Groupe de Travail « ANOREXIE – IMAGE DU CORPS » La représentation de notre propre corps n’est pas, comme chacun le sait ici, sans effet sur notre complexion, sur notre corps lui-même. Bien avant que ne se constitue la psychiatrie moderne et que les sciences humaines ne se perfectionnent, les premiers philosophes se sont intéressés aux rapports complexes de l’âme et du corps. La lecture de Platon nous révèle déjà le caractère foncièrement équivoque du corps (soma), défini comme un signe et comme un tombeau (sema), c’est-à-dire à la fois le reflet de notre psychè et son réceptacle opaque. La légendaire laideur de Socrate est d’ailleurs, à cet égard, en elle-même, paradoxale et didactique, puisqu’elle nous enseigne que la liberté est plutôt du côté de celui qui est maître de soi, qui s’assume sans complexe, que du côté d’une séduction toujours vouée à l’échec, puisqu’au contraire celui qui cherche à subjuguer autrui se place, en vérité, tout entier sous la dépendance de son regard. Les adolescents, sans doute, quand ils se jouent des modes et en détournent les codes ou quand ils choisissent, pour un temps, d’adopter l’uniforme indéterminé de leur génération, tous ceux qui trouvent refuge dans la facticité et se donnent à l’occasion, comme on dit, un genre, succombant parfois au conformisme de l’anticonformisme, l’éprouvent à leur manière. Cette expérience, initiatique en quelque façon, n’a pas nécessairement sur leur santé, présente et future, un effet préjudiciable. Toutes celles et tous ceux qui, en revanche, nourrissent des complexes qui, parfois, les empêchent de vivre, tous ceux qui vont jusqu’à mettre leur santé en danger pour ressembler aux modèles des vitrines et devenir ainsi les copies d’autres copies, tous ceux-là, sont les victimes, aujourd’hui, de cette sophistique esclavagiste qu’est parfois la publicité qui les prend pour cible. 1 Entendons-nous bien : la mode, la publicité, les médias, ne sont pas la source de ces troubles. Au contraire, ils ont un rôle positif à jouer. C’est d’ailleurs bien par les médias et avec eux que nous pouvons diffuser l’information utile. Les publicitaires, eux-mêmes, savent bien qu’à promouvoir des dispositions éthiques, il y a davantage à gagner qu’à perdre. A cet égard, je me félicite de la présence, dans ce groupe de travail, de nombreuses personnalités venues d’horizons différents. * Certaines questions de santé publique requièrent, pour leur traitement, d’engager, très en amont, une réflexion pluridisciplinaire approfondie, ouverte. L’anorexie est, sans contexte, au nombre de ces questions. La politique exige, parfois, de savoir contrarier l’air du temps. Le goût de notre époque pour les recettes toutes faites, notre appétence pour l’effet d’annonce, nous exposeraient en l’occurrence, à trop de précipitation. La prévention, le traitement de cette maladie impliquent, en effet, la plus grande précaution. Notre responsabilité est aussi de savoir éviter les effets contre productifs de campagnes mal orchestrées et de mesures mal ciblées. L’anorexie n’est sans doute pas un phénomène récent mais sa prévalence actuelle, la complexité des chaînes causales qui expliquent la variété de ses formes supposent, avant que toute décision soit prise, que nous nous donnions d’abord les moyens d’en comprendre la genèse toute particulière pour pouvoir agir ensemble plus efficacement. * Dans cet esprit, le projet de charte qui résulte des travaux déjà réalisés par votre groupe propose des pistes de réflexions intéressantes. Sur certains points, il pourrait aussi être plus offensif et volontariste. 2 De manière générale, la charte doit réaffirmer clairement le contenu des grands principes qui fondent notre droit, nos valeurs et notre conception de l’humain. Ainsi, être égaux, ce n’est pas être identiques. L’égalité juridique entre tous garantit au contraire à chacun l’expression libre de sa singularité et de ses talents. L’égalité n’est pas l’égalitarisme et n’implique en aucun cas l’uniformité des mœurs, des comportements et des modes. A cet égard, il convient tout de même de souligner que le génie créatif des grands couturiers est en général subversif. La norme de minceur propre aux mannequins pourrait d’ailleurs paraître contradictoire avec l’exigence d’inventivité et l’idéal de liberté qui anime tout artiste. Sur cette question, il reste encore beaucoup à dire et beaucoup à faire. En tout état de cause, si la liberté de création est un principe irréfragable, nous devons pouvoir interdire toute forme d’incitation à l’anorexie. En particulier, s’agissant des sites internet qui font l’éloge de pratiques risquées qui peuvent induire des comportements suicidaires. De la même manière, la maladie n’a pas à être exposée. Les personnes anorexiques ne sauraient participer à des défilés de mode ni même leur image être exploitée. La diffusion de l’information sur la question de l’anorexie doit être réfléchie et organisée de telle sorte d’éviter tout effet de stigmatisation. L’anorexie est une maladie dont il ne faudrait pas oublier qu’elle touche aussi, même si le cas est moins fréquent, les garçons. Cependant, les travaux du groupe doivent aussi porter sur les autres troubles de conduites alimentaires. Ainsi, il convient de rappeler que, si l’anorexie touche 1,5% des 11-19 ans, la boulimie touche aujourd’hui 10 à 12% de cette même tranche d’âge. Les chantiers à ouvrir sont immenses. J’attends beaucoup de vos travaux. Je suivrai, croyez-moi, leur avancement avec la plus grande attention. 3 J’espère d’ici janvier que la charte pourra être signée. Je vous remercie 4