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1. Racines antiques du transformisme
Le courant scientifique dominant avant Darwin fut le
fixisme dont, en France, Cuvier était le parangon. Mais l’évolu-
tionnisme, disons plutôt le transformisme, trouvait ses racines
plongées dans l’Antiquité grecque. Empédocle dAgrigente, par
exemple, trouvait l’origine de la vie dans le limon qui - chauffé
par un feu intérieur - aurait donné naissance à des fragments
hétéroclites des animaux qui s’associaient par hasard. Selon ce
fort lointain précurseur du darwinisme, parmi les êtres vivants
ainsi constitués - à partir de ces fragments initiaux - on pouvait
trouver des monstres ou des organismes viables et, bien
entendu, seuls les plus aptes comme dirait Darwin, auraient
survécu.
La conception de lrédité d’un mocrite semble rappeler
l’hypothèse de la pangenèse formulée beaucoup plus tard par
Darwin : selon ce philosophe la semence des organismes est
constituée par une sorte de micro- particules - représentant en
miniature les différentes parties des êtres vivants - qui auraient
la capacité de migrer vers les organes de reproduction.
L’école d’Hippocrate, le bredecin de l’Antiquité
était, aussi, partisane de l’hypothèse de la pangenèse élaborée
par Darwin qui, elle-même, n’a plus aujourd’hui qu’une
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notoriété historique. En constatant - comme plus tard Aristote -
le parallélisme du développement de l’embryon de poulet et de
l’être humain, Hippocrate s’avère un précurseur lointain de
l’anatomie comparée qui devait fournir, dans l’époque contem-
poraine, des arguments en faveur de l’évolutionnisme.
Aristote, le philosophe naturaliste, fit un plaidoyer vibrant
et justifié en faveur de l’étude de la nature et de ses œuvres : « À
vrai dire, certains de ces êtres n’offrent pas un aspect agréable ;
mais la connaissance du plan de la Nature en eux serve à ceux
qui peuvent saisir les causes, aux philosophes de race, des
jouissances inexprimables. En vérité, il seraitraisonnable et
absurde que nous trouvions du plaisir à contempler les images
de ces êtres, parce que nous y saisissons en même temps le
talent du sculpteur et du peintre, et que, les examinant en
eux-mes, dans leur organisation par la Nature, nous
n’éprouvions pas une joie plus grande encore de cette contem-
plation, au moins si nous pouvons saisir l’enchaînement des
causes ». Et au célèbre philosophe que d’ajouter : « Il ne faut
donc pas céder à une répugnance enfantine et nous détourner
de l’étude du moindre de ces animaux. En toutes les parties de
la Nature, il y a des merveilles ; on dit qu’Héraclite, à des
visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa
cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : « Entrez, il y a
des dieux aussi dans la cuisine » - Eh bien, de me, entrons
sans gt dans l’étude de chaque espèce animale : en
chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le
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hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature,
et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la
reproduction d’un être est précisément ce qui donne lieu à la
beauté ».
Après ce superbe hymne sur l’autel des Sciences Naturelles,
le Stagirite ne semble guère postuler une rupture entre son Zoon
politikon - parangon de l’espèce humaine - et les autres êtres
vivants, car il devait noter tout de suite : « Et si quelqu’un
trouvait méprisable l’étude des autres animaux, il lui faudrait
aussi se mépriser lui-même, car ce n’est pas sans avoir à vaincre
une grande répugnance quon peut saisir de quoi se compose le
genre Homme, sang, chair, os, veines, et autres parties comme
celles-là »3.
Grand classificateur de la nature, Aristote se rend parfaite-
ment compte de la gradation des êtres vivants depuis les plantes
vers les animaux dont l’homme qui, selon le Stagirite, est le seul
qui réaliserait les intentions de la nature ; quant aux autres
animaux, eux, ils lui apparaissent comme des nains, des êtres
tronqués, mutilés, inachevés
Soutenant l’immobilité des espèces biologiques, Aristote se
rattache, en théorie, au fixisme mais, souvent, il glisse vers le
transformisme. Ainsi quand il affirme que les organismes dont
3. Aristote, Trté sur les parties des animaux, Livre Ier, éd. Aubier-
Montaigne, 1945, trad. J.-M. Le Blond.
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la constitution n’est pas adéquate disparaissent, assertion qui
rappelle la sélection naturelle de Darwin postulant la survie des
plus aptes.
Si Aristote reste le prince des naturalistes Grecs, la plus
grande œuvre de l’Antiquité romaine est celle de Lucrèce qui,
contrairement au Stagirite, partage avec Épicure, la conception
d’un hasard se trouvant à la base du monde vivant.
Aïeul de la génétique, la science de l’hédité, Lucrèce tou-
che à l’idée de sélection naturelle, idée centrale du darwinisme :
« Mais les animaux auxquels la nature avait refusé tout moyen,
soit de vivre libres et par eux- mêmes, soit de nous rendre
quelque service pour prix duquel nous accordions à leur race
nourriture et sécurité sous notre protection, tous ceux-là sans
doute offraient aux autres une proie et un butin sans défense,
entravé qu’ils étaient tous par les chaînes de leurs destinées,
jusqu’aux jours où la nature eût ache l’extinction de leur
espèce »4.
Par ces mots, Lucrèce s’avère un lointain précurseur de la
sélection naturelle et artificielle - donc un darwiniste avant la
lettre. Il met en évidence même un type de sélection éliminant
les monstruosités naturelles : « Tous ces monstres et tous les
prodiges de cette sorte que la terre mettait au monde, c’est en
4. Lucrèce, De la Nature (De natura rerum), t. II, liv. V, trad. Alfred Ernoult, éd.
Les Belles Lettres, 1975, p. 82.
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vain qu’elle les créa ; car la nature interdit leur croissance, et ils
ne purent toucher à cette fleur de l’âge tant désirée, ni trouver
de la nourriture, ni s’unir par l’acte de Venus ».
Lucrèce fit, également, figure de précurseur en parlant de
l’origine du langage en des termes que ne désavoueraient point
la sociobiologie d’aujourd’hui ou l’éthologie comparée fondées
sur le darwinisme : « Enfin, qu’y a-t-il là-dedans de si étrange,
que le genre humain, en possession de la voix et de la langue, ait
désigné suivant ses impressions diverses les objets par des mots
divers ? Les troupeaux privés de la parole et même les espèces
sauvages poussent bien des cris différents, suivant que la
crainte, la douleur ou la joie les pénètre, comme il est aisé de
s’en convaincre par des exemples familiers ».
L’Antiquité gréco-latine semble avoir révélé, à l’état em-
bryonnaire, la plupart des hypotses évolutionnistes dévelop-
pées par la science moderne. Pour autant - « faut-il se risquer
jusqu’à inférer l’existence de certaines structures psychiques
spécifiques, innées, de l’espèce humaine, permettant une
canalisation sélective de la réalité selon leur a priori ? De telles
structures psychiques a priori qui conditionneraient et feraient
possible l’agencement a posteriori de la connaissance humaine
pourraient-elles s’appeler, par exemple, anthropo-psychotypes
et rendre également compte, non seulement d’une canalisation
de la connaissance scientifique ou non de la nature, mais,
également, de la persistance dans lamoire de l’humanité des
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