DOSSIER THÉMATIQUE Réunion de concertation pluridisciplinaire à travers des cas cliniques La fertilité après traitement pour cancer du sein Fertility after treatment for breast cancer M. Espié*, A.S. Hamy*, S. Frank* U ne patiente de 34 ans présente un nodule de la région rétro-aréolaire du sein droit de 10 mm sans adénopathie axillaire. L'examen anatomopathologique définitif a diagnostiqué un adénocarcinome canalaire infiltrant de 13 mm de grade 3, 1N+/12 RE–, RP–, c-erbB2–. Une chimiothérapie associant anthracyclines et taxanes est proposée à la patiente, qui pose la question du retentissement de la chimiothérapie sur sa fertilité, car elle souhaite une grossesse. Que lui répondre ? * Centre des maladies du sein, oncologie médicale, hôpital Saint-Louis AP-HP. Le problème de la fertilité après un traitement pour cancer du sein est en effet un problème très important pour lequel nous manquons de certitude. Tout d’abord environ 10 % des 50 000 nouveaux cas de cancer du sein par an en France vont concerner des femmes de moins de 40 ans. La majorité de ces femmes seront traitées par une chimiothérapie. Il faut savoir que l’âge, à la première grossesse, est Tableau I. Risque de décès en cas de grossesse après cancer du sein. RR IC Gelber, 2001 (1) Équipes 0,44 0,21-0,96 von Schoultz, 1995 (2) 0,48 0,18-1,29 Kroman, 1997 (3) Kroman, 2008 (4) 0,55 0,73 0,28-1,06 0,54-0,99 Sankila, 1994 (5) 0,21 0,10-0,45 Mueller, 2003 (6) 0,54 0,41-0,71 Blakely, 2004 (7) 0,70 0,25-1,95 Velentgas, 1999 (8) 0,81 0,3-2,3 Ives, 2007 (9) 0,59 0,37-0,95 Largillier, 2009 (10) 0,23 0,10-0,52 de plus en plus tardif, notamment dans les milieux socio-économiques favorisés qui peuvent poursuivre des études longues et/ou la carrière professionnelle passe au premier plan. Il n’est donc pas rare que ces femmes n’aient jamais été enceintes. Par ailleurs, la grossesse est possible après un cancer du sein. On sait qu’elle n’augmente ni ne diminue le risque de rechute chez une femme ayant été traitée, le pronostic restant inchangé (tableau I). Une méta-analyse récente (11) reprenant 1 244 patientes appariées à 18 145 témoins confirme ces données en montrant 41 % de réduction de mortalité chez les femmes ayant été enceintes après le traitement de leur cancer (PRR [prevalence rate ratio] : 0,59 ; IC95 : 0,50-0,70). On serait tenté de penser que la grossesse pourrait avoir un effet protecteur au vu de ces résultats. Il s’agit probablement de biais de sélection, les femmes pouvant être enceintes étant en meilleure santé. Cependant, on ne peut exclure une éventuelle médiation hormonale, rôle de l’HCG, de la prolactine, des fortes doses d’estrogènes… Chez certaines de ces femmes, le désir de grossesse est parfois impérieux : il semble traduire une affirmation de bonne santé, une volonté de rester femme à part entière. La vie prend le dessus même si une inquiétude demeure. La chimiothérapie induit cependant souvent une aménorrhée. En effet, elle va provoquer une diminution des follicules, leur disparition ou une fibrose ovarienne, on observe alors une hypoestradiolémie et une élévation de la FSH et de la LH. Ces dosages hormonaux ont toutefois peu d’intérêt dans l’année qui suit la chimiothérapie, car ils reflètent juste ce qui se passe le jour de la prise de sang, des patientes étant à nouveau parfaitement réglées, parfois même dans le mois qui suit le prélèvement. Le pourcen- 20 | La Lettre du Sénologue • n° 52 - avril-mai-juin 2011 Séno 52 juin2011 -ok.indd 20 21/06/11 10:07 Points forts Mots-clés Chimiothérapie Fertilité Grossesse après cancer du sein Contraception »» La grossesse est possible après un cancer du sein. »» La chimiothérapie induit une hypofertilité et peut favoriser une ménopause précoce. »» Il n'y a pas à ce jour de preuve de l'efficacité des analogues LH-RH pour protéger la fonction ovarienne. »» La contraception est nécessaire chez une femme jeune en cours de traitement ou ayant été traitée pour un cancer du sein. Keywords Chemotherapy Fertility Pregnancy after breast cancer Contraception tage d’aménorrhée variera suivant ces définitions, le moment choisi pour l’évaluer, les produits utilisés, leur association, leur dosage et, bien sûr, l’âge de la patiente. Une chimiothérapie de type CMF (cyclophosphamide, méthotrexate, 5-fluorouracile) induirait environ 68 % (66-70 %) d’aménorrhée (12). Les chimiothérapies de type FAC ou FEC à dose conventionnelle seraient moins toxiques (34 % versus 69 %). Nous avons d'ailleurs des données contradictoires sur les taxanes, qui semblent majorer ce risque (tableau II). La probabilité de retrouver un cycle menstruel – qui n'est pas par ailleurs une preuve de fertilité – est très liée à l’âge : moins de 30 % de possibilité de reprise d'un cycle menstruel après 40 ans contre plus de 80 % avant 35 ans (19). Avec la CMF, la décroissance des épisodes de règles est constante et se poursuit au-delà de 1 an après l’arrêt de la chimiothérapie, alors qu’il existe une récupération partielle au bout de 1 an d’arrêt de la chimiothérapie pour les autres protocoles (AC, AC-paclitaxel, AC-docétaxel) . Faut-il proposer un délai ? En réalité un délai est proposé pour passer le cap des rechutes initiales précoces qui surviennent majoritairement dans les 3 premières années après le diagnostic (20). D'ailleurs, pour les cancers de bon pronostic, a fortiori les cancers in situ, il n’y a aucune raison d’attendre… Reste le problème de l’hormonothérapie, qui recule le moment possible de la grossesse (mais qui n’est pas l’objet de ce cas clinique). Peut-on préserver la fertilité ? Pour les patientes atteintes d’un cancer du sein, certaines équipes proposent l’utilisation d’analogues LH-RH pendant la chimiothérapie. Mais il n’y a toujours pas de certitude sur l’efficacité de cette méthode et les données sont actuellement insuffisantes. Trois études randomisées sont en cours. Il faut se souvenir que le tamoxifène prescrit en même temps que la chimiothérapie réduit son efficacité, vraisemblablement en raison de son efficacité cytostatique et du blocage des cellules cancéreuses en G0. Qu’en est-il avec les analogues ? La congélation d’ovocytes est une technique qui peut être envisagée, mais elle est jusqu’à présent Tableau II. Aménorrhée et chimiothérapie. Équipes Chimiothérapie Pourcentage de reprise de règles CMF < 40 ans : 39 % > 40 ans : 5 % AC 66 % Martin, 2005 (14) FAC 67 % Martin, 2005 (14) TAC 48 % Roché, 2006 (15) FEC 28 % Roché, 2006 (15) FEC-D 32 % Fornier, 2005 (16, 17) AC-taxane 85 % < 40 ans Oktay, 2005 (18) AC-taxane 50 % > 40 ans Goldhirsch, 1990 (13) Bines, 1996 (12) décevante, avec un taux de grossesse par ovocyte décongelé inférieur à 2 %. L’ovocyte résiste mal au cycle congélation-décongélation. Les ovocytes matures sont fragiles, riches en eau, avec un risque de formation de cristaux et de rupture. Les techniques de vitrification semblent prometteuses, mais elles ne sont pas autorisées en France pour le moment. La congélation d’embryons nécessite déjà d’avoir un partenaire ou un donneur. Pour être efficace, elle doit être effectuée avant le traitement, c’est une procédure longue (en moyenne 38 jours), qui nécessite une stimulation et donc une hyperestradiolémie dont nous ne connaissons pas les répercussions éventuelles sur un risque de rechute. Il persiste des interrogations quant à d’éventuelles malformations chez les enfants. Enfin, le taux de grossesse est d’environ 20 à 30 % par transfert. La stimulation sur cycle naturel étant de faible rentabilité, certains proposent de stimuler avec du tamoxifène ± gonadotrophines. Il existe un risque théorique de tératogénicité du tamoxifène avec une longue demi-vie de 12 semaines. La même équipe (21) propose de stimuler avec le létrozole, qui est un excellent inducteur de l’ovulation mais actuellement totalement hors AMM. La cryoconservation de cortex ovarien consiste à prélever du tissu ovarien par cœlioscopie. Celui-ci est partagé entre la médullaire et le cortex, qui est isolé, fragmenté et congelé. Il est réimplanté secondairement en position orthoptique ou hétérotopique. On observe un retour à une fonction endocrine dans 80 % des cas avec une médiane de 9 mois. Environ 25 grossesses avec enfants vivants ont été rapportées avec cette technique (22). Références bibliographiques 1. Gelber S, Coates AS, Goldhirsch A et al. Effect of pregnancy on overall survival after the diagnosis of earlystage breast cancer. J Clin Oncol 2001;19:1671-5. 2. von Schoultz E, Johansson H, Wilking N, Rutqvist LE. Influence of prior and subsequent pregnancy on breast cancer prognosis. J Clin Oncol 1995;13:430-4. 3. Kroman N, Jensen MB, Melbye M, Wohlfahrt J, Mouridsen HT. Should women be advised against pregnancy after breast-cancer treatment? Lancet 1997;350:319-22. 4. Kroman N, Jensen MB, Wohlfahrt J, Ejlertsen B. Pregnancy after treatment of breast cancer: a population-based study on behalf of Danish Breast Cancer Cooperative Group. Acta Oncol 2008;47:545-9. 5. Sankila R, Heinavaara S, Hakulinen T. Survival of breast cancer patients after subsequent term pregnancy: "healthy mother effect". Am J Obstet Gynecol 1994;170:818-23. 6. Mueller BA, Simon MS, Deapen D, Kamineni A, Malone KE, Daling JR. Childbearing and survival after breast carcinoma in young women. Cancer 2003;98:1131-40. 7. Blakely LJ, Buzdar AU, Lozada JA et al. Effects of pregnancy after treatment for breast carcinoma on survival and risk of recurrence. Cancer 2004;100:465-9. 8. Velentgas P, Daling JR, Malone KE et al. Pregnancy after breast carcinoma. Outcomes and influence on mortality. Cancer 1999;85:2424-32. 9. Ives A, Saunders C, Bulsara M, Semmens J. Pregnancy after breast cancer: population based study. BMJ 2007;334:194. La Lettre du Sénologue • n° 52 - avril-mai-juin 2011 | Séno 52 juin2011 -ok.indd 21 21 21/06/11 10:07 DOSSIER THÉMATIQUE Références bibliographiques 10. Largillier R, Savignoni A, Gligorov J et al. Prognostic role of pregnancy occurring before or after treatment of early breast cancer patients aged <35 years: a GET(N)A Working Group analysis. Cancer 2009;115:5155-65. 11. Azim HA, Jr, Santoro L, Pavlidis N et al. Safety of pregnancy following breast cancer diagnosis: a meta-analysis of 14 studies. Eur J Cancer 2011;47:74-83. 12. Bines J, Oleske DM, Cobleigh MA. Ovarian function in premenopausal women treated with adjuvant chemotherapy for breast cancer. J Clin Oncol 1996;14:1718-29. 13. Goldhirsch A, Gelber RD, Castiglione M. The magnitude of endocrine effects of adjuvant chemotherapy for premenopausal breast cancer patients. The International Breast Cancer Study Group. Ann Oncol 1990;1:183-8. 14. Martin M, Pienkowski T, Mackey J et al. Adjuvant docetaxel for nodepositive breast cancer. N Engl J Med 2005;352:2302-13. 15. Roché H, Fumoleau P, Spielmann M et al. Sequential adjuvant epirubicinbased and docetaxel chemotherapy for node-positive breast cancer patients: the FNCLCC PACS 01 Trial. J Clin Oncol 2006;24:5664-71. 16. Fornier MN, Modi S, Panageas KS, Norton L, Hudis C. Incidence of chemotherapy-induced, long-term amenorrhea in patients with breast carcinoma age 40 years and younger after adjuvant anthracycline and taxane. Cancer 2005;104:1575-9. 17. Fornier MN, Norton L. Dose-dense adjuvant chemotherapy for primary breast cancer. Breast Cancer Res 2005;7:64-9. 18. Oktay K, Buyuk E, Libertella N, Akar M, Rosenwaks Z. Fertility preservation in breast cancer patients: a prospective controlled comparison of ovarian stimulation with tamoxifen and letrozole for embryo cryopreservation. J Clin Oncol 2005;23:4347-53. 19. Petrek JA, Naughton MJ, Case LD et al. Incidence, time course, and determinants of menstrual bleeding after breast cancer treatment: a prospective study. J Clin Oncol 2006;24:1045-51. 20. Saphner T, Tormey DC, Gray R. Annual hazard rates of recurrence for breast cancer after primary therapy. J Clin Oncol 1996;14:2738-46. 21. Rodriguez-Wallberg KA, Oktay K. Fertility preservation in women with breast cancer. Clin Obstet Gynecol 2010;53:753-62. 22. Kolp LA, Hubayter Z. Autotransplantation of cryopreserved ovarian tissue: a procedure with promise, risks, and a need for a registry. Fertil Steril 2011;95:1879-86.. 23. Trinh XB, Tjalma WA, Makar AP, Buytaert G, Weyler J, van Dam PA. Use of the levonorgestrel-releasing intrauterine system in breast cancer patients. Fertil Steril 2008;90:17-22. Réunion de concertation pluridisciplinaire à travers des cas cliniques Il faut noter cependant que cette procéduree réduit de moitié la réserve ovarienne, or la chimiothérapie n’est que partiellement gonadotoxique, avec, souvent, notamment chez les femmes jeunes, une toxicité réversible que l’on risque d’altérer en retirant un ovaire. Il est donc nécessaire de bien cibler les patientes qui en bénéficieraient et qui seraient celles pour laquelle la probabilité de récupération spontanée est la plus faible, c’est ce sur quoi nous travaillons à Saint-Louis. S’il est indispensable d’aborder avec ces patientes le problème de la fertilité et de la grossesse, il est également nécessaire de parler de contraception après cancer du sein. Le choix d’une méthode sera bien sûr discuté avec la patiente en tenant compte de son âge, de ses antécédents (parité, antécédents pathologiques…), des relations du couple et de la fréquence des rapports sexuels. La sexualité est fréquemment perturbée par la maladie – mais pas toujours – et souvent de façon temporaire. Aborder la contraception est donc un excellent moment pour parler de sexualité et pour permettre à la femme d’exposer ses problèmes sexuels ou conjugaux. Les méthodes locales sont envisageables, car elles sont inoffensives et sans interaction avec la maladie ni avec son traitement, mais elles ont des inconvénients : efficacité non absolue, astreinte d’utilisation, coût… On les choisira si la femme les réclame, si les rapports sexuels sont peu fréquents et surtout si les autres méthodes sont contre-indiquées. Le dispositif intra-utérin au cuivre (DIU) est la contraception la plus adaptée et la nulliparité n’est pas une contre-indication. La question de l'utilisation d'un SIU-LNG (système intra-utérin au lévonorgestrel) après un cancer du sein est souvent posée : il faut certes l’enlever chez une patiente dont le diagnostic de cancer du sein est posé, mais nous n’avons malheureusement qu’une seule étude (23) sur le sujet. Il s’agit d’une étude rétrospective, menée en Belgique, méthodologiquement très limitée, qui compare 79 patientes utilisant un SIU-LNG avec 120 non utilisatrices. Deux sous-groupes ont été étudiés : les patientes qui ont poursuivi l’utilisation après le diagnostic (groupe 1) et celles qui ont débuté l’utilisation après le diagnostic (groupe 2). La moyenne de suivi a été de 2,8 ans. Globalement, il a été observé 17 rechutes parmi les 79 utilisatrices et 20 rechutes parmi les 120 non utilisatrices (HR : 1,86 ; IC95 : 0,86-4,00 ; NS et HR : 1,47, IC95 : 0,77-2,80 [en données brutes]). L’analyse de sous-groupes a été effectuée a posteriori : pour le groupe 1 (utilisatrices au moment du diagnostic et ayant poursuivi l’utilisation, 38 patientes), on retrouve un risque augmenté (HR : 3,39 ; IC95 : 1,01-11,35). Il n’y a pas d’élévation significative dans le groupe 2 (utilisatrices après le diagnostic, 41 patientes) [HR : 1,48 ; IC95 : 0,623,49]. Il est donc impossible d’avoir des certitudes par rapport à cette étude (nombre trop limité de patientes, intervalle de confiance très large…). Quoi qu’il en soit, le principe de précaution a inspiré les autorités de santé et l’utilisation d’un SIU-LNG est contre-indiqué tant pour l’OMS que pour les autorités françaises. Cependant, il ne faut pas se précipiter pour retirer un SIU-LNG à, par exemple, une patiente en cours de chimiothérapie pour un cancer du sein. Une contraception efficace étant indispensable, il sera toujours temps de discuter avec la patiente de son retrait une fois la chimiothérapie terminée. Nous n’avons pas de données concernant la contraception hormonale estroprogestative ni sur les progestatifs seuls, qui restent de ce fait contreindiqués ou à discuter au cas par cas. Les analogues LH-RH ne sont pas un moyen de contraception et ne sont pas recommandés en raison de leurs effets indésirables (ostéoporose, qualité de vie…). Ils ont d’ailleurs l’AMM en sénologie uniquement dans le cadre du traitement du cancer du sein métastasé. La stérilisation, devenue plus simple avec les nouvelles techniques sous hystéroscopie (Essure®), doit être abordée de la même façon avec toutes les femmes, en respectant un délai de réflexion. Enfin, la vasectomie peut également être discutée avec le conjoint. Au final, cet abord de la fertilité, de la grossesse et de la contraception est fondamental a posteriori : c’est en effet un des reproches les plus fréquents que nous font ces femmes jeunes quant à l’information qu’elles ont reçu à ce sujet au moment de l’annonce des traitements. ■ 22 | La Lettre du Sénologue • n° 52 - avril-mai-juin 2011 Séno 52 juin2011 -ok.indd 22 21/06/11 10:07