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L’hôpital comme milieu -Hospitalité et vulnérabilité partagées- mars 2016
2 / AVOIR UN LIEU À SOI
Privé d'une relation maternelle stable, repérable, d'une niche affective, comme dans ces situations
dans lesquelles les soins donnés à un enfant sont dépourvus de toute qualité relationnelle (et qui
donne lieu à ce que René Spitz a décrit sous le nom d'hospitalisme), l'enfant dépérit et meurt ou
souffre de séquelles neurologiques irréversibles. Le bébé a besoin de cette relation primaire à autrui
dans laquelle s'inscrit déjà toute la force du précepte moral : Tu ne tueras pas. A l'autre extrémité de
la vie n'y a-t-il pas la même nécessité pour un vieillard de ne pas se retrouver perdu dans un lieu
anonyme qui n'est plus son chez soi et où ne l'attendrait aucun autre ? L'hospitalité trouve ici sa
pleine dimension qui est d'ouvrir un lieu pour que l'étranger à ce monde qui est le nôtre y trouve sa
place. L'existence, qu'on pourrait penser indépendante des lieux qu'elle parcourrait comme autant
de domaines, n'est-elle pas, au contraire, par elle-même spatialisante, ayant le pouvoir de donner
accès aux lieux, d'ouvrir aux lieux, de donner l'hospitalité ?
Nous retrouvons une telle idée dans la conception heideggérienne de l'existence comme être-là,
Dasein, expression qui est elle-même construite à partir de l'adverbe de lieu "da". Francoise Dastur
dans son article intitulé: "Heidegger. Espace, lieu, habitation", paru dans "Les temps modernes" en
2008, remarque que cette connotation spatiale qui s'oppose à "hier" (ici) et à "dort" ( là(là-bas), "
interdit d'identifier le Dasein heideggerien à l'ego solipsiste de la tradition classique". L'adverbe "là"
correspond à la deuxième personne, au "tu" de l'alter ego, alors qu'ici correspond au "je" du locuteur
et là-bas au "il" de la troisième personne. Le Dasein n'est donc pas juste "ici " comme s'il était séparé
des autres, ni "là-bas " de façon impersonnelle, mais bien dans un être-avec-l ‘autre originaire. Pour
Heidegger, en effet, le Dasein est toujours déjà co-existentialement Mitsein, c'est à dire être-avec. Il
doit donc être entendu comme un "je-tu " et il a à être cet être même, à la fois comme destin et
comme devoir. "Il s'exprime d'emblée sur lui-même, écrit Francoise Dastur, à partir de la position
qu'il occupe et de la spatialité originaire qui est la sienne." Cette situation qui est la sienne et qui a à
devenir la sienne dans une confiance à chaque fois renouvelée et toujours plus entière avec son
environnement peut être mise en péril, comme nous l'avons vu plus haut, dans l'expérience de
l'abandon, de la solitude qui viennent renvoyer l'enfant, le vieillard ou tout individu à leur étrangeté
première. Dans ces situations choisies comme modèles de notre vulnérabilité, l'homme perd la place
qui avait été la sienne et dans laquelle il se sentait en familiarité avec le monde. Il échoue à se
reconnaître dans cet espace objectivé qui est le nôtre, un espace pourvu de directions et de signes
qui nous permettent de nous y orienter; il lui manque la possibilité de s'y projeter
intentionnellement, de s'y retrouver dans son propre dehors. Comme dans l'expérience de
l'obscurité totale, il ne peut alors s'attendre à trouver un dehors sur lequel il pourrait poser les yeux;
il reste seul, plongé dans l'étrangeté d'un monde qui ne se laisse plus atteindre.
Avoir un lieu à soi peut se définir, à partir de cette expérience privative où l'on se trouve pour ainsi
dire muré dans une pure liberté réduite à elle-même, comme la capacité à disposer d'un espace,
d'une distance ouverte par la présence d’autrui. Cette présence suffit-elle ? Il est vrai que nous
pouvons nous sentir seuls en présence d'autrui dont nous sentons ainsi l’indisponibilité. Pour être
réellement présents, il faut que nous soyons co-présents dans un même espace relationnel et que ce
lieu soit le nôtre dans un accordage réciproque, un accord commun. L'espace nous est alors donné et
nous pouvons nous y déplacer : il est nôtre.