Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du

Bruno Lautier
Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du
discours de la Banque mondiale sur la pauvreté
In: Tiers-Monde. 2002, tome 43 n°169. pp. 137-165.
Abstract
Bruno Lautier — Why should the poor be helped ? A critical study of the World Banks' stand on poverty.
For about a decade now, the struggle against poverty has been heralded as the central objective of development institutions,
especially the World Bank. (That is its « raison d'être » or the essence of its existence). This priority is evermore justified on the
basis of moral reasons. This article seeks to expose some inherent contradictions to such moral appeal, the covert objectives
thereto and the political effects of such a strategy : the creation of a new type of citizen and a new form of government. The moral
appeal as such carries the underpinnings of a political Utopia.
Citer ce document / Cite this document :
Lautier Bruno. Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du discours de la Banque mondiale sur la pauvreté. In:
Tiers-Monde. 2002, tome 43 n°169. pp. 137-165.
doi : 10.3406/tiers.2002.1571
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_1293-8882_2002_num_43_169_1571
POURQUOI
FAUT-IL
AIDER
LES
PAUVRES?
UNE
ÉTUDE
CRITIQUE
DU
DISCOURS
DE
LA
BANQUE
MONDIALE
SUR
LA
PAUVRETÉ
par
Bruno
Lautier*
Depuis
une
dizaine
d'années,
la
lutte
contre
la
pauvreté
est
présentée
comme
l'objectif
principal
des
institutions
de
développement,
et
particu
lièrement
de
la
Banque
mondiale
(c'est
sa
«
raison
d'être
»).
Jamais
cette
priorité
n'est
justifiée
autrement
que
par
l'évidence
morale.
Cet
article
cherche
à
mettre
en
lumière
certaines
contradictions
internes
de
cet
appel
à
la
morale,
les
objectifs
qui
peuvent
être
dissimulés
par
celui-
ci,
et
les
effets
politiques
de
cette
stratégie
:
la
création
d'un
nouveau
type
de
citoyen,
et
un
nouveau
mode
de
gouvernement.
L'appel
à
la
morale
débouche
sur
l'utopie
politique.
Pourquoi
faut-il
aider
les
pauvres
?
Cette
question
est
rarement
posée,
car
en
général
la
réponse
implicite
précède
la
question
:
il
faut
parce
qu'il
faut,
ce
qui
est
le
signe
soit
d'une
redondance
un
peu
exces
sive
de
la
pensée,
soit
d'un
impératif
tellement
catégorique
qu'il
est
indiscutable.
Je
limiterai
cette
question
à
celle
des
pauvres
des
«
pays
en
développement
»,
et
aux
réponses
de
la
Banque
mondiale,
ce
qui
me
paraît
justifié
par
le
rôle
de
cette
dernière
non
seulement
en
tant
que
bailleur
de
fonds,
mais
aussi
de
mentor
idéologique
de
nombreus
es
institutions
et
experts
;
et
cette
institution
nous déclare
que
:
«
La
raison
d'être
de
la
вм
est
d'aider
les
pays
clients
à
réduire
la
pauvreté
»
(Banque
mondiale,
1998,
p.
70-71).
*
Centre
de
recherches
de
Fiedes
et
greitd.
Revue
Tiers
Monde,
t.
XLIII,
169,
janvier-mars
2002
138
Bruno
Lautier
Les
questions
naïves
du
genre
:
pourquoi
n'avoir
pas
dit
avant
1990
que
telle
était
la
première
priorité
de
la
Banque
mond
iale1
?,
ou
:
pourquoi
nous avoir
dit
si
longtemps
qu'il
fallait
aider
tout
un
pays,
et
d'abord
ses
riches
(qui
accumulent
et
exportent)
pour
mieux
aider
les
pauvres
?
n'ont
pas
lieu
d'être.
La
proposition
:
«
il
faut
lutter
contre
la
pauvreté
»
est
alors
située
dans
un
champ
qui
n'a
rien
à
voir
avec
les
sciences
sociales
du
développement. Elle
est
pré
sentée
comme
étant
du
même
ordre
que
les
préceptes
religieux
(George
et
Sabelli,
1994,
chap.
5),
avec
cependant
une
force
encore
plus
grande.
«
II
faut
lutter
contre
la
pauvreté
»
ne
souffre
aucune
except
ion,
aucune
casuistique
:
le
fait
qu'il
y
ait
plus
d'un
milliard
de
pau
vres
dans
les
ped
est
«
affligeant
»
et
«
infamant
»
(вм,
1990,
p.
1).
Il
faut
donc
mener
une
«
offensive
générale
contre
la
pauvreté
»2.
La
Banque
mondiale
lutte
contre
la
pauvreté
au
nom
de
Г
«
éthique
»,
et
est
en
cela
insoupçonnable.
Mais
les
pauvres
ne
sont
pas
entendus
;
il
leur
faut
un
porte-parole
:
la
Banque
mondiale,
héraut
des
pauvres
face
à
l'indifférence.
Présentant
Voices
of
the
poor.
Crying
out
for
change,
le
secrétaire
d'État
britannique
au
Développement
et
le
prési
dent
de
la
Banque
mondiale
écrivent
:
«
Quoi
de
plus
important
que
d'écouter
les
pauvres,
et
de
travailler
avec
tous
nos
partenaires
de
par
le
monde
pour
répondre
à
leurs
attentes
(...)
À
l'évidence,
nous
ne
pouvons
le
faire
seuls.
Nous
vous
demandons
avec
insistance
de
lire
ce
livre,
de
le
méditer,
de
réagir.
»3
Nous
sommes
donc
en
apparence
dans
un
débat commandé
par
la
morale4.
Or,
la
question
du
développement,
telle
qu'elle
est
posée
depuis
un
demi-siècle,
a
toujours
été
une question
d'abord
politique
:
de
politique
économique,
bien
sûr,
mais
aussi
une question
de
rap-
1.
Même
si
le
thème
de
la
pauvreté
est
fortement
présent
dans
le
discours
de
la
вм
depuis
la
prési
dence
de
McNamara,
il
devient
le
centre
du
discours
public
de
la
BM
depuis
le
rapport
de
1990,
qui
inau
gure
de
plus
une
décennie
de
lutte
contre
la
pauvreté.
2.
Ibid.,
p.
164.
On
aura
reconnu
le
langage
de
la
war
on
poverty,
lancée
par
la
présidence
américaine
en
1964.
Les
résultats
de
cette
«
guerre
»,
qualifiée
de
«
tiède
»
par
B.
Gazier
(1984,
chap.
1
et
8),
sont
pour
le
moins
mitigés.
Il
est
vrai
que
les
États-Unis
étaient
également
occupés
à
une
autre
guerre,
contre
des
pauvres
celle-là.
3.
Clare
Short
et
James
D.
Wolfensohn,
Foreword
k
Chambers
R.
et
al,
2000,
p.
15.
À
l'occasion
de
ce
programme,
la
Banque
mondiale
a
«
donné
la
parole
à
60
000
pauvres,
de
60
pays
»
;
ensuite
ont
été
choisis
des
«
leaders
d'associations
et
réseaux
de
pauvres
»,
qui
ont
été
réunis
dans
un
brainstorming
work
shop
les
31
juillet
et
1er
août
2000.
Cf.
le
site
de
la
Banque
mondiale
:
www.org/poverty/voices.
4.
La
distinction
entre
morale
et
éthique
est
objet
de
débats
dans
le
champ
de
la
philosophie
morale
;
elle
est
ainsi
résumée
par
Monique
Canto-Sperber
(2001,
p.
25)
:
«
La
morale
renvoie
plutôt,
et
de
manière
non
exclusive,
à
la
présence
de
règles
et
de
lois.
L'éthique
est
quant
à
elle
associée
au
bien,
aux
vertus
et
aux
pratiques.
»
Mais
cette
auteur
poursuit
immédiatement
:
«
Mais
comme
le
bien
peut
inclure
un
élément
impératif
et
les
vertus
un
élément
formel,
la
distinction
entre
les
deux
termes
reste
indécise
et
provisoire.
»
Et
elle
conclut
:
«
L'éthique
et
la
morale
désignent
la
même
démarche
intellectuelle,
à
savoir
comprendre
le
réel,
conduire
la
délibération
et
justifier
la
décision
»
(p.
34).
Je
me
rallierai
à
cette
position.
Pourquoi
faut-il
aider
les
pauvres
?
139
ports
de pouvoir, de
mode
de
gouvernement,
et
tout
ce
qui
y
est
lié
(démocratie,
corruption,
populisme,
clientélisme,
etc.).
On
peut
donc
être
(heureusement)
surpris
:
une
institution
commerciale,
une
banque,
affirme
que
son
intervention
principale
est
dictée
par
des
impératifs
moraux,
tout
comme
on
peut
être
surpris
que
cette
banque
se
donne
comme
objectifs
des
objectifs
sociaux1.
En
général,
et
depuis
au
moins
quatre
siècles,
la
question
sociale
relève
des
États
;
c'est-à-dire
qu'elle
est
à
la
fois
de
leur
compétence
et
de
leur
responsabilité.
Ce
sont
donc
des
États
que l'on
juge,
ou
du
moins
leurs
dirigeants,
en
caractérisant
la
pauvreté
présente
sur
leur
territoire
comme
«
infamante
».
On
pourrait,
bien
sûr,
incriminer
un
système,
capitalisme,
impérialisme,
néo-colonialisme,
néo-libéralisme
ou
autre
;
cela
fut
fait,
dans
un
passé
pas
si
lointain,
mais
ce
n'est
pas
fait
par
la
Banque
mondiale,
ni
par
aucune
des
organisations de
I'onu.
Si
la
pauvreté
n'est
pas
le
fait
du
système,
il
ne
reste
que
deux
possibilités
:
les
populations
elles-mêmes
(et
avant
tout
les
populations
pauvres)
ou
les
dirigeants
des
États.
S'agissant
des
populations,
on
verra
plus
loin
que la
rhétorique
du
«
mauvais
pauvre
»
n'a
en
rien
disparu
;
mais,
par
construction,
elle
ne
peut
désigner
tous
les
pauvres.
Certes,
il
y
a
toujours
eu
de
nombreux
simulateurs,
fainéants,
drogués,
ivrognes
et
délinquants
;
la
technologie
du
repérage
et
de
la
classifica
tion
des
pauvres
est
pour
les
débusquer.
Mais
le
vrai
problème,
ce
sont
les
pauvres
malgré
eux.
Si
ce
n'est
ni
le
système,
ni,
pour
l'essentiel,
les
pauvres
eux-mêmes
qui
sont
responsables
de
la
pauvreté,
seuls
les
dirigeants
des
États
peu
vent
l'être.
Deux
causes
sont
possibles
:
l'incompétence
et
la
faute
morale.
L'incompétence
n'est
pas
un
argument
recevable.
Non
pas
que
l'estime
des
dirigeants
des
organisations
internationales
soit
immense
pour
les
dirigeants
des
pays
en
développement.
Mais,
depuis
plus
de
quinze
ans
que
ces organisations
dictent
leur
politique
économique
à
ces pays
(et
par
même
les
marges
de
manœuvre
des
politiques
sociales),
dénoncer
l'incompétence
des
dirigeants
aurait
toutes
les
apparences d'une
autocritique.
Ne
reste
alors
que
l'argument
moral
;
les
dirigeants
des
pays
en
développement
ne
sont
pas assez
attentifs
à
«
leurs
»
pauvres.
La
liste
des
raisons
possibles
en
est
longue
:
raisons
historiques,
«
culturelles
»,
mais
surtout
raisons
tenant
au
mode
de
fonctionnement
de
l'État.
Celui-ci
permet
aux
appétits
immoraux
des
dirigeants
des
pays
en
développement de
se
satisfaire
au
détriment
des
pauvres.
Une
institu-
1
.
Joseph
Stiglitz
raconte
que,
nommé
«
économiste
en
chef
»
de
la
вм,
«
ce
qui
a
retenu
[son]
regard,
dès
[son]
entrée
dans
les
vastes
locaux
splendides
et
modernes
de
son
siège
central,
19e
rue
à
Washington,
c'est
sa
devise
:
"notre
rêve
:
un
monde
sans
pauvreté"»
[Stiglitz
J.,
2002,
p.
10].
140
Bruno
Lautier
tion
comme
la
Banque
mondiale
n'ignore
pas
que la
corruption
existe
aussi
aux États-Unis
ou
en
France
;
mais
la
pauvreté
aux
États-Unis
ou
en
France
ne
peut
pas
y
avoir
pour
origine
principale
la
corrupt
ion,
la
mégalomanie
des
dirigeants,
ou l'absence
de
démocratie
;
ces
pays
ont
su
construire
des
institutions
morales.
C'est
donc
l'absence
d'institutions
morales
qui
permet
les
comportements
immoraux
des
dirigeants
dans
les
pays
en
développement.
On
en
arrive
alors
à
ce
paradoxe
maintes
fois
relevé
que la
вм,
qui
a
pour
principe
fondateur
de
ne
pas
intervenir
dans
les
affaires
polit
iques
intérieures
d'un
pays,
ni
même
de
porter
un
jugement
politique
sur
un
gouvernement,
ne
cesse de
le
faire
au
nom
de
la
lutte
contre
la
pauvreté
(Chavagneux,
2001).
Celle-ci repose
sur
un
principe
simple
:
la
pauvreté
a
pour
origine
fondamentale
la
difficulté
ou
l'incapacité
des
pauvres
à
accéder
au
marché.
Pour
cela,
il
faut
donc
tout
d'abord
éliminer
les
médiations
construites
par
l'État qui
bloquent
cet
accès
au
marché
:
clientélisme,
corruption,
populisme.
Ensuite,
il
faut
rendre
les
pauvres
capables
de
se
confronter
au
marché,
leur
conférer
des
capabil
ities.
Enfin,
il
faut
quand
même
reconstruire
certaines
médiations,
non étatiques
:
associations,
coopératives,
bref
:
la
«
société
civile
».
La
liste
est
longue
des
bévues
et
des
naïvetés
que
cette
attitude
engendre.
Promouvoir,
par
exemple,
la
«
participation
»
au
niveau
local,
ce
n'est
le
plus
souvent
pas
donner
le
pouvoir
aux
pauvres,
mais
accélérer
le
renouvellement
des
élites.
Conférer
aux
pauvres
des
capabilities
:
oui,
mais
pour
quoi
faire
?
C'est
le
plus
souvent
les
mettre
nus
face
à
cette
réalité
simple
:
le
marché
est
d'abord
le
lieu
s'abattent
des
sanc
tions
;
le
marché
élimine
avant
de
libérer
(et
c'est
précisément
ce
qui
a
engendré
les
politiques
sociales).
Faute
de pouvoir
le
nier
complète
ment,
la
Banque
mondiale
a
un
jugement
partagé
sur
cette
question1.
Mais,
comme
la
«
réforme
des
marchés
»
est
inquestionnable, aider
les
pauvres
ne
peut
signifier
que
les
aider
à
participer
à
un
marché
«
réformé
»
dont
ils
ne
veulent
pas
comprendre
qu'il
est,
en
définitive,
bon pour
eux.
Le
fait
que
le
discours
de
la
Banque
mondiale
sur
la
pauvreté
se
légitime
sur
la
base
de
la
morale
fait
que la
discussion
autour
de
ce
discours
est,
elle
aussi,
enfermée
dans
le
champ
de
la
morale
:
sincérité
ou
cynisme,
respect
des
pays
en
développement
ou
nouveau
mode
de
tutelle,
égoïsme
ou
altruisme
?
Posé
dans
ces
termes,
le
débat
a
toutes
les
chances de
ne
déboucher
sur
rien,
sinon
sur
la
réaffirmation
des
1.
«
Les
réformes
ont
inévitablement
des
effets
différents
sur
les
divers
segments
de
la
société.
Tout
programme
de
réforme
produit
son
cortège
de
gagnants
et
de
perdants,
les
pauvres
pouvant
figurer
aussi
bien
parmi
les
premiers
que
parmi
les
derniers»
(Banque
mondiale,
2001,
désormais
abrégé
BM,
2001,
p.
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