Le Courrier des addictions (13) – n ° 1 – Janvier-février-mars 2011 6
Et puis, dans toute la partie huma-
nitaire de ma carrière, des hommes
comme Pierre Pradier et Bernard
Kouchner ont beaucoup compté.
LeCourrierdesaddictions:
Votre première aventure clinique
a été l’anesthélec. En quoi consis-
tait cette expérience clinique ?
J.P. D. : Au CHU de Bordeaux,
où j’assurais aussi des consulta-
tions de psychologie médicale
et de sexologie dans le service
d’urologie du Pr Le Guillou, j’ai
rencontré, dans les années quatre-
vingt, Charlie Bourdallé-Badie,
un anesthésiste qui travaillait sur
"l’anesthélec" avec l’épouse du Pr
Le Guillou, anesthésiste elle aussi.
Cet appareil, grand comme une
boîte à chaussures, relié à des élec-
trodes, permettait d’anesthésier
sans opiacés par d’imperceptibles
courants de hautes fréquences. À
cette époque, on parlait aussi beau-
coup des récepteurs opiacés et des
endorphines. Nous avons donc eu
l’idée de faire "de la neurobio’ de
bistro" à notre façon en stimulant
avec nos courants de Limoge (du
nom de l’inventeur, Aimé Limoge)
la production d’endorphines… Et
nous nous sommes dit que nous
pouvions tenter "le coup" pour at-
ténuer, voire supprimer les états de
manque. Je ne doutais de rien !
Dans le service du Pr Marc Blanc,
psychiatre et philosophe – mon
maître en psychiatrie pendant de
longues années –, sous la direction
de son agrégé, le Pr Marc Bour-
geois (1, 2), en collaboration avec
le Dr Jean Francois Daubech
– devenu depuis lors psychana-
lyste –, nous avons commencé
cette expérimentation avec l’anes-
thélec. J’ai tout d’abord testé ces
courants avec 3patients au cours
de séances qui duraient 2 heures.
Déception… Quoique 2 d’entre
eux, particulièrement "lourds" et
polymédicamentés, ont vu leur
manque un peu allégé. Fallait-il
rester sur cet échec ? Je suis un
obstiné, pour ne pas dire un têtu.
J’ai donc contacté le Pr Aimé Li-
moge, l’inventeur de l’anesthélec.
Je lui ai demandé si je pouvais utili-
ser son appareil pendant 24heures
sans risque pour les patients. Avec
Charlie Bourdallé-Badie, nous
avons contacté deux chercheurs
du CNRS, William et Fern El-
lison, et nous avons monté en-
semble une étude randomisée, en
double aveugle sur une petite co-
horte de 9 patients. Et là, mi-ra-
cle
! ça marchait ! Nous en avons
fait une publication princeps dans
Les Annales Médico-Psycholo-
giques en 1980 (3).
Avec Lionel Benichou, patron de
la clinique de Préville à Orthez,
pilier du service de neurologie au
centre hospitalier d’Orthez, ad-
ministrateur-fondateur du centre
d’intervention en alcoologie et
toxicomanie de Pau et responsable
de l’Association de prévention de
l’alcoolisme et des conduites ad-
dictives à Bayonne, nous en avons
exposé les résultats au Congrès de
psychiatrie et neurologie de lan-
gue française de Colmar. À partir
de là, tous les grands média ont
défilé, en particulier Marie-Ange
d’Adler du Matin mais aussi Serge
Raffy de Libération, Sud-Ouest…
D’autant plus que le Pr André Li-
moge m’avait demandé de présen-
ter aussi ma cohorte lors d’un petit
congrès d’odontologie médicale à
Paris, relayé par des dépêches de
l’AFP, dont l’une à l’accroche fracas-
sante : "L’électricité au secours des
drogués !" Vous imaginez : tout le
monde nous est tombé sur le pale-
tot… J’étais terrorisé par les média!
Puis, en 1982, j’en ai fait le thème
de mon mémoire pour le CES de
psychiatrie de l’université de Bor-
deaux-2, sous le titre "L’électro-
thérapie transcutanée (courant de
Limoge) dans le sevrage des toxico-
manes aux opiacés".
LeCourrierdesaddictions:
Comment avez-vous été reçu
par la communauté médicale ?
J.P. D. : Pas très bien ! Le journal
médical Tonus a repris le sujet, a
interviewé aussi Francis Curtet
qui a commenté notre travail en
nous traitant de "criminels", ou
peu s’en fallait, au motif… que
nous rendions ainsi le sevrage in-
dolore ! Puis, en 1982 toujours,
nous avons organisé autour du
travail et de l’équipe du Pr Serise
un grand congrès à Bordeaux, où
s’exprimaient aussi J. Charles-Ni-
colas, toi Didier… et Francis ! Là,
pataquès, celui-ci parle de "malen-
tendu", j’en parle à Jean Tignol…
qui me conseille d’être plus sûr de
moi et de réagir "en joueur de rug-
by", et non en tournant autour du
pot. J’ai donc poussé un vrai coup
de gueule. Ce n’était pas mon ca-
ractère, mais je l’ai fait ! À la même
période, nous développions beau-
coup de choses à Bordeaux et nous
avancions (comme assistant du
PrBlanc, je m’occupais de plusieurs
unités de psychiatrie générale et
gérais 4 sevrages nouveaux par se-
maine !), c’est cela qui comptait.
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G·pFKHFV"
LeCourrierdesaddictions:
Entre les courants basse fré-
quence de Limoge et les trai-
tements de substitution aux
opiacés, que s’est-il passé sur le
terrain de la clinique des toxi-
comanes ?
J.P. D. : Beaucoup de rencontres
décisives pour moi au niveau in-
ternational qui m’ont permis de
comprendre les traitements de
substitution aux opiacés. Ainsi, je
suis allé, avec mes amis Ellison, à
un congrès de la "Bioelectric Ma-
gnetic Society" à Boston (en 1982,
je crois), consacré à l’utilisation des
aimants pour accélérer la cicatrisa-
tion des fractures osseuses. À cette
occasion, des amis d’amis nous
ont fait rencontrer Jack Men-
delsohn à l’hôpital Mac Lean,
un "pape" de la toxicomanie et de
l’alcoologie américaines. Le choc!
Son bureau était grand comme un
stade et nos pieds s’enfonçaient
dans une moquette d’une profon-
deur incroyable. Lui-même avait
une très belle tête d’empereur
romain, revisitée executive man.
Il lança, sans préliminaires : "Vos
sevrages: combien de résultats po-
sitifs?". Nous étions contents : "À
1 an, seulement 90 % de rechutes".
Lui ne l’entendait pas de la même
oreille: "On-ly 9 and 0 per cent!".
Il n’en revenait pas d’un aussi
piètre bilan ! "Vous connaissez la
buprénorphine?" J’étais dans mes
petits souliers ! Et de me confier sa
dernière publication sur la bupré-
norphine dans le sevrage des hé-
roïnomanes, publiée dans Science,
cosignée par Nancy Mello, qu’il
m’a même dédicacée ! Avant mon
séjour au États-Unis à la fin du
mois d’octobre 1982, j’avais ouvert
un cabinet libéral à Bayonne, où
j’ai commencé à suivre 4 patients,
sous Laudanum
®
de Sydenham,
codéinés ou buprénorphine (du
Buprex
®
acheté en Espagne). De
retour à Bordeaux, toujours en
1982, nous avons pu déposer avec
Jean Tignol et soutenu par le Pr
Deniker, un projet de centre mé-
thadone. J’habitais alors à Bor-
deaux où je travaillais à temps
partiel à l’hôpital (du mercredi au
vendredi) et je démarrais le cabinet
à Bayonne. De 1982 à 1987, nous
avons pris en charge des patients
par des traitements de substitu-
tion, le Pr Tignol à l’hôpital et moi
en cabinet (du samedi au mardi).
Ce n’est qu’au bout de 5 ou 6 ans,
dans les années quatre-vingt-dix,
que, dans le cadre de mon activité
libérale à Bayonne, j’ai pu m’asso-
cier avec deux autres confrères.
À partir de là, Denis Grabot (4),
psycho-sociologue et psycholo-
gue clinicien de Bordeaux, nous a
formés à l’Addiction Severity Index
et s’est chargé d’évaluer ainsi régu-
lièrement, tous les 3 à 6mois, nos
patients de Bayonne mis sous trai-
tements de substitution.
LeCourrierdesaddictions:
D’où vient cette collaboration
de longue date avec Chuck
O’Brien de Philadelphie ?
J.P. D. : J’avais déjà eu l’occasion
de le rencontrer à Bordeaux en
1987, alors qu’il était reçu pour y
faire une conférence sur la cocaïne
à l’unité de neurobiologie de l’In-
serm de Le Moal. Et c’est à cette
occasion qu’à la demande de Jean
Tignol qui devait s’absenter, je me
suis "occupé" de lui pendant tout le
week-end ! À partir de ce moment
là, il a beaucoup apprécié le Pays
basque, fait du sport avec nous (du
tennis), a assisté à une corrida en
Espagne, vu nos patients, appris
le français… Et m’a fortement in-
cité à publier. "Pour te protéger",
disait-il. "Si tu as des ennuis avec
la justice, je viendrais témoigner
pour toi, parce que c’est bien ce
que tu fais !". Recevoir un pareil
soutien de cet acteur majeur de
l’utilisation de la buprénorphine
et de la méthadone en substitution
de renommée mondiale (je n’ai
découvert son importance dans
la communauté scientifique qu’en
"cours de route" !), quel cadeau !
Bien sûr Chuck est devenu un ami.
Par ailleurs, il a reçu Marc Auria-
combe (5) à Philadelphie qui a pu
faire dans son laboratoire sa thèse
en post-doc sur l’utilisation des