Médecine & enfance Alimentation et statut nutritionnel de l’enfant précaire en France D’après les communications de J. Ghisolfi, université Paul-Sabatier, Toulouse, et D. Turck, département de pédiatrie, hôpital Jeanne-de-Flandre et faculté de médecine, université de Lille 2, au Congrès des Sociétés de pédiatrie, Paris, 16-19 juin 2010 Rédaction : C. Faber Les données sur la précarité et son impact sur la santé de l’enfant sont rares. Cette méconnaissance de la situation des enfants pauvres concerne particulièrement l’alimentation et les conséquences cliniques de l’insécurité alimentaire. Aucune enquête spécifique d’envergure sur ce thème n’a encore été menée en France, où la prévalence de la pauvreté infantile interpelle pourtant par l’importance sociale du problème. n enfant est pauvre quand il vit parmi des personnes pauvres. Selon le Conseil de l’Europe, les personnes sont en situation de pauvreté si leurs ressources financières et leur situation matérielle, culturelle et sociale sont à ce point insuffisantes qu’elles les empêchent d’avoir des conditions de vie considérées comme acceptables dans le pays où elles résident. Bien que la pauvreté soit reconnue comme ayant de multiples dimensions, sa prévalence est pratiquement toujours définie par rapport à un facteur monétaire : l’index de pauvreté relative qui prend en compte trois paramètres : 첸 le revenu médian (RM) de la population du pays considéré, soit 1 483 € en France en 2007 (derniers chiffres officiels connus) [1] ; 첸 le seuil de pauvreté : 60 % du RM, soit 890 € par mois pour une personne ; 첸 la charge financière familiale calculée à partir de l’échelle d’équivalence de l’OCDE, qui attribue des unités de consommation (UC) à chaque membre de la famille : 1 UC pour le premier adulte, 0,5 UC pour les autres personnes âgées de plus de quatorze ans et 0,3 UC pour les enfants de moins de quatorze ans. Sur cette base, on considère qu’un couple avec un enfant de moins de quatorze ans est pauvre si ses revenus mensuels sont inférieurs à U 1 602 €. Le seuil est de 1 869 € pour un couple avec deux enfants de moins de quatorze ans et de 2 225 € pour un couple avec deux enfants plus âgés. En 2007, la France comptait 8 240 000 personnes pauvres (13,3 % de la population), parmi lesquelles 2 200 000 enfants de moins de dix-huit ans (16,7 % de la population infantile) et 200 000 à 250 000 enfants de zéro à trois ans. Il existe une grande disparité des situations suivant les régions et les villes. Dans les zones urbaines sensibles, 44 % de la population infantile est en situation de précarité. Cette estimation de la prévalence de la pauvreté sur le seuil monétaire relatif est très discutée, parce qu’elle méconnaît deux données essentielles que sont la trajectoire et la profondeur de la pauvreté. En 2007, en France, 350 000 à 400 000 enfants vivaient dans une famille pauvre depuis plus de trois ans. En 2004, environ un million d’enfants vivaient dans des familles en situation de faible profondeur de pauvreté (entre 50 % et 60 % du RM), entre 700000 et 800000 dans des familles dites véritablement pauvres (entre 40 % et 50 % du RM) et entre 300000 et 350000 dans des familles très pauvres (< 40 % du RM) [2]. L’absence de prise en compte du caractère multidimensionnel de la pauvreté est la deuxième critique faite au seuil décembre 2010 page 468 monétaire. Avec l’index de précarité de l’Inserm, calculé à partir de vingt-sept indicateurs de ses différentes dimensions, la prévalence de la pauvreté dans la population générale française a été estimée à 11,2 % en 2007, soit un chiffre peu éloigné du précédent. Difficile à mettre en œuvre, cet index est assez peu utilisé en pratique. L’ALIMENTATION DES ENFANTS PAUVRES La situation alimentaire des enfants pauvres en France est très peu documentée, contrairement à celle des adultes pauvres, qui a fait l’objet de plusieurs rapports importants et de qualité. DE LA NAISSANCE À TROIS ANS Les femmes pauvres allaiteraient peu et moins longtemps. Chez l’enfant pauvre, les laits infantiles seraient moins utilisés et la diversification alimentaire plus précoce et de moins bonne qualité. A l’heure actuelle, aucune étude ne permet d’étayer ces assertions. On observe en fait de grandes différences en fonction des origines ethniques et de la situation sociologique des familles. Les données remontant du terrain montrent que les parents en situation de précarité font au mieux pour protéger leurs en- Médecine & enfance fants de l’insécurité alimentaire, souvent avec succès jusqu’à l’âge de dixhuit à vingt-quatre mois, voire au-delà. Ces enfants bénéficient d’apports nutritionnels globalement satisfaisants [3]. L’incertitude règne aussi quant à la situation nutritionnelle réelle des enfants en situation de pauvreté. En 2009, des organisations caritatives et humanitaires ont affirmé que des enfants pauvres souffraient de faim et de malnutrition sévère en France. Mais si des cas de malnutrition protéino-calorique liés à la situation de précarité existent, ils sont vraisemblablement peu nombreux, ce qui témoigne probablement de la qualité des actions des organismes sociaux et humanitaires. Quoi qu’il en soit, la faim et la malnutrition chez l’enfant sont moins un problème monétaire que social et éducationnel. Un seul fait est prouvé : la carence vraie en fer est plus fréquente chez l’enfant pauvre [4, 5]. Pour corriger d’éventuelles insuffisances nutritionnelles chez les nourrissons et les enfants en bas âge, il suffirait de leur donner des préparations de suite et des laits de croissance. DE TROIS ANS À DIX-HUIT ANS Jusqu’à ces dernières années, on considérait que les enfants pauvres de cette tranche d’âge n’avaient pas accès à une alimentation équilibrée, qu’ils ne mangeaient pas suffisamment de fruits et de légumes frais, de poisson et de viande, et trop de graisses, de protéines, de sucres et de sodium. Avec comme conséquence des carences en fer, en fibres, en magnésium, en zinc, en vitamines… Des assertions là encore mises à mal par trois enquêtes familiales importantes : Insee 2000-2001 (10 288 familles), Secodip 2000 (5 129 familles) et CCAFCredoc 2004 (1 042 familles). Ces études donnent une autre vue de l’alimentation des enfants de plus de trois ans vivant au sein de familles précaires. Certes, les familles défavorisées (< 60 % du RM) achètent moins de produits céréaliers, de viande, de poisson, d’œufs, de lait et de produits laitiers, mais l’alimentation de leurs enfants n’en est pas moins bien équilibrée pour au- tant, au contraire. D’après ces enquêtes en effet, de façon surprenante, la qualité nutritionnelle de l’alimentation des familles défavorisées est meilleure que celle des populations favorisées. Ces données sont confirmées notamment par l’enquête Inca (Enquête individuelle et nationale sur les consommations alimentaires), qui montre que les enfants de familles pauvres ont les apports nutritionnels qui se rapprochent le plus des recommandations du PNNS et une alimentation de meilleure qualité nutritionnelle que les enfants des ménages favorisés. Plus que le niveau de revenu, c’est donc le niveau éducationnel qui conditionne la qualité de l’alimentation des enfants. Cependant, les études actuelles concernent uniquement des enfants nés dans des familles à faible revenu recevant des aides de la Caisse d’allocations familiales. Elles ne sont donc pas représentatives de la situation des enfants en situation de grande précarité, qui reste largement méconnue. CONSÉQUENCES CLINIQUES DE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE La sécurité alimentaire est un concept développé dans les années 70 répondant à une définition simple : l’accès à tout moment, pour chaque individu, à une nourriture quantitativement et qualitativement suffisante pour une vie saine et active. Alors que la disponibilité alimentaire est plutôt une caractéristique des pays dits en développement, dans les pays industrialisés, les enfants sont concernés surtout par les difficultés de pouvoir d’achat. Dans le Baromètre santé nutrition 2008 de l’Inpes, 2,5 % des Français âgés de vingt-cinq à soixante-quinze ans déclarent ne pas avoir assez à manger souvent ou parfois, et 39,7 % disent avoir assez à manger, mais pas toujours les aliments qu’ils souhaiteraient [6]. Aux Etats-Unis, selon le Wall Street Journal décembre 2010 page 469 (février 2009), les achats alimentaires des ménages ont chuté de 3,7 % entre le troisième et le quatrième trimestre 2008. Ces chiffres témoignent de la difficile situation économique actuelle, dont on peut imaginer qu’elle a des conséquences sur les populations les plus fragiles. UN RETENTISSEMENT SUR LA CROISSANCE ? Une étude menée sur une cohorte d’enfants québécois suivis de la naissance jusqu’à l’âge de trois ans et demi n’a pas trouvé de relation significative entre la pauvreté et le retard de croissance statural [7]. Une autre analyse des données de la même cohorte donne des résultats en faveur d’une influence de la durée de la pauvreté sur la croissance des enfants : la probabilité de retard de croissance à l’âge de quatre ans est plus élevée chez les enfants vivant dans des familles ayant connu deux épisodes de pauvreté (OR : 3,43) que chez ceux élevés dans des familles qui n’en ont jamais eu [8]. Les auteurs de ces deux études concluent que les facteurs nutritionnels ne sont probablement pas les seuls en cause. D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme les conditions de vie insalubres, éventuellement les maladies infectieuses plus fréquentes et le stress associé aux conditions psychosociales (le « nanisme psychosocial » est bien connu des pédiatres). Une équipe américaine a constaté l’existence d’une différence significative en termes d’hypotrophie pondérale entre les enfants pauvres de moins de trois ans selon qu’ils vivent dans des familles bénéficiant ou non d’une aide alimentaire [9]. Mais elle précise que, du fait de sa méthodologie, cette étude ne permet pas d’établir un lien de cause à effet entre les bénéfices des programmes d’assistance, le statut nutritionnel et la santé des enfants. D’après les enquêtes Inca 1 et 2, la prévalence du surpoids et de l’obésité infantiles est restée stable depuis 1998, y compris chez les enfants des familles à faible revenu. En revanche, il existe un décalage important entre les familles Médecine & enfance les plus et les moins favorisées. Une association significative entre le statut socio économique et le surpoids et l’obésité a été observée dans la première de ces enquêtes ainsi dans des études réalisées par la Drees chez des enfants scolarisés en CM2, dans le Centre de bilans de santé de l’enfant de Paris et dans l’enquête Obépi [5, 10-12]. Ces résultats doivent être interprétés avec une extrême prudence, en évitant de faire un amalgame entre faible revenu familial et prévalence de l’obésité infantile. Il faut néanmoins souligner qu’en France le budget alimentaire des personnes pauvres et des bénéficiaires de l’aide alimentaire est insuffisant pour respecter les recommandations nutritionnelles [13]. CARIES DENTAIRES ET CARENCES EN FER L’expérience du centre parisien de bilans de santé de l’enfant montre que la prévalence des caries dentaires et des carences en fer à l’âge de quatre ans est plus élevée chez les enfants précaires que chez les enfants à risque de précarité et les non précaires [5]. L’étude de la Drees souligne aussi l’existence d’inégalités en Références [1] HAUT COMMISSAIRE DES SOLIDARITÉS ACTIVES CONTRE LA PAUVRETÉ : Rapport au Parlement - Suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en 5 ans, octobre 2009, http://www.la documentationfrancaise.fr/rapports-publics/094000506. [2] CONSEIL DE L’EMPLOI, DES REVENUS ET DE LA COHÉSION SOCIALE (CERCS) : Les enfants pauvres en France, rapport n° 4, La documentation française, Paris 2004, http://www.la documentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000076/ index.shtml. [3] CHAULIAC M., CHATEIL S. : « Nutrition et alimentation des enfants en bas âge (6 à 36 mois) de familles défavorisées », Méd. Nutr., 2000 ; 36 : 13-24. [4] ALAIMO K., OLSON C.M., FRONGILLO E.A. BRIEFEL R.R. : « Food insufficiency, family income, and health in US preschool and school-aged children », Am. J. Public Health, 2001 ; 91 : 781-6. [5] TABONE M.D., VINCELET C. : « Précarité et santé en pédia- termes de santé buccodentaire (caries et accès aux appareils dentaires) entre les enfants d’ouvriers et de cadres [11]. L’ÉTAT DE SANTÉ GLOBAL Les enfants américains de familles pauvres souffrent davantage de troubles digestifs, de douleurs épigastriques, de céphalées et de rhume [4]. Au Québec, on retrouve une augmentation de la fréquence de l’asthme et un indice global de santé moins bon chez les enfants en situation de pauvreté chronique [6]. En revanche, il n’y a pas de risque accru lié à la pauvreté intermittente. La pauvreté de l’enfant semble avoir des conséquences délétères sur la santé à l’âge adulte en termes d’IMC uniquement si elle survient pendant la grossesse et la première année de vie [14]. d’autres enfants [15]. Ces deux dernières observations sont également faites chez les adolescents de douze-seize ans, qui en outre sont plus souvent exclus de l’école. La littérature ne comporte pas d’autres publications sur le comportement social de ces enfants. CONCLUSION Aux Etats-Unis, les enfants de six-onze ans en insécurité alimentaire ont de moins bons résultats scolaires en arithmétique que les autres élèves, redoublent plus fréquemment, voient plus souvent un psychologue et ont plus souvent des difficultés relationnelles avec A l’instar de ce qui a été fait pour l’adulte, des enquêtes nationales, voire européennes, sur le thème de la précarité et de la santé de l’enfant doivent être réalisées. Une bonne connaissance de la situation alimentaire et nutritionnelle des enfants pauvres est indispensable pour adapter les programmes d’intervention. En attendant de disposer de données spécifiques, on ne peut qu’adhérer aux propos de l’économiste française Esther Duflo (Massachusetts Institute of Technology, Boston) : « Plutôt que de réfléchir de manière abstraite à la réduction de la pauvreté, plutôt que de développer sans cesse des programmes d’aides diverses, sans liens, commençons donc par évaluer concrètement la situation de ces personnes pauvres et l’efficacité des programmes mis en œuvre ». 첸 trie : expérience du Centre de bilans de santé de l’enfant de Paris », Arch. Pédiatr., 2000 ; 7 : 1274-83. [6] DARMON N., BOCQUIER A., LYDIÉ N. : « Nutrition, revenus et insécurité alimentaire », in Baromètre santé nutrition 2008, p. 273-90, Inpes, 2009. [7] SÉGUIN L., NIKIÉMA B., GAUVIN L., ZUNZUNEGUI M.V. et al. : « Duration of poverty and child health in the Quebec Longitudinal Study of Child Development : longitudinal analysis of a birth cohort », Pediatrics, 2007 ; 119 : e1063-70. [8] EHOUNOUX N.Z., ZUNZUNEGUI M.V., SÉGUIN L., NIKIEMA B. et al. : « Duration of lack of money for basic needs and growth delay in the Quebec Longitudinal Study of Child Development birth cohort », J. Epidemiol. Community Health, 2009 ; 63 : 45-9. [9] FRANK D.A., NEAULT N.B., SKALICKY A., COOK J.T. et al. : « Heat or eat : the Low Income Home Energy Assistance Program and nutritional and health risks among children less than 3 years of age », Pediatrics, 2006 ; 118 : e1293-302. [10] LIORET S. et al. : « Prévalence de l’obésité infantile en Fran- ce : aspects démographiques, géographiques et socio-économiques, d’après l’enquête Inca », Cahiers de nutrition et de diététique, 2001 ; 36 : 405-11. [11] GUIGNON N. et al. : « La santé des enfants scolarisés en CM2 en 2004-2005 - Premiers résultats », Etudes et résultats, 2008 ; 632 : 1-8. [12] Enquête épidémiologique nationale sur le surpoids et l’obésité, Obépi-Roche 2009, www.roche.fr. [13] DARMON N., FERGUSON E.L., BRIEND A. : « Impact of a cost constraint on nutritionally adequate food choices for French women : an analysis by linear programming », J. Nutr. Educ. Behav., 2006 ; 38 : 82-90. [14] ZIOL-GUEST K.M., DUNCAN G.J., KALIL A. : « Early childhood poverty and adult body mass index », Am. J. Public Health, 2009 ; 99 : 527-32. [15] ALAIMO K., OLSON C.M., FRONGILLO E.A. : « Food insufficiency and American school-aged children’s cognitive, academic, and psychosocial development », Pediatrics, 2001 ; 108 : 44-53. DÉVELOPPEMENT COGNITIF ET PSYCHOSOCIAL décembre 2010 page 470