LE RITUEL Pour définir la notion de rituel, l

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LE RITUEL
Pour définir la notion de rituel, l'anthropologie sociale éprouve une difficulté qui tient au
moins à deux raisons. D'une part, cette notion est associée à d'autres, dont l'usage est
fluctuant, notamment celles de cérémonie, de coutume, d'étiquette, de rite, de
ritualisation, d'autant plus qu'on les rencontre ailleurs qu'en ethnologie, par exemple en
éthologie ou dans les sciences religieuses. D'autre part, depuis les origines de leur
discipline, de nombreux anthropologues ont élaboré, pour cette notion, des définitions et
fixé des emplois qui sont loin d'être homogènes. Ils ont aussi proposé des explications
très diverses du phénomène rituel selon des critères considérés comme déterminants,
dont les plus importants sont : le lien nécessaire ou non du rituel avec les domaines du
sacré, du fait religieux et des pratiques de la magie; la prééminence ou non des
croyances et des mythes (des représentations) par rapport au rituel ; le contraste
éventuel entre celui-ci et les activités techniques, « profanes », ou le champ de la
rationalité, tous ces domaines donnant lieu à des définitions qui sont elles-mêmes
problématiques.
(…)
L'approche symboliste : le rituel « dit quelque
chose »
V. Turner, par ailleurs, a élaboré une théorie
remarquable du symbolisme rituel, à propos de rites
relatifs aux accidents de la vie individuelle (maladies,
infortunes, stérilité, etc.) qu'il appelle « rites
d'affliction ». Il analyse leur signification (meaning) et
la « syntaxe » de leur symbolisme en y distinguant
trois niveaux : la dimension de l'exégèse indigène
(pour l'arbre à latex blanc mudyi, l'association : latex,
lait, matrilignage, féminité, maternité ; pour l'arbre
mukula - qui exsude une gomme rouge et sert dans
des rituels de fécondité féminine -, l'association :
rouge, menstrues, maturation, continuité lignagère) ;
la dimension opératoire, ou sens du symbole en
fonction de sa récurrence dans d'autres rituels, sa
valeur situationnelle ; la dimension positionnelle ou la
relation du symbole avec les autres symboles, son insertion dans un système de
symboles, que seul l'anthropologue peut appréhender.
L'importance qu'attache Turner à la compréhension du symbolisme inhérent aux actions
et objets rituels, et qui fut déjà signalée par Radcliffe-Brown, introduit à l'une des
grandes théories contemporaines du rituel. Ce dernier a une fonction de communication
et il sert à une communication qui est essentiellement expressive et symbolique. Il « dit
quelque chose » plutôt qu'il ne « fait quelque chose ». C'est E. Leach qui a le plus
clairement développé cette perspective. Dès son étude sur les systèmes politiques
birmans, il a montré que le rituel n'est pas une catégorie distincte de comportement,
mais un aspect possible de toute activité humaine. Certaines activités servent à « faire
des choses », à altérer l'état physique du monde ; ou, comme le dit J. Goody, la relation
entre les moyens et les fins est « intrinsèque » et rationnelle (ainsi, se couvrir s'il fait
froid). D'autres activités servent à « dire des choses » (ainsi, le type de vêtements choisi
pour se couvrir) ; elles communiquent de l'information, qui peut être comprise par autrui.
Le premier aspect est l'aspect technique (« instrumental »), le second l'aspect
esthétique ou communicatif, lequel est dominant dans le rituel, même si le premier n'en
est pas entièrement absent, comme on le voit à travers les rituels qui, dans toutes les
sociétés, encadrent les activités de subsistance (s'alimenter, produire, etc.). De
nombreux autres auteurs ont insisté sur le côté expressif du rituel, tels R. Firth - pour qui
celui-ci est une « activité modélisée (patterned), orientée vers le contrôle des affaires
humaines, avant tout de caractère symbolique » - et J. Beattie.
Leach affirme que comprendre la signification d'un rituel revient à comprendre celle des
« règles grammaticales d'un langage inconnu » ; il assimile nettement le rituel à un code
de communication de type linguistique, impliquant de même une connaissance et une
acceptation partagées par les acteurs des règles de ce code. Même s'il ne nie pas que
le rituel « fasse » aussi des choses dans l'esprit des participants (il mentionne à ce sujet
les rituels thérapeutiques et les « rituels de rébellion » cathartiques), même s'il admet
que la persistance du rituel tient à des conceptions relatives à des puissances
inobservables ou séculières, l'analyse de Leach se réduit à une découverte des règles
du code. En cela, il n'est pas éloigné de la perspective de Claude Lévi-Strauss, lequel
d'ailleurs ne s'est pas vraiment intéressé au rituel : dans le finale de L'Homme nu, il
compare les mythes à la musique, puis aux rites, dans lesquels il en vient à voir une
« tentative de refaire du continu à partir du discontinu », un « abâtardissement de la
pensée » humaine telle qu'elle se manifeste dans la structure des mythes. Il analyse
cette pensée, on le sait, en y dégageant des oppositions distinctives structurales, des
paires contrastives, comme celles que l'on peut repérer entre les phonèmes de la
langue. Leach, lui aussi, considère que les séquences rituelles doivent être analysées
en termes de contrastes binaires, qui font émerger la signification. Ainsi, il montre que,
dans les représentations symboliques du temps et dans les rituels calendaires,
apparaissent trois types fondamentaux de comportements : le « formalisme »
(ascétisme, respect), la « mascarade » et l'« inversion des rôles » (rites extatiques)
temporaire. Ces comportements ne peuvent être compris que si l'on y voit des « paires
d'oppositions contrastées », partout présentes puisque nécessaires d'un point de vue
logique. Comme pour la langue, c'est le contraste entre ces phases opposées deux à
deux qui permet le fonctionnement du code communiqué par les séquences. Les
« performances rituelles », les éléments de ce système de communication non verbale
n'ont donc pas de signification isolément, pas plus que les éléments d'une langue ; ils
valent seulement en tant que parties de systèmes ; un symbole n'a de signification que
mis en contraste avec d'autres symboles. Ainsi fonctionnent les rites de passage :
proclamant et induisant sous une forme mystique une discontinuité temporelle et un
changement de statut, ils se présentent comme comprenant trois phases
caractéristiques, car ils sont fondés sur une logique des contrastes (entre position
antérieure et position ultérieure ; entre présence et absence de vêtements ; entre saleté
et ablutions ; entre cheveux et tête rasée ; etc.).
L'approche « expressive-symboliste » du rituel, qui se rattache à la tradition
durkheimienne et dont l'analyse « sémiotique » de Leach est un des exemples les plus
fameux, a été adoptée par bien d'autres auteurs, qui ont pour souci commun de
considérer le rituel comme une sorte de code linguistique, de découvrir, au-delà de la
signification littérale des actes et croyances, leur signification « plus profonde » : les
rituels sont des « énoncés symboliques sur l'ordre social », sur les valeurs
fondamentales d'une société, des énoncés non analysables en termes rationnels, car ils
se mesurent d'après d'autres standards et appartiennent à des registres cognitifs
différents. Cette approche « herméneutique » du symbolisme rituel, en tant qu'il est
porteur de « significations implicites » à décoder, est aussi celle de Mary Douglas et des
auteurs qui analysent les objets rituels à travers ce qu'ils figurent, essentiellement de
manière métaphorique (J. Fernandez, C. Crocker, J. D. Sapir, par exemple) - les
métaphores pouvant être univoques (Leach) ou multivoques (Turner).
Ainsi, pour J. Beattie, la forme figurative des symboles rituels est due à ce qu'ils
expriment des idées abstraites de grande importance qu'on a de la peine à se
représenter directement. Cependant, selon lui, le contraste entre l'aspect symboliqueexpressif et l'aspect instrumental ne doit pas être trop marqué, et il considère que les
actes rituels sont instrumentalement efficaces
« parce que reconnus à un certain niveau
comme symboliques ». Comme le dit J.
Skorupski, malgré la multiplicité des théories, de
nombreuses questions restent obscures :
qu'est-ce qui est symbolisé dans le rituel ? dans
quel sens est-ce symbolique ? qu'est-ce qu'une
action symbolique ? Il ne suffit pas d'opposer le
symbolique au « rationnel ». Les analyses des
coutumes, des habitudes, du code de la
politesse, des « façons de faire » culturelles,
des rhétoriques propres à chaque société
rendent parfois difficiles des définitions qui ne
soient pas trop générales. Goody pense que les comportements symboliques sont ceux
qui ne semblent pas soumis à la rationalité des fins et des moyens, et qui donnent donc
l'impression de tenir lieu de quelque chose d'autre que ce que leur apparence suggère :
les actes symboliques, non rationnels, sont donc une « catégorie résiduelle », à laquelle,
par là, on assigne précisément une signification. Mais, comme les acteurs d'un rituel ne
sont pas, le plus souvent, conscients de ce qu'ils symbolisent dans leurs actes, et qu'ils
fournissent rarement un commentaire sur la signification de ce qu'ils font, on peut
supposer que leurs actes ne sont pas des actions par accident et qu'ils ne ressortissent
pas au domaine de ce qu'exprime le langage. Où doit alors s'arrêter l'interprétation, la
quête herméneutique, de la signification ultime de ces actions expressives ? On peut
privilégier d'autres aspects de la communication rituelle : pas seulement le message
symbolique, mais aussi l'émetteur et le destinataire - la situation concrète du rituel en
tant qu'événement et action. Les tenants de la perspective herméneutique
(« cryptologique », comme dit D. Sperber) vont rarement jusque-là, ce qui indique les
limites de cette dernière.
L'approche « pragmatique » : ce que « fait » le rituel
L'approche qui ne voit dans la communication rituelle que des valeurs expressives, des
symboles assimilables à un langage, à un code digital dont le sens provient des paires
contrastées se trouve précisément mise en question par les auteurs qui estiment que le
rituel « fait » quelque chose et ne peut être comparé à un code verbal de
communication. Il faut l'analyser dans la totalité de la situation qu'il instaure et qui
comprend : des messages, des émetteurs, des destinataires, un contexte. Dan Sperber
remarque, à propos du structuralisme, que l'anthropologie a tendance à penser
séparément les « codes » et les « réseaux », alors que le rituel, de même que le
politique, constitue manifestement des phénomènes à appréhender simultanément en
termes de codes et de réseaux, de messages et de canaux : dans la politesse, par
exemple, « ce qui est communiqué et la situation de communication sont intimement
liés ». On peut séparer le langage de la communication linguistique, mais un rituel ne
peut être réduit à un code, car « la signification et la composition même d'un message
[rituel] dépendent des positions de celui qui l'émet et de celui qui le reçoit ».
Le rituel subit les contraintes à la fois d'un système de signes et d'un système
d'échanges. Critiquant l'approche « sémiologique » d'un auteur comme V. Turner, D.
Sperber montre que l'action symbolique n'est pas un code assignant à un symbole une
interprétation (il n'y a donc pas à décoder celle-ci) et que l'exégèse d'un symbole n'est
pas son interprétation, mais au contraire une de ses extensions - justiciable, elle aussi,
d'une exégèse. Faute de la comprendre, l'approche sémiologique peut produire des
interprétations ad infinitum. Selon la perspective de Sperber, parfois jugée trop
« cognitiviste », le symbolisme n'est pas organisé par une grammaire (où des règles
engendreraient des énoncés) ni doté de signification au sens où un petit nombre de
symboles s'y trouvent associés à une infinité possible de représentations (la fécondité,
le matrilignage, la féminité, etc. dans l'exemple de Turner). C'est un « mécanisme
cognitif » qui éclaire un contexte (au lieu d'être éclairé par un contexte) consistant en
une série d'opérations : schématiquement, la « mise entre guillemets » d'une
représentation conceptuelle défectueuse ; la focalisation sur la condition responsable de
ce défaut ; l'apparition d'une évocation dans le champ de la focalisation (« le lion est un
animal » n'est pas un énoncé symbolique, tandis que « le lion est le roi des animaux »
en est un).
Reprenant l'étude des rituels de l'incwala swazi, Pierre Smith, de son côté, a montré que
les rites s'organisent « autour d'éléments centraux focalisateurs », d'objets fonctionnant
comme des « pièges à pensée » (ainsi les rhombes se retrouvent dans de très
nombreux rituels d'initiation), et à l'intérieur des divers systèmes rituels qui coexistent
dans la même société. C'est donc en partant d'approches très différentes que certains
auteurs se rencontrent pour critiquer la perspective « symboliste-expressive » et pour
préconiser une appréhension « pragmatique » et en totalité de la situation de
communication rituelle (messages et réseaux). On peut mentionner à ce sujet le courant
« intellectualiste », issu des travaux de Tylor et représenté par R. Horton, qui traite
l'action rituelle de façon littérale, comme une tentative rationnelle pour expliquer, prédire
et contrôler le monde, sur un mode qui n'est pas si éloigné de la pensée scientifique. De
même, G. Lewis, à propos des Gnau de Nouvelle-Guinée, a fait remarquer que, plus
que sa signification, ce qui est explicite dans le rituel, envisagé comme séquence
d'actions standardisées et prescrites, c'est « comment le faire ». Dans de nombreuses
sociétés, les acteurs savent comment effectuer correctement un rituel, mais ils
fournissent rarement des explications sur ce qu'ils expriment et symbolisent ainsi, et l'on
ne saurait imputer cela à un simple « oubli ». Le fait que les significations soient
implicites ou paraissent passibles d'oubli montre combien le rituel diffère de la
communication verbale, et comment, selon G. Lewis, il se rapproche de l'art.
Une des tentatives les plus remarquables dans cette voie est celle de F. Barth, qui, à
l'encontre de la position structuraliste adoptée notamment par E. Leach et par
M. Douglas, montre, à propos des Baktaman de Nouvelle-Guinée, que les objets et
séquences rituels de l'initiation masculine ne composent pas des messages à code
digital comme les codes verbaux, mais que ces « messages rituels » ont, selon une
distinction empruntée à G. Bateson, une organisation de type analogique. Lors des
étapes de l'initiation, ils sont volontairement de plus en plus « cryptiques ». Barth a le
grand mérite de faire remarquer que chacun, en fonction de son grade, participe à un
rituel avec une connaissance et selon des prémisses qui sont très différentes de celles
des autres. Analysant « l'ensemble de ce qui se passe »
dans ces situations, il montre que les « idiomes rituels »
sont des métaphores non arbitraires (et non plus des
éléments contrastés à l'intérieur d'un système), que le rituel
est avant tout une activité collective, agrégat d'actions
simultanées, de participants multiples et d'objets « sacrés »
divers.
C'est un événement comportant des canaux et facettes
variés, recouvrant des significations nécessairement
ambiguës, constituant un ensemble d'actes et de messages
connectés dans un contexte qui n'est pas réductible à une
glose, « disant différentes choses, avec une clarté et des implications différentes ». La
multiplicité des acteurs d'un rituel entraîne une « structure lâche » de messages,
interprétés simultanément par différents participants qui utilisent des « clés de
décodage » différentes et se focalisent chacun sur des éléments spécifiques du rituel :
tel est le cas, par exemple, des femmes, des novices et des initiés, qui reçoivent des
messages métaphoriques complexes et en ont des compréhensions volontairement
diverses. L'idée-force de cette théorie est que le rituel ne se borne pas à « asserter »,
mais « produit ». À propos de l'« épistémologie du secret » de l'initiation, de la
transmission et de l'intégration du savoir, Barth émet l'idée tout à fait originale que ce
rituel est fondé sur la déception répétée (ce qui est un « vrai » symbole à un certain
stade se révèle fallacieux au stade suivant) et sur le secret et que, par là, il induit des
attitudes cognitives telles que les secteurs de la réalité et du savoir qui sont concernés
par l'action constituent avant tout des « mystères » construits par le rituel, ces
« mystères » donnant un sens à l'individu, au monde qui l'entoure et qu'il transforme à
travers ses activités : chez les Baktaman, qui sont chasseurs ou horticulteurs, il s'agit
avant tout de la fécondité des êtres et de la nature.
Bien d'autres anthropologues approchent de conclusions analogues à partir de
prémisses très différentes. Ainsi, prenant pour référence les théories pragmatiques
relatives à la politesse, I. Strecker analyse la multivocalité intentionnelle du symbolisme
des Hamar d'Éthiopie, en considérant en même temps l'émetteur (la tradition), les
transmetteurs et les récepteurs des messages symboliques au sein d'un processus
social - ici, des stratégies d'influence. Dans cette prolifération des théories
contemporaines concernant le rituel, on repère un trait commun qui les distingue des
conceptions antérieures et qui consiste à recourir à des disciplines connexes et à
« complexifier » l'analyse.
Nicole SINDZINGRE
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