La r´ eception de l’œuvre ´ economique de Cournot Nathalie Sigot

La r´eception de l’œuvre ´economique de Cournot
Nathalie Sigot
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Nathalie Sigot. La r´eception de l’œuvre ´economique de Cournot. Actualit´e de Cournot, Vrin,
pp.125-149, 2005, Histoire de la philosophie. <halshs-00457631>
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PARU IN TH. MARTIN (ED.),
Actualité de Cournot,
Paris : Vrin (coll. "Bibliothèque d'histoire de la philosophie"), 2005, pp. 125-149.
La réception de l’œuvre économique de
Cournot
Nathalie Sigot,
PHARE
Lorsque les Recherches sur les principes mathématiques de la Théorie des richesses de
Cournot paraissent en 1838, elles ne suscitent guère d’intérêt, si ce n’est en Allemagne où elles font
l’objet d’une traduction (Vatin, 1998 : 169n) 1. A l’inverse, Cournot tient aujourd’hui une place
importante en économie, suscitant des recherches qui ne se limitent pas au seul domaine de l’histoire
de la pensée économique : il fait partie, avec Quesnay et Walras, des économistes français les plus
souvent cités (Negishi, 2001 : vii) et est considéré comme l’un des plus grands économistes de tous les
temps. L’objet de ce papier est d’étudier la manière dont cette perception des travaux économiques de
Cournot a évolué, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, en identifiant les principaux éléments qui
l’ont déterminée : ceux-ci sont d’ordre méthodologique (I), idéologique (II) et analytique (III).
I - LE DÉBAT MÉTHODOLOGIQUE
L’une des principales causes généralement avancée pour expliquer l’absence de
reconnaissance de Cournot par ses contemporains tient à la méthode mathématique qu’il utilise dans
son premier ouvrage économique, les Recherches. Excepté Jorland, qui rejette cette idée comme un
« mythe », puisque « dès le XVIIIème siècle, la mathématisation de l’économie politique est à l’œuvre
dans toute recherche économique » (Jorland, 1977 : 12), les historiens de la pensée économique
s’accordent en effet sur l’idée d’une forte résistance à l’économie mathématique (1). Si tous les pays
semblent concernés, le cas de la France est cependant discuté, du fait de l’importance des ingénieurs
économistes qui se sont très tôt efforcés d’évaluer les mesures d’ordre économique par le biais du
calcul (Quddus, 2000/1 : 40) 2. La reconnaissance de l’apport de Cournot a alors évolué, sous l’effet
de la transformation du rapport des économistes avec la mathématisation de leur discipline : c’est
comme représentant de l’économie mathématique qu’il a d’abord retenu l’attention. Ce faisant, ses
1Cette traduction allemande, à laquelle Cournot lui-même se réfère dans ses Principes, a été perdue. Pour plus de
détails, cf. Martin (1998 : 48-50) qui donne la liste des traductions des ouvrages de Cournot ; au XIXè siècle, les Recherches
ont été traduites en italien (1878), en anglais (1897) et en allemand.
2Comme le souligne Etner (2000 : 172 et s.), on notera cependant que le calcul économique n’est pas assimilable à
l’économie mathématique : cette dernière reste abstraite alors que le calcul s’intéresse aux mesures concrètes de politique
économique.
2
apports proprement analytiques étaient passés sous silence : seule la méthode qu’il avait employé
justifiait qu’on le citât (3). Cependant, les réticences des économistes face à la mathématisation de la
discipline ne peut, à elle seule, expliquer ce retard dans la reconnaissance de Cournot (2).
1. La force opposition à l’économie mathématique de la part des économistes universitaires,
qui « avaient un monopole virtuel sur l’économie ‘officielle’ » a souvent été soulignée (Ekelund and
Hebert, 1999 : 352) : détenteurs d’une position institutionnelle forte - ils contrôlent en particulier
l’Institut de France, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, la Société d’Economie Politique,
le Journal des Economistes, la maison d’édition Guillaumin et la plupart des enseignements
d’économie (ibid. : 25) 3 -, ils « décourage[nt] toute originalité et innovation » (ibid.).
Cournot lui-même, en 1838, aborde la question de la réticence de ses contemporains face à
l’emploi des mathématiques dans la théorie économique. A travers sa critique des Principes
d’économie politique de Canard [1801], il explique même les raisons des préjugés de ses
contemporains contre une telle méthode :
« Ces prétendus principes sont si radicalement faux, et l’application en est tellement erronée, que
le suffrage d’un corps éminent n’a pu préserver l’ouvrage de l’oubli. On conçoit aisément que des
essais de cette nature n’aient pas réconcilié avec l’algèbre des économistes tels que Say et
Ricardo » (1838 : 4).
Cournot propose alors de fonder la théorie économique « non pas sur l’algèbre élémentaire,
mais [sur] cette branche de l’analyse qui a pour objet des fonctions arbitraires, assujetties seulement à
satisfaire à certaines conditions » (ibid. : 5). Ce n’est pas l’usage des mathématiques en tant que tel qui
lui semble être rejeté par les économistes : une telle erreur d’appréciation tient sans doute au fait que le
débat sur la question est encore balbutiant au moment où il écrit. Il naît réellement bien après 1838 :
on peut le dater au tout début des années 1870, lorsque « l’économie mathématique entre en
concurrence avec l’économie politique traditionnelle » (Zylberberg, 1990 : x) 4. Ce n’est en effet qu’à
partir du moment où les économistes anti-mathématiques se sentent en danger qu’il occupe le devant
de la scène : à partir de 1856, le Journal des économistes, organe principal de diffusion des idées des
économistes libéraux français, prend ainsi plusieurs fois position contre l’emploi des mathématiques
3Concernant la Maison d’édition Guillaumin, voir Le Van Lemesle (1985) ; sur le Journal des économistes, voir
Lutfalla (1972) pour la période 1841-1853. L’enseignement de l’économie politique est assuré par les libéraux au
Conservatoire des arts et métiers et au Collège de France. La chaire d’économie industrielle du Conservatoire des arts et
métiers, créé en 1819 est confiée d’abord à J.B. Say (1820-1832), puis à Blanqui (1833-1854) ; Wolovski leur succède en
1860. Au collège de France, la chaire d’économie politique, créée en 1832, est confiée la même année à J.B. Say. Pellegrino
Rossi le remplace en 1832, jusqu’à 1840. C’est ensuite Michel Chevalier puis, après l’échec de la candidature de Walras, P.
Leroy-Beaulieu qui leur succèdent. D’autres chaires seront ensuite fondées. C’est le cas à l’Ecole des Ponts et Chaussées en
1846 : elle est confiée à J. Garnier - preuve d’une volonté ‘d’ouvrir au libéralisme une école traditionnellement colbertiste’
(Le Van Lemesle, 1991 : 379) - puis, à partir de 1882, à Baudrillart, ‘libéral intransigeant’ dont le cours consiste en ‘la
défense et l’illustration du credo libéral’ (Etner, 1986 : 163). Voir également Lutfalla (1972 : 496) et Steiner (1986).
4Voir également Breton (1986 : 26-7), qui souligne que les débats sur les questions méthodologiques
s’intensifieront à partir de 1860.
3
en économie (Breton, 1991 : 391-2) 5. Peu à peu, ce ne sont donc plus des réactions épidermiques,
face à quelques rares publications d’articles ou d’ouvrages d’économie mathématique, mais bien une
institutionnalisation du débat qui apparaît. Le danger est de plus en plus fort, en effet : les ouvrages de
Walras et de Jevons, tous deux publiés au début des années 1870, y contribuent largement ; et bientôt
l’échec des opposants à l’outil mathématique peut être constaté : ainsi Fisher pouvait-il écrire en 1898
que « pour le meilleur ou pour le pire, la méthode mathématique a finalement pris racine, et se
développe avec une vigueur que ne pouvaient rêver ni ses défenseurs ni ses ennemis. » (Fisher, 1898 :
169). Le constat semble pouvoir être étendu à la France, même si les réticences furent peut-être ici
plus longues à être levées.
2. Selon Magnan de Bornier (2000 : 102-3), l’histoire des commentaires concernant Cournot
peut être découpée en quatre phases. Seule la première, « celle de l’ignorance » nous intéresse ici.
Mais l’attribuer uniquement à des raisons d’ordre méthodologique serait réducteur. On sait en effet
que l’un des premiers ouvrages français généralement reconnu comme précurseur de l’économie
mathématique, les Principes d’économie politique de Canard [1801], a été couronné par l’Institut en
1801. Il est vrai que cette distinction est loin d’avoir faire l’unanimité 6 : la méthode employée par
Canard est critiquée d’abord par Say, puis par Blanqui, pour qui l’auteur des Principes d’économie
politique a eu « le tort d’introduire des formules d’algèbre dans les démonstrations économiques ». De
même, l’attitude des économistes vis-à-vis de Dupuit a été bien plus favorable que celle qu’ils ont eu
par rapport à Cournot. Contrairement à ce dernier, Dupuit est par exemple mentionné dans le
Dictionnaire de l’économie politique de Coquelin et Guillaumin paru en 1852. La notice indique qu’il
est « ancien élève de l’école polytechnique et ingénieur en chef directeur du service municipal de la
ville de Paris en 1850. L’un des collaborateurs du Journal des économistes et des Annales des Ponts et
Chaussées ». Il semble donc que le problème méthodologique ait certes participé au retard dans la
reconnaissance de l’intérêt des théories économiques de Cournot, mais que d’autres éléments aient
également joué (cf. infra). Mais surtout, les débats sur la méthode mathématique ont contribué à
effacer les apports analytiques de Cournot. C’est ce constat que faisait en 1908 Edgard Depitre, dans
une ‘Note sur les oeuvres économiques d’Augustin Cournot’ :
« l’on peut dire que Cournot est encore aujourd’hui sinon totalement méconnu, du moins
généralement mal connu et fort imparfaitement compris et apprécié. Dans la plupart des livres et
des cours, en effet, - et sauf de rares exceptions - il n’est guère parlé de lui qu’au seul chapitre de
la méthode ou des écoles économiques. Cournot est donné comme un des fondateurs de la
méthode mathématique, [...] mais il ne paraît avoir été que cela. » (Depitre, 1908 : 188-189).
5S’il est clair que l’opposition à l’économie mathématique est d’abord le fait des libéraux, certains d’entre-eux ont
cependant fait preuve d’une plus grande tolérance (voir Breton, 1986 : 36-8).
6Selon Allix, seul Sismondi a reconnu l’importance de la théorie de Canard, dont il s’inspire dans son Essai sur la
richesse commerciale (Allix, 1920 : 67). Mais cette reconnaissance n’a semble-t-il aucun rapport avec la méthode employée
par Canard : elle concerne sa théorie de l’impôt.
4
La vérification d’un tel constat est aisée 7 et il est intéressant d’observer qu’il a été fait très tôt. Mais
Depitre, après avoir déploré cet état de fait, se limitera dans cette même note, à une analyse purement
épistémologique des écrits économiques de Cournot ; rien n’est dit sur ses apports proprement
analytiques.
3. C’est en effet comme précurseur de la méthode mathématique que Cournot a d’abord forcé
l’attention des économistes du XIXème siècle. Jevons comme Walras insistent tous deux sur cet
aspect, et sont davantage réservés sur le contenu analytique des Recherches : si le premier se limite à
souligner la différence entre sa propre analyse et celle de Cournot, qui « ne part pas de la théorie de
l’utilité, mais commence avec les lois phénoménales de l’offre et de la demande » (1879 : xxxi),
Walras va plus loin lorsqu’en 1863, il loue l’ouvrage de 1838 qu’il considère comme « très satisfaisant
au point de vue mathématique et attestant, sous ce rapport, une grande habileté dans l’usage du calcul
différentiel et intégral », tout en regrettant qu’il ne le fût pas « il faut le dire, à beaucoup près autant au
point de vue économique, l’auteur s’étant à peu près borné, à cet égard, à emprunter, sans y rien
changer, l’économie politique de Ricardo [...] » (Walras, 1863 : 158). Ses tentatives, pour que Cournot
participe au débat sur la méthode qui se développe alors en France, confirment que l’intérêt principal
qu’il voit dans les Recherches tient à la méthode : avoir la caution d’un mathématicien, auteur qui plus
est d’un ouvrage économique dans lequel les outils mathématiques employés sont précisément ceux
qui intéressent les marginalistes, lui semble pouvoir faire avancer la cause de l’économie
mathématique. Ainsi, demande Walras à Cournot,
« ne pourriez-vous affirmer purement et simplement aux économistes la légitimité de notre
méthode. Il vous suffirait pour cela de développer la préface de votre livre de 1838 dans les
dimensions d’un article. [...] votre grande culture mathématique, scientifique et philosophique, et
votre nom, lui donneraient pour nous une valeur et une portée toutes particulières. » (Lettre du 18
août 1874 in Jaffé, 1952 : 22-3).
Cournot s’y refuse : « Vous comprenez si bien ce qu’il y aurait à dire pour presser le mouvement [le
développement de l’économie mathématique], que vous devriez le dire vous-même » (Lettre du 23
août 1874 in ibid.: 25-6) 8.
7Ainsi Block (1897 : 43-6) ne cite Cournot que par référence à la méthode mathématique tandis que Fontenay
(1864) justifie qu’on ne s’intéresse qu’à la méthode de Cournot, du fait du manque d’intérêt analytique de ses théories.
8Les raisons d’un tel refus sont bien sûr discutées : trois hypothèses sont généralement avancées.
- la première voit dans le refus de Cournot la preuve d’un désaveu de la théorie walrasienne de sa part (voir Vatin,
2000) ;
- la deuxième est donnée par Cournot lui-même dans sa correspondance avec Walras : ‘... depuis 30 ans, je suis
obligé de recourir à un lecteur pour ma pâture quotidienne ; bien entendu, que je ne trouve pas de garçon capable de me lire
des mathématiques, ou que je peux pas lire des mathématiques avec les oreilles [...] et c’est ce qui m’a obligé depuis 30 ans à
renoncer aux mathématiques’ (Lettre du 3 septembre 1873 in Jaffé, 1952 : 11). C’est cette raison qui est la plus souvent
retenue par les commentateurs : Nicoll, par exemple, qualifie la maladie d’yeux de Cournot de ‘suprême tragédie’, ajoutant
que ‘s’il avait trouvé un bon oculiste [...], il aurait pu faire avancer les progrès de l’économie mathématique d’une
génération.’ (Nicoll, 1938 : 197) ;
- enfin, des raisons d’ordre épistémologique sont également données pour expliquer le refus de Cournot de
participer à la promotion de l’économie mathématique : selon Ménard (1978), il s’agirait de la conséquence d’une prise de
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