T R I B U N E Marqueurs biochimiques du remodelage osseux et ostéoporose : débat sur les pratiques actuelles P. Garnero*, C. Ribot**, J.M. Pouillès** P O I N T S F O RT S ! Les “vieux marqueurs” du remodelage osseux, notamment l’hydroxyprolinurie, sont devenus inutiles au cours de l’ostéoporose. ! La standardisation des mesures des marqueurs biochimiques du remodelage est importante : recueil sanguin ou urinaire standardisé, connaissance des valeurs de référence des laboratoires et du coefficient de variation des mesures. ! L’intérêt principal des nouveaux marqueurs biochimiques réside dans le suivi thérapeutique des patients ostéoporotiques : ils permettent d’établir la réponse tissulaire osseuse sous traitement par agents antiostéoclastiques et d’affirmer ainsi l’observance du traitement. Mots-clés : Marqueurs biochimiques - Remodelage osseux - Ostéoporose. 1. Quels sont les marqueurs biochimiques du remodelage osseux les plus performants en pratique quotidienne ? Le point de vue de P. Garnero Le point de vue de C. Ribot et J.M. Pouillès Si l’on classe les marqueurs biochimiques du remodelage osseux en marqueurs de la formation osseuse et marqueurs de la résorption osseuse, les plus performants dans l’ostéoporose sont respectivement l’ostéocalcine, la phosphatase alcaline osseuse et le propeptide N-terminal du collagène de type I pour la formation, et les fragments du collagène de type I pour la résorption. En pratique quotidienne, pour des raisons évidentes de coût, tous ces paramètres ne peuvent pas être dosés simultanément. D’un point de vue théorique, la mesure d’un marqueur de la résorption et d’un marqueur de la formation osseuse parmi ceux cités ci-dessus représente probablement la stratégie la plus efficace. Un marqueur biochimique du remodelage osseux est performant dans la mesure où il reflète fidèlement les activités de formation ou de résorption de l’os. Ce n’est pas le cas des dosages usuels (phosphatases alcalines totales, calciurie, hydroxyprolinurie...), qui sont influencés par l’alimentation, les fonctions hépatiques ou rénales. De nouveaux marqueurs plus spécifiques sont aujourd’hui disponibles. Parmi eux, l’ostéocalcine sérique totale et l’isoenzyme osseuse de la phosphatase alcaline nous semblent être les plus intéressants pour ce qui est de l’ostéoformation. Les nouveaux marqueurs spécifiques de la résorption osseuse sont les molécules de pontage du * INSERM U403, hôpital Édouard-Herriot, Lyon. ** UF ménopause et maladies métaboliques, service d’endocrinologie, hôpital Rangueil, Toulouse. 6 La Lettre du Rhumatologue - n° 265 - octobre 2000 T Étant donné que les traitements les plus efficaces dans l’ostéoporose sont à l’heure actuelle des inhibiteurs de la résorption osseuse, que la réponse sous traitement est plus rapide pour les marqueurs de la résorption par rapport aux marqueurs de la formation et que les marqueurs de la résorption ont prouvé leur efficacité pronostique, il conviendra probablement d’opter pour un marqueur de la résorption. Par ailleurs, le dosage des télopeptides (CTX ou NTX) semblant plus sensible que le dosage des formes libres de la pyridinoline, notamment pour suivre l’effet des bisphosphonates, un dosage reconnaissant les formes peptidiques devrait être utilisé. Parmi celles-ci, étant donné la variabilité intra-individuelle plus faible pour les dosages sériques par rapport aux dosages urinaires (pour des prélèvements effectués dans de bonnes conditions), il conviendrait d’utiliser un marqueur sérique des télopeptides du collagène de type I. R I B U N E collagène (pyridinoline et déoxypyridinoline libres et totales) et leurs formes associées à des peptides (N et Ctélopeptides), sans qu’aucun de ces dosages ait vraiment fait la preuve de sa supériorité. Elles sont dosées dans les urines des 24 heures ou, plus simplement, sur un échantillon des premières ou deuxièmes urines du matin, et le taux est rapporté à la créatininurie (dont le dosage n’est pas toujours fiable), avec pour principal inconvénient une variabilité intra-individuelle de l’ordre de 20 à 30 %. Les dosages sériques des pyridinolines, actuellement en cours de développement, devraient permettre d’améliorer significativement cette reproductibilité tout en conservant une sensibilité comparable à celles des dosages urinaires. Les autres marqueurs sériques (peptides d’extension du procollagène I, phosphatase acide...) semblent avoir moins d’intérêt dans l’ostéoporose. Rappelons que tous ces marqueurs obéissent à un rythme circadien (valeur maximale le matin), ce qui nécessite d’en standardiser le recueil. 2. Dans quelles indications est-il justifié de les utiliser dans l’ostéoporose ? Le point de vue de P. Garnero Le point de vue de C. Ribot et J.M. Pouillès Trois rôles ont été suggérés pour les marqueurs osseux : évaluation du risque fracturaire, sélection du traitement le plus adapté et évaluation de l’efficacité des traitements. Il existe aujourd’hui plusieurs études prospectives montrant qu’un niveau élevé de marqueurs biochimiques de la résorption osseuse est associé à une perte osseuse plus importante et à un risque accru de fractures vertébrales et périphériques. Le dosage d’un marqueur biochimique peut donc être justifié chez des femmes pour lesquelles la mesure de la densité minérale osseuse n’est pas concluante, c’est-à-dire chez les femmes ayant une masse osseuse intermédiaire (ostéopénie). Un taux augmenté de marqueur chez ces femmes constitue un facteur de risque accru de fracture. En associant ce facteur de risque à d’autres paramètres comme une densité minérale osseuse abaissée, la présence d’une fracture antérieure (qui est l’un des facteurs de risque les plus importants) et un poids faible, le clinicien pourra définir de façon plus précise le profil de risque de la patiente. L’utilité des marqueurs osseux dans le suivi thérapeutique est aujourd’hui clairement démontrée, notam- L’utilisation des nouveaux marqueurs apparaît complémentaire de la densitométrie osseuse et peut se concevoir à trois niveaux : Prédiction de la vitesse de la perte osseuse. La vitesse de la perte osseuse postménopausique est variable dans le temps et selon les individus. Elle est faiblement corrélée à l’augmentation des marqueurs du remodelage osseux. Le risque de perte rapide est multiplié par deux à trois pour les taux de marqueurs les plus élevés, mais la valeur prédictive de ces marqueurs est médiocre au plan individuel. Prédiction du risque fracturaire. L’intérêt d’évaluer la vitesse de la perte osseuse réside surtout dans la possibilité d’une meilleure appréciation du risque fracturaire que ne le permettrait la mesure densitométrique seule. Un taux de marqueur élevé en début de ménopause ou à distance serait associé à un risque accru de fracture ostéoporotique, indépendamment du niveau de DMO. Toutefois, cette relation entre augmentation du remodelage osseux et risque fracturaire n’a été établie que par deux études, qui totalisaient peu de fractures en début de ménopause. La Lettre du Rhumatologue - n° 265 - octobre 2000 7 T R I B U N E ment pour s’assurer de l’observance à long terme, qui est un problème majeur chez des malades asymptomatiques. Sous traitement antirésorptif de l’ostéoporose, les marqueurs osseux diminuent très rapidement pour se stabiliser, après trois à six mois de traitement, dans des valeurs équivalentes à celles retrouvées chez les femmes non ménopausées. Plusieurs études cliniques montrent une relation entre la diminution précoce des marqueurs osseux et les changements de masse osseuse après deux à trois ans. Des données récentes suggèrent aussi une relation entre la diminution à court terme des marqueurs osseux et la diminution du risque fracturaire. L’une des critiques souvent émises concerne la variabilité importante des valeurs de marqueurs osseux, qui limiterait leur utilisation à l’échelon individuel. Cette variabilité peut être diminuée, notamment par la standardisation des prélèvements et l’utilisation de tests très reproductibles comme les nouveaux dosages automatiques. Dans ces conditions, la variabilité intra-individuelle peut être réduite à 10-15 % pour les marqueurs sériques de la formation et de la résorption. Il est alors possible de déterminer des valeurs de diminution du marqueur permettant d’identifier de façon fiable les nonrépondeurs. Nous avons par exemple montré que la mesure d’un marqueur osseux avant le début du traitement et après 3 ou 6 mois de traitement permettait d’identifier 60 à 70 % de répondeurs (évalués par une mesure de densité minérale osseuse à 2 ans) à un traitement par l’alendronate ou un traitement hormonal substitutif avec seulement 10 % de faux positifs. Le traitement au long cours de patients asymptomatiques reste difficile, car ils ne perçoivent pas le bénéfice d’un tel traitement, à moins que l’on puisse leur prouver l’efficacité par un paramètre biologique. La variation rapide des marqueurs osseux offre cette possibilité. La place des marqueurs biochimiques du remodelage osseux (qui sont remboursés par la Sécurité sociale) par rapport à la mesure densitométrique (toujours non remboursée dans notre pays) reste à préciser. On ne peut actuellement recommander une utilisation isolée de ces marqueurs pour apprécier le risque fracturaire individuel en pratique quotidienne. Suivi des traitements. Le principal intérêt de ces marqueurs réside actuellement dans l’évaluation de la réponse aux thérapeutiques antiostéoclastiques. Ces traitements (estrogènes, bisphosphonates, SERM) entraînent une baisse de 30 à 70 % du taux des marqueurs, maximale à trois mois et plus nette pour la résorption, et après six mois à un an pour l’ostéoformation. Au-delà d’un certain seuil de diminution, la valeur prédictive d’une réponse densitométrique positive est d’au moins 80 %, la valeur prédictive négative étant moins bonne. Nous disposons ainsi d’un moyen rapide d’évaluer la réponse osseuse individuelle en termes de freination du remodelage osseux. Par contre, il serait aléatoire de chercher à prédire, au plan individuel, l’amplitude du gain de DMO à partir de la variation des marqueurs. L’évaluation de la réponse osseuse est particulièrement utile pour les bisphosphonates du fait de leur très faible absorption digestive, et pour les patients posant des problèmes d’observance ou ceux traités par de faibles doses d’estrogènes. Elle pourrait également constituer un moyen d’améliorer l’observance des traitements antiostéoporotiques dont la prise doit être prolongée sur des années. Les modalités pratiques de cette prise en charge restent toutefois à définir, en particulier pour le choix du (des) marqueur(s) et l’interprétation du résultat. Dans notre expérience, le dosage des C-télopeptides urinaires est un bon moyen de contrôler l’effet d’un traitement antiostéoclastique. 3. Comment en interpréter le résultat ? Le point de vue de P. Garnero Le point de vue de C. Ribot et J.M. Pouillès L’interprétation du résultat dépend de l’objectif. Dans le cadre d’une évaluation du risque fracturaire, il est nécessaire de comparer le taux du marqueur chez un individu à la valeur de référence. À l’heure actuelle, il n’y a pas de consensus sur une “valeur seuil”. Néanmoins, le seuil le plus intéressant pourrait être la limite supérieure des femmes non ménopausées, c’est-à-dire 2 écarts Comme pour tout dosage biologique, l’interprétation nécessite des valeurs normales de référence. Ces valeurs sont différentes selon les techniques de dosage, d’où la nécessité d’utiliser le même laboratoire dans le cadre d’un suivi. Pour les marqueurs biochimiques du remodelage .../... 8 La Lettre du Rhumatologue - n° 265 - octobre 2000 T R I B U N E .../... types au-dessus de la moyenne. Nous avons montré que les femmes dont le taux était supérieur à cette limite avaient une perte osseuse de deux à six fois plus importante dans les quatre années suivantes et un risque de fracture (vertébrale, hanche et autres fractures) deux fois plus important que celles dont le taux de marqueurs se situe dans les valeurs normales des femmes non ménopausées. Lorsque le but est de suivre l’efficacité d’un traitement, il convient de comparer la valeur obtenue après trois à six mois de traitement par rapport à la valeur de base et d’exprimer cette différence en pourcentage de la valeur initiale. Si la diminution est supérieure à un certain seuil, les chances de réponse au traitement en termes de gain osseux sont très grandes, même à l’échelon individuel. D’un point de vue statistique, ce seuil devrait correspondre à 2,83xCV intra-individuel à court terme. Dans ce cas, l’individu aura 95 % de chances d’être répondeur. Néanmoins, en routine clinique, une probabilité de 85 % est souvent acceptable. Pour cela, si la diminution du marqueur est égale ou supérieure à 2xCV(%) (c’est-à-dire de 20 à 30 % pour les marqueurs sériques et de l’ordre de 40 à 50 % pour les marqueurs urinaires), il y a de grandes chances que le patient suive correctement le traitement et que celui-ci soit efficace. Dans le cas contraire, il faut s’assurer de la bonne prise du médicament et, éventuellement, refaire le dosage du marqueur osseux trois mois plus tard . Enfin, il reste à établir les seuils de diminution des marqueurs osseux (et/ou leurs valeurs absolues) permettant de prédire l’efficacité des traitements directement sur la réduction du risque de fracture. osseux, il paraît licite de prendre pour référence les valeurs de la femme non ménopausée, situation où le métabolisme osseux est en équilibre. Bien qu’il n’y ait pas véritablement de consensus en la matière, on peut considérer comme anormalement haute une valeur dépassant de plus de deux écarts types la valeur moyenne de l’adulte jeune. Il n’y a pas non plus de consensus sur l’interprétation des marqueurs dans le cadre du suivi thérapeutique. L’approche la plus courante est de considérer la variation des taux après six mois de traitement, ce qui nécessite de disposer d’un minimum de deux dosages, dont un effectué avant traitement. Cette procédure peut s’avérer lourde et coûteuse en routine. En fonction des auteurs, le seuil en dessous duquel on peut considérer, avec un degré suffisant de certitude, que le patient va répondre est fixé pour une baisse variant de 20 à 50 % selon la reproductibilité des marqueurs et les modalités de traitement. L’autre possibilité, plus applicable à la pratique quotidienne, mais non encore validée, serait de raisonner sur la valeur absolue du marqueur dosé sous traitement, un taux équivalent à la moyenne de l’adulte jeune (ou à son quartile le plus bas) étant très en faveur d’une efficacité du traitement. Il a également été proposé de combiner variation relative et valeur absolue des marqueurs à six mois. Il reste à établir formellement que cette approche, plus complexe, apporte une amélioration significative de la prédiction. Principales conclusions consensuelles de ce débat " L’intérêt des nouveaux marqueurs, notamment ceux de la résorption osseuse, est souligné : les performances du dosage sérique des télopeptides du collagène de type I (CTX sérique) sont actuellement les meilleures, mais ce dosage n’est pas encore disponible dans tous les laboratoires. " Le principal intérêt pratique de ces marqueurs réside dans le suivi thérapeutique des patients ostéoporotiques, pour affirmer une “réponse osseuse” à un traitement par estrogène, bisphosphonates ou SERM. Cela peut permettre de s’assurer de l’observance du traitement en cas de doute, ou de démontrer au patient que le traitement est actif pour l’encourager à le poursuivre. " Un intérêt potentiel dans la prédiction du risque fracturaire avant traitement et dans la prédiction à court terme de l’efficacité densitométrique et antifracturaire des traitements est suggéré, mais il ne justifie pas encore une utilisation systématique. Le dosage peut alors servir d’appoint dans les cas difficiles. " Les problèmes de variabilité de ces mesures limitent encore le pouvoir de prédiction individuelle de la vitesse de perte osseuse et de la réponse osseuse au traitement. La Lettre du Rhumatologue - n° 265 - octobre 2000 11