Noyau universel et valeurs absolues
Jean-François Jaulent
à la mémoire de Georges Poitou
Résumé. Nous discutons les relations entre le noyau universel de Tate pour la K-
théorie des corps de nombres, le radical initial des Z`-extensions et le noyau des valeurs
absolues `-adiques aux divers étages de la Z`-extension cyclotomique d’un corps de
nombres Fcontenant les racines 2`-ièmes de l’unité, à la lumière de la théorie `-
adique globale du corps de classes introduite dans [Ja2] et des conjectures de Leopodt
et de Gross.
Abstract. We discuss the relationship between the universal kernel introduced by
Tate in the K-theory of number fields, the radical associated to the Z`-extensions and
the kernel of the `-adic absolute values in the cyclotomic Z`-extension of a number
field Fwhich contains the 2`-th roots of unity. Our study relies on the `-adic global
class field theory introduced in [Ja2] and both involves the generalized Leopoldt and
Gross conjectures.
Introduction
L’objet du travail est de présenter quelques unes des relations entre la `-
partie du noyau universel de Tate, pour la K-théorie d’un corps de nombres
Fcontenant les racines 2`-ièmes de l’unité, et le noyau des valeurs absolues
`-adiques principales, définies sur le `-adifié du groupe des idèles de F, à la
lumière des conjectures de Leopoldt et de Gross généralisées.
En fait cet article trouve sa motivation dans de récents travaux de M. Kolster
[Ko] et de K. Kramer [Kr], qui recoupent des résultats antérieurs de l’auteur [Ja2]
et de T. Nguyen Quang Do [Ng2] obtenus par d’autres voies, et mettent plus
particulièrement en relief le rôle non explicité jusqu’ici d’un noyau remarquable
que l’on peut construire très facilement en s’aidant des valeurs absolues `-adiques
principales (i.e. des valeurs absolues à valeurs `-adiques) attachées aux places
non complexes d’un corps de nombres queconque.
Notre point de départ sera donc la théorie `-adique du corps de classes,
élaborée dans [Ja2], que nous allons brièvement rappeler.
Astérisque 198-199-200 (1991), 187-207.
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1. Le `-adifié du groupe des idèles d’un corps de nombres
Fixons une fois pour toutes un nombre premier `et considérons un corps de
nombres Farbitraire (mais de degré fini sur Q).
Le groupe des idèles classique de Fest défini depuis Chevalley comme le
produit restreint
JF=
res
Y
pP lF
F×
p
des groupes multiplicatifs des complétés respectifs de Fen ses diverses places.Le
facteur F×
pdésigne donc :
- soit le groupe divisible C×, si pest complexe ;
- soit le groupe R×=1} × R×
+, si pest réelle ;
- soit le produit F×
p=µ0
pU1
pπZ
pdu groupe fini µ0
pdes racines de l’unité dans
Fpd’ordre étranger à p, du groupe U1
pdes unités principales de Fpet du
Z-module libre engendré par une uniformisante arbitraire πp.
Dans aucun des cas, F×
pn’est donc un Z`-module. Ainsi, pour construire un tel
module à partir de F×
p, la solution la plus économique consiste-t-elle à former
la limite projective
RFp= lim
n
F×/F ×`n
des quotients `-primaires du groupe F×. Cela étant, le passage au quotient ayant
pour effet de tuer la partie `-divisible de f×, le module obtenu est évidemment
trivial lorsque pest complexe ; et il est égal à 1}Z`/2Z`, lorsque pest réelle,
donc encore trivial, sauf dans le cas `= 2 pour lequel il est isomorphe à Z/2Z.
Enfin, si pest ultramétrique, deux cas se présentent :
- ou bien pest modérée (i.e. étrangère à `) et
RFp=µpπZ`
p
s’identifie au produit du `-groupe de Sylow µpde µ0
pet du Z`-module libre
engendré par l’image de l’uniformisante πp(que nous écrirons encore πp) ;
- ou bien pest sauvage (i.e. au-dessus de `) et
RFp=U1
pπZ`
p
est le produit du sous-groupe U1
pdes unités principales de Fpet du Z`-
module libre engendré par l’image de πp(que nous écrirons encore πp).
Dans tous les cas, RFpest ainsi un Z`-module noethérien (donc compact pour
sa topologie naturelle de Z`-module) et il est commode d’écrire :
RFp=UpπZ`
p
en convenant de prendre πp=1pour préelle lorsque `vaut 2.
2
Il est alors naturel de définir le `-adifié JFdu groupe des idèles JFcomme
le produit restreint :
JF=
res
Y
pP lFRFp
c’est-à-dire comme la réunion sur tous les ensembles finis Sde places de F:
JF=\
SP lFUS
F,avec US
F=Y
pSRFpY
p/SUFp;
et d’équiper JFde la topologie limite inductive des topologies des US
F; ces
derniers étant regardés comme compacts en tant que produits de modules com-
pacts, de sorte que la topologie de JFn’est pas la restriction à JFdu produit
des topologies des RFp, mais fait cependant de JFune réunion dénombrable de
sous-modules compacts.
Si maintenant on prend comme `-adifié du groupe des idèles principaux le
tensorisé `-adique
RF=Z`ZF×
du groupe multiplucatif de F(qui joue donc le rôle du rayon), et qu’on envoie
RFdans JFen s’aidant du plongement diagonal de F×dans JF, le résultat
fondamental du corps de classes `-adique est le suivant (cf. [Ja2], Th. I.1.13) :
Théorème 1 (Isomorphisme `-adique du corps de classes). Le groupe
RFdes idèles principaux s’identifie canoniquement à un sous-groupe fermé du
groupe des idèles JFet le quotient topologique
CF=JF/RF
est un groupe compact isomorphe au groupe de Galois GF= Gal(Fab/F )de la
pro-`-extension maximale Fab du corps F.
Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler, puisqu’elle intervient plus loin,
comment s’exprime dans ce contexte la conjecture de Leopoldt : désignons pour
cela par µFle `-groupe des racines de l’unité dans F(i.e. le `-sous-groupe de
Sylow de F×) puis, pour chaque place pde F, écrivons µpson homologue dans
Fp. Cela posé, nous avons (cf. [Ja2], Ch. I) :
Conjecture de Leopoldt généralisée. Les idèles principaux (i.e. les élé-
ments de RF) qui sont localement partout des racines de l’unité (dans JF) sont
des racines globales de l’unité ; ce qui s’écrit :
RFY
pP lF
µp=µF.
Bien entendu, les idèles concernés étant trivialement des unités, i.e. des
éléments du tensorisé `-adique
EF=Z`ZEF
du groupe des unités EFde F, la conjecture précédente revient à affirmer que
le rang `-adique du groupe des unités de Fest égal au nombre de Dirichlet
rF+cF1, ce qui, lorsque le corps Fest totalement réel, est bien le postulat
initial de H.W. Leopoldt.
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2. Définition des valeurs absolues `-adiques principales
On sait que les valeurs absolues réelles (c’est-à-dire à valeurs dans R×),
attachées aux diverses places d’un corps de nombres Fet définies sur le groupe
des idèles JF, sont telles que leurs restrictions à F×satisfont la formule du
produit : Y
pP lF|x|p= 1,xF×.
Pour obtenir un analogue dans JF, il est nécessaire de définir des valeurs
absolues à valeurs non dans R×
+mais dans le groupe multiplicatif Z×
`; en fait
dans son sous-groupe principal 1+`Z`. Pour cela on peut procéder comme suit :
- pour `impair, soit :
<·>=h · i | Z×
`1 + `Z`
la projection canonique de Z×
`sur 1+`Z`, qui a pour noyau le sous-groupe
µ0
`des racines (`1)-ièmes de l’unité dans Z`;
- et pour `= 2, soit :
<·>= sg(·)) h · i | Z2×→ {±1}(1 + 4Z2)
la décomposition canonique de Z×
2= 1 + 2Z2' {±1}(1 + 4Z2).
Définition 2. Pour chaque place pde Fon définit sur le `-adifié JFdu groupe
des idèles du corps Fune valeur absolue || · ||pà valeurs dans 1 + `Z`, qui se
factorise via le compactifié profini RFp, en posant pour tout x= (xp)pde JF:
(i) || x||p:= 1, si pest complexe ;
(ii) || x||p:=<sg(xp>, si pest réelle ;
(iii) || x||p:=< Npvp(xp)>, si pest ultramétrique mais étrangère à `;
(iv) || x||p:=< NFp/Q`(xp)Npvp(xp)>, enfin si pest au-dessus de `.
Nous disons que || · ||pest la valeur absolue `-adique signée attachée à p; et que
| · |p:= h || · ||pi
est la valeur absolue `-adique principale (à valeurs dans 1 + 2`Z`) attachée à p.
Remarque. La valeur absolue principale ainsi définie ne coïncide pas exactement
avec celle donnée par J. Tate (cf. [Ta2], Ch. VI, Déf. 1.1). Plus précisément,
elle est égale au crochet h · i de la valeur absolue de Tate.
Dans les trois premiers cas la définition des valeurs absolues `-adiques est
la transposition directe de la définition réelle, le choix de la norme absolue Np
correspondant à une normalisation naturelle. La condition (iv)est alors dictée
par la formule du produit. En effet, avec les conventions précédentes, on a
immédiatement (cf. [Ja2], Prop. I.1.8), comme attendu :
Y
pP lF|| x||p=Y
pP lQ|| NF/Q(x)||p= 1,xF×.
D’un autre côté, pour chaque place finie p, l’image | RFp|pest évidemment
un sous-module d’indice fini de 1 + 2`Z`. En particulier, c’est un Z`-module
libre de rang 1 et le noyau e
UFpde | · |pest aini un sous-module pur de RFp:
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Proposition 3. Le noyau e
UFpdans RFpde la valeur absolue `-adique principale
| · |pest donné par les formules suivantes :
(i) e
UFp=UFp, pour p-`. Autrement dit, e
UFpest trivial si pest réelle ; il est
égal au sous-groupe de torsion µpde RFpsi pest une place ultramétrique
qui ne divise pas `.
(ii) e
UFp= Ker (Log`NFp/Q`), Log`est le logarithme d’Iwasawa dans Q×
`,
pour p|`. Dans ce cas, e
UFpest le produit direct du sous-groupe de torsion
µpde RFpet d’un Z`module libre de dimension [Fp:Q`]; et c’est encore
un sous-module pur de RFp.
Preuve. le cas (i)étant immédiat, examinons attentivement le cas (ii). Si p
divise `, la condition |xp|p= 1 s’écrit pour un xpde RFp:
hNFp/Q`(xp)Npvp(xp)i= 1.
Elle affirme donc que la norme locale de xps’écrit comme produit d’une puis-
sance de `( qui est nécessairement Npvp(xp)) et d’une racine de l’unité. Mais
cette propriété caractérise précisément le logarithme d’Iwasawa dans Q`, ce qui
conduit à l’égalité annoncée.
Remarque. Lorsque `vaut 2, la condition || xp||p= 1 pour p|`s’écrit :
NFp/Q`(xp)2Z2.
Elle définit donc un sous-groupe e
U+
Fpd’indice 1 ou 2 du noyau e
UFpde la valeur
absolue principale |·|p. Cet indice s’interprète d’ailleurs très simplement par
la théorie locale du corps de classes.
Considérons, en effet, l’extension abélienne de Fp, disons Lp, qui est associée
àe
U+
Fppar le corps de classes : le groupe de Galois Gp= Gal(Fab
p/Fp)de la
pro-`-extension abélienne maximale Fab
pde Fps’identifiant au groupe profini
RFp= lim
F×
p/F ×`n
p, le corps Lpest tout simplement la sous-extension de Fab
p
qui est fixée par e
U+
Fp:
- si pest réelle (i.e. pour Fp=R), c’est Rsi `est impair et Csi `vaut 2 ;
et, dans les deux cas, c’est la `-extension cyclotomique de R;
- si pest modérée (i.e. ultramétrique mais étrangère à `), e
U+
Fps’identifie
au sous-groupe d’inertie de Gpet Lpest donc la pro-`-extension abélienne
maximale non ramifiée de Fp; c’est-à-dire sa Z`-extension cyclotomique.
- si pest sauvage (i.e. au-dessus de `) et `est impair, e
U+
Fpest l’image
réciproque par la norme locale NFp/Q`du noyau dans Q`du logarithme
d’Iwasawa, noyau qui est précisément constitué des normes cyclotomiques ;
de sorte que dans ce cas encore Lpest exactement la Z`-extension cyclo-
tomique de Fp;
- enfin si pest sauvage et `vaut 2, la même description normique montre
que Lpest la pro-2-extension cyclotomique maximale de Fp, laquelle est
une extension au plus quadratique de la Z2-extension cyclotomique de Fp.
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