Si l’on admet généralement sans grande difficulté que des évé-
nements de vie négatifs (divorce, décès d’un proche, etc.) puis-
sent avoir un impact désorganisateur dans la famille et des consé-
quences délétères sur la thymie de l’un de ses membres, il n’en
va pas de même quand ces événements sont plutôt censés être de
nature à apporter de la joie (mariage, naissance d’un enfant, etc.).
Et pourtant, nous considérons comme établi que des troubles de
l’humeur allant de la dépression du post-partum à la dépression
majeure, voire à un état mélancoliforme, puissent survenir dans
les suites immédiates ou à court et moyen terme d’un accouche-
ment ; troubles qui, à l’évidence, ne peuvent s’expliquer par le
simple bouleversement hormonal qui accompagne chez la mère
la naissance d’un enfant, puisqu’ils ne sont ni automatiques ni
systématiques et puisqu’il est admis qu’ils peuvent toucher le
père ! D’autres facteurs entrent donc en ligne de compte et, parmi
ceux-ci, cette évidence que la vie à trois est extrêmement diffé-
rente de la vie en couple. Ainsi un jeune confrère m’avait-il
demandé d’examiner son épouse qui, quelques mois après la
naissance de leur fils, présentait une pathologie dépressive et
anxieuse caractéristique. Tous deux s’étonnaient de cela puisque,
comme ils me l’avaient dit en chœur : “Il ne nous est rien arrivé”
(de pénible étant sous-entendu comme allant de soi). Après avoir
relevé l’inexactitude de cette remarque, j’explorai la façon dont
leur vie se déroulait depuis cette naissance. La situation était clas-
sique, pour ne pas dire caricaturale. Monsieur passait ses jour-
nées à l’hôpital pendant que Madame attendait son retour en
s’occupant de leur enfant. Quand il rentrait, alors qu’elle avait le
désir qu’il s’occupe d’elle et lui fasse regagner le monde des
adultes, après un bref repas, il s’installait devant son écran d’or-
dinateur pour – disait-il – travailler à sa thèse. Cependant, il arri-
vait plus que souvent que Madame constate qu’il était plus
occupé à jouer qu’à se consacrer à rédiger réellement cette thèse.
Sourd à son désappointement et prenant ses plaintes pour des
reproches, il se défendait maladroitement en disant qu’il avait
bien le droit de se détendre, lui qui avait eu une dure journée de
labeur (sous-entendant par là, sans même en avoir conscience,
que les tâches ménagères et les soins à un bébé n’étaient que
divertissement). C’est donc dans ce contexte que Madame déve-
loppa une symptomatologie qui le conduisit à s’occuper d’elle,
au moins en tant que médecin, s’il ne pouvait plus être un époux.
Un certain nombre d’événements de vie survenus dans la famille
d’origine du futur patient alors qu’il n’était encore qu’un enfant
sont considérés comme des facteurs prédisposant à la survenue
d’une pathologie dépressive chez le sujet devenu adulte. Il s’agit,
en particulier, du deuil parental précoce : même si les données en
la matière ne sont pas établies avec une absolue certitude et sont
surtout incomplètes en raison du grand nombre de variables non
contrôlées (cause du décès du parent, âge de celui-ci, classe
sociale, etc.) il semble bien que le décès avant l’âge de seize ans
de la mère ou des deux parents augmente le risque de voir surve-
nir un épisode dépressif particulièrement sévère, ainsi que les
passages à l’acte suicidaires, à l’âge adulte.
Dire que ces événements ont été la source d’une carence affec-
tive dont les effets se feront sentir plus tard est sans doute exact,
mais laisse en suspens de nombreuses questions. En particulier :
comment l’entourage de l’enfant a-t-il réagi face au deuil et
quelles place et fonction celui-ci a-t-il alors occupé dans sa
famille en souffrance (consolation ? rappel incessant à la
mémoire du cher disparu ? fardeau ? etc.). Et encore : comment
se fait-il que tous les enfants ayant vécu un tel drame ne devien-
nent pas un jour ou l’autre déprimés, tandis que d’autres qui ne
l’ont pas vécu le sont devenus ? Là aussi, il convient de ne pas
raisonner uniquement en termes de traumatisme et de ne pas nous
laisser aller à un processus identificatoire qui nous ferait assimi-
ler la souffrance que nous aurions ressentie en de telles circons-
tances au désespoir du patient. Il s’agit d’ouvrir la porte d’une
complexité qu’il conviendra d’explorer plus avant, en termes de
loyauté ou d’héritage, par exemple.
QUELQUES PROPOSITIONS DE MODÉLISATION
ET LEURS IMPLICATIONS POUR LA PRISE EN CHARGE
En fin de compte, c’est le regard que nous portons sur le sujet
déprimé et sa famille qui nous conduit à appréhender la relation
qu’ils entretiennent et à déterminer le type d’approche clinique
et thérapeutique que nous proposerons. Pour nos descriptions,
nous nous appuierons partiellement sur la classification élaborée
par R. Neuburger (12). Aucune de ces conceptions n’est plus
vraie qu’une autre. L’important reste de mettre en œuvre l’ap-
proche qui se révélera la plus efficace.
Le modèle causal linéaire
Dans cette perspective (que nous utilisons de façon prépondé-
rante car c’est elle qui nous est la plus familière), je considère la
famille comme étant composée d’un certain nombre d’individus
distincts qu’unissent (entre autres) des liens biologiques et/ou
légaux : le père, la mère et les enfants, dans la situation la plus
simple et la plus habituelle.
Si l’un des membres de cette famille est déprimé, je vais donc en
rechercher la cause afin de tenter de la supprimer et permettre
alors la guérison du sujet. Il est plus que probable que je lui pro-
poserai une thérapeutique antidépressive et une prise en charge
individuelle. Je tenterai par ailleurs de déterminer l’influence de
son entourage sur le déclenchement et la pérennisation de ses
symptômes. Je serai alors conduit à prodiguer des conseils afin
d’aider les membres de sa famille à changer leur comportement
quand je les considérerai comme néfastes ou à adopter une atti-
tude que je jugerai bénéfique. Par exemple, je proposerai au
conjoint de s’assurer de la prise régulière du traitement, d’éviter
toute attitude de rejet ou d’agacement à l’égard du patient et
d’être attentif à tout signe d’une éventuelle rechute.
Le modèle communicationnel
Selon celui-ci, les comportements des individus sont étroitement
interdépendants, chacun des membres de la famille étant simul-
tanément stimulus et réponse vis-à-vis des autres membres qui la
composent. On considérera alors la dépression comme un mes-
La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006
Mise au point
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