L’apport des sciences humaines à la question des origines Les sciences humaines peuvent poser, très schématiquement, trois grands types de questions sur les sciences : - des questions historiques, qui se proposent par exemple de reconstituer la généalogie des conceptions sur un sujet donné. Cette approche ne prend pas en compte la validité des théories, au contraire, parfois elle s’intéresse davantage à des théories considérées comme « fausses » ; elle pose les problèmes en termes d’influence, de controverses... Il peut s’agir d’une histoire « internaliste », c’est-à-dire plutôt conceptuelle, ou bien « externaliste » (elle s’intéresse alors au contexte socio-politique, aux institutions...). Le problème des origines, celles du système solaire (et éventuellement des autres systèmes planétaire) comme celles de la vie, a ainsi donné lieu depuis l’Antiquité à des spéculations à caractère scientifique, dont les liens avec des considérations extra-scientifiques (religieuses notamment) ont toujours été étroits, bien que complexes et ambigus. Le poids de cette histoire se fait parfois encore sentir dans certains domaines, et la conscience de son existence doit pouvoir enrichir le travail des scientifiques actuels. - des questions philosophiques, relevant partiellement de la métaphysique : par exemple, travailler sur l’apparition de la vie suppose d’adopter une définition, au moins provisoire, de la vie : or on voit bien qu’une telle définition déborde le cadre purement biologique et appelle une réflexion d’ordre plus général. - des questions épistémologiques, qui portent sur la validité des théories scientifiques. Le cas de l’origine des planètes et de la vie est, à cet égard, particulièrement intéressant, car il donne lieu à un problème particulier qui est celui des sciences historiques. En effet, certaines questions scientifiques ont un caractère relativement intemporel et consistent à se demander : dans telles conditions, si on a tel ou tel événement, que se passe-t-il ? On cherche alors des lois générales, rendant compte de phénomènes reproductibles. En revanche d’autres questions concernent des événements qui n’ont eu lieu une fois : la formation des Pyrénées, l’apparition de la vie, des mammifères, etc. Dans ce cas, c’est un scénario réel et unique, ce qui s’est vraiment passé, que l’on cherche à reconstituer. Naturellement les deux aspects, anhistorique et historique, ne sont jamais totalement séparés et doivent dialoguer. Il y a, certes, des disciplines à dominante historique, mais elles doivent toujours plus ou moins s’appuyer sur des lois générales : pour essayer de reconstituer l’histoire d’une chaîne de montagnes, on doit s’intéresser au comportement mécanique des roches ; pour tenter de comprendre l’origine de la vie, il faut considérer le comportement chimique de certaines macromolécules, etc. Pour autant, les questions historiques et anhistoriques n’en requièrent pas moins des traitements épistémologiques différents : la notion de prédictibilité, par exemple, n’a évidemment pas la même position dans les deux cas ; et si l’on considère le critère de falsifiabilité de Popper, qui s’applique assez bien au volet anhistorique, il est beaucoup plus délicat à employer dans le cas des sciences historiques (on a d’ailleurs nié la scientificité de la théorie de l’évolution au nom de ce critère, ce qui est discutable mais montre au moins qu’il n’est pas évident ni immédiat d’appliquer aux sciences historiques des critères de scientificité mis en place dans le cadre de sciences plutôt anhistoriques). On voit donc bien qu’une théorie sur l’origine de la vie n’est pas de même nature qu’une théorie comme celle de la relativité ou des champs, et un travail de réflexion épistémologique doit aider à en établir plus solidement les fondements. Ces trois grands groupes de questions sont évidemment liés. Il existe par exemple une histoire épistémologique, et les aspects conceptuels peuvent être reliés aux aspects sociologiques, etc. Nous pouvons tenter d’illustrer ces problèmes à partir d’un exemple historique, le cas de Buffon (1707-1788). Ce naturaliste français est connu pour diverses travaux en 1 mathématiques, en zoologie, pour avoir proposé une théorie géologie, une théorie de la reproduction et du développement, pour avoir entamé une réflexion sur la notion d’espèce, etc. Ici nous nous intéressons à deux textes publiés en 1749 et qui concernent directement la question de l’histoire et des origines. Ils figurent tous deux dans le premier volume de l’Histoire naturelle, vaste ouvrage en 36 volumes qui représente pratiquement les œuvres complètes de Buffon. Le premier de ces textes concerne ce que Buffon appelle l’« histoire et la théorie de la Terre ». L’« histoire », ici, est simplement la description de la Terre et ne suppose aucune idée de temps (comme dans l’expression « histoire naturelle). En revanche, la « théorie de la Terre », implique la volonté d’expliquer les caractéristiques de la Terre (la répartition des mers, des montagnes, etc.) d’après les lois de la physique. Buffon décrit donc la Terre (il s’agit de ce qu’on appellerait aujourd’hui de la géographie physique), puis il propose une théorie pour expliquer comment on en est arrivé à ce faciès. Cette théorie se caractérise par l’importance accordée à l’action des eaux, ce qui est assez commun à l’époque, ainsi que par la lenteur et la cyclicité des événements qui ont façonné le globe. Selon Buffon, la mer, animée d’un mouvement général d’orient en occident (conformément aux prédictions de la mécanique newtonienne) ronge les continents par l’est, tandis que l’érosion et l’alluvionnement compensent cette perte, sur la façade occidentale, en produisant sans cesse de nouvelles terres : il existe donc comme un « roulement » des terres émergées qui se déplacent en quelque sorte d’est en ouest au fil du temps. Ce sont les courants marins qui façonnent le relief en se frayant un chemin à travers les substances molles précipitées dans la mer par l’érosion et le ruissellement : ils forment alors des montagnes et des vallées, dont les angles se correspondent (c’est un des principaux faits que Buffon a relevés). Ces « inégalités » du fond des mers, une fois émergées, constituent le relief des nouveaux continents. Cette théorie s’inscrit donc dans la lignée des conceptions neptunistes en vogue depuis plusieurs décennies. Surtout, elle est cyclique, et c’est un point essentiel car pour Buffon (en tout cas en 1749), une véritable théorie scientifique se caractérise par le fait qu’elle est fondée sur l’observation de faits qui se répètent un grand nombre de fois. Cela exclut les faits isolés, les événements uniques. Or, justement, le second texte, qui suit immédiatement l’« histoire et théorie de la Terre », est consacré à la formation de la Terre et des planètes, c’est-à-dire un événement unique et lointain. Résumons très rapidement le raisonnement de Buffon : il part du constat que, dans le système solaire, les planètes (connues à son époque) tournent dans le même sens et dans des plans très proches ; il faut donc imaginer une impulsion initiale qui puisse rendre compte de cette particularité. Le seul scénario envisageable, selon Buffon, suppose l’intervention d’une comète : l’un de ces astres, qu’on suppose alors très denses, et qui frôlent parfois le soleil, aurait percuté l’étoile, en faisant jaillir un « torrent » de matière en fusion, se divisant en autant de gouttes que de planètes ; ces dernières auraient alors acquis une forme sphérique, légèrement aplatie aux pôles, toujours conformément aux prévisions de la mécanique newtonienne. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt le début du chapitre et la manière dont Buffon présente son texte. D’emblée il revient sur la différence entre une théorie scientifique et ce qu’il appelle un « système ». Alors qu’il a, comme nous l’avons vu, limité le champ des théories aux événements répétitifs et observables, il s’autorise, en traitant de la formation des planètes, une exception à la règle qu’il s’est imposée, mais il déclare qu’il ne va proposer à ce sujet que des « conjectures », un « système ». Puisqu’il s’agit d’un événement qui ne s’est produit qu’une fois dans l’histoire, la connaissance que l’on peut en avoir est par conséquent d’une nature différente de celle d’une théorie dont le fondement est la constatation réitérée d’une série de faits : « nous espérons par là mettre le lecteur plus en état de prononcer sur la grande différence qu’il y a entre une hypothèse où il n’entre que des possibilités, et une théorie fondée sur des faits, entre un système tel que nous allons en donner un dans cet article 2 sur la formation et le premier état de la terre, et une histoire physique de son état actuel, tel que nous venons de la donner dans le discours précédent ». Ainsi, si Buffon, a bien abordé la question des origines de la Terre et des planètes, il l’a très clairement traitée sur un plan épistémologiquement différent de la théorie de la Terre. On peut cependant remarquer que, dans les détails, Buffon ne respecte pas toujours la distinction qu’il a formulée, et qu’en 1778, dans Des Époques de la Nature, il propose un autre scénario de l’histoire de la Terre, en sept époques (la première étant la formation des planètes et la septième correspondant à l’apparition de l’homme). Cette fois, il n’est plus du tout question d’une séparation entre le traitement scientifique des événements anciens et des faits répétitifs. Les historiens débattent pour savoir si on peut considérer que Buffon a introduit l’histoire (au sens temporel) dans les sciences de la Terre entre 1749 et 1778 ; en tout cas, en 1778, on voit qu’il n’est plus guère question des distinctions épistémologiques établies quarante ans plus tôt, qui ont complètement volé en éclat. Cette exemple illustre donc à la fois les problèmes épistémologiques tout à fait particuliers qui se posent dans les sciences historiques et notamment dans les études sur les origines de l’univers, du système solaire ou de la vie, mais aussi la difficulté d’établir des principes épistémologiques et méthodologiques clairs et de s’y tenir. On peut espérer que les sciences humaines et sociales, sans prétendre apporter des réponses toutes faites aux spécialistes de ces disciplines, peuvent les aider à enrichir leur réflexion à ce sujet. 3