LES LUMIERES ET L'HISTOIRE NATURELLE DE BUFFON 1) Analyse critique (notée sur 10 points) Faites le commentaire composé des documents proposés, en soulignant leur intérêt et leurs limites éventuelles pour la compréhension du thème. 2) Exploitation adaptée à un niveau donné (notée sur 10 points) Rédigez un écrit de synthèse, résultant de l’analyse critique des documents et visant à la transmission d’un savoir raisonné, en mettant en évidence les notions, les connaissances et les documents ou extraits de documents que vous jugerez utiles à un enseignement d’histoire au niveau que vous aurez choisi. Document 1 Le XVIIIe siècle a eu la passion des classifications, qu’il appelait, d’un mot révélateur, des « méthodes ». Il a voulu tout classer : les sciences, les livres, les maladies et, bien entendu, les pierres, les plantes et les animaux. Ce « projet d’une science générale de l’ordre » manifeste la volonté de maîtriser les choses pour mieux les administrer et les soumettre à la raison humaine, reflet de la raison divine. L’ordre de la classification doit être l’ordre même de la Création. En histoire naturelle, la botanique a montré le chemin : Mayol, John Ray, Tournefort avaient posé les principes, et Linné, qui entre en scène e 1735, est d’abord botaniste. (…) La première édition du Systema Naturae de Linné, qui date de 1735, présente déjà une brève classification des animaux. (…) La classification des plantes répondait, du moins en partie, à un besoin pratique et servait à la médecine. La classification des animaux répond à une exigence purement intellectuelle. Pratiquement, de quoi s’agit-il ? De « rassembler les êtres semblables et de séparer les êtres dissemblables », selon la formule de Linné. (…) La philosophie ancienne et surtout la surtout la scolastique médiévale ont beaucoup réfléchi sur ces questions, qui sont d’abord des questions de logique, et imposé deux notions, celle de « genre » et d’« espèces ». Le genre est une « notion universelle qui se forme par l’abstraction des qualités qui sont les mêmes dans certaines espèces, tout comme l’idée de l’espèce se forme par l’abstraction des choses qui se trouvent semblables dans tous les individus ». Telle est la définition de Formey dans l’Encyclopédie. (…) Mais la classification faisait revivre un vieux débat médiéval, qui est resté dans l’histoire sous le nom de « querelle des universaux ». La question était fondamentale. Nous ne connaissons en fait que des individus, Pierre, Paul ou Jacques, et nous disons que ce sont des « hommes ». Mais « l’homme » est une notion abstraite, un « universel ». L’« homme » a-t-il une existence réelle, comme le veulent les « réalistes », ou n’est-ce qu’un nom qui permet de réunir des « nominalistes » ? Depuis le XIVe siècle, la question n’a cessé d’être débattue, car elle pose tout le problème de la connaissance. Si nous ne connaissons que des individus, et par expérience directe, si nous ne pouvons plus généraliser notre expérience, il n’y a plus de science possible. Jacques ROGER, Buffon, un philosophe au Jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, p. 405407 1 Document 2 2 3 Document 3 L’Histoire naturelle générale et particulière, dont on a déjà donné trois volumes, est un ouvrage fait pour attirer l’attention du public. La matière qui y est traitée est intéressante. Les idées de l’auteur sont grandes, quelquefois neuves, et toujours présentées avec une force qui ajoute encore à la noblesse et à la beauté du sujet. Je crois cependant qu’il s’en faut de beaucoup que cet ouvrage soit à l’abri de la critique. A ne considérer que le prospectus qui fut distribué avant l’ouvrage, on a de la peine à concevoir qu’un seul homme ait rassemblé une assez grande quantité de connoissances pour exécuter un tel projet. L’histoire naturelle, au point où elle est actuellement, a paru trop immense pour qu’aucun naturaliste moderne en ait osé embrasser àla-fois toutes les parties. Il est vrai qu’il y en a quelques-uns, comme M. Rai, M. Linnæus1 et d’autres, qui ont parlé à-la- fois des trois règnes. Mais ils n’ont considéré la nature que sous un 1 Carl von Linné (1707-1778). 4 seul point de vue ; c’est-à-dire par rapport aux caractères distinctifs des espèces entr’elles, et pour la partie qu’on appelle la nomenclature ; ainsi, quoiqu’ils aient parlé de toutes les productions de la nature, on peut dire qu’ils n’ont traité qu’une partie de l’histoire naturelle. Ceux qui ont voulu pousser plus loin leurs recherches se sont restreints dans un certain nombre de genres, ou si l’on veut, dans certaines classes d’animaux, de végétaux ou de minéraux. L’anatomie humaine, qui est une si petite partie de l’histoire naturelle, a seule occupé un grand nombre de gens illustres ; et il s’en faut encore de beaucoup qu’ils n’aient tout vu. M. de Réaumur, un des plus laborieux de nos naturalistes, n’a pas épuisé, à beaucoup près, la partie des insectes. Je crois l’auteur de la nouvelle histoire naturelle, fait pour aller aussi loin qu’il est possible dans toutes les sciences qu’il voudra cultiver ; mais il n’en est pas de l’histoire naturelle et des autres sciences de faits, comme de la géométrie et des sciences de pur raisonnement. Dans ces dernières, le génie supérieur marche à grands pas, et laisse bien loin derrière lui ceux qui sans avoir les mêmes talens, y ont donné la même application. Mais dans les sciences de faits, quelqu’avantage qu’ait un homme d’esprit, rien ne peut suppléer au travail assidu et opiniâtre. Ainsi, il paroît difficile qu’un seul auteur, quelques talens qu’on lui suppose, puisse suffire à un ouvrage dont chaque partie semble demander un homme entier. Ces difficultés se présentèrent à mon esprit lorsque l’ouvrage de M. de Buffon fut annoncé au public. Il me parut que par ce titre d’Histoire générale et particulière, l’auteur promettoit un traité complet sur chaque partie de cette science. Ce projet me sembla d’autant plus hardi, que M. de Buffon n’avoit pas encore paru dans le monde savant comme naturaliste. Il étoit déjà célèbre par plusieurs mémoires lus à l’académie sur différens sujets, d’agriculture, de physique et de géométrie, et par une traduction très-estimable. Mais ces différentes connoissances me paroissoient autant de diversions à l’étude de la nature, et autant d’obstacles à l’exécution de l’ouvrage projetté.Enfin l’ouvrage parut, et je le lus avec avidité. J’y trouvai plus encore que je n’avois espéré, quant à l’élégance du style et à la profondeur des vues. Mais j’y trouvai beaucoup à reprendre quant à l’exactitude des faits qui doivent être la base d’un ouvrage tel que celui-ci. Il étoit important que ces fautes fussent relevées : car la réputation de l’auteur, et les traits brillans dont son ouvrage est semé, n’étoient que trop propres à accréditer des erreurs. Ce qui rendoit une critique plus indispensable, c’est que plusieurs hommes illustres sont attaqués avec force, et si j’ose le dire, avec trop peu de circonspection. C’est un reproche que je ne puis m’empêcher de faire à M. de Buffon surtout à l’égard de Linnæus, dont je crois qu’il a trop peu lu les ouvrages, et dont il n’a pas saisi l’esprit. Lamoignon-Malesherbes, Observations de Lamoignon-Malesherbes sur l'Histoire Naturelle générale et particulière de Buffon et Daubenton, Tome premier. Ecrit en 1750, publié en 1798. Document 4 Extrait : D'Alembert vient de louer Fontenelle, qui « a même osé prêter à la philosophie les ornements qui semblaient lui être les plus étrangers et qu’elle paraissait devoir s’interdire le plus sévèrement ». L’audace de Fontenelle a suscité bien des détracteurs, et bien des imitateurs : « Mais semblable à tous les écrivains originaux, il a laissé bien loin derrière lui ceux qui ont cru pouvoir l’imiter. ». Puis il enchaîne : L'Auteur de l'Histoire Naturelle a suivi une route différente. Rival de Platon & de Lucrece, il a répandu dans son Ouvrage, dont la réputation croît de jour en jour, cette noblesse & cette élévation de style, qui sont si propres aux matieres philosophiques, & qui dans les écrits du Sage doivent être la peinture de son ame. 5 Cependant la Philosophie, en songeant à plaire, paroît n'avoir pas oublié qu'elle est principalement faite pour instruire ; c'est par cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flater l'imagination qu'à éclairer la raison, est aujourd'hui presqu'absolument banni des bons Ouvrages. Un de nos meilleurs Philosophes semble lui avoir porté les derniers coups*. L'esprit d'hypothèse & de conjecture pouvoit être autrefois fort utile, & avoit même été nécessaire pour la renaissance de la Philosophie ; parce qu'alors il s'agissoit encore moins de bien penser, que d'apprendre à penser par soi-même. Mais les tems sont changés, & un Ecrivain qui feroit parmi nous l'éloge des Systèmes viendroit trop tard. Les avantages que cet esprit peut procurer maintenant sont en trop petit nombre pour balancer les inconvéniens qui en résultent ; & si on prétend prouver l'utilité des Systèmes par un très-petit nombre de découvertes qu'ils ont occasionnées autrefois, on pourroit de même conseiller à nos Géometres de s'appliquer à la quadrature du cercle, parce que les efforts de plusieurs Mathématiciens pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L'esprit des Systèmes est dans la Physique ce que la Métaphysique est dans la Géometrie. S'il est quelquefois nécessaire pour nous mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toûjours incapable de nous y conduire par lui-même. Eclairé par l'observation de la Nature, il peut entrevoir les causes des phénomenes : mais c'est au calcul à assûrer pour ainsi dire l'existence de ces causes, en déterminant exactement les effets qu'elles peuvent produire, & en comparant ces effets avec ceux que l'expérience nous découvre. Toute hypothèse dénuée d'un tel secours acquiert rarement ce degré de certitude, qu'on doit toûjours chercher dans les Sciences naturelles, & qui néanmoins se trouve si peu dans ces conjectures frivoles qu'on honore du nom de Systèmes. S'il ne pouvoit y en avoir que de cette espece, le principal mérite du Physicien seroit, à proprement parler, d'avoir l'esprit de Système, & de n'en faire jamais. A l'égard de l'usage des Systèmes dans les autres Sciences, mille expériences prouvent combien il est dangereux. D'Alembert, Discours préliminaire de l’Encyclopédie, 1751. (édition Michel Malherbe, Paris, Vrin, 2000, p. 138) 6 Document 5 Jumelles attachées par les reins Monstre à un œil Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière (imprimerie royale 36 volumes 17491789), Paris, Éditions Place des victoires, 2009, p. 34. 7 Document 6 Les quadrupèdes sont très-utiles ; on en élève plusieurs comme les bestiaux, pour leur chair, leur lait, leur cuir, leur toison, leur graisse ; d'autres comme bêtes de charge, le cheval, l'âne, le chameau, l'éléphant ; on en dresse quelques espèces pour la chasse, comme le chien ; on en nourrit d'autres pour détruire les rats, comme les chats ; on entretient les plus rares dans des - ménageries. Aristote, Pline, Elien, ont donné les premières notions sur les quadrupèdes ; les auteurs des seizième et dix-septième siècles sont Gesner, Aldrovande, et Jonston leur abréviateur : ceux des dix-septième et dixhuitième sont Rai, Linné, Brisson, Houtcuyn, Buffon, Pénant, Pallas, Schreiber, Klein, Cetti, Storr, Erxleben, Blumenbach , Camper, Cuvier. Pour avoir une bonne histoire des animaux, il faut ajouter aux caractères classiques, génériques et spécifiques, des descriptions complètes, des figures exactes, les détails sur la gestation, l'accouchement, l'éducation des petits, la nourriture de chaque espèce , ses mœurs douces ou féroces ; s'ils sont susceptibles d'éducation , leur station, leur climat, leur structure interne , leurs alimens, leurs usages dans l'économie domestique et générale; ce n'est que d'après l'histoire des mammaires ainsi rédigée, qu'on peut connoître philosophiquement les vues de la nature. Les monographies de Linné remplissent en grande partie ce plan, et peuvent servir de modèles : il a donné dans ses Aménités académiques, l'histoire du chien, du rhène, du cochon d'Inde, du cochon domestique, de la brebis. On peut extraire des travaux réunis de Buffon et d'Aubenton (en élaguant les censures peu fondées des méthodes, ce qui tient à des théories arbitraires, à des fausses applications sur les mœurs, plus oratoires que réelles), assez de faits bien vus pour former des monographies semblables à celles de Linné. Pallas surtout, soit dans son voyage, soit dans ses essais, specilegia zoologica, et dans les Mémoires de l'Académie de Pétersbourg, a donné l'histoire complète et l'anatomie de plusieurs espèces. On trouve encore d'excellens matériaux dans les Mémoires des Académies, surtout dans ceux de la Société Royale et dans ceux de l'Académie des Sciences de Paris ; mais un petit ouvrage que nous ne saurions trop recommander, est le Synopsis quadrupedum du savant et judicieux Rai : son grand mérite est d'avoir le premier dissipé une foule d'erreurs et de préjugés qui infectoient tous les ouvrages de ses prédécesseurs, et d'offrir plusieurs bonnes descriptions, et souvent des détails anatomiques très précieux. Dans les mammaires, les caractères des ordres se déduisent principalement des dents. Jean-Emmanuel Gilibert, Abrégé du Système de la nature, de Linné, histoire des mammaires ou des quadrupèdes et cétacées, Lyon, l’Éditeur, 1805, p. 39-40. 8