence aux deux groupes distincts est rendue pertinente
par la manière dont l’activité a été conduite: puisque les élèves font leur
présentation en langue des signes, leur statut en tant qu’élève différent
des autres est effectivement rendu manifeste (lors de l’exercice ici
transcrit ainsi que lors de la présentation future devant les nouveaux
élèves).
La différence des élèves n'est donc pas seulement visible à travers leur
façon de participer à la tâche scolaire, mais est également discursivement
construite par l’assistante, qui subdivise la catégorie de la classe ordinaire
en deux catégories distinctes, les élèves de la classe bimodale et les élèves
de la classe 2f.
D’autres exemples témoignent d'une catégorisation plus subtile des trois
adolescents comme faisant partie d'un groupe autre que la 2f. Alors que la
catégorisation de l’extrait 1 se fait au travers de ressources référentielles,
l’extrait 2 montre que des ressources prosodiques peuvent s’ajouter à cela.
Simone Groeber
129
Extrait 2: ‘dieses Zusatzblatt auch im Heft’ (JNV_IN_100603)
01
Mar
wer fertig ist (..) *+wenn ihr fertig seid im heft,
celui qui a fini (..) si vous avez fini dans le cahier
((staccato))+&
02
MAR
03
Mar
*pointage répété sur nikolas et
jacob, ensuite pointage sur feuille qu’il tient dans sa
main gauche)+
&könnt ihr ein blatt holen als zusatzblatt, (..) und
vous pouvez aller chercher une feuille en tant que feuille supplémentaire (..) et
04
dieses zusatzblatt auch im heft, +auch im sprachheft
05
((staccato))+ hä (..) wenn ihr fertig seid.
cette feuille supplémentaire aussi dans le cahier aussi dans le cahier de langue
hein (..) si vous avez fini
06
07
(..)
Mar
08
09
(.)
Mar
+klar. ((se tourne vers le reste de la classe))+
c’est clair
>haben die andern auch verstanden?<
est-ce que les autres ont compris aussi
L’extrait 2 montre comment l’enseignant scinde la classe en deux groupes.
Il commence son tour avec une référence vague (‘wer fertig ist’, l.01), puis
s’auto-répare en s’adressant à un groupe spécifique (‘wenn ihr fertig seid’,
l.01). Une analyse prenant en compte la vidéo révèle que l’enseignant réfère
au groupe (ou à une partie du groupe) des trois élèves déficients auditifs: il
regarde en direction de Jacob et Nikolas et les pointe du doigt (l.01-02). De
plus, l’enseignant articule de manière exagérée (l.01, l.04), son explication
présente des reformulations (l.4), et il utilise une syntaxe simplifiée
(absence du verbe, l.05). L’enseignant change ensuite de posture (l.7) en
demandant si les autres, c’est-à-dire ceux qui ne font pas partie du groupe
auquel il vient de s’adresser, ont compris aussi (l.09). Tout comme dans le
premier exemple, il est important de prendre en considération le contexte
séquentiel de cet extrait: précédemment, Nora avait demandé si c’était
bien dans le cahier de langue qu’elle devait faire l’exercice.
Ces deux extraits illustrent la construction d’une réalité de deux groupes.
Dans le premier exemple, le contraste est créé lexicalement entre classe
bimodale et classe 2f. Le deuxième exemple est moins explicite puisque la
scission en deux groupes est faite au moyen de ressources prosodiques
dans un premier temps, et rendu plus explicite dans un deuxième temps au
moyen d’une ressource linguistique (‘die andern’, l.09). Ce constat soutient
ce qui a été soulevé par Hinz (2002) dans sa comparaison entre le modèle
intégratif et le modèle inclusif. Selon lui, le premier repose sur une théorie
de deux groupes (Zwei-Gruppen-Theorie) et les élèves intégrés sont
abordés comme des élèves ayant des besoins spécifiques qu’on intègre
dans une classe homogène d’élèves tout-venants. Le contraste entre les
deux groupes est créé rien que par la présence d’un enseignant spécialisé
assigné aux élèves intégrés, ce qui peut être particulièrement délicat pour
des adolescents en quête d’autonomie et d’indépendance. Par contraste,
130
Identité(s) en interaction
l‘inclusion scolaire va de pair avec une re-conceptualisation du système de
la classe en abordant les enfants en situation de handicap comme une
minorité parmi d’autres (minorités ethniques, nationales, religieuses, etc.).
L'enseignant spécialisé y fonctionnerait comme ressource pour la gestion
d’une classe hétérogène plus large et ne serait pas l'assistant d'une
personne spécifique.
Il est intéressant de noter que dans l’ensemble des données on n’observe
aucune occurrence où la référence aux élèves fait apparaître une
catégorisation élèves intégrés, élèves sourds ou malentendants. Cela
montre que leur handicap n’est jamais rendu pertinent au moyen de termes
référentiels spécifiques.
6.
Incarner et négocier des identités: une analyse multimodale
Alors que dans le chapitre 5 nous nous sommes intéressés à la manière
dont les enseignants/assistants s’adressent aux élèves, ce chapitre traite
de la dimension co-construite et négociable de l’identité. Afin de
contextualiser les analyses qui suivront, quelques remarques sur la
participation des élèves dans les activités en classe s’imposent. Les élèves
déficients auditifs sollicitent régulièrement l’assistante de manière
explicite lorsqu’ils rencontrent des problèmes de compréhension lors des
travaux individuels ou en petit groupes. Cette forme de participation est
systématiquement observable dans le reste du corpus. Lors de ces
moments, les élèves accomplissent une activité liée à leur catégorie
d’élèves assistés (category-bound activity), ce qui rend observable leur
identité différente. Il est notable que cette auto-catégorisation contraste
nettement avec celle que l’on retrouve dans l’intégralité des moments où
les trois élèves sont engagés dans des activités en plénière.
6.1
Quand auto-catégoriser est hétéro-catégoriser
L’extrait 3 illustre l'auto-catégorisation de l'assistante Karpf comme
tutrice qui soutient l'élève (category-bound activity) lorsque celui-ci est
impliqué dans un exercice en plénière. Cette identité de tutrice ne lui est
donc pas uniquement attribuée par l'institution, mais s’incarne à travers
les ressources linguistiques et non-linguistiques auxquelles elle a recours.
L’activité en cours est un exercice où les élèves doivent déterminer le
temps de verbes écrits au tableau noir ainsi que sur une feuille devant eux.
L’assistante Karpf est présente, travaillant sur son ordinateur le dos tourné
aux élèves Jacob et Nikolas.
Simone Groeber
131
Extrait 3: ‘plusquamperfekt’ (JNV_IN_100614)
01 Rot
und (.) jacob?
02 Jac
03 Rot
+(..) ((se redresse))+
die letzte?
04 Kar
05 Jac
06
07 Jac
[se tourne depuis son ordinateur vers jacob
[dirige son regard depuis le tableau noir sur sa feuille
+(1.4) ((jacob regarde sa feuille))+
<plu(s)quam>perfekt.=
08 Rot
=<sehr gut.>
et jacob?
la dernière?
plusqueparfait
très bien
09 +(5.5) ((roth écrit au tableau noir))+
10 Rot
so
alors
11 (1.0)
12 Rot
richtig. also wir haben jetzt *(..)&
juste donc nous avons maintenant
13 Kar
14 Kar
*hochement affirmatif de la
tête
-gutbien
L’extrait commence avec l’enseignante qui hétérosélectionne Jacob (l.01).
Celui-ci répond à l’hétérosélection en se redressant (l.02) sur sa chaise.
L’enseignante poursuit en lui demandant de déterminer le dernier verbe
(l.03). Suite à la demande de Roth, l’assistante Karpf commence à se
tourner vers Jacob (l.04) alors que lui dirige son regard depuis le tableau
noir sur sa feuille (l.05).
Par son désengagement de son travail sur l’ordinateur et l’orientation vers
Jacob à ce moment précis, Karpf rend observable qu’elle est (tacitement)
engagée dans l'exercice et donc disponible pour une éventuelle sollicitation
d’aide de la part de Jacob. Pendant 1.4 seconde (l.06), celui-ci regarde sa
feuille avant de fournir la réponse à voix basse et lentement (l.07), tout en
fixant sa feuille. L'enseignante Roth évalue positivement sa réponse par un
enchaînement rapide (l.08), clôturant ainsi la séquence IRE (Initiation,
Réponse, Evaluation; Mehan, 1979). Il est à noter que, dans ces leçons, le
format IRE subit quelques modifications. Alors que l'enseignante principale
pose les questions et donne les consignes (I), le troisième mouvement (E)
est régulièrement produit non pas exclusivement par l'enseignante
principale mais aussi par l'assistante: dans l’extrait 3, Karpf confirme la
réponse de Jacob d’un hochement de la tête (l.13), suivi d’une évaluation
positive à voix basse (l.14). D'une part, la réalisation retardée et le volume
bas de cette évaluation montrent que Karpf ne s’intègre pas comme
participante dans la plénière, mais engage une interaction à part avec
Jacob. D'autre part, le fait que Karpf évalue également l'intervention de
Jacob rend observable sa catégorie de tutrice, déclenchant ainsi la
collection classe d’intégration. Par cela, son auto-catégorisation accomplit
132
Identité(s) en interaction
en même temps une hétéro-catégorisation de Jacob comme étant l’élève
assisté ou l’élève à besoins ‘spécifiques’ 8.
Il est intéressant de voir que Karpf construit cette catégorisation alors
même que Jacob se présente comme un participant compétent de la classe
qui suit le développement de l’exercice et qui peut résoudre les tâches
qu’on lui attribue. Par ses actions verbales et non-verbales, Jacob se
présente donc comme un élève parmi d'autres, sans besoins spécifiques.
Cependant, son hétéro-catégorisation en tant qu'élève assisté qui est
sous-jacente à l’auto-catégorisation de l’assistante le présente comme
étant différent du reste de la classe.
L’extrait 3 illustre un aspect régulièrement observable dans le corpus. Lors
d’exercices en plénière, les élèves ne sollicitent pas l’aide de l’assistante
mais incarnent, du moins dans un premier temps, une identité d’élève
parmi d’autres en essayant de participer à l’exercice de manière autonome.
Dans l’extrait 4, l'assistante Micheli est assise à côté de Nikolas, tournant
le dos à Nora. Celle-ci est hétéro-sélectionnée par l'enseignante Roth pour
répondre à un exercice en plénière qui consiste à déterminer les cas
nominaux à partir de phrases écrites au tableau noir. L’exercice est en
cours depuis un moment, la tâche des élèves est toujours la même: lire la
phrase et déterminer les cas nominaux à l’aide d’une question formulée par
l’élève9.
Extrait 4: ‘unter die feinde’ (JNV_IN_100506)
01 Rot
und jetzt (..) haben wir einen zweiten teil hier, (..)
02
nora?
et maintenant nous avons une deuxième partie ici
nora
03 (...)
04 Rot
05 Mic
06 Rot
07 (.)
08 Rot
+stieg in voller rüstung auf? und [jagte es unter die&
[dos contre nora,
tourne sa tête vers nora
&feinde. ((lecture du texte))+
unter die feinde musst du bestimmen.
parmi les ennemis tu dois déterminer
09 (11.6)
10 Mic
11
+WAVE(nor) *FRAGEN palm-up ((langue des signes))+
*°wie musst du fragen°
comment dois-tu poser la question
8
9
Cela illustre ce que Schegloff (2007:470) dit: “the doing of a category-bound action can
introduce into a scene or an occasion the relevance of the category to which that action is
bound, and, with that category, the MCD which is its locus, and thereby its other categories
as potential ways of grasping others in that scene.“
Il s’agit d’une stratégie communément utilisée dans les leçons d’allemand pour déterminer
les cas nominaux. Si par exemple dans ‘der Esel pries das Pferd’, on doit déterminer le cas
de ‘das Pferd’, on formule la question, ‘wen oder was pries der Esel’, pour déterminer que
‘das Pferd’ est accusatif.
Simone Groeber
133
Dans son tour allant des lignes 01 à 06, l’enseignante hétéro-sélectionne
Nora pour l’exercice et lui explique ce qu’elle doit faire. Comme dans
l’exemple 3, l’assistante incarne son identité de tutrice en se tournant vers
Nora pendant cette hétéro-sélection (l.05). L’action qui est rendue
pertinente, c’est-à-dire la détermination du cas de ‘feinde’, n’est
visiblement pas produite (voir aussi les pauses aux lignes 03, 07 et 09).
Nora n’exprime son incompréhension par aucun moyen explicite, mais son
absence de réponse répétée indique la présence d’un problème. Après le
long silence de 11.6 secondes pendant lequel Nora fixe la projection au
tableau (l.09), l’assistante initie finalement une séquence en reformulant
par une question la tâche que Nora doit accomplir. Elle attire l’attention de
Nora avec un mouvement de sa main (l.19 WAVE(nor)), utilise le signe
(langue des signes) FRAGEN et demande à voix basse °wie musst du
fragen° (l.11). Cette question fonctionne comme étayage dans la
résolution de la tâche que Nora doit effecteur (déterminer les cas
nominaux), puisqu’il s’agit d’une étape intermédiaire faisant partie du
format de cet exercice (cf. aussi note de bas de page 9).
Les extraits 3 et 4 montrent à différents degrés d’explicitation que l’autocatégorisation par les élèves eux-mêmes et l’hétéro-catégorisation des
élèves par l’assistante peuvent être concurrentielles. En incarnant
l’identité de tutrice, celle-ci s’oriente vers les élèves comme faisant partie
de la catégorie élève assisté. Contrairement à cela, les élèves eux-mêmes
revendiquent une identité d’élève parmi d’autres en s’alignant sur un mode
de participation commun à la classe ordinaire. Autrement dit, en
accomplissant les activités associées à la catégorie élève de la classe
ordinaire (category-bound activity), ils évitent de rendre manifeste la
collection classe d’intégration.
L’auto-catégorisation des élèves est donc dépendante du contexte
situationnel et des structures de participation en jeu (cf. aussi Ochs, 1993):
(1) ils revendiquent l’identité d’élève à besoins spécifiques lors des travaux
individuels et lors des moments de type cours magistral, (2) ils s’alignent
sur une forme de participation identique à celle du reste de la classe, en se
présentant comme des élèves parmi d’autres, lors des exercices en
plénière. Ces différentes revendications d’appartenance révèlent que les
élèves sont (à un certain degré) socialisés dans la communauté de pratique
de la classe ordinaire. Ils ont recours aux mêmes ressources que les élèves
tout-venants, tant en termes de langue utilisée qu’en termes de forme de
participation à la plénière. L’alignement sur un mode de participation
rendant manifeste une appartenance à la classe ordinaire leur permet de
se présenter comme similaires aux élèves tout-venants, et cela dans des
moments où ils sont exposés à l’ensemble de la classe. En même temps,
leur revendication d’appartenance à la classe bimodale/classe
d’intégration dans des moments de travail individuel indique que leur
134
Identité(s) en interaction
différence (en termes d’appartenance à une autre communauté) n’est pas
camouflée mais est entièrement rendue observable lors des moments de
travail individuel. Ce résultat suggère que les élèves ne cherchent pas de
manière inconditionnelle à être similaire à leurs camarades entendants,
puisqu’ils n’évitent pas de recourir à l’aide de l’assistante dans certains
moments. Leur adaptation au comportement des camarades entendants
dans des moments précis semble plutôt traduire une certaine socialisation
dans la communauté entendante donnée.
6.2 L’auto-catégorisation dynamique
Dans les extraits 5a et 5b, on observe le cas exceptionnel où, durant une
plénière, un élève construit lui-même l’identité d’élève assisté et d’élève
avec implant après une première orientation vers une identité élève parmi
d’autres. L’identité y est observable comme quelque chose de dynamique
et comme exploitable en tant que ressource pour la réalisation de tâches
émergeant de l’interaction. L’extrait provient d’un exercice de conjugaison
de verbes. Pour clore cet exercice, l’enseignante Roth demande à Jacob de
réciter les trois temps verbaux qu’ils viennent de déterminer en classe.
Extrait 5a: ‘Batterie leer’ (JNV_IN_100623_1ere)
01 Rot
wer kann jetzt fürs letzte verb noch einmal alle drei
02
03 (.)
04 Rot
formen sagen?
qui peut maintenant pour le dernier verbe dire encore une fois toutes les trois formes
jacob?
jacob
05 (1.0)
06 Rot
[grundform eins.
07 Jac
[°ich hab(e) nicht verstanden.°
forme de base une
j’ai pas compris
08 (1.1)
09 Rot
von diesem verb da.
de ce verbe-là
10 (1.5)
11 Fi1
(xx) schloft.
(xx) dort
12 (3.6)
13 Jac
°ich weiss nich(t)°
je ne sais pas
14 (1.0)
15 Rot
hast du nicht zugehört du hast ja immer gehört.
tu n’as pas écouté pourtant tu as toujours entendu
16 (.)
17 Rot
ich hab’s ja immer wiederholt.
puisque j’ai toujours répété
Après la sollicitation par l’enseignante (l.01-04), la première longue pause
d’une seconde (l.05) suggère que Jacob n’est pas en mesure de fournir la
réponse. Après cette première absence de réponse, Roth produit une
Simone Groeber
135
expansion de son tour en spécifiant sa requête par l’indication de la forme
verbale que Jacob doit fournir en premier (l.06). En chevauchement avec
cette expansion de Roth, Jacob donne une première justification
(account)10 pour l’absence de réponse en disant qu’il n’a pas compris (l.07).
Par la nature ambiguë du verbe ‘verstehen’ qui peut référer à la fois à une
compréhension acoustique et à une compréhension de type saisir, Jacob
sous-spécifie le problème qu’il rencontre en laissant implicite l’objet du
problème de compréhension, ainsi que plus généralement le type de
compréhension. Cela lui permet d’évoquer simultanément deux catégories
sans pour autant expliciter l’appartenance à l’une ou à l’autre. D’un côté, la
catégorie déficient auditif est rendue pertinente dans la mesure où Jacob
rencontre régulièrement des problèmes de compréhension acoustique en
raison de son statut auditif (c’est un attribut qu’on associe à Jacob en tant
que membre de la catégorie déficient auditif). La catégorie élève ordinaire
peut aussi être évoquée par cet account dans le sens où un élève entendant
peut également avoir un problème de compréhension, acoustique ou
conceptuel, et donc ne pas être en mesure de répondre à l’enseignante. De
manière intéressante, quelle que soit la catégorisation rendue pertinente,
cette justification permet d’éviter une revendication de l’identité mauvais
élève qui serait évoquée en disant ‘je n’ai pas écouté’ et donc ‘je n’ai pas
suivi’ ou encore ‘je ne sais pas’.
Après de nouvelles longues absences de réponses (l.08, 10 et 12), Jacob
fournit une deuxième justification, référant cette fois-ci non pas à la
compréhension mais au savoir (l.13). Par cette deuxième justification pour
son absence de réponse (ignorance account; Heritage, 1984, 1988), Jacob
s’aligne toujours sur une identité d’un élève parmi d’autres. A travers cette
justification Jacob ne s’auto-catégorise pas comme un élève autre ou élève
intégré, mais seulement comme un élève ignorant, puisque déclarer son
incapacité à répondre en raison de son ignorance pourrait être accomplie
par n’importe quel élève, et pas uniquement par un élève déficient auditif.
Il est intéressant de voir que l’enseignante réfute clairement les
justifications de Jacob. Etant donné qu’il s’agit d’une répétition des
réponses données au préalable et non pas d’une réflexion individuelle à
faire, la justification de ne pas savoir et de ne pas comprendre
conceptuellement n’est pas traitée comme valide – il ne s’agit pas de
savoir mais de répéter. Sans avoir été explicité par Jacob, le problème de
l’audition, de ne pas comprendre acoustiquement, comme une explication
est réfutée également quand l’enseignante affirme que Jacob a toujours
entendu (l.15). Elle juge impossible l’éventualité que Jacob n’ait pas
10
L'organisation de l'interaction repose en grande partie sur des paires adjacentes (questionréponse, salutation-salutation, etc.) dans lesquelles les tours de paroles sont liés par une
dépendance conditionnelle. Une deuxième partie de paire (réponse, salutation) qui est
absente ou produite de manière non-préférée doit être justifiée (account, p.ex. Heritage,
1984).
136
Identité(s) en interaction
entendu, ce qu’elle souligne en disant qu’elle a toujours répété les
réponses données par les élèves (l.17). En effet, Roth porte un
microphone11 qui amplifie sa parole et la transmet aux audioprothèses des
élèves. Par conséquent, la perception acoustique de la parole de Roth est a
priori garantie.
Par ce tour à la ligne 17, l’enseignante fait donc deux choses.
Premièrement, en affirmant que Jacob a toujours entendu elle fait
référence à son identité de malentendant ou porteur d’implant tout en
réfutant l’idée que cette identité soit la cause de son absence de réponse.
On ne s’attendrait pas à ce que l’enseignante dise cela à un élève
entendant. Deuxièmement, en réfutant les justifications de ‘pas
comprendre’ et de ‘pas savoir’, l’enseignante mobilise une identité mauvais
élève (la seule explication restant pour rendre compte de l’absence de
réponse de Jacob est une inattention à ce qui se passait en plénière). Ne
pas savoir ou ne pas comprendre sont des caractéristiques tout à fait
communes à l’identité d’élève, dont une des activités associées est
d’apprendre et de comprendre. Contrairement à cela, ne pas écouter est
une activité associée à une catégorie mauvais élève puisque ce
comportement est inapproprié aux normes et règles de la salle de classe.
L’interaction se poursuit avec l’implication de l’élève Besian qui répète
encore une fois les formes verbales, suivi à chaque fois d’une répétition
émise à haute voix et lentement par l’enseignante avant la répétition de
Jacob. Jacob répète les verbes à voix basse et de façon peu intelligible.
L’extrait suivant montre la fin de cet exercice de répétition.
11
Système FM: un émetteur à la source du son (un orateur p.ex.) transmet le signal amplifié à
un récepteur dans l'implant cochléaire ou l'appareil auditif. Les élèves disposent de ce
système FM leur permettant de mieux percevoir la parole de l'enseignante à travers son
microphone dans le bruit ambiant de la salle de classe.
Simone Groeber
137
Extrait 5b: ‘Batterie leer’ (JNV_IN_100623_1ere)
41 Rot
und jetz(t)
42 Bes
hineingetreten.
et maintenant
entré
43 (..)
44 Rot
<hineingetreten.>
45 Jac
°hineinge(xx)°
46 Mic
jacob (.) kannst du bitte deutlicher sprechen und lauter?
47 Rot
[hineingetreten.
48 Jac
[meine batt lee-
49 Rot
hä?
50 Jac
batterie leer.
entré
entr(x)
jacob peux-tu stp parler plus clairement et plus fort
entré
mes batteries sont vihein
batteries vides
Lors du troisième verbe répété, la prononciation de Jacob donne lieu à une
requête par l’assistante qui le prie de parler plus clairement et à voix haute
(l. 46). Suite à cette évaluation négative rendant manifeste son identité
d’élève intégré par l’intervention de l’assistante, Jacob s’auto-catégorise
clairement comme élève avec implant en justifiant sa prononciation jugée
inappropriée par la pile de son implant qui est vide (l.48). Cette justification
rend compte d’une part de son action précédente (la prononciation), mais
rétrospectivement aussi des absences de réponses au début de son
activité en plénière.
Au-delà de la dépendance des identités du contexte situationnel et des
identités concurrentielles (extraits 3 et 4), cet exemple démontre la
construction conjointe et interactive de l’attribution et de la revendication
de l’identité et son émergence dans des positions séquentielles bien
spécifiques. Dans un premier temps Jacob rend observable son autocatégorisation comme un élève de la classe ordinaire, en évoquant son
manque de compréhension ou de savoir, plutôt que de solliciter l’assistante
ou de référer à sa pile qui est vide. Dans un deuxième temps, l’assistante et
l’enseignante rendent observable par différentes ressources une hétérocatégorisation de Jacob en tant qu’élève porteur d’implant ou
malentendant, mais aussi en tant que mauvais élève qui ‘n’écoute pas’ et
qui ne se comporte pas de manière appropriée. Elles co-construisent cette
hétéro-catégorisation en s’alignant les deux sur le fait que Jacob n’a pas
une élocution appropriée. Et c’est donc seulement dans un troisième temps
que Jacob fait explicitement appel à son identité de porteur d’implant.
Cette auto-catégorisation lui permet d’expliquer ou de justifier non
seulement sa mauvaise prononciation, mais aussi, de façon plus générale,
son impossibilité de résoudre la tâche qui lui était attribuée et donc de
138
Identité(s) en interaction
participer de manière appropriée à la plénière. L’incarnation de l’identité
porteur d’implant devient à ce moment précis une ressource pour justifier
diverses actions jugées inappropriées dans la salle de classe et défendre
son identité de bon élève de la classe d’intégration. Cette observation
rejoint celle de Rapley et al. (1998: 810):
self-categorisations may be dynamic and fluid within the course of a single
interaction, being locally crafted or worked up, in an occasioned manner, to meet the
moment-by-moment exigencies of conversational interaction
Il est notable que l’appartenance à la catégorie d’élève implanté n’est
avancée qu’en dernier recours, lorsque toutes les justifications sont
épuisées et réfutées par l’enseignante. La référence à l’implant et à un
statut différent est donc retardée, démontrant la préférence de Jacob pour
la catégorie d’élève parmi d’autres lors d’activités en plénière. La
mobilisation finale de la catégorie élève implanté permet un évitement de
la catégorie mauvais élève de la classe d’intégration. Or, alors que
l’argument de la pile vide permet de maintenir l’identité de bon élève en
intégration, cela n’est pas le cas pour l’identité élève bimodal. L’interaction
continue avec l’intervention de l’assistante dans l’échange qui explique à
Jacob que lorsque l’implant ne fonctionne pas, il n’a pas le droit d’assister
aux leçons d’intégration.
7.
Synthèse et conclusion
Dans cet article, nous nous sommes intéressés à la manière dont
différentes catégories ou identités sociales sont évoquées dans des
interactions en classe régulière, soit par des termes référentiels explicites,
soit par des actions rendant manifeste l’appartenance à une certaine
catégorie. Cette analyse s’est penchée sur l’ensemble des ressources
disponibles pour l’auto- ou l’hétéro-catégorisation. Une attention
particulière a été portée à l’insertion situationnelle mais aussi séquentielle
des catégorisations, en relevant les tâches interactionnelles auxquelles
elles étaient liées ou auxquelles elles pouvaient répondre. Nous espérons
avoir montré que parmi l’ensemble des catégories et identités possibles
pour les trois adolescents à déficience auditive,
• l’attribution et la revendication de l’identité tutrice et élève intégré
est co-construite par les interlocuteurs à travers des moyens
linguistiques mais aussi non-linguistiques (prosodie, posture,
regard);
• les participants peuvent s’orienter simultanément vers des identités
concurrentielles;
• l’orientation vers des identités spécifiques est dépendante du
contexte situationnel (travail individuel, travail en séance plénière),
mais aussi du contexte séquentiel (au fil d’une même interaction);
Simone Groeber
139
• l’attribution ou la revendication d’une identité fonctionne comme une
ressource dans l’accomplissement de tâches interactionnelles
émergentes, comme p.ex. dans la justification d’une action par un
participant.
L'analyse des extraits a montré que les élèves n'incarnent pas
nécessairement l'identité qui leur est attribuée d'une part par le modèle
éducatif/institutionnel et d'autre part par les actions des enseignantes. Ils
jonglent avec des identités différentes selon les activités et les tâches
interactionnelles en jeu et font ainsi preuve d’une compréhension située
des moyens jugés appropriés aux contextes situationnel et séquentiel.
Malgré le fait que certaines activités associées à leur statut d'élèves
intégrés ne seraient pas considérées comme inappropriées (solliciter
l'assistante en cas de besoin), ils répondent aux normes et aux valeurs
d'une classe ordinaire. Ils accomplissent des activités spécifiques à la
catégorie d'élève ordinaire et tant qu'une telle catégorisation est possible,
elle est maintenue. Malgré des problèmes de compréhension que les élèves
peuvent rencontrer, ils démontrent donc une compétence à participer de
façon pertinente à l'interaction en classe, ce qui témoigne de leur
socialisation dans la communauté de pratique entendante. Ils investissent
des efforts pour agir en tant que membres compétents et pour se fondre
dans la communauté entendante. Par contre, l'identité élève intégré ou
élève implanté est mobilisée à toutes fins pratiques, devenant par exemple
une ressource lors de la justification d'un comportement jugé inapproprié
en classe. Cette identité est revendiquée, bien qu’elle ait pour
conséquence d’étiqueter publiquement l’élève comme différent de ses
camarades, lorsqu’elle permet de préserver une image de bon élève.
Conventions de transcription
(.) (..) (...) (1.2)
&
=
[]
*
.
,
?
.h
> <
< >
bimodal
(xxx)
(bimodal)
((rires))
-schenken°schenken°
°°schenken°°
Pauses
Continuation du tour de parole
Enchaînement rapide
Chevauchement (entre deux locuteurs)
Simultanéité entre vocal et gestuel/langue des
signes (du même locuteur)
Intonation descendante finale
Intonation continuative
Intonation montante finale
Prise d’air
Accélération
Ralentissement
Emphase
Inaudible
Incertain
Commentaire
Produit sans vocalisation
Volume faible
Volume très faible (chuchotement)
140
+schenken+
WAVE(nor)
palm-up
Identité(s) en interaction
Volume fort
Mouvement de la main conventionnel en langue des
signes pour attirer l’attention de quelqu’un (p.ex. de
Nora)
Paume de la main tournée vers le haut; forme de la
main conventionnelle en langue des signes suisse
allemande pour des questions ouvertes
Bibliographie
Antaki, Ch., Condor, S. & Levine, M. (1996): Social identities in talk: Speakers' own orientations. In:
British Journal of Social Psychology, 35, 473-492.
Antaki, Ch. & Widdicombe, S. (eds.) (1998): Identities in Talk. London (Sage).
Audeoud, M. & Lienhard, P. (2006): Mittendrin - und doch immer wieder draussen?
Forschungsbericht zur beruflichen und sozialen Integration junger hörgeschädigter
Erwachsener. Luzern (SZH).
Berent, G. P. (2004): Sign language-spoken language bilingualism: code mixing and mode mixing
by ASL-English bilinguals. In: Bhatia, T.K. & Ritchie, W. C. (eds.), The Handbook of
Bilingualism. Malden, MA (Blackwell Publishing), 312-335.
Cekaite, A. (2007): A Child’s Development of Interactional Competence in a Swedish L2 Classroom.
In: The Modern Language Journal, 91(1), 45-62.
Deppermann, A. (2007): Using the other for oneself. Conversational practices of representing outgroup members among adolescents. In: Bamberg, M., De Fina, A. & Schiffrin, D. (eds.):
Selves and Identities in Narrative and Discourse. Amsterdam (John Benjamin), 273-301.
Dumont, A. (1996): Implant cochléaire, surdité et langage. Paris (De Boeck).
Egbert, M., Groeber, S., Damsø Johansen, J., Lonka, E., Meis, M., Pajo, K., Ruusuvuori, J., Skelt, L.
(2012): Hearing health care provision in the national systems of Australia, Denmark, Finland,
Germany and Switzerland – similarities and differences. In: Egbert, M. & Deppermann, A.
(eds.), Hearing Aids Communication: Integrating Human Interaction, Technology and
Audiology to Improve Hearing Technology Use. Mannheim (Verlag für Gesprächsforschung).
Grosjean, F. (2008): Studying Bilinguals. Oxford (University Press).
Goffman, E. (1968 [1963]): Stigma. Notes on the management of spoiled identity. London
(Penguin).
Hall, J.K., Hellermann, J. & Pekarek Doehler, S. (eds.) (2011): L2 Interactional Competence and
Development. Clevedon (Multilingual Matters).
Heritage, J. (1984): Garfinkel and Ethnomethodology. Cambridge (Polity Press).
— (1988): Explanation as accounts. A conversational analytic perspective. In: Antaki, C. (ed.):
Analysing everyday explanations. London (Sage), 127-144.
Hester, S. & Eglin, P. (1997): The Reflexive Constitution of Category, Predicate and Context in Two
Settings. In: Hester, S. & Eglin, P. (eds.), Culture in Action. Studies in Membership
Categorization Analysis, 25-48.
Hinz, A. (2002): Von der Integration zur Inklusion - terminologisches Spiel oder konzeptionelle
Weiterentwicklung? In: Zeitschrift für Heilpädagogik, 53, 354-361.
Simone Groeber
141
Israelite, N., Ower, J. & Goldstein, G. (2002): Hard-of-Hearing Adolescents and Identity
Construction: Influences of School Experiences, Peers, and Teachers. In: Journal of Deaf
Studies and Deaf Education, 7(2), 134-148.
Jeltsch-Schudel, B. (2008): Identität und Behinderung. Biographische Reflexionen erwachsener
Personen mit einer Seh-, Hör- und Körperbehinderung. Oberhausen (Athena).
Kasper, G. (2004): Participant orientations in conversation-for-learning. In: Modern Language
Journal, 88, 551-567.
Lane, H. (1992): The Mask of Benevolence. Disabling the Deaf Community. New York (Knopf).
Lave, J. & Wenger, E. (1991): Situated learning: Legitimate peripheral participation. New York
(Cambridge University Press).
Mehan, H. (1979): Learning Lessons. Social Organization in the Classroom. Cambridge (Harvard
University Press).
Mondada, L. & Pekarek Doehler, S. (2004): Second Language Acquisition as Situated Practice:
Task Accomplishment in the French Second Language Classroom. In: The Modern Language
Journal, 88(4), 501-518.
Ochs, E. (1993): Constructing social identity: a language socialization perspective. In: Research on
Language and Social Interaction, 26, 287-306.
— (2002): Becoming a speaker of culture. In: C. Kramsch (ed,): Language acquisition and language
socialization: Ecological Perspectives. London (Continuum Press), 99-120.
Punch, R., Hyde, M. & Creed, P.A. (2004): Issues in the school-to-work transition of hard of hearing
adolescents. In: American Annals of the Deaf, 149(1), 28-38.
Rapley, M., Kiernan, P. & Antaki, Ch. (1998): Invisible to Themselves or Negotiating Identity? The
Interactional Management of 'Being Intellectually Disabled'. In: Disability & Society, 13(5),
807-827.
Richards, K. (2006): ‘Being the Teacher’: Identity and Classroom Conversation. In: Applied
Linguistics, 27(1), 51-77.
Sacks, H. (1972): On the analyzability of stories by children. In: Gumperz, J.J. & Hymes, D. (eds.):
Directions in sociolinguistics. The ethnography of communication. Oxford (Blackwell), 325345.
— (1979): Hotrodder: A Revolutionary Category. In: Psathas, G. (ed.): Everyday Language: Studies
in Ethnomethodology. New York (Irvington Press), 7-14.
— (1995): Lectures on conversation. 2 volumes. Oxford (Blackwell).
Schegloff, E.A. (1991): Reflections on talk and social structure. In: Boden, D. & Zimmerman, D.H.
(eds.): Talk and social structure. Cambridge (Polity Press), 44-70.
— (2007): A tutorial on membership categorization. In: Journal of Pragmatics, 39, 426-482.
Schieffelin, B.B. & E. Ochs (1986): Language Socialization across Cultures. Cambridge (Cambridge
University Press).
Tomasello, M., Conti-Ramsden, G. & Ewert, B. (1990): Young children’s conversations with their
mothers and fathers: differences in breakdown and repair. In: Journal of Child Language, 17,
115-130.
Widdicombe, S. (1998): Identity as an analysts’ and a participants’ resource. In: Antaki, Ch. &
Widdicombe, S. (eds.), Identities in Talk, London (Sage), 191-206.
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 143
Adresses des auteurs
Marc AGUERT 1, [email protected], Michel MARCOCCIA2, Hassan ATIFI2,
Nadia
GAUDUCHEAU2,
[email protected],
[email protected],
3
[email protected] & Virginie LAVAL , [email protected]
1
Université de Caen Basse-Normandie, Esplanade de la Paix, Campus 1, F14032 Caen Cedex (France)
2
Université de technologie de Troyes /CNRS, 12, rue Marie Curie, BP 2060, F10010 Troyes Cedex
3
Université de Poitiers /CNRS, 5, rue Théodore Lefebvre, Bat. A5, F-86000
Poitiers
Ivan DARRAULT-HARRIS, [email protected]
Université de Limoges et EHESS de Paris, FLSH, 39e rue Camille-Guérin, F87000 Limoges (France)
Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK DOEHLER
[email protected], [email protected], [email protected]
Centre de linguistique appliquée, Institut des sciences du langage et de la
communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000
Neuchâtel
Simone GROEBER, [email protected]
Centre de linguistique appliquée, Institut des sciences du langage et de la
communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000
Neuchâtel
Stefano REZZONICO1 & Davide ASTORI2,
[email protected],
[email protected]
1
Chaire de logopédie, Institut des sciences du langage et de la
communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000
Neuchâtel
2
Dipartimento di Antichistica, Lingue, Educazione Filosofia (ALEF), Università
degli Studi di Parma, Via M. D’Azeglio 85, I-43125 Parma (PR)
144
Langage et identité à l’adolescence
Geneviève DE WECK, [email protected]
Chaire de logopédie, Institut des sciences du langage et de la communication,
Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI, [email protected]
Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Université de
Neuchâtel, Fbg de l’Hôpital 106, CH-2000 Neuchâtel
Tania ZITTOUN, [email protected]
Institut de psychologie et éducation, Université de Neuchâtel, Espace LouisAgassiz 1, CH-2000 Neuchâtel
Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 145
Comité de lecture pour ce numéro
Marie-José Béguelin (Université de Neuchâtel), Anne-Claude Berthoud
(Université de Lausanne), Gilles Corminboeuf (Université de Neuchâtel),
Janine Dahinden (Université de Neuchâtel), Marinette Matthey (Université
de Grenoble), Bruno Moretti (Université de Berne), Simona Pekarek Doehler
(Université de Neuchâtel), Cecilia Serra (Université de Genève), Elisabeth
Stark (Université de Zürich), Evelyne Thommen (Université de Fribourg),
Joël Uzé (CHU et Université de Poitiers) et Grégoire Zimmermann
(Université de Lausanne)
Téléchargement