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Yusuf al-Qaradawi, un parrain gênant
« Je sais bien ce que je peux représenter pour
eux comme réputation et comme vitrine par rapport
au monde anglophone et arabophone », concède
Ramadan, qui affirme ne rien recevoir du Qatar – en
dehors de son poste à Oxford, versé par l'université
britannique mais financé par l'émirat. « Je refuse de
jouer les intermédiaires. Tout ce qui est important
pour moi, c’est que jamais ce qu’ils veulent faire de
moi ne m’empêche de faire ce que je veux faire par
rapport à eux. »
Cette phrase alambiquée signifie que Tariq Ramadan
est libre de sa parole, même s'il admet qu'une de ses
conférences a un jour été interdite par le ministère
de l'intérieur qatari. À l'intérieur du pays, Ramadan
sert aussi de soupape politique, en faisant travailler le
CILE qu'il dirige sur la question du sort honteux fait
aux migrants. « Ma démarche est systématiquement
critique, jure-t-il. J'ai toujours dit qu'Al-Jazeera[la
grande chaîne d'info qatarie – ndlr] avait eu une
politique à géométrie variable dans la couverture
du printemps arabe, où elle n'a pas couvert les
événements à Bahreïn. J'ai critiqué le fait que le Qatar
se soit engagé aux côtés des Américains et de la
France en Libye. »
Le jour de l'inauguration du CILE, en 2012, on pouvait
croiser le chanteur Cat Stevens, converti à l'islam, le
grand mufti de Sarajevo, la fameuse Cheikha Mozah,
mais aussi un personnage très sulfureux dans le monde
occidental : Yusuf al-Qaradawi, 89 ans, le théologien
officiel du régime de Doha. Sorte de parrain du CILE,
al-Qaradawi est très influent auprès des autorités et a
été l'« initiateur », dixit Ramadan, de la faculté des
sciences islamiques où celui-ci enseigne. Le CILE est
d'ailleurs financé et abrité par l'université. Intime de
la présidente de la Qatar Foundation Cheikha Mozah
(mère de l'émir actuel), al-Qaradawi est une sommité
intellectuelle du monde arabe sunnite.
Photo officielle de l'inauguration du CILE. Tariq Ramadan, en chemise
blanche, avec à sa droite Cheikha Mozah et Yusuf al-Qaradawi © DR
Frère musulman égyptien exilé au Qatar en 1951,
président de l'Union internationale des savants
musulmans (dont Ramadan est aussi membre),
président du Conseil européen pour la fatwa et
la recherche de Dublin (la branche européenne de
l'UOIF), al-Qaradawi, qui anime aussi une émission
théologique très regardée sur Al-Jazeera (« La charia et
la vie ») est, selon Haoues Seniguer, le « chef de file de
la matrice idéologique de l'islamisme contemporain ».
Dans le pays, cet ultraorthodoxe, un de ces «
littéralistes » critiqués par Ramadan, est le garant
de la tradition islamique la plus rétrograde. Auteur
en 1960 d'un traité de théologie intitulé Le Licite et
l'illicite et maintes fois réédité depuis, il prône la
« solution islamique » : l’avènement d’une société
islamique, alternative au « libéralisme démocratique
» comme au « socialisme révolutionnaire », et
supérieure à l'Occident » qui « ne connaît pas la foi
en Dieu ». Dans ses ouvrages, dont l'arabisant Haoues
Seniguer a fait une lecture attentive, il s'en prend
au « judaïsme international », parle de l'« avarice
des juifs » et de « leur adoration de l’argent ». Al-
Qaradawi justifie « l’amputation de la main du voleur,
la flagellation du fornicateur ou sa lapidation, la
flagellation des alcooliques, les récits de mise à mort,
l’application des règles de la charia en pratiquant
les châtiments corporels », rappelle Seniguer dans
Petit Précis d'islamisme (L'Harmattan, 2014). Il
souhaite un enseignement islamique qui fusionne «
l’enseignement religieux et l'enseignement civil », une
société qui cantonne la femme à « l’entretien de la
maison », encourage le « mariage précoce ».
À propos de l'homosexualité, il évoque une «
perversion de la nature, une plongée dans le cloaque
de la saleté, une dépravation de la virilité », se
demande s'il faut « tue[r] l'actif et le passif », et « par
quel moyen ? Est-ce avec un sabre ou le feu, ou en les
jetant du haut du mur ? Cette sévérité qui semblerait
inhumaine n'est qu'un moyen pour épurer la société
islamique de ces êtres nocifs qui ne conduisent qu'à la
perte de l'humanité ». Plus récemment, il a justifié les
attentats suicides en Palestine et appelé au djihad en
Syrie, «un devoir qui incombe à tous les musulmans ».
Al-Qaradawi, qui devait se rendre en 2012 au congrès
de l'UOIF au Bourget, a été interdit de séjour en
France.