O S S I E R T M M É É H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D Dépression et famille Depression and family ● J.M. Havet* R R É É S S U U Dépression et famille sont des concepts aux limites imprécises. Leurs rapports peuvent être envisagés de plusieurs manières, avec des conséquences différentes pour la pratique quotidienne. Certaines études démontrent l’efficacité de la prise en charge globale du patient au sein de sa famille. Mots-clés : Dépression – Famille – Trouble bipolaire – Thérapie systémique – Psychothérapie. SUMMARY SUMMARY The concepts of depression and family have imprecise limits. Their relationship could be held from different points of vue with different implications for clinical practice. The results of trials are in favour of taking care of the patient within his family. Keywords: Depression – Family – Bipolar disorder – Systemic therapy – Psychotherapy. i les psychiatres ont, depuis longtemps, considéré que leurs patients s’inscrivaient dans un réseau relationnel, c’est parce que dans leur discipline, plus que dans toute autre branche de la médecine, il paraissait nécessaire d’envisager le rôle fondamental de l’entourage, tant pour la compréhension des troubles des patients que pour les soins à leur apporter. Ainsi que le constatent les membres de la section de l’Association mondiale de psychiatrie consacrée à la recherche et aux interventions familiales (1), “la maladie n’existe pas dans un vide S * Service de psychiatrie des adultes, CHU, hôpital Robert-Debré, Reims. 70 social mais implique souvent des autres significatifs dans le champ social du patient. Il est logique de s’attendre à ce que la façon dont de tels autres significatifs répondent à la détresse du patient puisse avoir un impact sur l’évolution et la prise en charge de cette maladie”. Les maladies mentales, plus que toute autre forme de pathologie, sont fortement influencées par le contexte dans lequel elles surviennent. La grippe ou le cancer de l’estomac se manifesteront sensiblement de la même manière quel que soit l’entourage du sujet, tandis que la dépression s’exprimera, selon la culture où elle se développera, plutôt au travers d’un sentiment de culpabilité ou plutôt par des idées de persécution. Il existe des familles dans lesquelles l’un des membres ne peut exprimer la moindre émotion sans que les autres se mobilisent pour le réconforter, et, à l’opposé, des familles où l’absence d’explosion émotionnelle au moindre événement sera considérée comme de l’indifférence – tous les degrés intermédiaires entre ces deux extrêmes pouvant d’ailleurs se rencontrer. Après le célèbre “Familles je vous hais !” d’André Gide, après la publication en 1972 de l’ouvrage de David Cooper, Mort de la famille (2), il semble que l’on assiste actuellement non seulement à un regain d’intérêt pour la famille, mais surtout à un changement radical de point de vue à son sujet. Ainsi qu’en témoigne le titre même de l’ouvrage publié récemment par l’Association mondiale de psychiatrie, Families and mental disorders; from burden to empowerment (3), on est passé d’une vision négative de la famille écrasée par le fardeau de la maladie mentale – quand elle n’était pas, comme cela a été trop souvent le cas, considérée comme néfaste pour le patient – à sa prise en compte en tant que facteur de résilience dans la prise en charge du malade. En d’autres termes, la famille, jadis nocive, pathogène et/ou incompétente, est devenue une ressource sur laquelle s’appuyer pour favoriser l’évolution positive du patient. Ce changement de perspective est très certainement dû pour une large part aux travaux des thérapeutes familiaux systémiciens qui ont pris naissance aux États-Unis dans les années 1950 et se sont rapidement multipliés et répandus à travers le monde. Il est également lié à l’importance prise par les associations de familles de malades mentaux qui, telle l’Union nationale des amis et familles de malades mentaux (UNAFAM), sont venues contrebalancer le pouvoir jadis exercé sans partage par les professionnels de la santé mentale et qui donnaient d’elles une image caricaturale et peu valorisante contre laquelle elles ne pouvaient manquer un jour ou l’autre de s’élever (à juste titre d’ailleurs). Enfin, la La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 Dépression et famille sont des concepts qui, en fin de compte, ne se laissent pas si facilement cerner, même si tout un chacun, du profane au spécialiste, considère être en mesure d’en donner une définition claire et précise. Pour tout être humain issu d’une famille et en ayant éventuellement constitué une, il devient évident que la représentation qu’il s’est faite à son contact correspond exactement à ce qu’est “la famille” d’un point de vue universel. D’autre part, les manifestations cliniques de la dépression, à la différence de celles des psychoses, ne sont pas si éloignées de ce que tout sujet est susceptible de vivre au cours de son existence. Il n’est pas surprenant que le sujet soit convaincu d’en avoir une connaissance certaine : qui, à un degré ou à un autre, n’a jamais éprouvé de la tristesse, n’a jamais eu d’idées noires, voire d’idées de suicide, n’a jamais perdu l’appétit ou été ralenti ou insomniaque ? Cependant, à y regarder de plus près, il apparaît que les deux champs sémantiques correspondant à ces deux petits vocables (famille et dépression), et encore plus les rapports qu’ils entretiennent entre eux, ne sont pas aussi simples à envisager qu’on le souhaiterait. Famille Selon l’ethnologue F. Zonabend (4), le mot “ ‘famille’ est d’un emploi si quotidien dans le langage parlé, d’un usage si courant dans les écrits savants et populaires, qu’il n’est guère aisé d’en recenser toutes les occurrences. Cette polysémie du terme témoigne sans doute des variations historiques de l’institution qu’il dénomme”. On constate effectivement que selon les époques et les lieux, ce qu’il est convenu d’appeler “famille” correspond à une telle multitude de structures, d’organisations et de dynamiques relationnelles qu’il est loin d’être évident de leur trouver des points communs indiscutables permettant de les réunir au sein d’un même ensemble. Quand on évoque la famille d’un patient, s’agit-il de sa famille d’origine, de sa famille nucléaire ou de sa famille élargie ? Quels en sont les membres ? Qui en fait partie ? Parle-t-on de sa famille actuelle ou doit-on faire référence aux générations passées, et donc éventuellement aux personnages significatifs pour lui, même s’ils sont décédés ? Un patient à qui je proposais d’établir son génogramme me répondit : “Cela sera vite fait, il y a mon père, ma mère, ma sœur et moi”. Cette réponse faisait sens dans La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 Dépression Aucun élément objectif ne permet de déterminer avec certitude si un patient est ou non déprimé. Il n’est pas aisé de séparer la tristesse normale de la tristesse pathologique puisqu’il s’agit essentiellement d’une différence qualitative et non pas quantitative (on peut être très triste sans être déprimé et peu triste en l’étant). L’introduction en clinique de la démarche critériologique, pour importante qu’elle ait été en tant que méthode “qui a permis un gain important quant à la fiabilité et l’acceptabilité du diagnostic psychiatrique systématique et qui a procuré un ‘langage commun’ qui a stimulé la recherche en psychiatrie” (6), est loin d’avoir apporté des solutions définitives en la matière. Ainsi que le constate fort justement R. Jouvent (7) deux patients fort différents, voire opposés, sur le plan sémiologique, peuvent tout à fait remplir les critères d’un épisode dépressif majeur tel que défini dans le DSM : le premier aura une perte d’intérêt, un ralentissement, de l’hypersomnie, une diminution de l’appétit et de la fatigue, tandis que le second présentera une humeur dysphorique, de l’agitation psychomotrice, de l’insomnie, une augmentation de l’appétit et de la culpabilité. Il en conclut que si la catégorie épisode dépressif majeur “a toute sa valeur statistique, elle n’est d’aucune pertinence pour choisir un traitement plutôt qu’un autre, ou pour porter un pronostic, ou encore pour comprendre les mécanismes physiopathogéniques de la dépression”. 71 a u p o i nt PROBLÈMES ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES la mesure où elle traduisait la fermeture de cette famille, son repli sur elle-même et l’absence de relations avec les grands-parents, oncles, tantes et cousins, pourtant bien vivants et habitant la même ville. En outre quels éléments va-t-on être conduit à considérer comme importants pour l’étude du fonctionnement ou de la structure familiale ? La communication entre les membres de la famille ? Les frontières entre les sous-systèmes familiaux ? Les rapports de la famille avec le monde extérieur ? Le mythe familial ? Le climat affectif ? Les alliances et coalitions entre les membres ? etc. L’évaluation de la famille (5) peut suivre de multiples pistes qui toutes, plus ou moins, ont pour point de départ l’idée que le clinicien se fait de ce que serait une famille normale. Il est frappant de constater que dans les DSM, les aspects familiaux retenus pour chacun des troubles décrits (et le trouble dépressif majeur n’échappe pas à la règle) se réduisent en fin de compte à la question potentielle de leur éventuelle transmission héréditaire, biologique. Sans doute s’agit-il là de l’élément pour lequel il est raisonnable de penser que l’on puisse atteindre une certaine objectivité. On ne peut cependant que regretter que tous les autres aspects (relationnels, affectifs, etc.) de la vie familiale et leur influence sur la survenue et l’évolution d’un syndrome dépressif soient passés sous silence. Le chercheur se doit bien évidemment de définir rigoureusement l’objet de son étude. Force est pourtant de constater l’absence de définition de la famille dans l’ensemble des travaux qui lui sont consacrés dans le champ de la psychiatrie. Cela constitue à nos yeux un biais méthodologique considérable qui conduit à relativiser les conclusions qui en sont issues. Mi s e société dans son ensemble accorde actuellement à la famille une place et un rôle prépondérants en tant que structure élémentaire sur laquelle elle considère qu’il est fondamental de s’appuyer pour son organisation et son bon fonctionnement. Les politiques ne manquent aucune occasion de le rappeler dans leurs discours – qu’il s’agisse de l’école, de la santé, des problèmes de délinquance ou de toute autre question. O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D Il est reconnu dans le DSM-IV-TR (8) que la culture, l’âge et le sexe peuvent influencer l’éprouvé et l’expression des symptômes dépressifs. Il reste, dans ces conditions, à définir et identifier ce qui constituerait le noyau dur, commun à des tableaux cliniques aussi variés. Les difficultés essentielles auxquelles se heurtent les études épidémiologiques tournent autour de la question de la définition du cas, problème qui n’est pas seulement lié aux variations culturelles de la symptomatologie dépressive. Ainsi, de nombreux travaux ont montré la mauvaise corrélation interjuge dans les diagnostics “ouverts” de psychiatres de même nationalité (9). La recherche étiopathogénique Si l’on veut bien prendre en considération les problèmes soulevés ci-dessus, on saisira aisément les difficultés rencontrées quand il s’agira d’établir les rapports qu’entretiennent entre elles famille et dépression. Mais, même en admettant que l’on ait pu appréhender au plus près de leur réalité ces deux entités, d’autres questions se poseront, et en particulier celle de la causalité qui, le plus souvent, pour ne pas dire toujours, n’est envisagée que sous l’angle du déterminisme. C’est ainsi que l’on a pu considérer qu’il existerait des familles à transactions dépressives. Pour les tenants de cette hypothèse, la mauvaise qualité des relations à l’intérieur de la famille serait susceptible d’induire un état dépressif chez l’un de ses membres. C’est d’ailleurs ce que pensent bon nombre de nos patients quand ils portent sur leur entourage des accusations de malveillance ou de maltraitance psychologique et qu’ils attendent de nous que nous fassions pression sur lui pour le ramener dans le “droit chemin” et faire ainsi cesser leur détresse. En suivant le même type de raisonnement, mais en examinant cette fois les faits du point de vue de l’entourage et en considérant la dépression comme un phénomène autonome prenant son origine chez l’individu qui en souffre, on pourra envisager que les comportements que l’on observe au niveau des membres de la famille non touchés directement par le processus correspondent simplement à leurs réactions aux comportements du patient. N’est-il pas légitime d’être agacé par quelqu’un “qui se plaint alors qu’il a tout pour être heureux et ne fait aucun effort pour s’en sortir” ? N’est-il pas normal et logique de garder par-devers soi son traitement de peur qu’il ne l’utilise à des fins de suicide ? En d’autres termes, la dépression en tant que pathologie du sujet n’est-elle pas susceptible de modifier profondément la structure et le fonctionnement de la famille ? Mais, en fin de compte, les comportements ne sont-ils pas liés entre eux, et la question qui se pose n’est-elle plus alors : “qui fait quoi à qui ?” mais, “qu’est-ce qu’ils font ensemble ?”. En outre, l’ensemble des études réalisées ont pour point de départ le sujet déprimé et examinent ce qui se produit dans son entourage afin de tenter d’établir un lien entre ce qui est observé et la pathologie. Dans une perspective prospective, ne serait-il pas intéressant et utile pour établir ces corrélations d’étudier une cohorte de familles et de chercher à connaître le devenir de leurs membres ? 72 QUELQUES DONNÉES ÉPIDÉMIOLOGIQUES Des informations disponibles concernent essentiellement le statut marital et les événements de vie (10, 11). Le statut marital Il semble jouer un rôle important dans la survenue d’un épisode dépressif puisque, à âge et sexe équivalents, les sujets divorcés et séparés présentent un risque plus élevé que les sujets mariés. En outre, il convient entre autres, d’ajouter que les femmes mariées sont plus souvent dépressives que les hommes mariés. Ainsi, si l’on cherche à établir un gradient de vulnérabilité croissante en regard de la pathologie dépressive, on trouve la séquence suivante : homme marié – femme mariée – femme veuve ou célibataire – homme célibataire ou divorcé – femme séparée ou divorcée. Comment interpréter ces données ? On peut bien sûr évoquer le rôle protecteur d’une relation affective de bonne qualité face à la menace dépressive. Il est certain qu’en cas, par exemple, de difficultés professionnelles, le soutien d’un conjoint peut se montrer efficace dans la gestion de celles-ci. Il est non moins certain que si la solitude peut être pesante, il vaut mieux “être seul que mal accompagné”, ainsi que l’affirme la sagesse populaire. Cependant, des couples peuvent avoir une relation insatisfaisante sans que l’un ou l’autre ne développe un état dépressif ; et il est fréquent de rencontrer des sujets déprimés qui ne disent pas souffrir de leur conjoint. Enfin, il est possible que la vie quotidienne avec un patient dépressif puisse être si insupportable qu’elle conduise l’époux ou le concubin à s’engager dans un processus de séparation. Alors, quelle relation établir entre le statut marital et la pathologie dépressive ? Certainement pas un lien de type univoque où l’un serait la conséquence ou la cause de l’autre. Il s’agit plutôt d’une information utile dans l’analyse des ressources sur lesquelles on pourra éventuellement s’appuyer pour favoriser l’évolution positive du patient. Les événements de vie Ils sont largement invoqués par les patients et leur entourage – mais aussi par les professionnels – pour tenter sinon d’expliquer, du moins de comprendre, la survenue d’un épisode dépressif. De là à établir un lien de causalité, le pas peut être vite franchi. La tristesse est souvent consécutive à une perte ou à un échec, et le concept même de dépression réactionnelle vient là pour justifier ce raisonnement. Pour pondérer l’impact qu’ils peuvent avoir sur le sujet et tenir compte des autres éléments étiopathogéniques, on parle alors de facteurs déclenchants ou précipitants quand ils ont précédé (de peu) la survenue d’un épisode dépressif. Ces événements, même s’ils paraissent toucher essentiellement une personne déterminée, ont toujours un impact sur la vie familiale dans son ensemble, et les autres membres de la famille ne peuvent généralement manquer d’en être affectés. Ainsi, le licenciement, le départ en retraite ou une promotion professionnelle impliquent des changements dans les relations du sujet à son entourage familial. Il en va de même pour chacun des items de la liste établie par Holmes et Rahe. La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 QUELQUES PROPOSITIONS DE MODÉLISATION ET LEURS IMPLICATIONS POUR LA PRISE EN CHARGE En fin de compte, c’est le regard que nous portons sur le sujet déprimé et sa famille qui nous conduit à appréhender la relation qu’ils entretiennent et à déterminer le type d’approche clinique et thérapeutique que nous proposerons. Pour nos descriptions, nous nous appuierons partiellement sur la classification élaborée par R. Neuburger (12). Aucune de ces conceptions n’est plus vraie qu’une autre. L’important reste de mettre en œuvre l’approche qui se révélera la plus efficace. Le modèle causal linéaire Dans cette perspective (que nous utilisons de façon prépondérante car c’est elle qui nous est la plus familière), je considère la famille comme étant composée d’un certain nombre d’individus distincts qu’unissent (entre autres) des liens biologiques et/ou légaux : le père, la mère et les enfants, dans la situation la plus simple et la plus habituelle. Si l’un des membres de cette famille est déprimé, je vais donc en rechercher la cause afin de tenter de la supprimer et permettre alors la guérison du sujet. Il est plus que probable que je lui proposerai une thérapeutique antidépressive et une prise en charge individuelle. Je tenterai par ailleurs de déterminer l’influence de son entourage sur le déclenchement et la pérennisation de ses symptômes. Je serai alors conduit à prodiguer des conseils afin d’aider les membres de sa famille à changer leur comportement quand je les considérerai comme néfastes ou à adopter une attitude que je jugerai bénéfique. Par exemple, je proposerai au conjoint de s’assurer de la prise régulière du traitement, d’éviter toute attitude de rejet ou d’agacement à l’égard du patient et d’être attentif à tout signe d’une éventuelle rechute. Le modèle communicationnel Selon celui-ci, les comportements des individus sont étroitement interdépendants, chacun des membres de la famille étant simultanément stimulus et réponse vis-à-vis des autres membres qui la composent. On considérera alors la dépression comme un mes73 a u p o i nt La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 comment l’entourage de l’enfant a-t-il réagi face au deuil et quelles place et fonction celui-ci a-t-il alors occupé dans sa famille en souffrance (consolation ? rappel incessant à la mémoire du cher disparu ? fardeau ? etc.). Et encore : comment se fait-il que tous les enfants ayant vécu un tel drame ne deviennent pas un jour ou l’autre déprimés, tandis que d’autres qui ne l’ont pas vécu le sont devenus ? Là aussi, il convient de ne pas raisonner uniquement en termes de traumatisme et de ne pas nous laisser aller à un processus identificatoire qui nous ferait assimiler la souffrance que nous aurions ressentie en de telles circonstances au désespoir du patient. Il s’agit d’ouvrir la porte d’une complexité qu’il conviendra d’explorer plus avant, en termes de loyauté ou d’héritage, par exemple. Mi s e Si l’on admet généralement sans grande difficulté que des événements de vie négatifs (divorce, décès d’un proche, etc.) puissent avoir un impact désorganisateur dans la famille et des conséquences délétères sur la thymie de l’un de ses membres, il n’en va pas de même quand ces événements sont plutôt censés être de nature à apporter de la joie (mariage, naissance d’un enfant, etc.). Et pourtant, nous considérons comme établi que des troubles de l’humeur allant de la dépression du post-partum à la dépression majeure, voire à un état mélancoliforme, puissent survenir dans les suites immédiates ou à court et moyen terme d’un accouchement ; troubles qui, à l’évidence, ne peuvent s’expliquer par le simple bouleversement hormonal qui accompagne chez la mère la naissance d’un enfant, puisqu’ils ne sont ni automatiques ni systématiques et puisqu’il est admis qu’ils peuvent toucher le père ! D’autres facteurs entrent donc en ligne de compte et, parmi ceux-ci, cette évidence que la vie à trois est extrêmement différente de la vie en couple. Ainsi un jeune confrère m’avait-il demandé d’examiner son épouse qui, quelques mois après la naissance de leur fils, présentait une pathologie dépressive et anxieuse caractéristique. Tous deux s’étonnaient de cela puisque, comme ils me l’avaient dit en chœur : “Il ne nous est rien arrivé” (de pénible étant sous-entendu comme allant de soi). Après avoir relevé l’inexactitude de cette remarque, j’explorai la façon dont leur vie se déroulait depuis cette naissance. La situation était classique, pour ne pas dire caricaturale. Monsieur passait ses journées à l’hôpital pendant que Madame attendait son retour en s’occupant de leur enfant. Quand il rentrait, alors qu’elle avait le désir qu’il s’occupe d’elle et lui fasse regagner le monde des adultes, après un bref repas, il s’installait devant son écran d’ordinateur pour – disait-il – travailler à sa thèse. Cependant, il arrivait plus que souvent que Madame constate qu’il était plus occupé à jouer qu’à se consacrer à rédiger réellement cette thèse. Sourd à son désappointement et prenant ses plaintes pour des reproches, il se défendait maladroitement en disant qu’il avait bien le droit de se détendre, lui qui avait eu une dure journée de labeur (sous-entendant par là, sans même en avoir conscience, que les tâches ménagères et les soins à un bébé n’étaient que divertissement). C’est donc dans ce contexte que Madame développa une symptomatologie qui le conduisit à s’occuper d’elle, au moins en tant que médecin, s’il ne pouvait plus être un époux. Un certain nombre d’événements de vie survenus dans la famille d’origine du futur patient alors qu’il n’était encore qu’un enfant sont considérés comme des facteurs prédisposant à la survenue d’une pathologie dépressive chez le sujet devenu adulte. Il s’agit, en particulier, du deuil parental précoce : même si les données en la matière ne sont pas établies avec une absolue certitude et sont surtout incomplètes en raison du grand nombre de variables non contrôlées (cause du décès du parent, âge de celui-ci, classe sociale, etc.) il semble bien que le décès avant l’âge de seize ans de la mère ou des deux parents augmente le risque de voir survenir un épisode dépressif particulièrement sévère, ainsi que les passages à l’acte suicidaires, à l’âge adulte. Dire que ces événements ont été la source d’une carence affective dont les effets se feront sentir plus tard est sans doute exact, mais laisse en suspens de nombreuses questions. En particulier : O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D sage adressé à autrui ; c’est-à-dire que sa dimension de vécu sera tenue pour négligeable par rapport à sa perception en tant que phénomène appelant une réponse de la part de l’entourage. Le patient ne pourra pas ne pas réagir à son tour à cette réponse, tandis que les autres répondront à ses réactions, et ainsi de suite… Se constituera par là même une circularité dysfonctionnelle marquée par la redondance de séquences communicationnelles que le thérapeute s’attachera à repérer avec l’objectif de les interrompre. Dire que le patient se montre triste et non pas qu’il est triste ne veut en aucun cas dire que l’on fait fi de sa souffrance, qui peut être réelle et authentique. Cela signifie simplement qu’elle ne sera pas la cible première de notre action, que nous nous efforcerons par notre questionnement de montrer qu’elle est indissociable de l’attitude que les autres membres de la famille adoptent face à elle et que, si l’on veut se donner une chance d’y mettre fin, ce sont les comportements de tous qui devront changer. Par exemple, le conjoint aura tendance à se rapprocher de son épouse, à être plus présent au domicile quand elle est dépressive et à s’éloigner quand elle aura récupéré. À la prochaine “rechute”, ils reproduiront ce qu’ils ont connu précédemment. Le modèle systémique Il envisage la famille comme un ensemble évoluant dans le temps et qui doit changer pour durer. En effet, au fil des ans, la famille est soumise à différents événements qui la déstabilisent et obligent ses membres à inventer de nouvelles modalités relationnelles. Chacun peut appréhender le changement comme une menace. La pathologie survient alors et maintient le statu quo ante. Ainsi, au moment de l’adolescence, le jeune adulte se prépare à quitter sa famille d’origine pour fonder la sienne propre. Ses parents vont alors se retrouver seuls, et tous peuvent craindre les difficultés qu’ils ne manqueront pas de rencontrer dans ce nouveau face-à-face. C’est ce que l’on appelle le syndrome du nid vide. Que le jeune devienne dépressif, et il n’aura plus qu’à regagner le foyer ; le trio ne sera plus contraint de se séparer. Le thérapeute devra alors tenter de remettre en route le cycle de la vie familiale afin de permettre aux membres de la famille de poursuivre leur évolution. LES EFFETS DE LA PRISE EN CHARGE FAMILIALE De nombreuses études démontrent que la thérapie familiale employée seule ou en association avec un traitement pharmacologique peut aider les patients déprimés à aller mieux et leurs familles à améliorer leur fonctionnement. Dans l’étude conduite par J. Leff (13), 77 patients furent répartis au hasard dans deux groupes de traitement. Trente-sept d’entre eux reçurent un traitement antidépresseur (désipramine puis fluvoxamine au bout de six semaines en cas d’échec). Après six mois de traitement, la posologie fut progressivement réduite à son minimum, permettant la prévention des rechutes. Le traitement fut arrêté au bout d’un an sur deux semaines. Les patients et leurs 74 conjoints bénéficièrent de deux séances d’éducation portant sur la dépression et son traitement afin d’améliorer l’observance, qui fut contrôlée par la mesure des taux plasmatiques d’antidépresseurs. Les quarante autres patients furent traités par une thérapie systémique de couple. Tous les patients furent réévalués un an après la première année de traitement. Le taux de sortie d’étude fut significativement plus important dans le groupe traité par antidépresseur (56,8 %) que dans le groupe pris en charge en thérapie de couple (15 %), ce qui, pour J. Leff, montre que “la thérapie de couple fut beaucoup mieux acceptée par les sujets de l’étude que les médicaments, ce qui reflète le préjugé contre les antidépresseurs classiques dans la population générale”. Les deux groupes de traitement s’améliorèrent au cours de la première année, mais de façon plus importante pour les patients recevant une thérapie de couple que pour ceux sous traitement pharmacologique. Les résultats en faveur de la thérapie de couple se maintinrent tout au long de la deuxième année après que le traitement fut interrompu. La conclusion générale de cette étude est que la thérapie de couple est au moins aussi efficace que les médicaments antidépresseurs pour traiter et prévenir la dépression, et peut-être même supérieure. En ce qui concerne les patients bipolaires, l’étude de Miklowitz montre que la thérapie familiale associée au traitement pharmacologique est plus efficace que le traitement médicamenteux seul pour la prévention des rechutes dépressives, mais pas maniaques ; cela est confirmé l’étude de M.M. Rea et al. (14). Pour Ryan (15), les interventions familiales n’ont pas d’influence sur les taux de guérison et sur le temps nécessaire pour l’obtenir chez les patients bipolaires en phase aiguë. Cependant, la thérapie familiale améliore le fonctionnement familial au-delà de ce que l’on aurait pu attendre de l’amélioration symptomatique, ce qui permet à la famille de trouver des façons plus efficaces de gérer la pathologie. CONCLUSION La dépression est un phénomène complexe qui peut être abordé de multiples façons, tant d’un point de vue clinique que théorique ou thérapeutique. S’il nous appartient d’aller au-delà de la conception simpliste de ce que peut être la famille, il nous faut cependant ne pas sous-estimer son importance dans la prise en charge des patients déprimés. Des études étiopathogéniques restent à conduire afin d’appréhender plus précisément, dans la perspective d’une meilleure efficacité, les rapports que dépression et ■ famille entretiennent. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Keitner GI, Kurimay T, Wilson AK. Advances in family research and intervention. In: Christodoulou GN (ed.). Advances in psychiatry, second volume. 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