Cet état de bien-être physique et mental, social aussi, qui ne
consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité – la
santé selon la définition de l’OMS –, c’est la vie dans sa qualité
au moins autant que dans sa quantité. Votre santé nous intéresse,
disons-nous ès qualités à ces interlocuteurs spécifiques, vous
n’avez pas l’obligation d’être malade pour venir nous consulter.
Mais comment l’entendent-ils, comment l’entendons-nous, dans
cette relation de soins où l’interaction repose sur une double
assise, presque un paradoxe ? En effet, elle est, d’une part, une
relation que l’on pourrait qualifier d’inégalitaire, fondée sur la
dominance et le pouvoir de l’expert, seul à même de prendre les
décisions thérapeutiques sans se permettre d’être troublé par les
inquiétudes de son malade. Mais, d’autre part, elle doit aussi être
une relation de coopération, où d’autres savoirs seront pris en
compte, d’autres réalités, et aussi ce que d’aucuns appellent
empathie ou encore, au sens large du terme, “compassion” [3],
c’est-à-dire une certaine gestion des émotions. Peut-être faudrait-
il dire une gestion certaine, mais nous n’allons pas tarder à y
revenir, car c’est bien cela que la Faculté non seulement ne nous
enseigne pas mais nous demande d’éviter, et que seule une for-
mation personnelle à la psychosomatique peut nous aider à per-
cevoir et à intégrer. Encore faut-il en comprendre la nécessité et
en éprouver le désir.
Cette relation médecin-malade, comme toute relation humaine,
est faite de dit et de non-dit, de mots et d’attitudes, d’échanges
donc. Échange tout de même particulier puisqu’il commence sou-
vent par un interrogatoire. Notons ici le vocabulaire policier, alors
que pour soigner c’est le vocabulaire militaire qui prend la relève,
avec notamment “ordonnance” et “arsenal thérapeutique”.
“Si le médecin pose des questions selon sa technique habituel-
lement apprise, il obtiendra sans doute des réponses, mais rien
d’autre. Avant de pouvoir arriver à ce que nous avons appelé un
diagnostic approfondi, il doit apprendre à écouter. Écouter est
une technique beaucoup plus difficile et subtile que celle qui doit
nécessairement la précéder : mettre le patient à l’aise pour lui
permettre de parler. La capacité d’écouter est une aptitude nou-
velle, qui exige un changement considérable bien que limité dans
la personnalité du médecin. À mesure qu’il découvrira en lui la
capacité d’écouter ce qui chez son patient est à peine formulé,
car le patient n’en est qu’obscurément conscient [...] il décou-
vrira qu’il n’est pas de questions nettes et directes qui puissent
mettre à jour le type d’informations qu’il cherche [...] ces pro-
cessus ne peuvent apparaître que par une collaboration de ces
deux personnes” [4].
Après l’interrogatoire, l’examen, après les mots, les regards et
les gestes. C’est son intimité, celle que l’éducation et la société
lui ont appris à cacher et à préserver, celle liée à tous les mys-
tères donc à tous les dangers, son “origine” [5], que nous
allons demander à notre patiente de dévoiler. La voilà ici
encore cette inégalité dans la relation, car ces regards et ces
gestes sur le corps de l’autre sont nôtres et nôtres exclusive-
ment, aussi devons-nous ne jamais oublier que rien, là, n’est
banal pour la patiente, étendue demi-nue et jambes écartées sur
une table qui n’est pas un lit, livrée à ses fantasmes et fantas-
mant peut-être ceux du gynécologue.
Le toucher vaginal peut, aussi étonnant que cela puisse
paraître, être un moment privilégié de ce couple particulier
gynécologue/patiente. Le silence notamment permet souvent
l’émergence d’événements anciens, violences, attouchements
ou abus sexuels, traumatismes refoulés qui ne se parleront
peut-être nulle part ailleurs.
Enfin, rituel final de ce duo joué tantôt à l’unisson, tantôt en
canon, parfois avec des dissonances, vient la prescription, ce
papier qui va objectiver qu’il s’est passé quelque chose entre
les deux protagonistes, chacun à sa place et dans son rôle.
“La prescription, c’est l’ensemble de l’atmosphère dans
laquelle le médicament est donné et pris” [6]. Et pris, me
direz-vous... Et Balint d’ajouter : “Le médicament de loin le
plus utilisé en médecine est le médecin lui-même”.
Mais aucun manuel ne nous guide quant à la drogue-médecin,
aucun Vidal®n’en indique posologie ou effets secondaires,
même si, comme pour tout médicament, trop pour l’un est trop
peu pour l’autre, allergie ou accoutumance pouvant toujours
survenir.
“Ma gynécologue, elle est formidable, elle me prescrit toujours
d’importants traitements, avec tous les médicaments nouveaux
qui viennent de sortir...”
“Ma gynécologue, elle est formidable, elle ne prescrit jamais
de longues ordonnances, elle ne me donne jamais beaucoup de
drogues...”
Notons l’emploi de termes chargés de sens : les médicaments
sont de bons objets, les drogues au contraire de mauvais
objets.
Gardons aussi présents à l’esprit (et avec quelle humilité !) le
sort de nos ordonnances : perdues, oubliées au fond d’un sac,
certaines ne verront jamais le jour. Quant aux autres, elles
iront se faire étudier et contrôler par voisins et pharmaciens.
En effet, taraudées par l’inquiétude ou persuadées de n’y rien
comprendre, les patientes souvent n’entendent rien à nos expli-
cations et attendent d’être à l’extérieur pour enfin apprendre ce
qui les attend.
On l’aura compris, pour être de qualité, une relation ne peut
être que de sujet à sujet et non de sujet à objet. La maladie ou
sa souffrance sont l’objet de notre travail, l’être humain
malade ou souffrant est notre partenaire. On a pu parler de
l’inévitable duplicité du soignant, ce Janus Bifrons qui doit
vous faire mal pour votre bien ou tenter d’adoucir votre sort
s’il ne peut rien contre le mal. Cependant, il ne faudrait pas
tomber dans le travers actuel qui croit tout résoudre ou tout
expliquer en opposant la médecine technique à la médecine
relationnelle. Il est bien entendu plus facile ou plus tentant
pour le médecin de se cacher derrière ses écrans ou ses outils
sophistiqués plutôt que d’ajouter à ses propres angoisses et à
ses propres doutes ceux de sa patiente.
Mais, bien entendu, ne devrait mériter “appellation contrôlée”
de médecine psychosomatique que celle qui réunit la patiente au
lieu de la réduire à la tranche défectueuse, externe ou interne,
visible ou non, de son sein ou son utérus.
GYNÉCOLOGIE ET SOCIÉTÉ
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La Lettre du Gynécologue - n° 247 - décembre 1999
[3] Emmanuel Levinas.
[4] Michael Balint.
[5] Gustave Courbet, “l’Origine du monde”, musée d’Orsay, Paris.
[6] Michael Balint.