ici

publicité
RAISON PUBLIQUE
Arts, Politique et société
n° 18, printemps 2014
RETOUR À LA VIE ORDINAIRE
Dossier coordonné par Sandra Laugier et Marie Gaille
Avec des contributions de Hourya Bentouhami, Magali Bessone, Marie Gaille,
Hélène L’Heuillet, Séverine Mayol, Pascale Molinier & Lise Gaignard, Michel
Naepels, Albert Ogien et Sylvie Servoise.
RETOUR À LA VIE ORDINAIRE
RAISON PUBLIQUE
Presses Universitaires de Rennes
2014-18
LA RÉDACTION
Comité de direction
Directeur de la rédaction : Patrick Savidan (université de Poitiers)
Rédactrices en chef : Solange Chavel (université de Poitiers) et Sylvie Servoise (université du Maine).
Comité de rédaction: Pauline Colonna d’Istria (université de Poitiers), Marie Gaille (CNRS, Cerses),
Stéphanie Hennette-Vauchez (université de Créteil), Aurélie Ledoux (université de Paris 10), Hélène
L’Heuillet (université Paris-Sorbonne), Jean-Baptiste Mathieu (professeur agrégé de Lettres au lycée
Marcel Pagnol d’Athis-Mons).
Secrétariat de rédaction: Naël Desaldeleer (université de Poitiers), Jean Nestor (université de
Poitiers), Cédric Rio (université de Poitiers), Raphaëlle Théry (université de Poitiers).
Conseil de rédaction: Serge Audier (université Paris-Sorbonne), Jean-Cassien Billier (université de
Paris-Sorbonne), Speranta Dumitru (université de Paris 5), Cécile Fabre (University of Edinburg),
Marc Fleurbaey (CNRS), Bernard Gagnon (université du Québec), Charles Girard (université ParisSorbonne), Axel Gosseries (Chaire Hoover, université catholique de Louvain), Raphaëlle Guidée
(université de Poitiers), Laurence Kaufmann (université de Lausanne), Justine Lacroix (université
Libre de Bruxelles), Frédérique Leichter-Flack (université Paris Ouest Nanterre), Guillaume
Le Blanc (université de Bordeaux), Thierry Menissier (université de Grenoble 2), Roberto Merrill
(Universidade do Minho, Braga), Jan-Werner Müller (Princeton University), Vanessa Nurock
(université de Paris 8), Ruwen Ogien (CNRS, Cerses).
RAISON PUBLIQUE
Département de philosophie
UFR Sciences Humaines et Arts
Université de Poitiers
8 rue René Descartes
86022 Poitiers Cedex
France
Presses universitaires de Rennes
Université Rennes 2
Campus de la Harpe
2 rue du doyen Denis Leroy
35044 Rennes cedex
www.pur-editions.fr
[email protected]
www.raison-publique.fr
Conception et réalisation de la maquette :Vanessa Merle
Dépôt légal : 1e semestre 2014
ISBN : 978-2-7535-3323-3
Sommaire
Introduction
Sandra Laugier....................................................................................... 9
L’ordinaire tient à un fil…
Pascale Molinier & Lise Gaignard..................................................... 19
Le sujet de l’inconscient, une exception ordinaire
ou L’ordinaire dans la cure psychanalytique
Hélène L’Heuillet............................................................................... 33
L’« ordinaire » des camps (R. Antelme, P. Levi, Imre Kertész)
Sylvie Servoise..................................................................................... 47
Après toutes ces guerres
Michel Naepels.................................................................................... 63
Revenir à l’ordinaire,
l’exercice de la connaissance en situation d’intervention
Albert Ogien........................................................................................ 77
Le retour à la vie ordinaire :
un enjeu épistémologique pour la philosophie morale
Ce que nous apprend l’enquête éthique en contexte médical
Marie Gaille........................................................................................ 93
L’ordinaire comme commencement du travail sur soi :
le cas de la prise en charge des hommes et des femmes sans domicile
Séverine Mayol................................................................................... 109
7
RETOUR À LA VIE ORDINAIRE
Le territoire national comme ordinaire de la solidarité politique :
réflexions à partir du cas des Roms migrants en Europe
Magali Bessone.................................................................................. 123
Qu’est-ce que réparer ?
De la justice réparatrice à la réparation du bien commun
Hourya Bentouhami.......................................................................... 139
QUESTIONS PRÉSENTES
Repenser le libéralisme et la Terreur
Stephen Holmes................................................................................. 159
8
Le paradoxe de l’origine des institutions
Johann Michel................................................................................... 185
Démocratie, conflit, violence
Du pari conceptuel aux impasses politiques
de la Marche patriotique en Colombie
Laura Quintana................................................................................. 199
CRITIQUES
Quand la recherche littéraire redécouvre les émotions
Jean-Baptiste Mathieu....................................................................... 223
La République n’a pas dit son dernier mot
Naël Desaldeleer.............................................................................. 231
Revers silencieux de la violence
Diogo Sardinha................................................................................. 249
INTRODUCTION
Sandra LAUGIER 1
L’idée du retour à la vie ordinaire est doublement paradoxale. La vie ordinaire
est un objet indéfinissable et étrange, dont on ne prend conscience ou connaissance qu’une fois qu’il est perdu, ou éloigné : les études réunies ici décrivent ainsi
différentes situations de perte ou de fuite de l’ordinaire. Ces situations sont de nature très diverses. Elles renvoient parfois à des conditions pathologiques, comme
l’indique l’étude de Pascale Molinier et Lise Gaignard, « L’ordinaire tient à un
fil ». Cette dimension pathologique elle-même entretient des frontières troubles
avec l’état dit de « santé » ou de « normalité » : nous sommes toujours tous, de
façon délibérée ou non, au bord de l’extra-ordinaire, de la perte de l’ordinaire.
D’autres situations nous inscrivent dans des contextes historiques de rupture :
la guerre, l’expérience de la violence, de l’exil, de l’emprisonnement. Les contributions de Sylvie Servoise et de Michel Naepels, « L’“ordinaire” des camps » et
« Après toutes ces guerres », sont des réflexions sur la manière dont l’idée ou le
désir d’un retour à l’ordinaire imprime sa marque dans des moments où ce retour
paraît tout à fait impossible à imaginer et à réaliser.
Toutes ces situations de rupture incitent à réaliser et représenter ce qui est
perdu, comme objet de nostalgie : d’une normalité tenue pour acquise et invisibilisée, jusqu’au moment où elle s’effondre, et où il faut alors la réinstaurer. Elle est,
comme dans les stratégies goffmaniennes de réparation, ce qui doit être visé par
l’individu et les collectivités. Mais que savons-nous de la signification de la visée
d’un retour à l’ordinaire ? Celle-ci s’avère difficile à démêler et complexe, ainsi
que le montre la réflexion de Hourya Bentouhami sur la justice, « Qu’est-ce que
1. Sandra Laugier est professeur de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1) et membre du comité
de rédaction de la revue Raison publique.
9
Sandra LAUGIER
10
réparer ? De la justice réparatrice à la réparation du bien commun. » Cette visée
doit faire l’objet d’une réflexion critique, car souvent indiscutée, elle s’impose
au détriment d’une réelle attention aux parcours individuels, à leurs singularités
et aux désirs qui les étayent. C’est ce qu’illustre l’étude de Séverine Mayol sur
l’objectif de réinsertion sociale : « L’ordinaire comme commencement du travail
sur soi : le cas de la prise en charge des hommes et des femmes sans domicile. »
La dimension critique de la réflexion est d’autant plus requise que la visée du
retour à la vie ordinaire a parfois une signification politique ambivalente. C’est ce
que pointe l’analyse de M. Bessone, « Le territoire national comme ordinaire de
la solidarité politique : réflexions à partir du cas des roms migrants en Europe ».
Dans tous ces cas, le retour à la vie ordinaire n’est pas un retour en arrière, et
la rupture a mis en évidence la vulnérabilité de l’ordinaire, le fait qu’il est toujours
déjà perdu ou mythologique. Il s’agirait alors de faire retour, pour reprendre une
expression de Stanley Cavell (1991), « là où l’on n’a jamais été » – d’où ce qu’il
appelle « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire », et de la vie ordinaire comme par
définition ce qui est menacé, voire inaccessible 2. S’approprier sa vie quotidienne
devient alors un travail permanent, et c’est bien ce qu’on entend dans l’idée de ce
retour. La contribution de Hélène L’Heuillet éclaire cette dimension à partir du
travail mené dans le cure psychanalytique : « Le sujet de l’inconscient, une exception ordinaire ou l’ordinaire dans la cure psychanalytique. »
Car savons-nous vraiment ce qu’est la vie ordinaire, ce qui nous est ordinaire 3 ?
N’y a-t-il pas là quelque chose d’à la fois évident et mystérieux ? L’ordinaire n’est
pas le sens commun, car il n’a rien d’évident, et nous ne savons pas ce que c’est.
Mais il y a bien un rapport entre l’ordinaire et le commun, le partagé. La vie ordinaire et tout « retour » à elle se fait par le partage d’un langage et de formes de vie.
– C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent
dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans
la forme de vie 4.
2. S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, tr. fr. S. Laugier-Rabaté, éd. de l’éclat, 1991 [1989].
Voir aussi du même auteur, In Quest of the Ordinary, Chicago University Press, 1989.
3. Les présents propos s’appuient sur une réflexion élaborée au fil de plusieurs années. Voir S. Laugier, Du réel
à l’ordinaire, Vrin, Paris, 2003 ; Recommencer la philosophie, Paris, PUF, 1999, réédition 2013, Vrin, Paris ;
« Care et perception : l’éthique comme attention au particulier » dans P. Paperman et S. Laugier (éds.),
Le Souci des autres, éthique et politique du care, « Raisons pratiques », éd. de l’EHESS, Paris, 2e éd. 2012
(2005) ; « L’ordinaire transatlantique », L’Homme, n° 187-188/2008 ; « La vulnérabilité de l’ordinaire », dans
D. Cefai, L. Perreau, Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris, PUF-CURAPP, 2012 ; de la même auteur, avec
Cl. Gautier, Normativités du sens commun, Paris, PUF, 2008.
4. L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, tr. de F. Dastur et alii, Gallimard, Paris, 2004 [1953, 1958], § 241.
INTRODUCTION
La forme de vie humaine, comme le langage humain, est à la fois commune,
partagée et quotidienne, structurée par la répétition.
Pour la philosophie, l’idée d’ordinaire est à la fois objet de rejet et de fascination, l’ordinaire est comme l’autre de la philosophie, ce qu’elle veut, dans son
arrogance, dépasser, mais aussi ce vers quoi elle aspire, nostalgiquement, à retourner, dans la (dé)négation de notre langage ordinaire et de notre caractère ordinaire, dans la fausse évidence de nos « croyances ordinaires » ou de nos « formes
de vie ». La tâche de la philosophie de l’ordinaire serait nous ramener à nousmêmes – ramener nos mots, dit Wittgenstein, « de leur usage métaphysique à leur
usage quotidien », sur terre, ramener la connaissance du monde à l’acceptation du
réel, ramener aussi notre fantasme de connaissance ou de proximité d’autrui à la
pratique et à la coordination sociale ordinaire – ce qui n’a rien d’aisé ni d’obvie, et
fait de la recherche de l’ordinaire la quête la plus difficile qui soit, même si (précisément parce que) elle est là, à portée de n’importe qui. Des raisons d’être de
cet objectif et des difficultés à l’atteindre, témoignent les contributions de Albert
Ogien et de Marie Gaille, « Revenir à l’ordinaire – l’exercice de la connaissance
en situation d’intervention » et « Le retour à la vie ordinaire : un enjeu épistémologique pour la philosophie morale ».
LE RETOUR À L’ORDINAIRE, OU LA PHILOSOPHIE COMME SOCIOLOGIE
Une des caractéristiques de la philosophie contemporaine, de Wittgenstein à
Austin, Goffman et Foucault, est bien l’attention portée à l’ordinaire – pratiques
ordinaires, usages ordinaires de la langue, citoyens ordinaires… L’appel à l’ordinaire, chez les premiers philosophes de l’ordinaire que sont Emerson et Thoreau,
se partage avec une aspiration démocratique. Emerson réclame ainsi une attention à la signification de l’ordinaire dans l’invention de l’ordinaire propre à la
pensée étasunienne.
Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque ; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ;
ni ce qu’est l’art grec, ni la poésie des ménestrels provençaux ; j’embrasse le commun, j’explore
le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds. De quoi voudrions-nous vraiment connaître le sens ?
De la farine dans le quartant ; du lait dans la casserole ; de la balade dans la rue ; des nouvelles
du bateau ; du coup d’œil ; de la forme et de l’allure du corps 5.
La question n’est plus de connaître la « raison ultime » des phénomènes de la
Nature, mais d’instituer un rapport inédit au quotidien dans ses formes. Le re5. R
. W. Emerson, The American Scholar, repris dans Selected Essays, Penguin Classics, 1982, tr. fr. C. Fournier dans
Critique, dossier consacré à La nouvelle Angleterre, juillet-août 1992, n° 541-542. Voir aussi du même auteur,
Essays, First and Second Series, ed. J. Porte, Vintage Books, The Library of America, New York, 1990.
11
Sandra LAUGIER
cours au quotidien a une dimension démocratique, dans sa mise en évidence du
commun, et l’esthétique de l’ordinaire rejoint le politique :
L’un de ces signes est le fait que le même mouvement qui a produit l’élévation de ce que l’on
appelait la plus basse classe de l’État a pris en littérature un aspect très marqué, et tout aussi
heureux. Au lieu du sublime et du beau, c’est le proche, le bas, le commun qui ont été explorés
et poétisés. […] La littérature du pauvre, les sentiments de l’enfant, la philosophie de la rue, le
sens du domestique, tels sont les sujets du jour 6.
12
Le pauvre, la rue, le « domestique » : ce sont les nouveaux objets qu’il va falloir
penser, ceux de la vie ordinaire. L’appel à l’ordinaire est alors politique et pratique.
Il faut inventer le nouvel homme ordinaire, l’homme de la démocratie. Car la
pratique est d’abord une approche de l’ordinaire. En revendiquant l’ordinaire,
c’est à une révolution qu’appelle Emerson, à la construction du nouvel humain
ordinaire. (« Voici les matériaux, épars sur le sol »). L’espoir américain devient
celui de la construction d’un homme nouveau et d’une nouvelle culture, l’un
et l’autre « domestiqués », ce qui est tout le contraire d’esclavagisés : l’humain
domestique est celui qui arrivera à accorder son intérieur et son extérieur, sa voix
publique et sa voix privée, sans renoncer ni à l’une ni à l’autre. Celui qui parviendra à devenir ordinaire. La construction d’une démocratie américaine devrait être
alors l’invention d’un homme ordinaire : the upbuilding of man.
L’étape manquante, on s’en doute, est celle de l’invention de la femme, qui se
produit en Amérique avec l’introduction du cinéma parlant et sa mise en scène de
la conversationalité ordinaire, c’est-à-dire à la fois de la parole féminine comme
revendication égalitaire et de l’univers du domestique, présenté comme égal ou
symétrique de la scène publique, réservée à l’homme. Au-delà de l’exemple du
cinéma, on observera que l’attention à l’ordinaire constitue un renversement des
hiérarchies et dualismes intellectuels et sociaux qui en fait un élément essentiel
des pensées du genre en général et féministes en particulier. L’éthique du care 7
est certainement le meilleur exemple du caractère proprement subversif que peut
avoir la perception de l’ordinaire, mais aussi les sociologies de l’ordinaire 8.
On voit pourquoi il serait illusoire de considérer le recours (le retour) à l’ordinaire comme une solution, et une facilité, c’est plutôt la tâche infinie de la philosophie du langage ordinaire : « ramener les mots de leur usage métaphysique à
6. Ibid.
7. P. Paperman et S. Laugier (éds.), Le Souci des autres, éthique et politique du care, « Raisons pratiques », éd. de
l’EHESS, Paris, 2e éd. 2012 (2005) ; P. Molinier, P. Paperman, S. Laugier, Qu’est-ce que le care ? Payot, Paris, 2009.
8. A. Ogien, Les Formes sociales de la pensée – La sociologie après Wittgenstein, Armand Colin, Paris, 2007.
INTRODUCTION
leur usage quotidien 9 ». Mais elle ne peut le faire qu’en revenant sur terre, dans la
réalité de nos pratiques.
Cette articulation du « langage » à la « pratique », par le moyen de laquelle
peuvent être proposées des descriptions pertinentes de ces recours à l’ordinaire,
est bien le point de l’articulation de la philosophie au social. L’un des axes problématiques qui porte, en France, la crise et nombre de débats en sociologie,
est celui de la possibilité épistémologique et des moyens méthodologiques d’une
description des dites « pratiques sociales ». Au croisement des structures et des
expériences vécues, la pratique devait permettre de renoncer aux grandes hypostases – la « société », la « classe », la « conscience collective », etc. – et de redonner
à l’individu et à son action toute son effectivité. Décrire sociologiquement les
pratiques devait permettre de poser les bases d’une sociologie de l’action : pratique
devenait le lieu d’un réinvestissement théorique et politique à partir duquel redéfinir les topiques de la sociologie et, plus largement, celles des sciences sociales.
Mais là aussi, comme pour l’approche philosophique, il semble que la description
des recours à l’ordinaire soit médiate, seconde quand elle est possible, comme si
l’« ordinaire » ne pouvait pas être posé en tant qu’objet d’investigation première.
Quoi qu’il en soit des difficultés à saisir l’ordinaire en science sociale, celles-ci ne
sont pas sans lien avec celles que rencontre la philosophie. La philosophie du langage ordinaire elle-même, qui revendique la nécessaire description – sociologique
et ethnographique – de nos « formes de vie » et de nos « pratiques sociales » est le
lieu où peut s’accomplir ce passage aux usages « ordinaires ».
Dans le domaine politique, l’« ordinaire » est-il la voie d’un nouvel enracinement concret, réel, de la pensée sociale et politique en prise avec ses objets ? Est-il
la nouvelle référence à partir de laquelle justifier de l’objectivité d’un savoir sur
les pratiques, les conduites individuelles ? Dans quelle mesure la revendication
de l’« ordinaire » permet-elle de considérer autrement les problèmes de la démocratie, de la communauté, de l’égalité, etc. ? L’exploration de l’ordinaire n’est
possible qu’à condition de rassembler une diversité d’outils et d’approches, afin
de rester au plus près du détail de la vie ordinaire, même si c’est au prix de la
perte du caractère transparent de l’ordinaire. On connaît la phrase de Garfinkel :
« Pour Kant, l’ordre moral “au-dedans de soi” était un mystère insondable ; pour
les sociologues, l’ordre moral “au dehors de soi” est un mystère technique. »
9. L. Wittgenstein, Recherches Philosophiques, tr. de F. Dastur et alii, Gallimard, Paris, 2004 [1953, 1958], § 116.
13
Sandra LAUGIER
L’ORDINAIRE ET LE SCEPTICISME
14
Le retour à la vie ordinaire est un scénario cinématographique inusable : depuis les comédies américaines du remariage dont Cavell a fait un de ses objets
privilégiés, avec les thèmes de la seconde chance et de la répétition qui structurent le retour à la vie ordinaire (un couple se dispute, se sépare, puis se remet
ensemble après quelques péripéties), jusqu’au film catastrophe ou film d’horreur
qui décrit une sortie brutale de la vie ordinaire (souvent représentée sous l’angle
domestique, dans les préambules propres au genre), puis les étapes d’un retour à
la normale, même dans une situation reconfigurée. La question de l’ordinaire ne
prend tout son sens qu’en réponse au risque de la rupture et du scepticisme, et
dans une interrogation même du caractère ordinaire de la vie ordinaire. L’interrogation sur l’ordinaire surgit quand nos mots, ou nos vies, ont perdu leur(s) sens,
et qu’il faut apprendre à les retrouver.
S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, et que la vie tout entière
repose sur un accord très fragile, d’où la vulnérabilité de l’ordinaire, et la nécessité
pour le recouvrer de se réapproprier la parole humaine, la voix ordinaire, une
expression juste.
Le recours (le retour) à l’ordinaire n’est pas une solution : il est plutôt reconnaissance de la vérité du scepticisme. L’ordinaire est une illusion, comme le dit
une page frappante de Cavell dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable,
un titre qui résume l’inaccessibilité de l’ordinaire :
L’appel de Wittgenstein au quotidien trouve dans le quotidien (actuel) une scène d’illusion,
de transe, d’artifice (des besoins) aussi constamment qu’avant lui Platon, Rousseau, Marx ou
Thoreau. Sa philosophie du quotidien (à venir) propose une pratique qui prend en compte,
prend en charge sur elle-même cette scène d’illusion et de perte 10.
Notre langage ordinaire (le fait étrange de pouvoir parler ensemble) définit l’ordinaire, et pas l’inverse. Reconnaître le caractère ordinaire du langage, c’est découvrir l’ordinaire dans ses deux dimensions : le rapport au « nous », le commun, et le
quotidien, et comprendre qu’il n’y a pas de retour à l’ordinaire sans conversation.
Ainsi on comprend qu’au fond dans l’ordinaire il n’y a rien à retrouver. Cavell
dit de Thoreau : « Walden n’a jamais été là, depuis les premiers mots de Walden. »
Dans sa préface à l’ouvrage de Veena Das intitulé Life and Words, Cavell remarque que l’ordinaire est notre langage ordinaire en tant que nous nous le rendons constamment étranger, reprenant l’image wittgensteinienne du philosophe
10. S. Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, op. cit., p. 51.
INTRODUCTION
comme explorateur d’une tribu étrangère : cette tribu, c’est nous en tant qu’étrangers et étranges à nous-mêmes. Cette intersection du familier et de l’étrange,
commune à l’anthropologie, la psychanalyse, la philosophie, est le lieu de l’ordinaire tel que nous essayons de l’approcher dans les contributions réunies ici.
La perspective anthropologique de Wittgenstein est une perplexité devant tout ce que les humains peuvent dire et faire – donc, par moments, rien 11.
Aujourd’hui, l’usage du mot d’« ordinaire » est réduit au qualificatif, synonyme de « commun », ou traduction de « folk » : on parlera de croyances, de
connaissances, de morale « ordinaires ». Mais l’ordinaire en tant que tel n’est pas
exactement le sens commun. Il n’est pas déterminé par un système de croyances,
ou un partage de dispositions (rationnelles ou sensibles), il est très précisément ce
qu’on ne voit pas, qui nous échappe parce que c’est trop proche.
On pourrait renvoyer aussi à la formulation célèbre de Foucault :
Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui et caché,
mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est
si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela
nous ne le percevons pas 12.
L’ordinaire n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous
nos yeux, et qu’il faut apprendre à voir. Il est toujours objet d’enquête – ce sera le
mode d’approche du pragmatisme – et d’interrogation, il n’est jamais donné.
L’ORDINAIRE COMME VULNÉRABILITÉ
On peut revenir sur l’exemple de la philosophie du langage ordinaire, qui mettait l’accent sur l’humain et sa parole comme lieu de vulnérabilité de l’ordinaire.
Austin mettait en évidence la vulnérabilité de l’action humaine, définie, sur le
modèle du performatif, comme ce qui peut mal tourner ; l’action s’articule sur la
parole, définie et régulée par l’échec, le going wrong 13. Goffman définit de même
le caractère ordinaire de l’action humaine par le risque.
11. S. Cavell, Préface à Veena Das, Life and Words, Violence and the Descent into the Ordinary, University of
California Press, 1997.
12. M. Foucault, « La philosophie analytique de la politique », Dits et écrits, 3, Paris, Gallimard, 1994
[1978], p. 540.
13. J.-L. Austin (1991) Quand dire, c’est faire, tr. fr. et introduction de G. Lane, postface de F. Recanati, Paris,
Le Seuil, 1991 [1962] et Écrits Philosophiques, tr. fr. L. Aubert et A. L. Hacker, Paris, Le Seuil, 1994 [1962].
Voir aussi L. Quéré et A. Ogien, Dynamiques de l’erreur, Paris, Raisons Pratiques, éd. de l’EHESS, 2008.
15
Sandra LAUGIER
Nous définirons l’action analytiquement, et nous nous efforcerons de découvrir et de caractériser les lieux ou on la rencontre. Là où l’action est présente, il y a presque toujours des chances
à courir 14.
16
Action signifie (analytiquement) qu’il y a des dommages à encourir pour soi
et les autres et qu’on prend des risques (menace à la face, la sienne ou celle des
autres), du fait des circonstances de l’action. D’une certaine façon, les conjonctures fortuites, la vulnérabilité de son corps et la nécessité de préserver les convenances se combinent pour faire de l’individu un être toujours exposé.
Il s’agit chez Austin et Goffman de voir l’ensemble de la forme de vie humaine
comme vulnérable, définie par une constellation de possibilités d’échecs, de façon
que nous avons de les rattraper, de stratégies que nous pouvons avoir pour se faire
pardonner ou oublier, aplanir les choses, de faire avaler la condition difficile des êtres
d’échec et de rupture que nous sommes. Ainsi Goffman, dans son essai « Calmer le
jobard », examine les cas où il faut accompagner quelqu’un dans la souffrance d’un
échec social 15. L’analyse de l’interaction goffmanienne donne toute leur place aux
désordres, émoi, embarras, honte, trac dans les rencontres, empiétements, intrusions, offenses, accrocs à la surface des « apparences normales » qui nous font éprouver la fragilité de l’ordinaire en tant que – comme le montre Paperman (2006) – ce
qui fait ordre et notre vulnérabilité en présence d’autrui 16.
Le souci des excuses et de la réparation due à autrui est bien une constante de
la problématisation de l’ordinaire. Le mieux ici est de reprendre les caractérisations
d’I. Joseph, qui a magnifiquement décrit après Austin cette fragilité de l’ordinaire :
L’excuse témoigne de nos dispositions morales et de nos compétences à réparer un monde
vulnérable et, en même temps, elle confirme que nous sommes au monde comme des êtres de
regret et, par-là, que ce monde est un monde de possibles et de liberté 17.
L’ordinaire se redéfinit dans la description microsociologique avec des accents
sceptiques, par la fragilité dont la compensation dépend de nous : l’ordinaire, c’est
le réel en tant que vulnérable et en tant que cette vulnérabilité est entre nos mains
14. E. Goffman, Les Rites d’interaction, tr. de A. Kihm, Paris, Minuit, 1974 [1967], p. 21. Voir aussi, du même
auteur, La Mise en scène de la vie quotidienne, I, II, trad. fr. d’A. Kihm, Minuit, Paris 1973 [1956, 71].
Voir encore D. Cefai, L. Perreau, Goffman et l’ordre de l’interaction, Paris, PUF-CURAPP, 2012.
15. E. Goffman, « Calmer le jobard. Quelques aspects de l’adaptation à l’échec », dans Le Parler frais d’Erving
Goffman, Paris, Minuit, 1989.
16. P. Paperman, « Versions sociologiques de l’ordinaire », dans Cl. Gautier et S. Laugier (éds.), L’Ordinaire et
le politique, PUF, Paris, 2006.
17. I. Joseph, « La notion d’ordinaire, le regret et l’excuse », dans J.-L. Marie, Ph., Dujardin, R. Balme,
La Notion d’ordinaire, Logiques politiques, L’Harmattan, Paris, 2002.
INTRODUCTION
ce qui est une autre façon d’indiquer notre dépendance à autrui, et notre responsabilité par rapport au monde 18.
Quand, par la suite d’un incident, l’engagement spontané est mis en danger, c’est la réalité qui
est menacée. Si l’avarie n’est pas détectée, si les participants ne parviennent pas à se réengager
comme il convient, l’illusion de réalité se brise, la minutie du système social qu’avait créé la
rencontre se désorganise, les participants se sentent déréglés, irréels, anormaux 19.
L’activité réparatrice est prise dans le contexte de cette vulnérabilité radicale de
la normalité, du risque ordinaire de l’irréparable : aussi bien les petites offenses quotidiennes (le mot d’excuse qui ne vient pas, l’absence d’attention, la négligence) que
dans la tragédie, qui tisse l’ordinaire de sa menace, ou sa catastrophe qui provient
plus souvent de petites négligences cumulées que de volontés explicites de nuire.
L’existence des excuses, note Joseph comme Cavell à la suite d’Austin, est la marque
ordinaire de cette vulnérabilité essentielle de l’humain, qui ne peut être « prévenue »
comme les autres risques :
Que révèle, des actions humaines, le fait que cette constellation des prédicats d’excuse soit
constituée pour elles ? Cela révèle, pourrions-nous dire, la vulnérabilité sans fin de l’action
humaine, son ouverture à l’indépendance du monde et à la préoccupation de l’esprit 20.
L’ordinaire ne tient qu’à un fil, nous rappellent ici P. Molinier et L. Gaignard.
« L’ordinaire, le régulier, l’attendu, c’est d’abord mon corps, l’évidence la plus évidente et celle de ses performances discrètes, prendre une tasse, descendre un escalier,
ramasser ce qui tombe, éplucher les pommes de terre, rentrer dans un pantalon. »
Cette évidence discrète peut tourner à la catastrophe ou à la crise : « La moindre
panne d’ascenseur ou ne pas connaître le code des toilettes aménagées et l’ordinaire
se met en crise, il perd soudainement ses qualités d’évidence muette. »
N’oublions pas qu’une vie ordinaire, dans sa répétition tranquille et naturalisée, est inaccessible à un grand nombre de vivants, et que les différentes situations de catastrophe ou de grande vulnérabilité apparues ces dernières années,
ou prévisibles à moyen terme dans un monde soumis au changement global,
nous confrontent, en ce siècle commençant, à des pertes réelles et radicales de
l’ordinaire, faisant apparaître crûment la vulnérabilité de notre réalité. D’où la
nécessité de problématiser l’ordinaire et de percevoir son « inquiétante étrangeté »
avant même d’énoncer les conditions de sa possible réappropriation.
18. M. Gaille et S. Laugier (coord.), dossier « Grammaires de la vulnérabilité », Raison Publique, n° 14, 2011.
19. E. Goffman, Les Rites d’interaction, op. cit., p. 119.
20. S. Cavell, Un ton pour la philosophie, tr. de E. Domenach et S. Laugier, Paris, Bayard, 2003.
17
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL…
Pascale MOLINIER 1 & Lise GAIGNARD 2
L’ordinaire ne tient qu’à un fil. L’ordinaire, dit le dictionnaire, c’est ce que
l’on fait habituellement. Il suffit de peu pour ne plus le faire. « Je fis un jour, une
chute, écrit Henri Michaux. Mon bras, n’y résistant pas, cassa. Ce n’est pas grandchose un bras cassé. C’est arrivé à plusieurs, à beaucoup. Ce serait néanmoins
à observer bien 3. » L’écrivain propose, pour décrire son expérience déroutante,
la parabole d’un professeur « autrichien » dotant, à des fins expérimentales, un
étudiant de lunettes qui inversent la droite et la gauche, le haut et le bas : le malheureux doit tout apprendre des gestes familiers ; puis à nouveau quand on lui
retire les lunettes, une semaine plus tard. L’ordinaire, le régulier, l’attendu, ce qui
vient « comme à l’ordinaire », c’est d’abord mon corps, l’évidence la plus évidente
et celle de ses performances discrètes, prendre une tasse, descendre un escalier,
ramasser ce qui tombe, éplucher les pommes de terre, rentrer dans un pantalon. Cette évidence est mise en crise dès qu’une personne handicapée motrice,
par exemple, fait pour une raison ou pour une autre incursion dans un groupe de
valides. Tout bute, résiste, les circulations, l’espace, les relations, ce que l’on fait
ensemble et qui fait quoi pour qui, comment. La moindre panne d’ascenseur ou
ne pas connaître le code des toilettes aménagées et l’ordinaire se met en crise, il
perd soudainement ses qualités d’évidence muette.
1. Pascale Molinier est professeure de psychologie sociale à l’université Paris 13 Villetaneuse, elle est directrice
adjointe de l’UTRPP EA4403 et de l’Institut du Genre.
2. Lise Gaignard est psychanalyste. Elle a travaillé douze ans en psychiatrie, dans les cliniques de psychothérapie
institutionnelle de la Chesnaie puis de La Borde, ensuite en maison d’arrêt et auprès de déficients profonds.
Installée comme psychanalyste en ville depuis vingt ans, elle a soutenu une thèse sur la place du travail dans
la cure psychanalytique.
3. H. Michaux. Bras Cassé, Fata Morgana, 1973.
19
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
20
On peut trouver l’ordinaire sans intérêt, un peu plat, et vouloir s’en échapper,
par exemple s’enivrer. Contrairement aux idées reçues, l’alcool ne console pas, écrit
Marguerite Duras, mais « conforte l’homme dans sa folie, il le transporte dans les
régions souveraines où il est maître de sa destinée. Aucun être humain, aucune
femme, aucun poème, aucune musique, aucune littérature, aucune peinture ne
peut remplacer l’alcool dans cette fonction qu’il a auprès de l’homme, l’illusion de
la création capitale 4 ». L’extase mystique n’est pas à la portée de tout le monde, ni
le sens du sublime. Pour connaître des high, on peut aussi user d’autres toxiques,
jouer à la roulette, sauter à l’élastique, pratiquer le donjuanisme sexuel ou céder à
la frénésie des soldes 5. Mais l’ordinaire peut cesser d’être plat d’une autre manière,
à partir du moment où il perd son évidence, où il cesse d’être naturel. La maladie
fait rupture dans l’ordinaire, qu’il s’agisse d’une simple fracture ou de toute autre
pathologie, l’annonce est brutale : rien, pour un temps, ne sera « comme avant »
le cancer, le sida… L’une des formes sans doute les plus étranges dans les ruptures
avec l’ordinaire est la maladie d’Alzheimer qui s’attaque de façon systématique et
progressive aux gestes de la quotidienneté. La maladie touche à son zénith le jour
où la personne met son pantalon à l’envers, son soutien-gorge au-dessus de son
pull, son rouge à lèvres autour des yeux. Le jour aussi où les relations qui tissaient
l’ordinaire se sont défaites et où la personne ne reconnaît plus son enfant, ou la
compagne, le compagnon de sa vie. Pourra-t-elle revenir un tant soit peu vers
l’ordinaire ? À quelles conditions ? Quel ordinaire ? Pour quoi faire ?
Nous envisagerons ici différentes modalités de retour à l’ordinaire après que
l’on en soit sorti plus ou moins contre son gré. Si l’on pense facilement au retour
après avoir vécu un événement important qui rompt avec le quotidien, on pense
moins souvent que l’on peut aussi se trouver en panne chronique de maintien de
« la vie de tous les jours » et en grande difficulté pour s’y accrocher. L’expression
« retour à l’ordinaire », en ce sens, est trompeuse, dans la mesure où elle pourrait
suggérer que seul le retour est dynamique, tandis que l’ordinaire n’en finirait
pas d’être là. Mais ce n’est pas le cas. Nous souhaitons ici avant tout montrer
l’incroyable prouesse que représente l’agencement, le maintien et le retour quotidien de l’ordinaire, pour les gens ordinaires mais aussi pour ceux qui le sont
moins, comme les vieillards qui souffrent d’Alzheimer ou les malades mentaux,
tout en soulignant qu’ils sont parfois peu différents de chacun d’entre nous après
une épreuve qui a fait vaciller le rapport à l’environnement et au rythme familiers.
Nous sommes tous, en tant qu’humains, sensibles aux altérations de l’ordinaire.
4. M. Duras, La Vie matérielle, POL, 1987, p. 22.
5. P. Pharo, Plaisirs et dépendances dans les sociétés marchandes, Éd. de l’université de Bruxelles, 2012.
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
En ce sens, la quotidienneté signifie de faire revenir l’ordinaire, jour après jour,
d’en maintenir les conditions, ceci demande une force, une persévérance qui souvent passe inaperçue, car l’enchantement de l’ordinaire procède de sa légèreté.
Dès que l’ordinaire se met à peser, on peut dire que le retour est compromis ou
qu’il se fera péniblement sous la bannière de l’inquiétante étrangeté.
Pour se saisir de la vulnérabilité de l’ordinaire, nous croiserons analyses filmiques et littéraires avec des éléments de théorisation psychopathologique, de
témoignages et d’enquêtes sur le travail de soin. L’ordinaire le plus ordinaire, et les
retours les plus ordinaires à l’ordinaire échappent en effet au champ de la pathologie, alors qu’ils ont fait l’objet de traductions littéraires et artistiques puissantes.
Ces œuvres nous aident à comprendre comment l’ordinaire à la fois s’agence ou
se défait. Certaines maladies ou certaines situations engendrent des troubles des
évidences de la quotidienneté : l’acédie, torpeur qui frappait la vie spirituelle des
moines les plus exigeants et que nous comparerons au fading mortel doublement incarné par Delphine Seyrig dans India Song de Marguerite Duras et Jeanne
Dielman de Chantal Ackerman ; ou certains troubles psychotiques ou déments
qui font obstacle à la vie ordinaire. Celle-ci doit alors pour être maintenue malgré tout faire l’objet d’un traitement institutionnel à visée thérapeutique : créer
l’ordinaire est un soin qui relève d’un art de vivre. Le maintien du « régulier »
nécessite dans tous les cas certains artifices et beaucoup d’efforts répétés, faute de
quoi l’irrégulier, au sens du dérégulé, du hors règles communes peut mener à un
monde de contraintes désocialisantes. L’ordinaire est vulnérable, son retour n’est
jamais assuré, il borde de façon périlleuse la mort et il ne tient souvent à rien, ou
à si peu, qu’il n’y verse ou n’en choisisse l’issue.
L’ACÉDIE OU L’ÉPREUVE DÉSERTIQUE DE SOI
Comme il existe une qualité d’évidence de l’ordinaire, il existe un fading de
l’ordinaire, dont un certain cinéma expérimental des années 1970 a pu rendre
compte dans quelques œuvres rares qu’on ne tournerait sans doute plus aujourd’hui dans notre époque accélérée. Ce sont des œuvres lentes, des films dont
on a pu dire qu’ils n’en étaient pas : pas d’histoire, pas d’action, pas de dialogue,
un minimum de plans, des films qui filment l’ennui, un certain vide.
Dans le film de Chantal Ackerman, Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce,
1080 Bruxelles, on voit, durant trois heures, Delphine Seyrig mettre des pommes
de terre à cuire, ouvrir la porte à un homme, aller dans une pièce avec lui, en
ressortir et l’accompagner à la porte, prendre son argent, aller le mettre dans une
21
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
22
soupière, éteindre et allumer les lumières chaque fois qu’elle entre ou sort d’une
pièce, éteindre le feu sous les pommes de terre, se laver et nettoyer la baignoire
vigoureusement, mettre la table, manger en silence avec son fils, servir desservir,
lire une lettre à voix haute, tricoter pas longtemps, se brosser les cheveux avec
force, [jour deux] cirer des chaussures, moudre du café, préparer le petit déjeuner, mettre l’écharpe comme il faut autour du cou de son fils, laver la vaisselle,
faire le lit, aller à la poste et chez le cordonnier, faire les commissions, les ranger,
faire les comptes, poser le couffin du bébé de la voisine sur la table de la salle à
manger, préparer des escalopes panées, écouter la voisine se plaindre qu’elle ne
sait pas quoi faire à manger, manger une tartine, mettre du rouge à lèvres et se
peigner, acheter une pelote de laine, prendre un café dans une brasserie, mettre à
cuire les pommes de terre, ouvrir à un autre homme, le raccompagner à la porte
légèrement décoiffée, mettre l’argent, ouvrir la fenêtre, retirer la serviette éponge
du lit, laver la baignoire à l’Ajax, découvrir que les pommes de terre sont trop
cuites, aller avec à la salle de bain, hésiter, puis repartir à la cuisine et les jeter à la
poubelle, aller en racheter, éplucher des pommes de terre, manger avec son fils,
tricoter très peu en écoutant la radio, [jour trois] oublier d’éteindre la lumière de
la salle de bain et y retourner, cirer les chaussures et lâcher la brosse, allumer par
erreur la lumière avant de réveiller son fils, oublier d’éteindre le poêle, être mal
boutonnée, faire les courses trop tôt en devant attendre l’ouverture des boutiques,
préparer une farce de viande, s’asseoir sans rien faire, boire un café, le jeter, boire
du lait, mettre le lait dans un autre café, jeter le tout, moudre du café, regarder le
café couler, faire la poussière sur des petites poupées en porcelaine, être assise dans
un fauteuil sans rien faire, le chiffon à la main, s’occuper du bébé de la voisine
qui hurle un bon moment, manger une tartine, plier une veste dans un morceau de papier, aller dans plusieurs merceries chercher un bouton pour la veste,
prendre un café dans la brasserie, ouvrir un paquet avec des ciseaux, ouvrir à un
autre homme, se déshabiller, avoir un orgasme, voir que l’homme reste là, qu’il
est content de lui, se jeter sur lui et le tuer d’un coup de ciseaux dans la carotide,
être assise à côté de la soupière avec du sang sur la main et le chemisier, soupirer,
baisser la tête, fermer les yeux, les rouvrir.
Delphine Seyrig est dans tous les plans, bien que fréquemment de dos ou la
tête hors du champ. Ce qui est représenté à l’écran est plus souvent le comportement de Jeanne Dielman que son intériorité. Son expressivité est la plupart
du temps indéchiffrable. Les deux premiers jours, Seyrig lui imprime un vague
demi-sourire, une sorte de mélancolie ironique ou de « belle indifférence » ; elle
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
est complètement absorbée par ce qu’elle fait, aucun geste n’est laissé au hasard,
tout est précis, habituel, il n’y a place pour aucune forme d’imprévu ; tout ce qui
est bien réalisé, bien plié ou nettoyé à fond, semble la source d’une jouissance discrète. La rupture de l’ordinaire a lieu quand les pommes de terre sont trop cuites,
cet accroc à l’ordonnancement strict des jours semble l’événement principal, ou
du moins le signe précurseur, dans la perturbation qui gagne progressivement la
troisième journée, où rien ne va plus et où les objets familiers – ciseaux, farce de
viande, boutons pour fermer – font des signes d’ouverture à la violence. On ne
peut négliger non plus l’influence des autres événements que sont les questions
que le fils adolescent essaie de poser à sa mère avant d’aller se coucher, d’abord sur
sa rencontre avec le père, mort six ans auparavant, qu’elle décrit comme un mariage de raison [jour 1], ensuite sur la représentation violente qu’il se fait du coït ;
le sexe de l’homme lui aurait dit un copain est comme une épée qui s’enfonce
dans la femme et lui fait mal [jour 2]. Sans doute le fait que le fils introduise avec
des mots très crus, sans fard, sa question des origines et la problématique de la
sexualité, du désir et de l’amour dans le face-à-face ordinairement silencieux avec
sa mère joue-t-il le rôle d’interstice irrégulier (comme on dit un sol irrégulier) qui
précipite l’erreur de cuisson. « J’aurai pu en faire de la purée, dit-elle, mais on en
mange demain », énonçant l’absurdité d’un mode de vie qu’elle a entièrement
assujetti à la règle de la répétition. Cet activisme domestique, ce perfectionnisme
du moindre détail ritualisé, la serviette pliée, la nappe lissée, le plat du jour, les
clients à heure fixe, ce qu’on pourrait appeler la « maniaquerie de la ménagère »
protège Jeanne Dielman de tout afflux de sensation, d’affects ou de désir désorganisés. Elle vit sa vie « à petits feux ». La prostitution est vécue en continuité avec
le mariage, comme une formalité qui ne compte pas trop, dont on se nettoie dans
la baignoire et en ouvrant la fenêtre. Elle aime avant tout, semble-t-il, le contact
avec les billets. Au fils qui demande si cela comptait que le père ne soit pas beau,
elle répond par l’indifférence, l’homme est sans importance. La scène où elle jouit
est de ce point de vue des plus étranges, car l’homme ne fait quasiment rien,
couché sur elle.
Marguerite Duras à la même époque, avec la même actrice incandescente,
filme la vacuité des vies bourgeoises, de India Song à Baxter, Vera Baxter, il ne se
passe rien d’autre que la douleur de l’amour, celui du vice-consul pour AnneMarie Stretter, celui de Vera pour Jean Baxter. Le temps s’étale dans des conversations vaines, des ragots, des on-dit, des bavardages parfois moins superficiels
qu’on ne le croit, les uns parlant des autres pour tenter d’en percer le mystère,
mystère de l’ennui, du vide qui dénude l’être dans une épreuve solitaire de soi.
23
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
24
Dans India Song, Delphine Seyrig ne « joue » pas à proprement parler, elle apparaît, incarne le mystère d’un être, « cette femme » comme disent les voix durant le
bal. Duras n’a pas dit à Delphine Seyrig, vous êtes Anne-Marie Stretter, mais vous
êtes « la figurante d’Anne-Marie Stretter », ajoutant que la véritable Anne-Marie
Stretter, elle ne la connaissait pas 6. India Song, autant que Jeanne Dielman, bien
que par des voies différentes, est un film sur l’ordinaire. « Ne s’habitue pas, non »
est la phrase-clé qui scande les conversations. L’Inde est ce lieu auquel on ne s’habitue pas, qui reste, pour certains occidentaux coloniaux, un lieu où ils doivent
s’efforcer de vivre hors de l’ordinaire. Mais les conversations, elles, se tiennent
bien du côté de l’ordinaire, de tout ce temps que nous passons à parler, à blablater
sur le mystère des autres, ici de ces gens qui ne supportent pas les Indes. Quand
Seyrig marche entourée de « ses » hommes… cela continue de n’être pas ordinaire et
pourtant on pourrait dire qu’il se dégage d’elle la même ironie, la même mélancolie
et la même jouissance discrète que lorsque Jeanne Dielman met l’argent de la passe
dans la soupière. Deux formes de revanche sur les hommes bien dérisoires.
Anne-Marie Stretter, Jeanne Dielman, ou encore Vexa Baxter, au-delà de leur
condition sociale très différente, femme de diplomate, d’un riche parvenu, ou
veuve d’un employé, n’ont pas de destinée en dehors du rôle d’épouse et ou de
mère montré comme une forme du désœuvrement qui n’est pas comblée par
l’amour physique (les amants, les clients) ; la sexualité étant plutôt vecteur de
malheur. Nous les trouvons trop lentes, trop précieuses, trop aliénées à une condition féminine révolue, ces femmes. D’où vient la fascination que continuent à
produire pourtant ces œuvres ? En partie de ce qu’elles mettent en scène, dans
son dépouillement, l’épreuve de soi que constitue l’ordinaire si l’on commence
à le regarder en face. Il est saisissant, chez Duras comme chez Ackerman, que la
mise en scène de cette tristesse ou acédie n’a rien d’une critique féministe victimaire ou misérabiliste : regardez cette pauvre vie qu’elles vivent. Au contraire,
cette parcimonie de l’action qui installe un corps dans le temps est aussi montrée
comme une sublimation de l’être. Le dispositif du film, en tant qu’il est adressé
aux spectateurs, crée les conditions d’un retour à l’ordinaire où il s’agit de se
mettre à l’épreuve du quotidien de Jeanne Dielman, ou de partager les ragots sur
l’incapacité à s’habituer aux Indes d’Anne-Marie Stretter… Il y a, dans les deux
films, une magnification de cette posture qui consiste à persister à être, non pas
sans rien faire, mais sans rien faire d’extraordinaire. Ce qui fait qu’on pourrait
dire de Jeanne Dielman et d’Anne-Marie Stretter qu’elles sont simplement cou6. Marguerite Duras. À propos d’India Song. http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/I04259990/
marguerite-duras-a-propos-de-india-song.fr.html.
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
rageuses d’avoir persévéré aussi longtemps avant de lâcher prise, par le meurtre,
pour l’une, par le suicide pour l’autre.
L’acédie est ce sentiment de perte de tout élan spontané et qui « sape lentement l’activité réglée comme la joie de vivre 7 ». L’acédie trouve sa source dans une
ambition spirituelle soutenue au sein d’une pratique quotidienne qui peut être
peu remarquable au premier abord. « Ambition de devenir soi-même, d’être seul
en charge de soi, de n’accepter que cette contrainte intérieure, mais d’une force
plus grande que les pressions biologiques, psychologiques ou sociales, voire historiques ! » Jeanne Dielman fait du ménage une chorégraphie sans spectateurs ; avant
de se marier, Anne-Marie Stretter était Anna Maria Guardi, pianiste à Venise.
L’acédie, dit encore Robert Forthomme se passe, en quelque sorte, avant et après la dépression :
c’est à la fois sa racine anxieuse (liée à l’illimité de l’ambition comme à la limitation par la mort),
mais aussi son prolongement dans une inquiétude sans cesse alimentée par une anticipation
du dépassement de la mort, infinitisant le désir d’une manière foncièrement féconde, mais
toujours périlleuse 8.
L’acédie, selon Forthomme, est plus grave que le suicide, dont on pourrait
encore dire qu’il est une « sortie » de l’acédie vers un désir de vie. « Il n’est pas
cette indifférence… qui n’est même plus capable de l’ennui banal, qui n’a plus la
force de s’ennuyer ! » Ou pour le dire dans les termes de Marguerite Duras :
Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire, je ne ferais rien, c’est
parce que je n’ai pas la force de m’occuper à rien que je fais des films. Pour aucune autre raison.
C’est là le plus vrai je crois de tout ce que je peux dire sur mon entreprise 9.
Si l’ordinaire est une installation du corps dans le temps qui passe, le rythme,
la durée, ou une occupation du temps par le corps – ce que montre sous la forme
la plus pure la maladie d’Alzheimer, plus d’ordinaire, plus de temps –, notre activisme collectif dans notre société rapide, flexible, performante, opère comme une
défense contre la perception du « sentiment continu d’exister », afin de ne pas
penser l’ordinaire, c’est-à-dire la vulnérabilité de nos corps et de nos présences,
pour ne pas penser ce qui borde l’ordinaire : la mort. India Song est écrit du point
de vue de la mort comme un film fantomal dont le suicide de Stretter n’est pas
la fin mais plutôt l’origine, elle est morte depuis longtemps quand commence
l’histoire ; les voix, les corps sont ceux de revenants… Le bal est celui de fantômes.
7. R. Forthomme, « L’acédie, la dépression, la mélancolie et l’ennui » dans Phénoménologie des sentiments corporels T2 Fatigue, lassitude, ennui, Bernard Granger et Georges Charbonneau (dir.), 2003, p. 25.
8. Ibid.
9. M. Duras, À propos d’India Song, op. cit.
25
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
C’est peut-être la mort qui pour les vivants fait le mieux sentir l’ordinaire, quand
il ne reviendra plus. Ainsi Yann Andrea écrit-il du cadavre de Duras :
Ce corps mort, ce corps froid, ce corps raide, habillé de manteau vert et noir et chaussé de
souliers en cuir clair, ces souliers achetés au Soulier d’Or, boulevard Malesherbes. Ce jour-là
vous achetiez deux paires de chaussures, c’est l’été, on va partir à Trouville, vous dites je n’ai
rien à me mettre, il faut y aller. On y va au Soulier d’Or. Et vous m’offrez une paire de sandales.
Magnifiques. […] On est très content de nos chaussures 10. (p. 79)
La joie enfantine d’avoir des souliers neufs devient sublime, atteint l’intensité
d’un « instant de vie » dans la perception par le vivant du cadavre qui les porte.
Là aussi l’ordinaire brille dans son absence.
LES ÉVIDENCES DE LA QUOTIDIENNETÉ
26
Mais pour certaines personnes, l’ordinaire est difficile à soutenir, cela requiert
tout un travail pour maintenir le monde en ordre, de façon régulière, attendue,
l’élan qui permet que l’ordinaire soit léger, qu’il soit agréable de se lever devant
un nouveau jour, avec une odeur fraîche de café ou le chant des oiseaux, cet
ordinaire-là est perdu, ne fait plus sens, a perdu ses caractéristiques d’évidence.
Ces personnes ont perdu le goût de tout, de se laver, de se coiffer, de manger…
Dans la psychose, ce qui fait le corps unifié de l’ordinaire se dérobe la plupart
du temps et demande « arrimage ». Les évidences de la quotidienneté prennent
alors une importance considérable dans la vie quotidienne des institutions. C’est
ce que montre Michel Couïll, infirmier du secteur 13 de l’hôpital psychiatrique
de Landernau, à propos des tasses à café 11. Dans la vie ordinaire, on boit le café
dans des tasses en porcelaine et on mange avec des fourchettes qui piquent et
des couteaux qui coupent ; ces évidences deviennent des privilèges quand on est
schizophrène, hospitalisé durablement. Décrivant l’activité dans un lieu de soin
psychiatrique, Couïll montre combien il est nécessaire de lutter pied à pied pour
que la schizophrénie ne défasse pas tout, pour l’empêcher d’attaquer le sentiment
continu d’exister dont parle Winnicott 12 et d’effilocher l’ordinaire de la collectivité. Si les modalités d’hospitalisation ne sont pas travaillées en permanence pour
ré-encorporer le quotidien, la chair s’efface, se dévaste. Les tasses en porcelaine ne
sortent que pour les grandes occasions, la visite de la psychologue, par exemple.
Le reste du temps, on se retrouve à boire dans des tasses en plastique qui brûlent
10. Y. Andrea, Cet amour-là, Pauvert, 1999, p. 79.
11. Michel Couïll, Ballade du café, Institutions, Revue de psychothérapie institutionnelle, 45, p. 83-88, 2010.
12. D
e la pédiatrie à la psychanalyse (1969), Payot, 1989.
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
et se gondolent, on risque d’ébouillanter son voisin, et puis comment se donner
une constance et une contenance, ou mieux une consistance, quand il est impossible de se cramponner fermement aux choses ? Quand les choses brûlent et se
gondolent ? Pour que le café joue son rôle d’évidence ordinaire et rassurante, il
lui faut un contenant qui restitue la familiarité d’une expérience ancrée de façon
ancienne dans la mémoire de l’ordinaire. Le café, dit Michel Couïll, évoque pour
lui celui qui était toujours prêt dans la cuisine de sa mère, boisson cuite et recuite,
coupée d’une chicorée qui de surcroît porte le nom de la cheffe de service, patronne appréciée, le Docteur Leroux. Café donc, qui concentre la vie ordinaire en
une gorgée signifiante pour l’auteur, qui dès lors, ne saurait l’envisager autrement
pour ceux à qui il l’offre.
Si l’on admet que la vie quotidienne ressemble à un théâtre, à une pièce jouée
par des acteurs, ainsi que l’a montré Goffman, alors il apparaît que les psychotiques ont du mal à jouer la pièce parce que, comme Jean Oury le dit, ils sont
contraints de tenir le rideau en même temps. Cette difficulté à jouer le jeu ordinaire implique qu’il faut lutter pour le maintien d’un ordinaire partagé. On fêtera
Noël par exemple, et on le fêtera le jour dit, pas celui d’avant ou celui d’après,
sous prétexte que cela serait plus facile pour les soignants, voire les familles.
On dit « faire Noël ». Il ne s’agit pas de faire « comme si » c’était Noël. Ceux dont
l’ordinaire est si difficile à soutenir sont trop souvent mis à l’écart de l’ordinaire
du monde, qu’il s’agisse du rythme de l’année par exemple, aussi bien que des
tasses à café « en dur ». La valeur thérapeutique de l’ordinaire est largement sousestimée, car cela implique seulement de partager entre soignants et soignés une vie
quotidienne – on pourrait croire qu’on n’a rien fait –, quand on pense plutôt dans
les institutions que le « thérapeutique » passe par des formes diverses de technicité
hautement spécialisées. Nous prendrons l’exemple de la gériatrie. Il existe actuellement une vogue d’ateliers sensoriels dont le matériel est relativement cher et qui
sont destinés aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et de pathologies
assimilées. Dans une pièce petite et sans fenêtre, on installe la personne sur un
matelas à eau, avec des lumières qui bougent dans l’espace et de la musique, une
soignante reste présente. Flotter dans des sons et des lumières est assurément une
expérience très différente de l’ordinaire. À des soignants qui expérimentent ce
type de dispositif, nous avons posé la question de savoir comment des personnes
déjà confuses et souffrant de troubles de la cognition pouvaient supporter un tel
environnement. La réponse nous a surprise. Le problème ne serait pas de faire
entrer les personnes dans la pièce ou de leur proposer de vivre l’expérience sensorielle, elles semblent globalement l’apprécier. Non, le problème serait à la sortie,
27
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
28
au moment du retour à l’ordinaire, à la lumière crue, aux bruits de l’institution, à
la pesanteur du corps qui ne flotte plus… Il y aurait de nombreuses crises d’agitation après l’atelier sensoriel.
Il existe une multitude de formules d’animation, d’ergo ou d’art-thérapie qui
sont complètement déconnectées de la vie ordinaire (et coûtent cher). On croit
bien faire dans un autre établissement en réservant un espace pour l’art-thérapie,
une pièce à part 13. Oui, mais n’y vont que les personnes qui participent à cette
activité et quand l’art-thérapeute est là, le reste du temps, l’espace dédié est inoccupé. À l’inverse, dans le même établissement, et c’est banal, pour des raisons de
sécurité, on a retiré les plaques électriques des étages. Il en résulte que l’activité
crêpes ou pâtisserie ne peut plus s’y réaliser et que les personnes qui, du fait de
leur état mental, restent toujours dans les étages et ne peuvent profiter des animations faites dans le grand salon, sont aussi privées de ce plaisir sensoriel de sentir et
manger, relié à une quotidienneté non menaçante, partagée par tous, soignantes
et soignés 14. Nous ajouterons que l’on reproche aussi aux soignantes de « parquer » les personnes âgées dans des petits salons où elles sont à deux, et parlent
entre elles, parfois en arabe. « Ca fait troupeau » dira le médecin coordinateur,
dans une discussion avec l’équipe des cadres, plaidant pour qu’elles fassent des
groupes plus petits, se séparent en deux et occupent un espace supplémentaire.
Nous faisons remarquer qu’ainsi elles ne parleront plus en arabe et nous rappelons aux cadres, qu’une fois précédente, ils ont raconté l’histoire de bénévoles
qui venaient dans les petits salons dire des contes. Ils s’étaient alors demandés si
l’activité était réellement appropriée pour des personnes souffrant d’Alzheimer
dans la mesure où les vieilles dames hurlaient des insanités en même temps que
les bénévoles s’efforçaient de couvrir leur raffut en continuant de conter… en
français. Ceci relativise beaucoup la gravité qu’il y aurait à parler dans une langue
que les personnes ne comprennent pas.
Quand les soignantes s’adressent entre elles en arabe, c’est pour se dire quelque
chose qui a du sens pour elles. Or ce son d’une parole authentique pourrait s’avérer moins perturbant qu’un son artificiel de « conte » dont on ne comprend pas
ce qu’il vient faire là, qui empêche de somnoler ou de rester tranquilles. La psychologue qui participe à cette discussion mentionne alors la conférence d’un
gériatre très réputé rappelant que la relation avec des personnes atteintes de la
maladie d’Alzheimer attaque les processus cognitifs et crée des états de sidéra13. Cette monographie d’une enquête réalisée dans un EHPAD est détaillée dans Pascale Molinier, Le Travail
du care, La Dispute, 2013.
14. Le féminin générique se justifie du fait de la statistique. Les soignantes sont des femmes à plus de 90 %.
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
tion. En somme, elle se souvient inopinément qu’il n’est pas bon de rester seule
avec des gens atteints de ce genre de pathologie. Des soignantes se plaignent
d’ailleurs de rentrer chez elles certains soirs la « tête vide ». Du coup, mieux vaut
être à deux dans les petits salons, sachant que les personnes y restent trois heures
d’affilée. « Oh ! s’écrit la psychologue, c’est infernal, moi je ne pourrais pas le
faire, c’est trop dur ! » Elle a raison, dans cette situation, être là est un travail à
part entière, il faut tenir, endurer. Un travail qui passe inaperçu, qui fait l’objet
de critiques récurrentes, « elles ne font rien », rien d’autre à nouveau que persister
à être. Pourtant il y a une vraie fonction d’apaisement et de contenance dans le
bercement que peut représenter pour ces personnes démentes d’entendre deux
femmes parler ensemble des choses ordinaires, fût-ce dans une langue étrangère,
du moment que c’est dans une langue qui permet une intimité tranquille entre
elles. Être vivants ensemble ou au moins côte à côte, c’est une mesure de sauvegarde pour la santé des soignantes et de ceux et celles dont elles s’occupent. C’est
pourquoi les activités crêpes ou pâtisserie, mais aussi les moments passés à écouter
de la musique ou à chanter ensemble, restent les « animations » qui ont le plus de
succès. Sur ce point, les Alzheimériens font plutôt preuve de discernement. Ils et
elles apprécient la participation même passive à la vie quotidienne : la préparation
des repas, le ménage, le pliage du linge (toutes ces activités qui font « tenir »
Jeanne Dielman) dont les vieillards et les fous sont généralement mis à l’écart.
LE RETOUR À L’ORDINAIRE FAIT PEUR
Nous avons jusqu’ici envisagé l’ordinaire comme un perpétuel retour, fragile,
aléatoire. Mais il existe aussi des situations où les ruptures avec l’ordinaire sont
durables. Quand les gens qui sont durablement sortis de l’ordinaire reviennent,
c’est comme s’ils revenaient de parmi les morts. Annie Ernaux le montre de façon
poignante dans le fameux passage souvent cité où sa mère, atteinte de la maladie
d’Alzheimer, soudain revient à elle :
Dans le jardin je la quitte, la laissant à la surveillance des soignantes assises auprès d’autres
vieilles, d’un grand-père qui bave. Alors elle crie : « Annie ! »
Il y avait plus d’un an qu’elle n’avait pas prononcé mon nom. Sur le coup, je suis vidée de
sensation. Cet appel est venu du fond de ma vie, de mon enfance. Elle me regarde : « Emmènemoi ! » Tout le monde s’est tu, écoute. Je voudrais mourir, je lui explique que ce n’est pas
possible, pas maintenant. Après j’ai pensé qu’elle m’avait peut-être appelée de toutes ses forces
parce qu’il y avait des gens autour d’elle. Ce n’est pas sûr 15.
15. A. Ernaux. Je ne suis pas sortie de ma nuit, Paris, Gallimard, 1997.
29
Pascale MOLINIER et Lise GAIGNARD
30
Le retour est soudain, il est inattendu, la personne est là toute entière, d’un
coup, elle n’avait donc jamais cessé d’être là ? Nous nous étions habitués, douloureusement, mais habitués tout de même, à compter sur son absence ; ce retour
inopiné glace le sang. La personne n’était pas attendue. Dans le film Histoires
autour de la folie, Lucien Bonnafé en donne un exemple terrifiant à propos des
patients morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques, quand il était jeune
interne, durant la seconde guerre mondiale. Les délirants les plus délirants, au
moment de l’agonie, cessaient de délirer, comme cette jeune fille qui s’excusait en
mourant d’en avoir fait autant baver aux soignants. Elle l’avait donc toujours su ?
Les alzheimériens ne témoignent pas de l’effet produit sur eux par la sidération
d’autrui confronté à leur retour. Mais concernant les revenants des camps, la littérature lazaréenne de Jean Cayrol, entre autres, a témoigné de la difficulté à vivre
pour ceux qui sont revenus de parmi les morts, tandis que, de cette difficulté, il
existe aussi des versions plus ordinaires :
Combien de noyés (et qui l’avaient été par accident, sans l’avoir désiré), ont dit, rappelés à la
vie (j’en ai connu un et d’un tempérament nullement dégoûté), leur désenchantement, leur
extrême dégoût à être « rentrés » dans la vie de leur corps, et, à la surprise de leurs parents choqués qui s’attendaient à des émotions touchantes, ont manifesté leur aversion, leur déplaisir,
leur fureur même d’avoir été « rappellés », et ont demandé pourquoi on ne les avait pas laissés
tranquilles. Je ne venais pas de si loin, absent seulement d’un bras et d’une main ; le retour
pourtant me parut du même ordre 16.
La rééducation, poursuit Michaux, lui parut « contre-nature ». Les sensations
éprouvées sont effrayantes.
Lorsqu’après des mois je réussis à pouvoir tourner ma main en dedans, comme tout le monde
communément le fait sans attention spéciale, j’attendis, stupéfié, je me souviens, persuadé d’un
désastre qui, me semblait-il, ne pouvait manquer d’arriver, comme si j’avais fait accomplir à ma
tête, par exemple, une rotation complète jusque dans le dos 17.
Notons que c’est dans les films de terreur, comme le célèbre Exorciste, que de
telles « rotations » sont habituellement représentées.
Revenir à la vie ordinaire est difficile et douloureux après un passage extraordinaire (voyage, naissance, deuil…) ou après que la vie soit devenue ordinaire
autrement (longue maladie, travaux dans sa maison…). Pour les gens pourtant
ordinaires, au retour de voyage, le familier peut devenir étrange, unheimlich.
Retour de l’hôpital. Retour d’exil. Retour au travail après une longue absence.
Rien de plus fragile que les évidences de l’ordinaire qui peuvent se désaligner
16. H. Michaux, op. cit., p. 42.
17. Ibid.
L’ORDINAIRE TIENT À UN FIL
soudainement. On voit le désordre quand on rentre de voyage, la crasse chez
soi quand on arrive de la blancheur de l’hôpital. Ça saute aux yeux. Pour les psychotiques, les objets peuvent faire des signes encore plus inquiétants, une jeune
femme voyait des sourires se dessiner sur ses baskets, des sourires ironiques qui se
moquaient d’elle. Il arrive des signes supplémentaires, mal arrimés aux évidences
communes, porteurs d’une conviction particulière, qui ne supportera pas le doute.
Il existe plusieurs degrés d’altération de la réalité : pour Marcel, si une infirmière était enceinte, il rappelait tout fort qu’elle avait eu des relations sexuelles,
l’évidence s’imposait pour lui d’une causalité partageable mais non mobilisée
habituellement car obscène, hors de la scène des échanges communs ; plus grave,
pour François, si une infirmière avait mis des fleurs dans un vase, c’est qu’elle
demandait des relations sexuelles. C’est là une causalité extraordinaire, mauvais
choix dans le registre des causalités, typique de la psychose qui construit des causalités non admises collectivement, avec une conviction inébranlable. Différente
des croyances collectives (les religions) ou individuelles (si je ne marche pas sur les
lignes du trottoir, j’aurai mon bac). La conviction modifie la réalité, les croyances
la teintent discrètement, permettant le maintien et le partage de l’ordinaire.
Les convictions délirantes ou la perte des évidences de la quotidienneté exigent
une greffe permanente de l’ordinaire rendue d’autant plus difficile à maintenir
que ces manifestations engendrent des troubles cognitifs chez les personnes qui
les fréquentent. Les soignantes ont la « tête vide » le soir en rentrant chez elle, rester dans un salon avec « un troupeau » de vieilles femmes démentes est « infernal »
dit la jeune psychologue.
Si regarder son agenda, se fier à un ordre prévu et organisé rassure les personnes
ordinaires et fait revenir à soi après un voyage ou simplement une nuit difficile ;
à la clinique de La Borde qui accueille des psychotiques dans une organisation
qui privilégie le travail sur la quotidienneté 18, la « feuille de jour » est nécessaire.
Il s’agit d’une petite feuille photocopiée et affichée chaque jour à chaque coin de
couloir : elle rappelle soigneusement chacune des activités qui auront lieu dans la
clinique ainsi que l’actualité immédiate. Elle tient lieu de continuité et maintient
la collectivité dans un monde matériel partageable.
L’ordinaire tient son évidence de signes minuscules qui exigent une attention
constante faute de quoi on se retrouve hors du temps avec un verre en plastique
bouillant dans la main au milieu d’insanités hurlées dans les couloirs.
18. Selon un des fondements de la psychothérapie institutionnelle. Voir l’article de Jean Oury dans la revue
Institutions, 1986 : http://www.revue-institutions.com/articles/19/Document5.pdf.
31
LE SUJET DE L’INCONSCIENT,
UNE EXCEPTION ORDINAIRE
OU L’ORDINAIRE DANS LA CURE
PSYCHANALYTIQUE
Hélène L’HEUILLET 1
La psychanalyse paraît parfaitement s’inscrire dans ce mouvement fondamental de la civilisation moderne que Charles Taylor nomme « l’affirmation de la vie
ordinaire ». Si, avec lui, on peut définir la vie ordinaire comme « la vie de production et la famille », « c’est-à-dire le travail, la fabrication des biens nécessaires
à la vie, notre vie en tant qu’êtres sexuels, y compris le mariage et la famille »,
l’acceptation de celle-ci semble bien constituer la finalité même d’une cure analytique 2. Freud tenait le recouvrement de la capacité d’aimer et de travailler pour la
marque de la sortie de la névrose 3. Le freudisme lui-même émerge de cette grande
crise de la morale qui, du christianisme réformé à l’utilitarisme, a changé la place
de l’homme dans l’univers. L’éthique freudienne est bien l’aboutissement d’une
nouvelle position d’« exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit
dans le monde 4 ». Elle nous tient à l’écart de toute pastorale et de toute quête du
souverain bien, dans un monde qui n’est pas tant désenchanté que déshabité des
archétypes holistes qui assignaient aux hommes une résidence dans l’ordre du
1. H
élène L’Heuillet est psychanalyste et maître de conférences en philosophie (HDR) à l’université Paris-Sorbonne.
2. Ch. Taylor, Les sources du moi, La formation de l’identité moderne (1989), trad. Charlotte Mélançon, Paris, Le
Seuil, 1998, p. 28 et p. 273.
3. « Le but à atteindre dans le traitement sera toujours la guérison pratique du malade, la récupération de
ses facultés d’agir et de jouir », S. Freud, « La méthode psychanalytique de Freud », (1904), La technique
psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1953, p. 6.
4. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, séminaire 1959-1960, Paris, Le Seuil, 1986, p. 111.
33
Hélène L’HEUILLET
34
monde. Le sujet n’est désormais chez lui que dans ce qui fait sa vie, son désir et
ses symptômes. Il n’est d’autre lieu qu’ordinaire.
La cure psychanalytique invite à prendre en compte la dimension de la vie ordinaire. Divers titres d’ouvrages de psychanalyse comprennent le terme « ordinaire 5 ».
Sur un divan d’analyste, le respect de la règle de l’association libre ne conduit pas
à élaborer d’extraordinaires spéculations, mais à évoquer les choses de la vie, dans
leur banalité quotidienne, à formuler la pensée qui passe par l’esprit, même « si
elle paraît sans importance » ou « désagréable à dire 6 », voire, comme dit Lacan,
« à dire des bêtises 7 ». L’ordinaire est une voie d’accès à la vérité de l’inconscient.
Néanmoins, le processus analytique ne saurait s’en tenir à cette dimension de l’ordinaire. Si l’expérience de la psychanalyse conduit un sujet à se mettre en règle avec
l’ordinaire, cela passe par le courage d’admettre le caractère non-ordinaire de son
désir, l’incongruité éventuelle de son fantasme, et autres éléments qui constituent la
singularité subjective de l’inscription de chacun dans la vie. Elle mène à reconnaître
le caractère « d’exception ordinaire » du sujet de l’inconscient.
L’ORDINAIRE, UNE VOIE D’ACCÈS À L’INCONSCIENT
Dans « Le Moïse de Michel-Ange », Freud insiste sur l’importance du détail
dans la cure analytique. Le détail, dans la contemplation d’une œuvre d’art ou
dans l’écoute analytique, est ce que le sens, œil ou oreille, refuse. Est tenu pour
de l’ordre du détail ce qui est secondaire, de peu de valeur, « pas extraordinaire ».
Pourtant, de même que :
Le médecin Morelli a révisé l’attribution de nombreuses toiles de peintres en recommandant de
détourner le regard de l’impression d’ensemble ou des grands traits d’un tableau et en mettant
en relief l’importance caractéristique de détails secondaires, de vétilles telles que la représentation
des ongles de mains, des lobes des oreilles, des auréoles et autres choses qu’on ne remarque pas 8
de même, le psychanalyste doit se rendre attentif aux « traits sous-estimés », au
« rebut », ou à ce que Freud désigne du terme anglais de « refuse » – le déchet.
5. On peut citer J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Vivre ensemble sans autrui, Paris, Denoël, 2007, ou Marie
Andersen, La manipulation ordinaire, Reconnaître les relations toxiques pour s’en protéger, Bruxelles, Ixelles, 2010.
6. S. Freud, Josef Breuer, Études sur l’hystérie, (1895), trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1956, p. 225 ; S. Freud,
« L’homme aux rats », (1909), in Cinq psychanalyses, trad. M. Bonaparte et R. Loewenstein, Paris, PUF,
1954, p. 202.
7. « Le sujet est proprement celui que nous engageons, non pas, comme nous lui disons pour le charmer, à tout
dire – on ne peut pas tout dire – mais à dire des bêtises », J. Lacan, Encore, séminaire 1972-1973, Paris, Le
Seuil, 1975, p. 25.
8. S. Freud, « Le Moïse de Michel-Ange », (1914), in L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. B. Feron, Paris,
Gallimard, 1985, réed. coll. « folio », p. 103.
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
Bien souvent, pour ne pas respecter le cours de ses associations le sujet en analyse
oppose aux idées qui lui passent par la tête des phrases comme : « c’est ridicule »,
« c’est banal », « c’est pareil pour tout le monde », « ce n’est pas très original ».
L’attention « flottante » dont Freud recommande la pratique aux analystes désigne le fait de prendre tous les dires du patient au même niveau, sans discrimination entre l’ordinaire et l’extraordinaire. Renoncer à toute critique et à tout choix
est une règle qui s’applique à l’analysant comme à l’analyste 9. C’est dans le récit
des menus incidents de la vie ordinaire que l’on peut entendre quelque chose de
la vérité subjective, jamais dans les grandes généralités. Quand un analysant abandonne les grandes théories sur sa vie pour, souvent dans la gêne ou le sentiment
d’être ridicule, creuser le détail banal, il se met sur la voie de la vérité de son désir.
De manière éloquente, Freud a commencé ses livres destinés à faire connaître
la psychanalyse à un large public, par exemple Psychopathologie de la vie quotidienne en 1901, par l’analyse d’incidents banals et d’accidents sans gravité, lapsus,
oublis, pertes, et autres actes dits manqués. Là encore, la méthode « flottante »
de la psychanalyse consiste à mettre sur le même plan, certes intellectuel et non
existentiel, les actes les plus communs et les symptômes les plus surprenants. Le
principe est le même, et la différence entre les actes dits manqués et les symptômes est une différence de degré et non de logique.
Les actes habituels des névrosés nous en apprennent autant sur leur névrose
que les manifestations spectaculaires de leurs maladies. Certaines névroses passent
d’ailleurs inaperçues parce qu’elles épousent le cadre de la vie ordinaire. Ainsi la
névrose obsessionnelle peut-elle être qualifié de névrose ordinaire, par opposition
à la tendance hystérique à en appeler au regard de l’autre. Les rites de l’obsessionnel épousent le rythme de la répétition des jours et des nuits. Ce sont des choses
de rien. « L’homme aux rats » raconta par exemple à Freud qu’un jour où son
amie devait partir, ayant heurté une pierre dans la rue, il dut revenir la déplacer,
de peur que son amie n’ait un accident, puis ayant trouvé cet acte absurde, dut
repartir pour la remettre en place 10. Cet acte compulsionnel ordinaire nous en apprend autant sur les contraintes obsessionnelles que les doutes paralysants ou les
pensées suicidaires envahissantes. Les rêves, même bizarres, sont un phénomène
des plus communs. Leur interprétation n’en constitue pas moins la voie royale,
« la via regia qui mène à la connaissance de l’inconscient dans la vie psychique 11 ».
9. S. Freud, « Conseils aux médecins », (1912), in La technique psychanalytique, op. cit., p. 62.
10. S. Freud, « L’homme aux rats », in Cinq psychanalyses, op. cit., p. 222.
11. S. Freud, L’Interprétation des rêves (1900), trad. Jean-Pierre Lefebvre, Le Seuil, 2010, p. 651.
35
Hélène L’HEUILLET
36
L’ordinaire porte la marque du refoulé, non au sens où celui-ci serait enfoui
dans les profondeurs, mais parce qu’il est tenu à l’écart de notre attention. Il n’est
pas nécessaire de cacher son désir inconscient bien loin pour qu’il reste hors d’atteinte : on peut passer très banalement à côté de sa propre vie. Mais, pour peu
qu’on sache à quoi être attentif, les coordonnées de notre désir sont accessibles
dans les petites comme dans les grandes choses de la vie. Lacan a ouvert son volume Écrits par un commentaire du conte d’Edgar Poe, La lettre volée. Pour avoir
été subtilisée, la lettre, dont Poe nous conduit à supposer qu’elle contient quelque
secret adultère pouvant mettre la Reine dans l’embarras, n’est pas détenue dans
un lieu extraordinaire. Elle est cachée à la vue de tous, sur la cheminée du salon
du ministre qui l’a volée, dans un porte-cartes, au milieu de divers papiers 12.
Les vérités de l’inconscient sont des vérités qui se cachent en se montrant, comme
des lettres. Elles ont elles aussi rapport à une forme de littéralité. Il ne faut pas
chercher bien loin le sens des rêves, mais il suffit d’appliquer le principe du rébus,
c’est-à-dire celui de la lecture littérale 13.
Le passage par l’ordinaire dans la cure analytique est donc la voie obligée de la
vérité. L’ordinaire n’est pas le factuel, qui apprend peu et ne laisse aucune place à
la subjectivité. La distinction de l’ordinaire et du factuel permet de séparer l’interprétation psychanalytique du délire d’interprétation paranoïaque. Le paranoïaque,
lui aussi, repère des choses ordinaires – un signe de la main, la couleur d’une voiture – mais c’est pour les interpréter comme faits renvoyant à d’autres faits, dans
l’extériorité à lui-même : c’est « ce qu’il observe des autres qui lui paraît significatif,
donc susceptible d’interprétation 14 ». C’est parce que son interprétation porte sur
des faits extérieurs qu’elle est délirante. Chercher le vrai dans l’ordinaire n’est donc
pas non plus superstitieux. Le superstitieux interprète des événements extérieurs,
celui qui pratique l’analyse ses propres manifestations inconscientes 15.
12. « À la longue, mes yeux faisant le tour de la chambre, tombèrent sur le misérable porte-cartes, orné de
clinquant, et suspendu par un ruban bleu crasseux à un petit bouton de cuivre au-dessus du manteau de la
cheminée. Ce porte-cartes, qui avait trois ou quatre compartiments, contenait cinq ou six cartes de visite et
une lettre unique. […] À peine eus-je jeté un coup d’œil sur cette lettre, que je conclus que c’était celle que
j’avais en quête », E. Poe, La lettre volée, in Histoires extraordinaires, (1839), trad. Ch. Baudelaire, (1856),
Paris, Gallimard, 1973, coll. « folio ».
13. S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 320.
14. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), trad. S. Jankélévtich, Paris, Payot, 1923, réed.
« Petite bibliothèque Payot », p. 293.
15. « Ce qui me distingue d’un homme superstitieux est donc ceci : je ne crois pas qu’un événement, à la production
duquel ma vie psychique n’a pas pris part, soit capable de m’apprendre des choses cachées concernant l’état à
venir de la réalité ; mais je crois qu’une manifestation non intentionnelle de ma propre activité psychique me
révèle quelque chose de caché qui, à son tour, n’appartient qu’à ma vie psychique », ibid., p. 295.
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
Si l’ordinaire est une voie d’accès à l’inconscient psychique, est-il cependant
ce à quoi conduit l’investigation analytique ? Le terme d’« ordinarius », en latin,
signifie « ce qui est rangé par ordre » (ordo). L’ordinaire dont il est question ici
semble bien plutôt renvoyer à ce qui dérange, qui trouble, qui perturbe. L’ordinaire, en psychanalyse, s’il met sur la voie de la vérité, mène, à ce qui, pour chacun
d’entre nous, n’est pas ordinaire, à savoir son propre désir ignoré de lui-même.
SE LAISSER SURPRENDRE PAR L’EXTRORDINAIRE
Le désir, pour autant qu’il est inconscient, n’est jamais ordinaire. On discute
toujours de la pertinence du terme d’inconscient chez Freud (Unbewusst), tout
l’effort théorique de celui-ci visant à montrer que l’inconscient est précisément un
savoir. Mais, cependant, ce terme a l’avantage d’être un terme négatif, et c’est la
négation qui introduit au savoir de l’inconscient. La négation n’est certes pas mécaniquement retournable en une positivité. Tout « non » ne signifie pas « oui ».
Mais elle est un mode d’expression du refoulement ; le refoulement est précisément ce qui s’exprime par la négation : « l’inconscient se caractérise d’abord par
le dire que non » comme le résume Charles Melman 16. Le désir inconscient est
désir de ce qu’« il ne faut pas 17 ». Le « non » est d’abord opposé à la réalité ordinaire, au profit des satisfactions hallucinatoires du principe de plaisir. On s’amuse
à juste titre des lapsus politiques. Qu’un éminent président de parlement ouvre
une séance en la décrétant close est aussitôt interprété de tous, à tort ou à raison,
comme désir d’être ailleurs et de s’adonner – on le suppose – à plus de plaisir 18.
Les manifestations de l’inconscient mettent en général un peu de gaieté dans la
réalité trop familière. Le ronronnement ordinaire est perturbé mais érotisé par les
manifestations langagières de l’inconscient. Cette érotisation de la réalité familière est subversion de l’ordre, comme le rappelle Charles Melman :
Qu’est-ce qui va venir s’exprimer à cette occasion ? Ce seront des préoccupations sexuelles mais,
attention ! des préoccupations sexuelles illégitimes, en dehors de la loi. On n’imagine pas un
instant que ce qui viendrait s’exprimer là, ce serait quelque chose, un désir sexuel concernant
« la bourgeoise » qu’il y aura à retrouver à la maison au retour. L’appareil ne se donnerait pas
toute cette peine… Mais ce qui sera exprimé à l’occasion de ce sexe qui brusquement émerge,
c’est le sexe qu’il ne faut pas, c’est le sexe interdit, c’est le sexe prohibé 19.
16. Ch. Melman, Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui, séminaire 2001-2002, Éditions de l’ALI, p. 23.
17. Ibid., p. 26.
18. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 72.
19. Ch. Melman, Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui, op. cit., p. 26.
37
Hélène L’HEUILLET
38
Un commandement comme « Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui », dans
la mesure où il est chaque jour transgressé, a précisément pour fonction d’assurer au désir cette ouverture sur une dimension « autre » que la réalité obture 20.
Il n’existe, dans l’ordre humain, aucune naturalité du désir telle qu’à un sujet
correspondrait un objet adéquat duquel il n’aurait plus qu’à jouir 21. Le désir est
toujours compliqué par le fait que nous parlons et que le langage fait exister ce
qui n’est pas. Le désir, chez les êtres parlants, est « absolument problématique » et
« à proprement parler pervers », c’est-à-dire « profondément inadapté et inadaptable », « fondamentalement manqué et perverti 22 ».
Comme le recueil d’Edgar Poe dans lequel prend place La lettre volée, l’ordinaire
n’est que le cadre de ces Histoires extraordinaires que sont toujours les analyses, singulières et différenciées, des sujets qui en font l’expérience. Si une analyse est une
histoire extraordinaire, c’est que chacun y découvre autre chose que ce qu’il en
attendait, sa « lettre volée ». Dans le conte d’Edgar Poe, c’est bien parce que la lettre
contient l’essentiel, le secret de la vie amoureuse de la Reine, qu’elle est dérobée et
cachée. Même si elle n’est pas de l’ordre du fantastique, cette découverte est toujours
une surprise. L’inconscient est pour chacun terra incognita. C’est une autre scène
que celle du théâtre habituel de nos représentations 23. Le déroulement d’une cure
conduit un sujet à reconnaître le caractère singulier de son propre désir. Parce que le
sujet de l’inconscient est content de s’exprimer, il passe par des dysfonctionnements
ordinaires qui ne révèlent rien d’ordinaire. L’analyse par Freud de son propre oubli
du nom propre Signorelli, au début de la Psychopathologie de la vie quotidienne, met
au jour rien moins que la question du rapport de la mort et de la sexualité dans les
préoccupations de Freud à ce moment-là 24.
L’analyse est prise sur la mer du pulsionnel : « il s’agit d’un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuydersee 25 ». Freud lui-même se comparait à une sorte d’« aventurier », de « conquistador » et s’attribuait pour seul
mérite l’audace de la découverte de l’étiologie sexuelle des névroses 26. C’est ce cou20. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 101.
21. « La base de toute morale qui s’est exprimée jusqu’à présent, jusqu’à un certain point, dans la tradition
philosophique, revient en somme à ce que l’on pourrait appeler la tradition hédoniste qui consiste à établir
une sorte d’équivalence entre ces deux termes du plaisir et de l’objet, au sens où l’objet est l’objet naturel de
la libido », J. Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 12 novembre 1958.
22. J. Lacan, Les formations de l’inconscient, séminaire 1957-1958, p. 311.
23. S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 83.
24. S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, op. cit., p. 10.
25. S. Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », in Nouvelles conférences d’introduction à la
psychanalyse, 1933, trad. Rose-Marie Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 110.
26. « Je ne suis absolument pas un homme de science, un observateur, une expérimentateur, un penseur. Je ne
suis rien d’autre qu’un conquistador par tempérament, un aventurier si tu veux le traduire ainsi, avec la
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
rage qui a manqué à Josef Breuer dans la réflexion sur le cas princeps d’Anna O.
Breuer n’a pas voulu entendre la composante sexuelle du transfert sur lui de sa
jeune patiente hystérique : il avait pourtant « en main la clé qui nous aurait ouvert
“les portes des Mères” », explique Freud des années après 27. Quand Freud cite
Gœthe, c’est en général pour mettre au jour une trouvaille. Or, la suite étrange
que Gœthe a donnée à sa version de l’histoire de Faust, le Second Faust, plonge
dans l’univers de la Grèce antique. Pour aller chercher Hélène de Troie, symbole
éternel de l’eros, le magicien du moyen âge doit aller à la rencontre de « déesses
puissantes, qui trônent dans la solitude », « les mères ». On sait que Gœthe luimême fut surpris de son invention, bien plus extraordinaire que celle de la figure
de Méphistophélès dans le premier Faust 28. Les mères gardent des secrets auxquels
même le diable ne peut nous mener – Méphisto avoue à Faust son incompétence
dans les affaires païennes 29. Elles demeurent « dans la profondeur du vide », et
il n’existe aucun chemin magiquement tracé pour mener vers elles, mais seulement un chemin de solitude 30. Le but n’est que de parvenir à entendre ce qu’on
a jamais entendu, et à aller au-delà de ce qui est immédiatement à sa portée 31.
La découverte de l’étiologie sexuelle des névroses, pour être scandaleuse, n’est pas
diabolique, mais vise à montrer que l’archaïque, en chacun de nous, ne demande
qu’à revivre sous le forme de nouveaux émois. C’est aussi par là que l’on se sent
vivant, comme le dit encore le Faust du Second Faust : « la meilleure partie de
l’homme est ce qui tressaille et vibre en lui 32 ». Il arrive que des sujets entrent en
analyse avec le sentiment d’être « ordinaires », « pas extraordinaires ». C’est une
position dépressive dans laquelle le sujet s’identifie au rebut, au déchet, au détail
du monde. Se sentir ordinaire revient à se sentir non désirable, voire indésirable.
Le sujet ordinaire est celui qui a perdu la voie de son désir.
curiosité, l’audace et la ténacité de cette sorte d’homme », S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904,
(lettre 235 du 1er février 1900), trad., F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, p. 504.
27. S. Freud, Correspondance, 1873-1939, (lettre à Stefan Zweig du 2 juin 1932), trad. A. Berman, Paris,
Gallimard, 1966, réed., 1979, p. 448.
28. Gœthe fait dire à Méphistophélès : « L’on se sent ému rien que de parler d’elles. Ce sont LES MÈRES », et plus
loin à Faust « Des mères ! Cela me frappe toujours comme une commotion électrique », Gœthe, Second Faust,
(posth. 1832), trad. G. de Nerval, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1990, p. 204 et p. 206.
29. « Méphistophélès : “Tu comptes évoquer Hélène comme le fantôme du papier-monnaie, avec des sorcelleries
empruntées, avec des fantasmagories postiches… J’appelle aisément à mon service les sorcières, les nains et
les monstres ; mais des telles héroïnes ne servent point aux amourettes du diable […]. Le peuple des ombres
païennes est en dehors de ma sphère d’activité” », ibid., p. 204.
30. Ibid., p. 204 et p. 205.
31. « Méphistophélès : “Veux-tu n’entendre rien toujours que ce que tu as entendu ? Tu es maintenant assez
accoutumé aux prodiges pour ne point t’étonner de ce que je puis dire au-delà de ta portée” », ibid., p. 206.
32. Ibid., p. 206.
39
Hélène L’HEUILLET
L’ÉTRANGE JOUISSANCE D’UN SUJET PEU ORDINAIRE
40
Tel est l’effet du fantasme, en tant qu’il assure à chaque sujet ses possibilités de
satisfaction sexuelle, que de faire briller une femme ou un homme ordinaire d’un
éclat extraordinaire. L’amour dure tant que l’aimé(e) paraît receler cet objet caché,
mais précieux et unique, que Lacan nomme lui aussi d’un terme emprunté à l’antiquité, l’agalma. L’agalma, comme notion proprement analytique, n’est pas tant
parure ou ornement, que « bijou, objet précieux – quelque chose qui est à l’intérieur 33 ». C’est bizarrement dans l’expérience d’incarner pour un autre l’objet du
désir qu’un sujet échappe à l’ordinaire de la vie, n’est pas seulement « sujet de la
parole », mais qu’il est « survalorisé », et devient « ce quelque chose d’unique,
d’inappréciable, d’irremplaçable » dans le désir de quelqu’un. C’est étrangement
quand nous abritons à notre insu et sans savoir pourquoi un objet qui nous fait
resplendir que nous trouvons notre « dignité de sujet 34 ».
L’ordinaire, dans une psychanalyse, est bien souvent le masque ou l’occasion
de l’incongru, ou plus encore de l’extraordinaire jouissance inconnue du sujet
qui fait intrusion dans l’enfance. André Gide raconte ainsi dans son Journal la
jouissance pas banale qui se saisissait de lui à la lecture du passage du Gribouille
de George Sand dans lequel l’enfant se couvre de végétaux en se baignant, et se
« sent alors devenir tout petit, léger, bizarre, végétal » : « Je témoigne que nulle
page d’Aphrodite ne put troubler nul écolier autant que cette métamorphose de
Gribouille en végétal le petit ignorant que j’étais 35. » L’entrée dans la jouissance
n’est jamais ordinaire.
L’ordre de l’ordinaire réside dans la répétition du même. Il porte la marque de
la pulsion de mort. Le désir inconscient, et la reconnaissance de celui-ci dans une
cure analytique, réjouit et pacifie car il est désir d’altérité. Ce qui est vécu comme
extraordinaire dans une analyse est cette rencontre de l’altérité, là où ne prévalait
que le morne ressassement du même. Le finalité d’une cure analytique ne saurait
donc consister en une adaptation à la réalité ordinaire. Au contraire, la reconnaissance par le sujet de son désir inconscient conduit à se débrouiller de ce qui le
fait mal adapté, boiteux, compliqué. Toute cure requiert le courage freudien de
franchir « la porte des mères ». À chacun, devant ce qui a pu être pour lui extraordinaire, de trouver sa solution. C’est seulement devant l’impossible du réel de son
propre désir singulier qu’on peut prendre ses responsabilités. Impossible ne signi33. Jacques Lacan, Le transfert, séminaire 1960-1961, Paris, Le Seuil, 1991, p. 165-166.
34. Ibid., p. 203.
35. Cité in J. Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., leçon du 24 juin 1959.
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
fie pas « qui n’existe pas » mais qui n’est pas dans l’ordre, qui n’est pas ordinaire.
Prendre sa place dans l’existence – en quoi résulte le processus analytique – c’est
aussi se libérer du carcan de l’ordinaire.
La question se pose-t-elle cependant de la même façon selon les structures
psychiques et les symptômes ? Qu’en est-il de ces sujets, qui arrivent, non pas
en se trouvant trop ordinaires, mais au contraire exceptionnels ? La croyance en
un caractère extraordinaire de certains destins humains est entamée par la psychanalyse. Les structures psychiques obéissent à des lois que chacun habille d’un
mythe personnel, et que l’analyse réduit cependant à ses composantes ordinaires.
Même les traumas, au siècle des catastrophes, ne résistent pas à une analyse qui
les ramène à leurs grands éléments constitutifs. La traumatophilie contemporaine est animée par un goût pour l’extraordinaire, qui ne rend pas service aux
sujets réellement traumatisés, l’entretien du trauma les ramenant en permanence
à l’expérience d’avoir été « réduits à zéro 36 ». La position d’exception est, dans la
théorie psychanalytique, celle de l’hystérique qui en paye le prix en s’enfermant
dans les souffrances et les plaintes. Le refus de l’ordinaire passe par alors la mise
en scène parfois ostentatoire d’une différence qui sacrifie à l’image en refusant la
satisfaction réelle. Pour obtenir, dans l’existence, un peu de satisfaction réelle, il
faut se mettre en règle avec l’ordinaire.
SE METTRE EN RÈGLE AVEC L’ORDINAIRE SANS S’Y SACRIFIER
Si le désir est toujours une surprise de l’inconscient, la satisfaction de celuici nous ramène à l’ordinaire. Le conte de Wilhelm Jensen, Gradiva, dans lequel
un jeune archéologue allemand tombe amoureux d’un bas-relief de l’antiquité
romaine, nous donne un exemple non seulement des surprises de l’inconscient,
mais aussi du prix à payer pour obtenir du bonheur. Après avoir rêvé de la femme
de plâtre comme d’une femme réelle, l’avoir surnommée « gradiva » en raison de
sa démarche caractéristique, avoir déliré et halluciné, Norbert finit par reconnaître en celle-ci… Zoé, sa voisine de palier et amie d’enfance, lorsqu’il la rencontre par hasard à Pompéï et comprend finalement qu’il est amoureux d’elle
depuis toujours. Pour Freud, qui commente la nouvelle de Jansen en 1907, la
jeune femme, en amenant son ami à engager avec elle une relation amoureuse
réelle, et en lui promettant une vie conjugale parfaitement ordinaire, travaille à la
36. Ce zéro est le rien, et non le début de la numération, comme le dit bien le psychanalyste Jacques Marblé :
« Avoir été ne serait-ce qu’un instant le zéro l’extrait pour toujours < le sujet traumatisé > de la comptabilité
des humains ». J. Marblé, « Ça ne fait pas névrose », Psychanalyse 1/2005 (no 2) p. 14.
41
Hélène L’HEUILLET
42
levée du refoulement et à sa guérison en le mettant sur la voie d’une satisfaction
dans la réalité 37. L’extraordinaire « fantaisie pompéienne » se solde par un retour
à la vie ordinaire.
L’aveu du désir ramène inévitablement à l’ordinaire. Comme le remarque Lacan
dans le séminaire Le désir et son interprétation, il est, pour cette raison, souvent
comique : « La comédie est un curieux attrape-désir, et c’est pourquoi chaque fois
qu’un piège du désir fonctionne nous sommes dans la comédie 38. » À la différence de
la tragédie, qui met en scène le caractère toujours foncièrement raté de la rencontre
amoureuse, la comédie ramène le désir à la banale dimension de la « drague » : il ne
s’y agit que d’« attraper l’autre ». Mais ce qui se découvre du sujet à cette occasion
est sa faille intime, qui fait choir sa belle image spéculaire. Contre toute mythologie
de l’épanouissement personnel, la comédie nous apprend que quand un sujet prend
le risque de chercher à réaliser son désir, il renonce de fait à son narcissisme, à l’idéalisation de soi. La comédie, depuis Aristote, ne porte pas, au contraire de la tragédie
sur des hauts faits mais sur la banalité de la vie, et ne concerne pas des personnages
extraordinaires, mais ramène chacun à son ordinaire, à son côté risible, voire ridicule 39. La tragédie met en scène le ratage amoureux extraordinaire, la comédie le
ratage amoureux ordinaire.
La comédie révèle en effet la loi de la vie ordinaire : notre ancrage dans la finitude et l’immanence. Les progrès de la science participent de cette extension du
comique à l’ensemble de la condition humaine. Ils sont tous des « blessures narcissiques ». Copernic expulse l’homme du centre de l’univers, Darwin du sommet de
la création. La condition humaine devient encore plus comique avec Freud, car si
le désir est inconscient, l’homme s’échappe à lui-même. Telle est déjà la profondeur
de Molière que de l’avoir anticipé. Le caractère comique du désir, chez Molière,
c’est le « désir en tant qu’il apparaît là où on ne l’attendait pas » : le père, comme
Arnolphe de L’école des femmes, est ridicule, le dévot – Tartuffe – est hypocrite, l’avare
tombe amoureux 40. Cela provoque la gêne, voire le scandale. Molière mourut dans
la disgrâce pour avoir révélé la tartufferie ordinaire des courtisans de Louis XIV.
Si l’individualisme contemporain n’est plus, comme le montre Christopher Lasch,
qu’une culture du narcissisme, la mise au jour de l’ordinaire ne peut que susciter
37. S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, (1907), trad. P. Arbex et R.-M. Zeitlin, précède de
W. Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne, (1903), trad. J. Bellemin-Noël, Paris, Gallimard, 1986.
38. J. Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 3 juin 1959.
39. « La comédie est, comme nous l’avons dit, l’imitation d’hommes de qualité morale inférieure, non en
toute espèce de vice, mais dans le domaine du risible », Aristote, Poétique, 1449 a 31, trad. J. Hardy, Paris,
Les Belles Lettres, 1932, coll. « Budé », p. 35.
40. J. Lacan, Le désir et son interprétation, leçon du 3 juin 1959.
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
de la répulsion 41. Le narcissisme est d’ailleurs bien pour Taylor une dérive possible
de la véritable éthique de la vie ordinaire, qu’est selon lui l’idéal d’authenticité, de
sincérité et de fidélité envers soi-même 42.
Il faut certes un peu de fantaisie au départ, car c’est encore un fait humain que
toute expérience de satisfaction, parce qu’elle oblige à se plier à la loi de l’ordinaire, est en même temps vécue comme déceptive. Lacan attire notre attention
sur le dernier mot du Projet d’une psychologie de Freud, en 1895 : « monotone ».
Par opposition à la richesse bariolée de nos rêves, la voie de la satisfaction est
monotone 43. S’il en est ainsi, c’est que l’action visant à la satisfaction, appelée
par Freud « action spécifique » est toujours en défaut par rapport au principe de
plaisir, « il lui manquera toujours quelque chose 44 ». Il n’y pas là concession à une
quelconque fatalité, mais seulement constat de ce fait que, dans l’ordre humain,
la jouissance passe par l’autre. Tout désir est désir de l’autre, et « l’expérience de
satisfaction du sujet est entièrement suspendue à l’autre 45 ». L’accès à la satisfaction doit en passer par ce que l’altérité comporte de dépaysant pour un sujet, mais
aussi d’incertain, voire de précaire.
La loi de l’ordinaire porte en psychanalyse le nom technique de castration. La
castration ne signifie pas, comme on le croit parfois, une amputation de notre
capacité à désirer. Elle est au contraire la condition même du désir. Si elle bride
quelque chose, c’est le narcissisme et la toute-puissance infantile, qui sont les
vrais obstacles au désir et à la jouissance. La loi de la castration signifie que pour
un sujet, s’engager dans la réalisation de son désir – ou du moins tenter de la
faire – c’est prendre position, ne pas chercher à être sur tous les fronts de la jouissance, ni chercher à gagner à tout coup et à moindre coût. Cela signifie aussi qu’il
n’y a pas de mot adéquat pour dire le désir : « Pour exprimer le désir, la sagesse
populaire le sait fort bien, il n’y a que du baratin 46. »
L’extraordinaire ne peut donc résider que dans l’entretien de l’insatisfaction.
Telle est la position hystérique, qui se défend contre la castration, en refusant
son ordinaire. L’hystérique fait des histoires et ne sait pas ce qu’elle veut, comme
41. Ch. Lasch, La culture du narcissisme, La vie américaine à un âge du déclin des espérances (1979), trad. M. Landa,
Climats, 2000, réed. Paris, Flammarion, 2006, coll. « Champs ».
42. Ch. Taylor, Le malaise de la modernité (1991), trad. de l’anglais par Ch. Mélançon, Paris, éd. du Cerf, 2002
réed, coll. « humanités », 2008, p. 43.
43. S. Freud, Projet d’une psychologie (1895) in S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, op. cit., p. 693.
44. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 52.
45. Ibid., p. 50.
46. J. Lacan, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 383.
43
Hélène L’HEUILLET
44
l’illustre le rêve de « la belle bouchère » analysé par Freud dans L’interprétation
des rêves : Une jeune femme, épouse d’un boucher, veut donner un dîner mais
n’a qu’un peu de saumon fumé. Toutes les boutiques sont fermées, le téléphone
ne fonctionne pas. Elle doit renoncer au désir de donner un dîner 47. La rêveuse
explique à son analyste qu’elle adore le caviar mais n’en veut pas. Elle aimerait
bien manger une tartine de caviar tous les matins, mais se le refuse. Elle sait bien
que si elle le demandait à son mari, celui-ci le lui accorderait aussitôt, mais lui a
expressément demandé de ne pas le faire. Une de ses amies entretient le même
rapport au saumon fumé. Pour se défendre contre la castration et ce que la satisfaction comporte d’ordinaire, voire, à la longue, de routinier et de lassant, l’hystérique rêve d’insatisfaction 48. C’est aussi la raison de l’identification à l’autre,
présente dans le rêve. Au contraire de l’obsessionnel qui, pour éviter l’ordinaire,
se crée un désir impossible, et fuit d’autant plus devant la possibilité de satisfaire
son désir qu’il est subjectivement plus engagé, la version du désir de l’autre adoptée par l’hystérique est l’incessant désir est d’avoir autre chose, le perpétuel désir
d’être ailleurs, le souci constant d’être autre, bref l’insatisfaction.
Il y a du vrai dans l’hystérie, et ce n’est pas un hasard si c’est à partir de cures
d’hystériques que la psychanalyse a été inventée. L’hystérie est bien plus qu’une
névrose, c’est un type de discours. Un discours est une capacité à lier, et les liens
sociaux sont toujours en leur principe des formes discursives. Le discours de l’hystérique est celui de la subjectivité. Subjectivité plaintive mais revendicatrice, ou
subjectivité souffrante dans ses inhibitions, la subjectivité hystérique assume la
faille qui la constitue et son ouverture sur l’inconscient. Le sujet de l’inconscient
est l’agent même du discours hystérique 49. L’hystérique livre son savoir inconscient, dont le texte est, pour chacun d’entre nous, inédit. Ce qui est unique, et
jamais ordinaire, jamais « dans l’ordre », c’est l’ensemble des bribes linguistiques,
mots, jeux de mots, lettres, phonèmes, qui ont tissé notre désir, et peuvent à nouveau nous ouvrir « la porte des mères ». Si, dans une cure analytique, tout sujet,
quelle que soit sa structure, devient pendant un certain temps hystérique, c’est
parce qu’il doit en passer par cette découverte surprenante de son exceptionnalité.
Pourtant, celle-ci est fausse et illusoire. L’hystérie n’est pas le but de la cure analytique. Le sujet hystérique est prisonnier d’une solitude souffrante, et incapable d’un
rapport pacifié à l’altérité. L’individualité narcissique dans laquelle peut s’enfermer
l’hystérique est ignorante des liens qui constituent la trame du désir. Par provoca47. S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 186.
48. « Je note qu’elle a absolument besoin de se créer un désir insatisfait dans sa vie », ibid., p. 187.
49. J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, séminaire 1969-1970, Paris, Le Seuil, 1991.
LE SUJET DE L’INCONSCIENT, UNE EXCEPTION ORDINAIRE
tion, l’hystérique répugne à l’ennui et à la routine, et préfère le désordre à l’ordre,
quitte à le payer d’une jouissance mortifère qui la conforte dans l’exceptionnalité
de son destin. Freud vantait à ses premières patientes hystériques l’avantage qu’elles
trouveraient à transformer la « misère hystérique en malheur banal 50 ». Ce que découvre aussi une analyse, c’est qu’il existe un sens de l’ordre, et donc de l’ordinaire,
qui n’est ni moral ni politique. L’ordre est aussi symbolique. Il passe par le mise en
ordre des signifiants qui nous ont fait être intimement ce que nous sommes. Même
si la position subjective est toujours une position d’exception, voire d’exclusion, il
s’agit là d’une exception ordinaire, qui tient à la structure de l’être parlant. L’ordre
symbolique consiste à se mettre en règle avec son propre désir. L’ordinaire, à savoir,
« ce qui rangé en ordre », n’est plus, au terme du processus analytique, qu’un certain
enchaînement, unique pour chacun de nous, des signifiants qui nous font exister
pour les autres, et par lesquels les autres existent pour nous. L’ordre symbolique est
la voie de l’échange qui sort un sujet du très aliénant sentiment de soi. Passer d’une
exception misérable ou grandiose à une exception ordinaire, c’est devenir capable
de compter, et de se compter.
Que l’ordinaire ait une valeur heuristique en psychanalyse ne signifie donc
aucunement qu’il existe, du point de vue analytique, un ordre – ordre du monde
ou un ordre de la réalité – auquel le sujet aurait à se conformer. L’ordre auquel une
analyse peut inviter un sujet à se plier n’est que symbolique ; c’est l’ordre qui le régit comme être désirant, lui et nul autre. Pour cette raison, la cure réconcilie avec
l’ordinaire, sans jouissance sacrificielle dépressive ni complaisance molle, mais
dans l’acceptation d’une tempérance imposée par le principe de plaisir. Le sujet
entrant dans l’ordre symbolique est, à l’issue d’une cure, à même de trouver sa
propre place. Mais c’est par un cheminement qui lui a appris que l’inconscient
lui réserve toujours des surprises peu ordinaires, qui donnent du prix à la vie telle
qu’elle est, c’est-à-dire comme dit Freud « pas grand chose » mais « tout ce que
nous avons 51 ».
50. S. Freud, J. Breuer, Études sur l’hystérie, op. cit., p. 247.
51. « Nous sommes enclins à bien diminuer la valeur du critère de l’état conscient, puisqu’il s’est montré si
peu sûr. Mais nous aurions tort. Il en va comme de notre vie : elle ne vaut pas grand chose, mais c’est tout
ce que nous avons », S. Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », in Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, op. cit, p. 97-98.
45
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS
(R. ANTELME, P. LEVI, IMRE KERTÉSZ)
Sylvie SERVOISE 1
47
L’« ordinaire » des camps : l’expression peut laisser perplexe et prêter à plusieurs malentendus. Levons-les d’emblée. Il ne s’agit évidemment pas de signifier par là une quelconque « banalisation » de l’expérience traumatisante que fut,
pour ceux qui la vécurent, la déportation dans les camps de concentration et
d’extermination nazis 2. Il ne s’agit pas non plus d’interroger, dans la perspective
ouverte par Hannah Arendt, la « banalité du mal 3 » – comment un homme dit
ordinaire en vient à assumer, dans un contexte donné, un rôle de « bourreau ».
Ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont peut se constituer pour les victimes,
au sein même du camp, un ordinaire, une vie quotidienne, commune et partagée.
Un ordinaire pas ordinaire cependant, qui déstabilise les idées communes que
l’on peut s’en faire, qui montre surtout la charge éthique qui peut s’y rattacher
et que révèlent les efforts produits pour en préserver quelque chose face à des
atteintes d’une violence totale.
Pour mener cette réflexion, nous nous appuierons sur un corpus restreint
d’œuvres considérées comme des textes de référence de la littérature concentrationnaire et présentant une diversité générique, chronologique, géographique,
linguistique et culturelle qui vise à offrir un champ significatif à l’analyse :
1. Sylvie Servoise est maître de conférences en Littérature générale et comparée à l’université du Maine et
rédactrice en chef de la revue Raison Publique.
2. Notre article s’appuie en effet sur les récits de déportés dans les camps nazis et nous ne traiterons pas ici de
l’expérience du goulag.
3. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal [1963], éd. établie sous la dir. de Pierre
Bouretz, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2000, p. 1015-1306.
Sylvie SERVOISE
48
deux récits de témoignage, qui diffèrent tant par la nature de l’expérience vécue
par leurs auteurs (le premier déporté en tant que politique, le second en tant que
juif ) que par le style : L’Espèce humaine (1947) de Robert Antelme, et Si c’est un
homme [Se questo è un uomo, 1947], de Primo Levi ; un roman, tiré de l’expérience
autobiographique de l’auteur, Imre Kertész, déporté à l’âge de quinze ans, écrit
entre 1960 et 1973, Être sans destin [Sorstalanság, 1975] ; un essai, le dernier texte
de Primo Levi écrit un an avant qu’il ne se donne la mort, Les Naufragés et les
rescapés [I sommersi e i salvati, 1986]. Ce que ces textes ont plus particulièrement
en commun, c’est de rendre compte de l’expérience des camps à « hauteur de
déporté », pourrait-on dire : c’est une expérience intime qui est livrée au lecteur,
quand bien même les auteurs, et tout particulièrement Primo Levi dans son essai,
cherchent à inscrire leur propos dans une perspective qui entend dépasser la singularité de leur vécu personnel. Le mouvement même d’universalisation puise
sa source dans l’épreuve traversée par le « je », et s’éprouve ensuite à son contact.
Cette « saisie » intime de la vie concentrationnaire, qu’il faut entendre au double
sens d’appréhension intellectuelle et sensible et de transcription littéraire, fait alors
surgir un ordinaire des camps paradoxal : l’expérience d’un extra-ordinaire qui
tend à devenir routine tout en continuant d’être vécu par les déportés, selon des
modalités diverses, comme relevant d’un ordre autre que celui qui régissait leur
vie d’autrefois ; un ordre étranger, contraire à la condition même des hommes,
et qu’ils éprouvent pourtant. Un extraordinaire « ordinarisé » en somme, mais
qui conserverait (dans quelle mesure ? sous quelle forme ?) sa violente étrangeté à
laquelle on peut éventuellement se résigner mais non pas se faire.
S’il existe un ordinaire des camps – dont il nous faudra préciser la teneur – la vie
après les camps ne saurait se penser simplement en termes de « retour à l’ordinaire ».
C’est ce que révèlent les textes étudiés ici. On se demandera alors comment est
perçue, depuis le camp, la « vie ordinaire ». Jusqu’à quel point l’ordinaire des camps
défamilarise-t-il l’auteur ou le narrateur avec sa vie d’autrefois, faisant progressivement du monde qui se dessine au-delà des barbelés un monde extraordinaire ?
Une vie « ordinaire » après les camps qui s’affranchisse des conditions qui ont présidé à sa métamorphose concentrationnaire est-elle envisageable ? Que nous disent
in fine ces textes de l’ordinaire ?
La requalification des notions d’ordinaire et d’extraordinaire par et dans l’expérience intime de la captivité interdit de voir dans la notion de retour à l’ordinaire la simple confrontation de deux pôles autonomes. L’ordinaire paradoxal des
camps, dont la construction s’adosse à une redéfinition de l’ordinaire du monde
« normal », permet d’interroger les manifestations et les usages possibles du retour
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
de l’ordinaire dans le quotidien du déporté : comment celui-ci négocie-t-il son
rapport au monde normal qui, le plus souvent, n’existe plus qu’à l’état de traces,
dans le souvenir, le rêve, ou dans certains réflexes corporels ou langagiers ? Doit-il,
peut-il, y voir un matériau lui permettant de résister moralement à l’entreprise de
déshumanisation poursuivie par les SS ? Ou bien faut-il qu’il y voie une sorte de
chant des Sirènes qui, dans ce monde administré selon une logique aussi rigoureuse qu’incompréhensible, pourrait le détourner fatalement des exigences de son
combat quotidien, contre la faim, le froid, le travail et les coups ?
L’ABOLITION DE L’ORDINAIRE DANS LES CAMPS
L’arrivée dans le camp constitue pour le déporté une expérience radicale de
dépaysement, au sens propre et figuré du terme : il ne sait plus où il est – le nom
du camp ne signifie rien pour lui, ni pour ses compagnons de voyage : « en ce qui
me concernait, je fouillais en vain dans mes connaissances géographiques, et les
autres n’en savaient finalement pas plus que moi 4 », indique le narrateur d’Être
sans destin – et il ne comprend pas ce qui lui arrive. Confronté dès la descente du
train à des ordres vociférés par les soldats, à une masse grouillante de détenus qui
l’entoure et le presse, aux adieux précipités des couples, des familles qui doivent
se plier à une séparation immédiate, le jeune déporté du roman de Kertész se
trouve plongé dans le chaos : « toutes ces images, ces voix, ces événements me
troublaient, j’avais même un peu le vertige dans ce tourbillon où tout se mêlait
en une unique impression étrange, bariolée, je dirais même folle » (ED, p. 114).
Levi témoigne lui aussi, dans Si c’est un homme, de ce sentiment d’étrangeté, produit dans son cas non pas par le tumulte désordonné de la foule, mais au contraire
par le calme froid des soldats nazis : « Tout baignait dans un silence d’aquarium,
de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible,
d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police.
C’était à la fois déconcertant et désarmant 5. » « Rêve », « folie » (plus loin Levi
précise : « tout nous semblait incompréhensible et fou », SH, p. 24) : tels sont les
termes employés pour décrire l’irruption violente de l’imprévu, de l’imprévisible,
de ce qui échappe à l’entendement mais aussi à l’expérience ordinaire du monde.
4. I. Kertész, Être sans destin, trad. du hongrois par N. et Ch. Zaremba, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1998,
p. 107. Dorénavant, nous renverrons à cette édition par l’abréviation ED et indiquerons dans le corps du
texte le numéro de page de la citation.
5. P. Levi, Si c’est un homme, trad. de l’italien par M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, coll. « Pocket », p. 22.
Dorénavant, nous renverrons à cette édition par l’abréviation SH et indiquerons dans le corps du texte le
numéro de page de la citation.
49
Sylvie SERVOISE
50
Et l’« étrange soulagement » éprouvé par Levi et ses compagnons lorsqu’un soldat
leur demande s’ils n’ont pas de l’argent ou des montres à lui donner ne s’explique,
inversement, que par le sentiment – passager – de retrouver un peu d’ordinaire
dans ce geste de spoliation qui est le fruit de la cupidité, toute individuelle, du
soldat 6. C’est un Charon reconnaissable et identifiable, parce que doté d’un travers bien humain, qui les accompagne dans l’enfer des camps. D’emblée le camp
s’impose donc comme le lieu d’une expérience inédite, opaque, où la moindre
trace d’un comportement ordinaire est perçue comme un repère rassurant.
Comme le souligne Levi dans Les Naufragés et les rescapés, le « rituel sinistre
qui accompagnait l’entrée » – « tout de suite les coups de pied et les coups de
poing, parfois sur le visage, la débauche d’ordres hurlés avec une colère feinte
ou véritable, la mise à nu totale, la tonte des cheveux, l’habillement avec des
loques » – dans le camp ne devait rien au hasard. Il avait pour « premier objectif
de briser la capacité de résistance 7 » des détenus, et cela le plus tôt possible. C’est
dans cette perspective qu’il faut comprendre le caractère apparemment absurde
des règles qui organisent plus généralement la vie du camp, et dont l’absurdité
même justifie qu’elles soient absolument respectées et nullement contestables.
Il s’agit de plonger les prisonniers dans un monde autre, où rien de ce qui fait
l’ordinaire de la vie, individuelle et sociale, ne subsiste ; dans un monde où, plus
profondément, le commun même n’existe plus, tant est forte la volonté de creuser
le fossé qui sépare les hommes (SS) des sous-hommes (les prisonniers) et même
les déportés entre eux, que la logique du camp voudrait réduire à des bêtes préoccupées de leur seule survie, étrangères à la pitié et à la solidarité. C’est là le meilleur moyen de faire d’adversaires potentiels une masse inoffensive, abrutie par
l’effort quotidien de survivre, et qui se voit ôter par-là non seulement les moyens
de se révolter, mais même la possibilité d’y songer 8. Examinons comment se met
en place, dans l’organisation de la vie du camp, cette stratégie d’abolition de
l’ordinaire, cruciale dans l’entreprise plus générale d’anéantissement des détenus.
Les conditions de vie au camp, bien qu’elles diffèrent en fonction de la nature
même du camp (de concentration ou d’extermination), de l’année de la déportation (le régime s’assouplissant légèrement lors de la dernière année de la guerre,
lorsque l’Allemagne, en difficulté sur les plans militaire et économique, avait be6. I bid., p. 25 : « Ce n’est ni un ordre ni une consigne réglementaire : on voit bien que c’est une petite initiative
personnelle de notre Charon. Le procédé éveille en nous la colère et le rire, et un étrange soulagement. »
7. P. Levi, Les Naufragés et les rescapés, trad. de l’italien par A. Maugé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2005,
p. 38. Dorénavant, nous renverrons à cette édition par l’abréviation NR et indiquerons dans le corps du texte
le numéro de page de la citation.
8. Voir à ce sujet P. Levi, NR, op. cit., chap. VII, « Stéréotypes » p. 146-163.
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
soin de main-d’œuvre et ne procédait pas à l’extermination systématique des déportés), du statut même du prisonnier (politique ou juif ) et de la constitution de
ce que l’on nomme « l’appareil intermédiaire » entre les SS et les prisonniers (les
kapos, détenus de droit commun ou politique qui étaient les véritables maîtres
des prisonniers 9), ont néanmoins en commun de s’inscrire dans une entreprise
délibérée de destruction de ce qui constitue le cadre ordinaire de l’existence : le
rapport au temps, aux autres, à soi.
C’est d’abord un temps immobile, un éternel présent dans lequel sont cantonnés les détenus, celui de la lutte, au jour le jour, pour la survie : « On apprend vite
en cas de besoin, dit l’auteur de Si c’est un homme, à effacer d’un coup d’éponge
passé et futur » (SH, p. 50-51). Vivre, c’est tuer le temps, minute après minute,
comme le souligne Antelme dans L’Espèce humaine, sans chercher à voir au-delà :
La première heure d’abord de 6 à 7, pendant laquelle il a fallu accepter la journée, entrer
dedans. Une sorte de rassurement à être parvenu à y entrer. L’heure qui suit, très longue ; on ne
peut pas encore évaluer ce qui est derrière soi, c’est trop peu. La pause à 9 heures, etc. On pourrait aussi imaginer qu’on reste tellement étranger à ce qu’on fait que l’on passe la journée dans
le calcul des quarts d’heure passés et à venir, et qu’on passe son temps à compter le temps. C’est
en réalité aux moments de répit que le temps apparaît nu, aussi impossible à franchir que le
vide. Mais, à regarder la pièce, le temps passe ; à frapper des coups de marteau, le temps passe ;
à recevoir des coups sur la tête, le temps passe ; à aller aux chiottes, le temps passe ; à guetter le
visage qu’on hait, le temps passe. (EH, p. 77-78).
Ce temps, intimement vécu par les déportés sur le mode d’un instant infiniment prolongé, passe pourtant. Il provoque des effets bien plus rapides que
dans la vie ordinaire : en quelques mois, quelques semaines même, le corps est
métamorphosé. Le narrateur d’Être sans destin compare cette temporalité extraordinaire à celle présente dans les contes de fées :
« Mais sept jours chez moi sont chez moi sept années » dit le roi [du conte de fées] ; eh bien
moi je peux dire la même chose à propos du camp de concentration. Je n’aurais jamais cru, par
exemple, que je me transformerais si vite en vieil homme flétri. Au pays, il faut attendre pour
cela, cinquante ou soixante ans au moins ; au camp, trois mois ont suffi pour que mon corps
me trahisse. (ED, p. 227)
Cette transformation, le narrateur ne la perçoit pas directement, il ne s’en
rend compte qu’après avoir découvert sur le corps d’autrui les stigmates d’un
temps meurtrier que lui-même n’a pas senti s’écouler :
9. Sur la différence de traitement qu’imposait un kapo qui était un détenu politique et un kapo détenu de droit
commun, voir notamment l’« Avant-Propos » de R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,
p. 9-11 (dorénavant, nous renverrons à cette édition par l’abréviation EH et indiquerons dans le corps du
texte le numéro de page de la citation) et P. Levi, NR, op. cit., p. 44-48.
51
Sylvie SERVOISE
Je ne compris que plus tard, à partir d’un autre signe, que c’était nous qui avions dû changer,
naturellement, sauf que j’avais eu plus de mal à en prendre conscience. Quand, par exemple, je
regardais Bandi Citrom, je ne lui voyais rien de particulier. Mais quand j’essayais de me rappeler
et de le comparer avec sa première apparition, autrefois, à ma droite dans le rang, ou bien de
revoir, comme lorsque nous étions pour la première fois au travail, ses muscles et ses tendons
apparents, telle une carte géographique, avec ses reliefs et ses dépressions, qui se pliaient avec
souplesse, durcissaient en se tendant, bougeaient inlassablement, alors, en effet, je commençais
à avoir quelques doutes. À ce moment-là seulement, je compris que le temps pouvait tromper
nos yeux, manifestement. (ED, p. 210-211)
52
Et le garçon ne comprend vraiment qu’il a lui-même changé que lorsqu’un ancien camarade de l’usine, déporté comme lui, ne le reconnaît plus (ED, p. 212).
Le temps échappe aux détenus, comme leur corps. Non seulement ils ne sont
pas libres d’en disposer à leur guise, mais ils n’ont même plus la possibilité de les
voir et de les évaluer tels qu’ils sont : sept jours valent sept années, un adolescent
a le corps d’un vieillard. Telle est la loi du temps SS, imprimée dans l’esprit et la
chair, mais dont le prisonnier ne prend conscience qu’après-coup, quand il est
déjà trop tard.
Le dessaisissement du corps – sur le plan physique comme psychique – s’inscrit dans un mouvement forcé de désindividualisation auquel contribuent
d’autres éléments de la vie du camp, à commencer par le tatouage du numéro
de matricule qui tient lieu désormais de nom, la tonte et l’habit rayé qui visent
à noyer les détenus une masse indistincte, où chacun est interchangeable. Le SS
lui-même, par son attitude, renvoie au déporté l’image d’un être absolument
quelconque : « Le regard du SS, sa manière d’être avec nous, toujours la même,
signifiaient qu’il n’existait pas pour lui de différence entre telle ou telle figure de
détenu. À l’appel, en colonne par cinq, il fallait que dans chaque colonne le SS
pût compter cinq têtes » (EH, p. 57). Le détenu n’a pas de visage, il n’a qu’une
tête, comptable mais non identifiable. Il est rangé au nombre des « pièces » qui
constituent la masse des prisonniers (SH, p. 17). La déshumanisation, qui est
bien au bout de ce processus de désindividualisation mis en place dans le camp,
constitue sans doute l’ultime étape de la déconstruction de la vie ordinaire : il ne
s’agit pas seulement de créer des conditions de vie échappant à toute expérience
vécue ou envisageable, mais encore de briser l’idée même de « commun ». Traiter
les prisonniers en sous-hommes, faire en sorte qu’ils se comportent comme « tout
ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger » (EH, p. 228), c’est
prétendre tracer une frontière irréductible entre les SS et les déportés, diviser l’espèce humaine. Dans la page de Si c’est un homme consacrée à l’examen de chimie
qu’il passe, à Auschwitz, et qui lui donnera le privilège, vital, de travailler comme
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
chimiste dans le camp, Levi évoque ce sentiment d’être perçu comme relevant
d’une autre espèce que celle du Professeur Pannwitz qui l’interroge :
Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant. Le cerveau qui
commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement : « Ce quelque chose qui
j’ai là devant moi appartient à une espèce qu’il importe sans nul doute de supprimer. Mais dans
le cas présent, il convient auparavant de s’assurer qu’il ne referme pas quelque élément utilisable. » (SH, p. 163-164)
On relèvera le paradoxe : c’est au moment même où il est donné au
déporté de reconquérir une part de son identité qui définit son statut dans un
espace social où chacun a un métier et des compétences qui lui sont propres (« je
suis spécialiste en chimie minérale » se répète Levi), où plus précisément il lui est
permis de prétendre à la reconnaissance d’un de ses pairs, avec qui il partage un
savoir et une pratique, que Levi comprend que cet homme ne veut rien avoir en
commun avec lui.
Au-delà de la séparation entre détenus et SS, c’est celle existant entre déportés
eux-mêmes que vise l’appareil concentrationnaire. Le fait de partager la même
condition, les mêmes brimades, la même expérience de dépaysement ne renforce
pas la solidarité des victimes : si elle n’a pas été totalement détruite, elle demeure
fragile, constituant le plus souvent une exception à « la règle de l’endroit, qui
prescrivait de penser d’abord à soi-même » (NR, p. 77). Sans doute avait-elle
davantage de chances de survivre et de se manifester dans les camps de déportés
politiques, où les conditions de vie étaient, toutes proportions gardées, moins
difficiles. De fait, c’est dans l’œuvre d’Antelme que la référence aux « copains »
est la plus fréquente. Plus précisément, l’auteur de L’Espèce humaine mentionne la
régularité des « séances récréatives » (EH, p. 200-205) du dimanche où les détenus se retrouvent pour parler politique, mais aussi partager des chansons, des
poèmes, des histoires. Nous reviendrons plus loin sur ce « retour à l’ordinaire »
que peuvent constituer ce type de rencontres, mais insistons ici sur le fait qu’elles
sont présentées comme ponctuelles, et qu’elles s’inscrivent dans un régime qui est
celui d’une solidarité et d’un échange intermittents, tout comme dans les récits de
Levi et Kertész 10. À la « fraternité silencieuse » de Jo qui aide Antelme à avancer
10. Ainsi l’épisode, dans le roman de Kertész, où le personnage comprend qu’il n’a rien à attendre de son ancien
camarade d’usine, le « Maroquinier », qui a réussi à « se faire affecter parmi les dignitaires qu’étaient les
épluchures de patates » (ED, P. 212) : « Je constatai bientôt qu’il était inutile de continuer à l’attendre, et que
l’amitié n’était qu’une chose passagère, visiblement » (ibid., p. 213). À cette figure s’oppose celle, amicale et
charitable, de Bandi Citrom. Dans le récit de Levi aussi sont mentionnés plusieurs personnages généreux
(Schlome, Steinlauf, Lorenzo…) qui se détachent sur un fond homogène d’indifférence, voire d’hostilité :
« chacun est à chacun un ennemi ou un rival » (SH, p. 59).
53
Sylvie SERVOISE
lors de la marche éperdue dans laquelle les nazis entraînent les déportés après
l’évacuation du camp de Gandersheim (EH, p. 287), fait en effet contre-point
la lutte de chaque instant pour une place où s’asseoir dans le train (p. 297), ou
pour une minute supplémentaire « aux chiottes » (p. 295). On notera également
que le partage d’une langue commune, dans cette « Babel permanente » (SH,
p. 53) qu’est le camp, et l’échange verbal ne sont même plus les garants d’un lien
durable, signifiant. Ainsi lit-on, à la fin du récit du dialogue qu’Antelme a noué,
alors qu’ils transportaient une poutre ensemble, avec un garçon de café auvergnat,
ce constat amer :
54
Ainsi on avait commencé à parler, on ne sentait plus la poutre. Maintenant, on croit qu’on
pourra recommencer tout à l’heure, cet après-midi, demain aussi. On croit aussi qu’on pourra
parler ce soir à l’église. On le croit vraiment. Pourtant, il suffira que tout à l’heure, pour une
raison quelconque […] nous nous séparions, et nous ne nous connaîtrons plus. (EH, p. 49)
Et pourtant, un contact humain demeure possible : au faux dialogue avec
l’Auvergnat s’oppose, quelques pages plus loin, le dialogue vrai, mais sans mots,
entre le narrateur et un évangéliste allemand :
Nous marchions lentement et régulièrement. On ne se comprenait pas, mais qu’est-ce qu’il y
aurait eu à expliquer ? On ne sentait pas le froid du corps, ni la faim, ni les SS. On était encore
capable de se regarder et se serrer la main. Il ne fallait pas quitter cet homme. Jamais sans doute
on n’avait eu envie de crier ainsi de joie, cependant que les SS promenaient leur tête de mort
sur la prairie. On essayait de retenir cette joie, de calculer pour la retenir le plus possible, ne pas
s’en séparer. […] Puis, on a repris le panier vide chacun par une anse, et on est rentré à l’usine.
(EH, p. 75-76)
Passage essentiel, qui permet de préciser la nature de ce commun, constamment menacé et pourtant continuellement réaffirmé dans le récit : un commun
résiduel, ce qui reste quand on a tout perdu, quand on s’est fait tout prendre, et
qui ne correspond à rien d’autre que le fait d’appartenir à l’espèce humaine, dont
Antelme ne cesse de répéter qu’elle est une et indivisible 11. C’est cette conviction,
qu’il faut reconquérir chaque jour, qui permet de lutter contre l’action mortifère
des SS. Et on remarquera que ce commun résiduel se manifeste dans les gestes et
actions plus ordinaires (se regarder, se serrer la main), et qu’il ne peut se manifester que de manière intermittente et temporaire, les deux personnages retournant
très vite à l’usine après ce moment de reconnaissance réciproque qui les réinscrit
en tant qu’hommes dans un espace au contraire voué à leur déshumanisation.
Le quotidien de la vie des camps les rattrape, et ce sont alors, très clairement,
11. Voir, sur la notion d’une « ontologie résiduelle », les analyses de M. Crowley dans son essai intitulé
L’humanité irréductible, Paris, Léo Scheer, 2004.
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
deux ordinaires qui semblent entrer en tension l’un avec l’autre : celui imposé par
les règles concentrationnaires, dont on a vu qu’il relevait, aux yeux des détenus
et au moins dans les premiers temps, de l’extraordinaire ; celui qui subsiste, de
manière plus ou minimale – la revendication à l’espèce humaine en constituant
sans doute le noyau irréductible – de l’ordinaire à l’œuvre dans le monde normal.
C’est cette articulation complexe entre ces deux ordinaires, par laquelle l’extraordinaire du camp se fait routine, tout en conservant sa part d’étrangeté d’une part
et se voyant concurrencé par ce qui reste de l’ordinaire de la vie hors camp d’autre
part, qu’il nous faut à présent examiner.
ROUTINE DE L’EXTRAORDINAIRE
Routine de l’extraordinaire : c’est bien à cela que se trouvent confrontés les
déportés. Aussi étrangères semblent-elles être au sens commun, les règles qui organisent la vie au camp sont rapidement assimilées par les auteurs des textes envisagés. Ou plutôt faudrait-il parler de règles de survie, tant il est vrai que, jusqu’à la
dernière minute de captivité, les déportés ne sauront jamais précisément prévoir
les faits et gestes des SS et continueront à pâtir d’un état d’ignorance où on les
maintient délibérément pour mieux disposer d’eux 12. Dans ce contexte d’incertitude et d’arbitraire, ce sont les conditions pour la survie qui rapidement se codifient. Ainsi Levi rapporte-t-il comment il a compris, en l’espace de quinze jours,
contre quoi lutter (la faim, le froid, l’épuisement physique) et les réflexes à adopter pour ne pas mourir trop vite :
Au bout de quinze jours de Lager, je connais déjà la faim réglementaire, cette faim chronique que
les hommes libres ne connaissent pas, qui fait rêver la nuit et s’installe dans toutes les parties de
notre corps ; j’ai déjà appris à me prémunir contre le vol, et si je tombe sur une cuillère, une ficelle,
un bouton que je puisse m’approprier sans être puni, je l’empoche et le considère à moi de plein
droit. Déjà sont apparues sur mes pieds les plaies infectieuses qui ne guériront pas. Je pousse des
wagons, je manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. (SH, p. 51)
Apprentissage rapide, renforcé par l’anaphore « déjà », et qui s’affinera au fil
des mois : avec l’aide de son ami Alberto, Levi multipliera les stratagèmes pour
améliorer un quotidien invivable 13. Un tel apprentissage suppose cependant de
12. Ainsi, le personnage du roman de Kertész ne comprend pas pourquoi il bénéficie d’un traitement de faveur
lorsqu’il est mené au Revier du camp dans l’avant-dernier-chapitre du livre et personne ne juge bon de le
renseigner, le maintenant dans un état d’attente permanent : « Tout cela, dis-je, j’en prenais conscience
mais seulement avec l’impression, je dirais presque à condition d’attendre toujours, même si je ne savais
pas précisément quoi, mais disons le changement, l’éclaircissement du mystère, le réveil pour ainsi dire »
(ED, p. 270).
13. SH, chap. 16, « Le dernier », notamment p. 225-230.
55
Sylvie SERVOISE
56
se défaire pour une part de ses goûts et habitudes d’autrefois : c’est ainsi que,
lors de sa première journée à Auschwitz, le jeune garçon d’Être sans destin jette la
soupe qu’il trouve répugnante ; le deuxième jour, il la « mange » ; le troisième, il
l’« attend » (ED, p. 165). S’instaure aussi, par la succession d’ajustements plus ou
moins pénibles aux conditions nouvelles d’existence, une « grisaille quotidienne »
(ED, p. 187) qui n’est que la répétition des mêmes souffrances.
Cette routine de l’extraordinaire, les auteurs parviennent à la faire ressentir
au lecteur de multiples manières. Tout d’abord en lui faisant éprouver un sentiment de répétition, comme dans le texte d’Antelme où l’on assiste à la reprise
de certaines scènes du début à la fin du récit et qui, sans être exactement les
mêmes, constituent une variation sur un thème identique : celui des latrines, sur
lequel nous reviendrons plus loin, est l’exemple le plus évident 14. Mais aussi en
faisant vivre au lecteur l’expérience de la captivité de l’intérieur, non seulement
par le recours à une narration à la première personne, mais encore par la mise en
œuvre d’une temporalité particulière : c’est ainsi que, dans Si c’est un homme, les
repères chronologiques ont tendance à s’effacer au fil du récit, pour laisser place
à ce temps autre qui est le temps du Lager. Si des dates sont mentionnées dans le
premier chapitre (Levi est fait prisonnier le 13 décembre 1943, il arrive « fin janvier » au camp de Fossoli, le départ est annoncé le 20 février et a lieu le lendemain
au matin), ce n’est plus le cas ensuite : on apprend que « les jours se ressemblent
tous et il n’est pas facile de les compter » (SH, p. 59) et que le seul événement
envisageable est la mort : « Chaque jour, selon le rythme établi, Ausrücken et
Einrücken, sortir et rentrer, dormir et manger ; tomber malade, guérir ou mourir » (ibid., p. 49). Ce n’est que dans le dernier chapitre, significativement intitulé
« Histoire de dix jours » qui marque le retour de l’histoire, du temps en marche,
qu’interviennent des dates précises. Jour après jour, les Alliés progressent et la
libération du camp, sur laquelle s’achève le livre, a lieu le 27 janvier.
C’est sans doute Kertész qui pousse le plus loin la tentative de plonger le
lecteur dans la temporalité inédite du camp, en lui donnant à vivre une expérience de la durée qui est précisément celle traversée par le personnage. Temps
de la fiction et temps de la lecture coïncident en effet dans un récit où domine
le point de vue d’un jeune garçon qui ne comprend pas ce qui lui arrive et qui
découvre, pas à pas, une réalité dont il ne mesure pas immédiatement l’horreur,
comme nous l’avons suggéré plus haut au sujet de la dégradation physique. C’est
que, contrairement aux narrateurs de L’Espèce humaine et de Si c’est un homme
14. Nous renvoyons notamment aux pages 15, 40, 73, 110 de EH.
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
qui livrent simultanément le récit de la captivité et les clés de compréhension de
l’univers concentrationnaire, celui d’Être sans destin rapporte uniquement ce qu’il
a vécu étape par étape et dans les termes qui sont ceux de son expérience, opaque.
Aucun point de vue surplombant ne vient relayer celui du détenu. L’adolescent
cherche, dans ce roman d’initiation subverti où il s’agit d’apprendre non pas à
vivre mais à survivre, à déchiffrer le monde étrange qui l’entoure et cette entreprise d’élucidation, lente, heurtée, contrariée, est assumée comme telle. Essayant
de faire comprendre à un journaliste qu’il rencontre à son retour au pays qu’on
pouvait, « sous certaines conditions », « s’ennuyer à Auschwitz », le personnage
rend ainsi compte précisément de la façon dont il a vécu, au jour le jour, ce que
certains appellent « l’enfer » :
J’ai essayé de lui expliquer à quel point c’était différent d’arriver, par exemple, dans une gare pas
nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à
petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l’avoir derrière
soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu’on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on
bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient
pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est
possible qu’alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter… (ED, p. 342-343)
Cette appropriation, progressive, de l’extraordinaire, c’est bien celle qu’aura
effectuée le personnage tout au long du livre, et le lecteur avec lui.
Cependant, la frontière entre l’adaptation nécessaire à la survie et la soumission à un ordinaire qui n’a d’autre but que l’anéantissement des déportés est
mince : « l’accoutumance venait (non pour tous !), ce qui est la façon charitable
de dire que la transformation d’êtres humains en animaux était sur la bonne
voie », lit-on dans Les Naufragés et les rescapés (p. 111). C’est donc un rapport
particulièrement complexe que les auteurs et les personnages des récits envisagés
se doivent d’entretenir avec l’ordinaire des camps s’ils veulent survivre : il s’agit
de s’adapter, certes, mais pas trop ; d’obéir souvent, mais pas toujours ; d’accepter,
mais pas tout. Si Antelme et Levi semblent l’avoir assez rapidement compris, le
personnage de Kertész en revanche, encore tributaire du principe du mérite qui
fonctionne dans le monde dit normal – le « bon » détenu, celui qui obéit aux
ordres, sera récompensé – n’a pas ménagé ses efforts et s’est épuisé à la tâche : il
manque de devenir ce que l’on nomme, dans le langage des camps, un « musulman », autrement dit de rejoindre cette catégorie de déportés faibles, inadaptés,
promis à une mort certaine 15.
15. ED, chap. VII, p. 236-261.
57
Sylvie SERVOISE
58
À l’entreprise d’une destruction menée par un quotidien meurtrier, le déporté
ne peut résister qu’en ouvrant, ponctuellement, fugacement, des brèches au sein
de ce quotidien même. Et il le fait précisément en détournant l’ordinaire : en donnant un usage autre aux objets les plus anodins (ainsi un balai, dérobé au chantier
et revendu sur le marché noir permet à Levi d’améliorer significativement son
quotidien 16) ; ou encore en détournant, mais dans son for intérieur, le sens des actions imposées, voire en l’inversant (à l’usine, les déportés se livrent à un véritable
« travail » intérieur de sape dans L’Espèce humaine : « courbé sur la pièce, chacun
détenait un secret qui vouait cette pièce à la destruction, à la poussière. Tous travaillaient à une chose dont ils voulaient qu’elle ne fût pas. C’était du mime », EH,
p. 147) ; enfin, en attribuant une signification autre aux actes les plus prosaïques :
chez Antelme par exemple, le fait de « pisser », par lequel du reste s’ouvre le récit,
représente l’occasion d’une coïncidence fugace avec soi-même, mais aussi l’occasion d’un échange humain avec autrui qui transforme temporairement les latrines
en un espace de sociabilité (« C’était aux chiottes que les copains se disaient toujours bonjour pour la première fois le matin, et se questionnaient », EH, p. 73)
et finalement un acte de résistance minimale : « [le SS] doit croire que pisser est
exclusivement pour le détenu une servitude dont l’accomplissement doit le faire
devenir meilleur, lui permettre de mieux travailler et ainsi le rendre plus dépendant de sa tâche ; le SS ne sait pas qu’en pissant on s’évade » (EH, p. 40).
Fragile et toujours menacée, cette résistance n’est cependant pas univoque.
Se réfugiant dans des actes ordinaires, elle révèle aussi le caractère à proprement
parler hors-normes d’une expérience dont les déportés ne pourront plus se défaire.
LE RETOUR DE/À L’ORDINAIRE DANS LES CAMPS
L’ordinaire du monde hors camp métamorphosé par l’expérience des camps,
l’impossibilité de revenir vraiment d’Auschwitz, de Buchenwald ou de Dachau, le
fait de conserver sur soi, en soi, les traces indélébiles de la déportation, c’est bien
ce que rapportent les récits consacrés au retour des survivants chez eux 17. Mais,
comme nous le suggérions plus haut, le retour à l’ordinaire – et la métamorphose
du monde « normal » qui s’ensuit – s’effectue au sein même de l’expérience de
la captivité, et pas seulement une fois que celle-ci est achevée. C’est en effet en
16. S H, p. 227-228.
17. Pensons, entre autres, à La Trêve [La Tregua, 1963] de Primo Levi, L’Écriture ou la vie (1994) de Jorge Semprun
ou encore Lazare parmi nous (1950) de Jean Cayrol. Virginie Linhart a récemment consacré un essai au retour
à la vie « normale » des survivants des camps d’extermination : La vie après, Paris, Le Seuil, 2012.
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
puisant dans leurs habitudes d’autrefois, dans leur mémoire des faits, gestes, mots
et usages passés que les détenus cherchent à résister à l’ordinaire meurtrier des
camps. Rester un homme, on le sait, c’est tout l’enjeu de la bataille, obstinée,
silencieuse, des déportés. Cela signifie, par exemple, conserver les gestes d’une
hygiène quotidienne. Doit-on alors parler de conservation de l’ordinaire plus que
de retour à l’ordinaire ? Ce n’est pas si simple : en effet, on relève, aussi bien chez
Levi que chez Kertész, la tentation du détenu de renoncer à se laver dès lors qu’il
comprend la vanité d’une tâche par ailleurs fatigante :
Je dois l’avouer : au bout d’une semaine de captivité, le sens de la propreté m’a complètement
abandonné. […] Plus j’y pense et plus je me dis que se laver la figure dans des conditions pareilles est une activité absurde, sinon frivole : une habitude machinale ou, pis encore, la lugubre
répétition d’un rite révolu. (SH, p. 56)
Il faudra l’intervention de Steinlauf pour amener Levi à renouer avec la pratique d’une toilette quotidienne, qui dès lors signifie davantage que revenir à
l’ordinaire : cela veut dire résister à l’entreprise de déshumanisation des nazis.
« C’est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à
fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes » (SH, p. 57).
De la même façon, les « séances récréatives » du dimanche évoquées par
Antelme, au cours desquelles on récite notamment des poèmes du Du Bellay et
où l’on chante des ritournelles populaires, représentent davantage que la résurrection d’un patrimoine – littéraire, folklorique – commun ou que la réminiscence d’un passé chéri. Elles sont, exactement comme pour Levi quand il récite,
quoiqu’imparfaitement, le « chant d’Ulysse », extrait de La Divine comédie, à son
compagnon Pikolo 18, une occasion rare de reconquérir sa dignité et sa singularité d’être pensant et sensible. Elles sont aussi un moyen de repousser au loin
l’ordinaire terrifiant des camps : « on oubliait la soupe, on n’y pensait plus », dit
Antelme (EH, p. 204). « L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je
suis », rapporte Levi (SH, p. 176). Ces exemples, parce qu’ils témoignent d’un
retour, sur fond de désespoir, de l’ordinaire dans les camps, d’un retour voulu par
les détenus, provoqué par eux et doté d’un sens précis, celui d’une résistance à la
désindividualisation et à la déshumanisation, nous autorisent bien à parler d’un
retour à l’ordinaire, conçu comme une démarche active.
Mais ils témoignent aussi d’autre chose : de la transformation de l’ordinaire du
monde hors des camps lorsqu’il est convoqué, voire invoqué comme on invoque
un esprit bienfaisant, dans l’espace du camp. La culture devient une arme, le
18. SH, chap. 11, « Le chant d’Ulysse », p. 168-179.
59
Sylvie SERVOISE
respect de l’hygiène un défi. Cette transsubstantiation altère définitivement ces
pratiques ainsi que le monde, au-delà des camps, dans lequel le déporté voudra les
reproduire. Si le camp reconfigure ainsi l’expérience hors-camp, c’est parce que,
comme le souligne Antelme, tout détenu porte désormais le camp, ainsi que sa
puissance de métamorphose de l’expérience de l’ordinaire, en lui :
Ces parades, ce décor n’existeront plus maintenant. Mais nous sommes formés. Chacun de
nous, où qu’il soit, transforme désormais l’ordinaire. Sans crématoire, sans musique, sans
phares, nous y suffirons. (EH, p. 35)
60
Ce pouvoir de transformation concerne d’abord le monde présent au-delà des
barbelés, qui continue à exister, mais dont le déporté est séparé et dans lequel le
survivant tentera de replonger ; il concerne ensuite le passé, qui n’est alors rien
d’autre que la trace du monde extérieur que le détenu conserve en lui. Ainsi le
personnage d’Être sans destin réévalue-t-il sa vie d’autrefois à la lumière de son
expérience présente de détenu : « J’ai bientôt abouti à la conclusion que je n’avais
pas bien vécu, que je n’avais pas bien employé mes journées, que j’avais beaucoup,
beaucoup trop de choses à me reprocher » (ED, p. 216-217). Il considère ainsi
proprement « incompréhensible » le fait d’avoir pu autrefois repousser un plat
parce qu’il ne l’aimait pas. Derrière cette remarque anecdotique, c’est bien à une
requalification de l’ordinaire passé que se livre l’adolescent. Ce qui est désormais
inintelligible, ce n’est pas le monde du camp, mais celui du dehors : au regard de
l’ordinaire présent, l’ordinaire passé est devenu extraordinaire. Une expérience
semblable se trouve sous la plume d’Antelme, particulièrement sensible au fossé
qui sépare le monde d’« ici », où la faim déforme les visages en quelques mois, et
celui de « là-bas » où l’on peut encore croire que le détenu ressemble à la photographie que l’on a conservée de lui :
Là-bas, on regarde toujours la même photographie, photographie qui n’est plus de personne.
Les copains disent : « Ils ne peuvent pas savoir », et ils songent aux innocents de là-bas avec leurs
visages inchangés qui demeurent dans un monde d’abondance et de solidité, avec des peines
achevées qui semblent elles-mêmes d’un luxe inouï. (EH, p. 92)
À l’instar de ce que nous avons observé au sujet de l’extraordinaire des camps
qui peu à peu se fait routine, la défamiliarisation du détenu avec son monde
d’origine entre dans le nouvel ordre des choses. Antelme sent ainsi la distance qui
se creuse un peu plus chaque jour avec les êtres chers qu’il a laissés derrière lui,
et notamment « M 19… », dont il ne parvient pas à se rappeler la voix : « J’oublie,
j’oublie tous les jours un peu plus. On s’éloigne, on dérive. Je n’entends plus.
19. Il s’agit de Marguerite Duras, qu’Antelme avait épousée en 1939.
L’« ORDINAIRE » DES CAMPS (R. ANTELME, P. LEVI, I. KERTÉSZ)
Elle est ensevelie sous la voix des copains, sous les voix allemandes. Je ne savais
pas que j’étais si loin » (EH, p. 114). Mais si le retour volontaire à l’ordinaire ne
réussit pas toujours, le désir dont il procède et qu’il révèle en même temps ne saurait être effacé. Quand bien même il serait empêché, il est toujours là : « Tout ce
qui me reste, c’est de savoir. Savoir que M… a une voix, la voix que je sais qu’elle
a. Savoir que sa figure s’ouvre et qu’elle rit d’un rire que je sais qu’elle a. Savoir
comme un sourd et un aveugle » (ibid.). Ce savoir sans contenu, c’est bien une des
formes, et sans doute des plus poignantes, que revêt l’expérience, dans le camp,
du retour à l’ordinaire. On notera d’ailleurs que cette réduction de l’ordinaire
passé à son noyau irréductible (savoir que ce passé existe, et qu’il existe toujours,
ailleurs) obéit au même mouvement que la réduction de la notion d’homme au
seul critère d’appartenance à l’espèce humaine : sans cesse niés, l’humanité du
détenu et l’ordinaire du monde hors-camps sont encore là 20.
L’ordinaire des camps menace ainsi toujours de recouvrir l’ordinaire du monde
hors-camp. Si la sauvegarde de ce dernier, même sous sa forme minimale, est
essentielle à la survie du détenu, on ne saurait négliger qu’il peut être dangereux,
d’oublier, à l’instar de Levi absorbé par le travail de mémoire que requiert la récitation des vers de Dante, qui l’on est et où l’on est. Autrement dit, tout comme
le rapport à l’ordinaire des camps devait procéder, on l’a vu, d’un usage prudent,
le retour à l’ordinaire demande à être manié avec précaution. Renouer avec l’ordinaire du monde normal par le biais des souvenirs peut faire horriblement souffrir : « oh ! Pikolo, Pikolo, dis quelque chose, parle, ne me laisse pas penser à mes
montagnes, qui apparaissaient, brunes dans le soir, quand je revenais en train,
de Milan ! » pense Levi au moment où il cite un vers de Dante évoquant une
montagne (SH, p. 178). Au-delà du souvenir, propre à chacun, le langage, parce
qu’il est apparemment le même « ici » et « là-bas » est un piège : on « l’adore »
car « il est devenu l’ultime chose commune dont nous disposions » et s’appliquer
à en faire bon usage est une façon de sentir un peu « là-bas » souligne Antelme
(EH, p. 51). Mais au fur et à mesure que le temps passe, que le corps et la tête
s’épuisent, que l’ordinaire des camps semble étendre son empire, on comprend en
fait que les mots non seulement n’ont plus le même sens « ici » et « là-bas », mais
encore qu’ils mettent en péril l’intégrité même du détenu :
Francis avait envie de parler de la mer. J’ai résisté. Le langage était une sorcellerie. La mer, l’eau,
le soleil quand le corps pourrissait, vous faisaient suffoquer. C’était avec ces mots-là comme avec
le nom de M… qu’on risquait de ne plus vouloir se lever. Et on reculait le moment d’en parler,
20. Référence à la phrase d’Antelme, EH, p. 57 : « sans cesse nié, on est encore là ».
61
Sylvie SERVOISE
on le réservait toujours comme ultime provision. […] Mais tant que l’avenir était possible il
fallait se taire. (EH, p. 169)
62
La possibilité du retour à l’ordinaire par le seul biais du langage fait de chacun
un sorcier en puissance : mais c’est un pouvoir dangereux, qui peut se retourner
contre celui qui en use. Ici, il rappelle aux prisonniers ce à quoi ils n’ont plus droit,
et que ce à quoi ils n’ont plus droit sont des éléments naturels, normalement donnés en partage à tout humain. Ailleurs, il donne l’illusion d’une communication
réussie alors même qu’il y a malentendu : c’est le cas lorsque les soldats américains
qualifient de « frightful » (EH, p. 301) l’expérience traversée par les rescapés des
camps, ou encore lorsqu’on a recours au terme d’« inimaginable » pour la décrire :
« Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot
le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas
s’assure, se raffermit, la conscience se reprend » (ibid., p. 302).
La question du retour à l’ordinaire pendant l’expérience de captivité et après
est donc, on le voit, étroitement liée à celle du langage : le langage est ce qui
permet de mesurer l’écart entre l’ordinaire du camp et l’ordinaire hors-camp, ce
qui permet de reconquérir le second au sein du premier ou au contraire de laisser
le premier l’emporter ; il est aussi ce par quoi le rescapé éprouve la difficulté et
les enjeux de son retour dans la vie « normale », jusque dans l’effort qu’il pourra
être amené à produire pour tenter de faire partager son expérience singulière de
l’ordinaire et de l’extraordinaire des camps, dans leurs multiples reconfigurations,
à ceux qui ne l’ont pas vécue.
Les récits des déportés témoignent ainsi d’un ordinaire des camps à bien des
égards paradoxal, où l’extraordinaire se fait routine sans pour autant perdre de sa
violente étrangeté et à partir duquel est reconfiguré l’ordinaire du monde horscamp. Par là-même ils témoignent aussi de l’abyssale difficulté qu’il y a à saisir,
penser et dire pour elle-même tant la vie ordinaire qu’a fortiori, face à cette expérience-limite de l’univers concentrationnaire, l’idée que l’on puisse y faire retour.
Le rescapé, c’est celui qui ne peut plus que transformer l’ordinaire, ce qui signifie
aussi que l’ordinaire lui échappera toujours déjà.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
Michel NAEPELS 1
Lily bud floating, yellow as sorrow,
grief today, what of tomorrow ?
Gone the bud, green the leaf,
better unborn that know my grief.
Scrawny ewes with swollen heads,
the fish traps catch but stars.
What man has food now
after those many wars ?
(Ezra Pound, Odes confucéennes)
Dans sa Lecture de la poésie américaine, Serge Fauchereau propose de ce poème
d’Ezra Pound la traduction suivante :
Sur l’eau le nénuphar, jaune comme le chagrin,/ la douleur aujourd’hui, et quoi demain ?/
Plus de fleur, verte la feuille,/ mieux ne pas naître qui doit connaître mon chagrin./ Les maigres
brebis aux têtes enflées,/ les nasses ne prennent que des étoiles./ Quel homme trouve sa nourriture maintenant/ après toutes ces guerres ?
Et il ajoute : « Une image se juxtapose à une image sans liaison entre l’une et
l’autre, et le poème parvient à former un tout cohérent 2. » On ne se demandera pas si cette impression de juxtaposition tient aux formes d’ellipse présente
dans la poésie chinoise : on le sait, les traductions que propose E. Pound du
Livre des Odes 3 sont particulièrement libres et problématiques. On remarquera
cependant que la référence à la guerre présente dans le dernier vers n’apparaît que
1. Michel Naepels, qui est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS, remercie Michel
Agier, Dorothée Dussy, Isabelle Grangaud et Christine Salomon pour leurs remarques sur une première
version de ce texte.
2. S. Fauchereau, Lecture de la poésie américaine, Paris, Somogy, 1998, p. 34.
3. Shijing, ici poème 233.
63
Michel NAEPELS
dans la traduction poundienne de ce texte, et probablement pas dans la source
chinoise – plaçant ainsi la déliaison stylistique singulièrement en écho de l’expérience de la guerre. Qu’en est-il de l’expérience du chagrin, de la déliaison, et des
moyens les plus ordinaires de vivre, dans l’ombre portée de la guerre ? Dans un
ouvrage récent, Georges Didi-Huberman commente un film documentaire de
Wang Bing dans les termes suivants :
Inutile par conséquent de convoquer la « vie nue ». L’Homme sans nom n’est pas un film sur le
dénuement absolu, mais sur l’organisation d’une vie singulière dans les conditions d’un dénuement où il s’agit de trouver malgré tout les possibilités – les ressources – d’une véritable économie quotidienne 4.
64
Sur un tout autre registre, j’essayerai de m’interroger sur l’idée d’un retour à l’ordinaire dans l’après-guerre, dans les conditions d’un dénuement, à partir d’une
enquête ethnographique que je mène dans l’est de la République Démocratique
du Congo, dans la région de Pweto 5.
LES DISPOSITIFS DU « POST-CONFLIT »
Dans une enquête statistique menée en 2010 préalablement à la mise en
œuvre d’un Projet d’amélioration des moyens d’existence de la population du territoire de Pweto, au titre de la coopération allemande, dans un ensemble de villages
ayant connu la guerre dans les années précédentes, la population concernée par
ce projet de développement apparaît constituée de 75 % de « retournés », c’est-àdire de personnes ayant quitté la région pour une autre partie du Congo avant d’y
revenir (IDPs, internally displaced persons), de 15 % de « rapatriés », revenus des
deux camps de réfugiés que le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) administrait en Zambie, et de 10 % de personnes restées dans le territoire de Pweto dans
les années précédentes 6. En raison de l’histoire récente de cette partie du HautKatanga, la question du « retour » est en effet ouverte, en premier lieu en un sens
géographique, migratoire.
Donnons quelques éléments de contextualisation. Au cours des quinze dernières
années, le territoire de Pweto a tout d’abord été traversé par les troupes armées
de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo, mouvement
rebelle que dirigeait Laurent-Désiré Kabila en 1996-1997, lors de son parcours
4. G. Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants. L’œil de l’histoire 4, Paris, Minuit, 2012, p. 243.
5. Région frontalière avec la Zambie ; le centre administratif de Pweto est situé au bord du lac Mwero.
6. E. Kasongo Lenge Mukonzo, Enquête de base du Projet d’amélioration des moyens d’existence de la population
du territoire de Pweto – Haut Katanga (PAMEP-GTZ), Pweto, GTZ, 2010.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
d’est en ouest du Zaïre qui entraîna la chute du président Mobutu. Après sa prise
du pouvoir, puis le renversement d’alliances contre ses alliés rwandais et ougandais en 1998, une guerre de cinq ans impliquant de nombreux pays se déroula sur
le territoire congolais jusqu’en 2003. Pweto constitua une ligne de front à partir
d’août 1998, avant de tomber le 6 décembre 2000 lors de ce qu’il est convenu d’appeler la bataille de Pweto. Joseph Kabila (alors âgé de 28 ans), l’un des fils du président, était en position de commandement de l’armée congolaise à Pweto en tant
que général, et le gouverneur du Katanga originaire de Pweto, Augustin Katumba
Mwanke, devint alors l’un de ses proches conseillers 7. La chute de Pweto entraîna le
départ de la presque totalité de la population locale, de crainte d’exactions contre les
civils, qui se répartit entre camps de réfugiés gérés par le HCR en Zambie, et déplacements chez des proches à l’intérieur du Congo, notamment à Lubumbashi, la
capitale provinciale. Le président Laurent-Désiré Kabila fut assassiné peu de temps
après, en janvier 2001, et son fils Joseph lui succéda. À partir des accords de paix
de 2003, un mouvement parfois qualifié d’auto-défense villageoise qui était apparu
lors de la guerre contre le Rwanda, les « mayi-mayi » dirigés par Gédéon Kyungu,
sema trouble et désolation dans une région qualifiée localement de « triangle de la
mort », entre Pweto, Manono et Mitwaba, entraînant des violences nombreuses,
et de plus nombreux déplacements. Ainsi, à la suite de ces années de violence, en
janvier 2006, le HCR hébergeait 66 000 réfugiés congolais en Zambie, et recensait 312 000 déplacés au Katanga. Gédéon et son groupe milicien se livrèrent à la
force internationale de l’ONU pour le Congo, la MONUC, en mai 2006, afin de
participer aux opérations de DDR (désarmement, démobilisation, réinsertion) qui
étaient alors en cours, notamment par l’intégration des principaux responsables
miliciens dans l’armée nationale. Mais en raison de la gravité des crimes dont il
était accusé, et des rapports d’ONG locales et internationales le concernant, il fut
finalement livré à la justice militaire congolaise, et condamné à mort en mars 2009,
sans être exécuté. La fin de la guerre et la démobilisation du mouvement mayi-mayi
furent suivies de missions d’évaluation de la situation de la population locale, et rendirent aussi possible le retour des déplacés internes (qui rentrèrent spontanément à
Pweto à partir de 2004, et surtout de 2005), et des réfugiés (encadrés par le HCR
et une série d’ONG prestataires, entre 2006 et 2010). Ainsi, l’un de ces rapports
posait : « La situation sécuritaire est calme dans la zone évaluée. Le calme est revenu
et la situation politique s’est stabilisée dans cette partie du territoire de Pweto 8. »
7. Voir J. Stearns, Dancing in the glory of monsters. The collapse of the Congo and the great war of Africa, New York,
Publicaffairs, 2011, p. 271-276.
8. Enquête Multi Sectorielle dans le territoire de Pweto 2 du 7 au 19 juillet 2007, Lubumbashi, mult., 2007, 16 p.
65
Michel NAEPELS
66
Les processus que nous venons d’évoquer sont fréquemment pensés au Congo
(comme ailleurs) sous la catégorie du « post-conflit », à travers l’organisation du
« retour à la paix » par des dispositifs publics ou de tutelle internationale, et le
soutien complexe d’opérateurs internationaux, gouvernementaux ou non, chacun
ayant ses propres logiques. Après une guerre de grande ampleur, des dispositifs
militaires, civils et institutionnels visent à encadrer à la fois le retour à la paix et le
retour des réfugiés, qui sont décrits dans une considérable littérature technique, en
même temps qu’ils sont souvent réfléchis, déconstruits et critiqués par les sciences
sociales. Les aspects militaires du post-conflit se déploient simultanément sous
la forme d’opérations de DDR et de RSS (réforme des services de sécurité 9) : il
s’agit de collecter et de détruire les armes des groupes armés, de rassembler les
combattants dans des centres de démobilisation, d’encadrer leur retour à la vie
civile pour la plus grande partie d’entre eux, et leur insertion dans les troupes
armées régulières pour les autres. Ce dernier point s’accompagne de l’affirmation
de standards de « bonne gouvernance » dans les usages publics de la force armée.
Dans le nord-Katanga, une série d’opérateurs ont joué en ce sens : des organisations congolaises ont agi à un niveau local, tel le PAREC 10, avec un programme
d’échange des armes contre des vélos ou des tôles, offrant à chaque personne
apportant une arme à feu un vélo, un coupon de tissu, un pantalon, une chemise,
une houe, un tee-shirt et 2 500 francs congolais (de quoi acheter trois kilos de riz
ou le double de farine de maïs). Des ONG internationales comme MAG 11 ont
contribué au déminage, à la collecte des engins non explosés ou à la destruction
des armements recueillis lors du processus de DDR. La réforme de l’armée et de
la police, pour tenter d’en faire des opérateurs publics plutôt que les représentants
de groupes partisans, a été entreprise à travers la formation des services de sécurité
par la MONUC (devenue MONUSCO en 2010) ou par des programmes de
coopération intergouvernementale (belge en particulier).
Ces actions de démilitarisation s’inscrivent dans un cadre plus large d’institution des conditions de la paix, du développement ou de l’autonomie, pensée
avant tout comme modèle d’action publique (nationale ou internationale, avec
des opérateurs qui peuvent être intergouvernementaux, locaux, associatifs, etc.).
Soit la liste, parfaitement typique, des « actions prioritaires à court terme » du
« Programme de stabilisation et de reconstruction des zones sortant des conflits
armés », créé par Ordonnance présidentielle congolaise du 29 juin 2009, et qui
9. Les acronymes que nous employons sont utilisés de manière habituelle dans la littérature concernée, et
constituent un élément très typique de ce jargon technique qui l’éloignent du langage ordinaire.
10. Programme œcuménique de paix, transformation des conflits et réconciliation.
11. Mines advisory group.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
devait encadrer l’organisation de ces actions, si possible de manière concertée,
dans les parties de l’est du Congo traversées par la guerre :
– Domaine sécuritaire : casernement des militaires ; déploiement de la police dans les zones
jadis occupées par les groupes armés.
– Domaine humanitaire : retour des déplacés internes et des réfugiés dans leurs milieux d’origine.
– Domaine économique : construction, réhabilitation et ouverture des routes d’intérêt national,
provincial et de desserte agricole ; préparation des dossiers des zones sinistrées ; appui à la sécurité alimentaire ; industrialisation dans les secteurs agricoles et miniers 12.
C’est dans un cadre comparable, mais sous responsabilité internationale,
qu’eut lieu entre 2006 et 2010, avec l’appui d’un ensemble de partenaires associatifs, l’opération de rapatriement à Pweto des réfugiés congolais hébergés dans
les camps du HCR en Zambie, à Kala et Mwange, dont certains étaient originaires du Territoire de Pweto, et de nombreux autres originaires de parties plus
septentrionales du Katanga (Moba-Kalemie, sur le lac Tanganyka) et dans une
moindre mesure du Sud-Kivu. Dans de telles situations, un organisme des Nations
Unies – OCHA 13 – est particulièrement chargé de la coordination humanitaire,
notamment à travers la définition de groupes de travail entre agences et ONG (ou
« clusters ») prenant en charge tel ou tel dossier : protection, santé, eau, hygiène et
assainissement, sécurité alimentaire et nutrition, logistique, éducation, etc. Cette
opération encadrée de rapatriement de grande ampleur des réfugiés contraste avec
le retour spontané des déplacés (IDPs). Après leur retour au Congo, une partie
importante d’entre eux a choisi de rester installés dans le territoire de Pweto, en
raison de l’insécurité persistant plus au nord, et de la protection qu’ils pouvaient
espérer trouver à Pweto suite aux investissements politiques et économiques
d’Augustin Katumba Mwanke, devenu entre-temps le principal (et richissime)
conseiller du nouveau président Joseph Kabila, notamment pour les affaires
économiques et minières 14. Le processus organisé par le HCR de rapatriement
de civils, entraîna la distribution aux retournés d’aide alimentaire (via le PAM 15)
et de « kits de réinstallation » ; en même temps qu’étaient lancés des projets
de développement (ISF 16, GTZ 17) ; de suivi psychologique des retournés, via
12. J. Hangi Binini, Défis de stabilisation et reconstruction des zones sortant des conflits armés : mission du
programme STAREC, s.l., mult., 2009, p. 5.
13. Office for the coordination of humanitarian affairs.
14. J. Stearns, op. cit., p. 318-321.
15. Programme alimentaire mondial.
16. Ingénieurs sans frontières.
17. Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit, devenu depuis lors Deutsche Gesellschaft für Internationale
Zusammenarbeit, GIZ.
67
Michel NAEPELS
68
CVT 18 ; de santé, en particulier pour traiter les épidémies de choléra, via Médecins
sans frontières-Espagne ; et un certain nombre de « projets multisectoriels » – allant
du forage de puits à la réfection de bâtiments publics, de l’assainissement de domiciles privés à la réhabilitation agricole, de la promotion de la santé à la microfinance, projets multisectoriels menés à Pweto notamment par ADRA 19, UMCOR 20
et ACTED 21. Parmi les bénéficiaires de ces projets, et notamment du rapatriement
opéré par le HCR, une attention particulière a été accordée aux « vulnérables »,
catégorie de l’action internationale regroupant les plus démunis et les plus isolés des
bénéficiaires, notamment parmi les femmes, les enfants, les vieillards, les infirmes 22.
Ainsi est apparu à Pweto un quartier connu comme étant celui « des vulnérables »,
où leurs nouvelles maisons en tôles suscitent quelque jalousie.
Le dispositif ainsi défini tel qu’il s’est déployé à Pweto, en particulier entre 2006
et 2010, est tout à fait typique des interventions internationales « post-conflit »
visant de manière implicite un retour à l’ordinaire. On peut très légitimement
faire l’analyse, la critique, le dépeçage catégoriel de ce dispositif et de ses effets
pervers – notamment le silence des bénéficiaires qu’il organise, leur réduction au
statut de victimes, voire de corps, les effets de seuil dans la définition des bénéficiaires, etc. Dans ce cadre analytique et critique, très largement prédominant
dans ce qui s’écrit sur le Congo aujourd’hui, y compris en sciences sociales, c’est
le plus souvent le moment de la crise elle-même puis son immédiat après-coup
qui sont privilégiés, au détriment de processus de plus longue durée. Dans le
langage partagé par les institutions internationales, la majorité des ONG de développement et de démocratisation, et certains politistes, la reconstruction de
l’État et le renforcement de la société civile sont l’objet privilégié d’une approche
technique, conditionnant les relations d’aide économique avec des donateurs
institutionnels : la « construction de la paix » (peacebuilding) est alors le langage
d’une intervention internationale normative 23, insistant sur la reconstruction de
la justice, de l’armée et de la police, sur la démocratisation politique et sur la
18. Th
e Center for victims of torture, dont les objectifs s’énoncent ainsi : « strengthening post-conflict communities ;
healing individuals ; rebuilding civil society » (renforcer les communautés après les conflits ; soigner les
individus ; reconstruire la société civile).
19. A
dventist development and relief agency.
20. U
nited methodist committee on relief.
21. A
gency for technical cooperation.
22. M. Agier, « Le camp des vulnérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté niée », Les Temps Modernes, no 627,
2004, p. 120-137.
23. M. Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
« bonne gouvernance 24 ». On peut alors analyser les modalités de circulation des
techniques de pacification « par le haut » et « par le bas » et de reconstruction
sociale 25, le développement du modèle de la justice transitionnelle (commissions
vérité et réconciliation) pour le retour à la paix, concurremment à un modèle de
justice internationale, l’usage des catégories et des pratiques du soin physique et
psychique, les continuités entre les actions de développement et celles de l’intervention coloniale et missionnaire, etc.
L’ORDINAIRE DES GENS ORDINAIRES
Dans un contexte de moindre actualité de la guerre, quelles sont les formes
et les procédures de redéfinition de l’ordre et de la légitimité politique, de
reconversion des pratiques violentes, de construction de nouveaux rapports
sociaux ? C’est pour saisir autrement l’expérience de ce qu’il n’est sans doute pas
aisé de penser alors comme un retour à l’ordinaire que j’ai commencé une enquête
dans la région de Pweto, après la fin (en 2010) du programme du HCR de retour
des réfugiés, et le départ subséquent de l’immense majorité des organisations
urgentistes qui l’accompagnaient à différents titres (MSF, CVT, MAG, parmi
d’autres). Je cherche ainsi à dépasser l’opposition du conflit et du « post-conflit »,
en procédant à plusieurs déplacements. Enraciner l’enquête en un lieu singulier
permet d’accéder à un ensemble d’enjeux sociaux plus généraux que le seul
moment de la sortie du conflit, et aux formes d’historicisation et de subjectivation
de passés violents, à l’actualité rémanente des conflits et aux formes d’historicité
qu’elle mobilise comme au poids des constructions juridiques coloniales dans
des espaces post-coloniaux, et à la compréhension de l’État à partir de ses acteurs
locaux et des intérêts propres qu’ils développent. Ainsi, l’articulation de durées
plus longues peut être substituée à une focalisation sur la crise et sur la réforme
des institutions.
Il s’agit de s’enraciner dans la condition empirique des sciences sociales, en
faisant tout d’abord le choix de l’ethnographie : comme l’écrit Claude Imbert,
24. R. Marchal, « Terminer une guerre », dans R. Marchal & C. Messiant (éds), Les chemins de la guerre et de la
paix. Fins de conflit en Afrique orientale et australe, 1997, p. 5-48.
25. Voir S. Autesserre, « Construire la paix : conceptions collectives de son établissement, de son maintien et de
sa consolidation », Critique internationale, n° 51, 2011, p. 153-167 ; S. Dezalay, « Des droits de l’homme
au marché du développement. Note de recherche sur le champ faible de la gestion de conflits armés »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 174, 2008, p. 68-79 ; S. Lefranc, « Convertir le grand nombre
à la paix… Une ingénierie internationale de pacification », Politix, no 80, p. 7-29 et « Du droit à la paix.
La circulation des techniques internationales de pacification par le bas », Actes de la recherche en sciences
sociales, no 174, 2008, p. 48-67 ; K. Vanthuyne, « Les contradictions d’une reconstruction démocratique
“par le bas”. Le Guatemala dans l’après-conflit civil armé », Politix, no 80, 2007, p. 81-107.
69
Michel NAEPELS
70
« Emprunterait-on à l’ethnographie, viserait-on une “micro-histoire”, l’avantage
attendu n’est pas un surcroît de concrétude mais bien de préparer d’autres prises
de réel, au prix coûtant d’une autre intelligence 26. » C’est faire le pari que l’expérience ethnographique, par le type de matériaux qu’elle produit, par l’interlocution et l’interaction 27, donne accès à des discursivités et des visibilités autres que
celles du discours cadrant l’action publique, et définit ainsi un accès descriptif à
une expérience que nous pouvons prendre le parti d’appeler ordinaire : il s’agit
alors de prendre pour point de départ la manière dont les acteurs évoquent leur
propre situation, et éventuellement leur propre vulnérabilité – non plus comme
catégorie d’action du HCR, ou comme assignation victimaire, mais plutôt pour
essayer d’écrire d’une autre façon ce qui vient après le conflit, tout comme l’ethnologue Carolyn Nordstrom s’est employée à écrire une autre sorte d’histoire de
guerre 28, A different kind of war story, en mettant en avant la fragilité des acteurs,
leur expérience de la blessure, physique et morale, comme constitutive de la relation au monde, leur expérience de l’exposition, en même temps que leur activité
et leur énergie au sein d’une telle situation sociale 29. Cette intention ouvre un
problème méthodologique immédiat dans l’enquête, celui de l’étrangeté de la
position de l’enquêteur européen pour ses interlocuteurs 30, et de la confusion
possible des registres de son identification. Disons simplement qu’il y a des protocoles méthodologiques pour éviter dans des zones de post-conflit d’être pris
pour un donateur ou pour un membre d’ONG, afin d’entendre autre chose que
le discours formaté de présentation de soi comme victime que les ONG suscitent
parfois en raison des droits à prestations qu’un tel discours ouvre 31. Il s’agit de
26. C. Imbert, « Le cadastre des savoirs. Figures de connaissance et prises de réel », dans J.‑C. Passeron &
J. Revel (éds), Penser par cas, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, p. 257.
27. Voir M. Naepels, « L’épiement sans trêve et la curiosité de tout », L’Homme, no 203-204, 2012, p. 77-102.
28. C
. Nordstrom, A Different Kind of War Story, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997.
29. Voir en particulier J. Butler, Vie précaire. Les Pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001,
Paris, Amsterdam, 2005 et Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones,
2010 ; V.  Das, Life and words. Violence and the descent in the ordinary, Berkeley, University of California
Press, 2007 ; E. Ferrarese « Vivre à la merci. Le care et les trois figures de la vulnérabilité dans les théories
politiques contemporaines », Multitudes, no 37-38, 2009, p. 132-141 et « Les vulnérables et le géomètre.
Sur les usages du concept de vulnérabilité dans les sciences sociales », Raison Publique, no 14, 2011, p. 1737 ; M. Gaille, 2011, « Vulnérabilité », dans M. Marzano (éd.), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF,
2011, p. 1440-1449 ; C. Gautier & S. Laugier (éds), L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006 ; S. Laugier,
« L’éthique comme politique de l’ordinaire », Multitudes, no 37-38, 2009, p. 80-88.
30. Voir M. Naepels, « Une étrange étrangeté. Remarques sur la situation ethnographique », L’Homme, no 148,
1998, p. 185‑199 [réédité dans Ethnographie, pragmatique, histoire, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011].
31. V
oir M. Utas, Sweet Battlefields : Youth and the Liberian Civil War, Uppsala, University Dissertations in
Cultural Anthropology, 2003.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
cette manière de ne pas partir de l’État, de sa faillite, de son renforcement ou
de sa reconstruction ; ni non plus des combattants, des camps de réfugiés ou de
l’actualité la plus grande des conflits ; mais bien plutôt de villages, de bourgs et de
petites villes, de lieux de vie commune d’hommes et de femmes, où se tissent et se
recomposent les liens sociaux, où s’inventent et se confrontent les appartenances
et les identités, par enquête in situ, pour saisir l’après-coup de la crise comme
un lieu à la fois banal et expérimental de dynamique sociale, et d’inscription des
acteurs dans de nouvelles configurations de rapports de pouvoir – pas forcément
comme un retour à l’état antérieur, à la normale ou à l’ordinaire 32.
Donnons un exemple : à compter de septembre 2009, le chef coutumier et
administratif Médard Mpweto, appuyé par un comité organisateur largement
issu de l’association des originaires Babwile de Pweto, a organisé chaque année
une cérémonie d’anniversaire de son investiture comme chef, qui constitue une
forme de mobilisation des esprits ancestraux à la fois pour le bien-être du pays et
pour le renforcement de sa propre autorité, par la visite de sites funéraires et la
distribution d’offrandes propitiatoires, dans une forme d’invention de la tradition
inspirée de nombreux modèles comparables dans la région, en particulier dans la
Zambie voisine 33. Au Congo, on peut penser que le contexte « post-conflit » a
permis le tissage d’un lien étroit entre le chef Médard Mpweto et l’homme politique Augustin Katumba Mwanke, les deux notables cherchant après la guerre à
renforcer leur autorité locale : Katumba était gouverneur du Katanga à l’intronisation de Mpweto en 1999, et il a contribué par ses moyens propres à la réfection
des bâtiments de la chefferie. L’enjeu de la cérémonie est alors simultanément
l’ancrage local de l’homme politique, l’affirmation de l’autorité du chef, et leur
commun souci de faire des Babwile et de leur association d’originaires, l’Insaka,
leurs relais locaux et les principaux interlocuteurs à Pweto de l’État comme des
ONG (notamment face aux représentants des réfugiés Batabwa originaires du
lac Tanganyka, et des Baluba 34 voisins – les principaux partisans du mouvement
« mayi-mayi » de Gédéon). La célébration des malheurs des Babwile est une com32. Voir V. Das, A. Kleinman, M. Lock, M. Ramphele & P. Reynolds (éds), Remaking a World. Violence, Social
Suffering and Recovery, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 2001.
33. Voir D. Gordon, « The Cultural Politics of a Traditional Ceremony : Mutomboko and the Performance of
History on the Luapula (Zambia) », Comparative Studies in Society and History, 46 (1), 2004, p. 63-83 ;
P. Petit, « “Be proud to be Bwile : it is your tribe !” Ethnicity, Political Jubilees and Traditions of Origins
among the Bwile of Zambia », dans T. Otto & P. Pedersen (éds), Tradition and Agency. Tracing cultural
continuity and invention, Aarhus, Aarhus University Press, 2005, p. 50-82.
34. Les collectifs « Babwile », « Batabwa » ou « Baluba » sont localement mis en avant en tant que groupes
« culturels » ou « ethniques ». Ba- est un préfixe pluriel servant à désigner les groupes humains dans les
langues bantoues parlées dans la région.
71
Michel NAEPELS
72
posante centrale de la cérémonie, à travers les louanges adressés en mémoire des
notables Babwile morts violemment (un ancien ministre de Mobutu, un ancien
administrateur du territoire adjoint, un ancien homme politique), et la mobilisation collective autour de l’identité coutumière pour se protéger de tels malheurs. La cérémonie contribue ainsi à la construction d’un récit de l’histoire locale
articulé autour de l’ethnicité et de l’ancestralité, contre des formes concurrentes
possibles de mobilisation collective. Elle constituait aussi le lieu d’une alliance
privilégiée de ce collectif avec un homme politique puissant.
Or, cette alliance est particulièrement importante dans le cadre économique
de la vie commune, marquée par une précarité certaine. Il est particulièrement
difficile d’apprécier l’évolution de la situation socio-économique locale par des indicateurs généraux, faute d’appareil statistique adéquat. La République Démocratique du Congo se situe à la dernière place du classement multivarié que constitue
l’indice de développement humain du PNUD, et qui combine des indicateurs
portant sur le revenu, la santé, l’éducation et les rapports de genre 35. À l’échelle
du Katanga, le dernier rapport du PNUD témoigne d’une forte pauvreté, en particulier rurale, d’un revenu mensuel moyen de 27 $ par actif, de 49 $ par ménage,
d’une faible scolarisation et de conditions de santé médiocres 36. Nous n’avons pas
de données comparables à l’échelle du Territoire de Pweto. On peut toutefois dire
qu’une agriculture villageoise s’est reconstruite, à partir de la production vivrière
(et peu commercialisée) de maïs, de manioc, d’arachides, de haricots et de patates
douces, à quoi s’ajoute parfois, pour les mieux installés, l’élevage de poules et de
quelques chèvres. L’accès à la terre semble peu problématique, même pour les
réfugiés Batabwa (qui, sans être originaires de Pweto, ont un accès à des terres
relativement plus éloignées du centre administratif, et une réputation bien établie
d’agriculteurs talentueux, par opposition aux Babwile tournés vers la pêche sur le
lac Mwero). Mais la paix n’est pas seulement retour à une utopie d’auto-suffisance
villageoise, à la succession des travaux et des jours, dans une région marquée de
longue date par la prédation politique et l’usage de la violence dans le contrôle
des corps et de la main-d’œuvre comme dans la captation des ressources (terres,
richesses naturelles et minières, commerce extérieur). La production s’inscrit ici
entre prédation et protection. Ainsi, il faut pour comprendre la construction de
la « paix » s’intéresser aux modalités empiriques de conversion locale de la vio35. PNUD, Rapport sur le développement humain 2013. L’essor du Sud : le progrès humain dans un monde diversifié,
New York, Programme des Nations Unies pour le Développement, 2013, p. 159.
36. PNUD, Province du Katanga. Profil résumé Pauvreté et conditions de vie des ménages, Kinshasa, mult., 2009,
20 p.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
lence militaire en violence criminelle, en exploitation économique ou en pouvoir
politique, et d’éventuelle concentration de son usage sous une forme monopolistique. Carolyn Nordstrom a montré comment les réseaux militaro-criminels de
la guerre contribuent de manière ambivalente à la construction d’une économie
de paix 37. Mats Utas s’est de la même façon intéressé à la logique politique du
patrimonialisme politico-économique, du patronage ou du parrainage, et aux
continuités qu’elle révèle entre les temps de la guerre et de la paix 38. Au Congo,
le déploiement des activités capitalistiques s’appuie sur des positions de contrôle
de l’activité économique dans l’État. Les grands hommes locaux apparaissent
ainsi simultanément en position de prédation sur l’activité, d’investissement et de
redistribution, avec toutefois une préférence marquée vers une réalisation rapide
de la plus-value, réinvestie ailleurs qu’en République Démocratique du Congo.
Pour les gens ordinaires, l’accès à un emploi salarié est le plus souvent directement
conditionné par la proximité avec de puissants protecteurs : l’accès à l’emploi à
Pweto, sur les mines de cuivre de Dikulushi et Kapulo, dans les entreprises de
travaux publics ou de production agricole capitalistique, à la télévision locale
était ainsi marqué par l’influence directe ou indirecte mais décisive d’Augustin
Katumba Mwanke – tout comme la pêche sur le lac Mwero a pendant longtemps
été contrôlée par d’autres entrepreneurs puissants (dont certains sont devenus des
hommes politiques katangais importants). L’exploitation de l’or de Kasama, ou
de la cassitérite produite plus à l’ouest, est organisée selon une logique de mise
en dépendance à crédit 39 des « creuseurs » artisanaux (des jeunes, des migrants,
d’anciens enfants-soldats), par des commerçants ou des responsables de groupes
armés (militaires ou miliciens) qui écoulent les minerais produits sur le marché
international, par des réseaux marchands plus ou moins légaux 40, traversant la
Zambie, la Tanzanie, et Dubaï 41.
37. C. Nordstrom, Shadows of War. Violence, Power, and International Profiteering in the Twenty-First Century,
University of California Press, 2004.
38. M. Utas (éd.), African Conflicts and Informal Power : Big Men and Networks, Londres, Zed Books, 2012.
39. À l’image des forestiers brésiliens décrits par Christian Geffray, Chroniques de la servitude en Amazonie
brésilienne : essai sur l’exploitation paternaliste, Paris, Karthala, 1995.
40. J. Roitman, Fiscal Disobedience : An Anthropology of Economic Regulation in Central Africa, Princeton,
Princeton University Press, 2005.
41. « Des éléments portent à croire que pendant la Transition, des Maï-Maï à Mitwaba ont collaboré avec les
FARDC à l’exploitation des ressources naturelles en échanges d’armes. Alors que les Maï-Maï se chargeaient
de la plus grosse partie du creusage, l’armée achetait les minerais et les revendait au marché. Les livraisons
d’armes aux Maï-Maï ont probablement continué jusqu’en 2006. Ils affirment que les armes ont été
échangées contre de l’or, des pierres précieuses et d’autres objets de valeur. Les Maï-Maï de Gédéon ne
quittent pas leurs campements provisoires de Mitwaba car ils attendent leur intégration dans le programme
73
Michel NAEPELS
NI PAIX NI GUERRE
74
En septembre 2011, Gédéon Kyungu, le leader milicien qui avait terrorisé
la région de Pweto entre 2003 et 2006, s’est évadé de prison, probablement
avec d’importantes complicités extérieures. En février 2012, l’homme politique
Augustin Katumba Mwanke est mort dans un accident d’avion. Ces deux événements ont révélé l’extrême fragilité des horizons temporels des habitants de Pweto.
Alors que mes interlocuteurs témoignaient sans cesse lors de mon premier séjour
d’enquête en 2011 de leur reconnaissance envers « l’honorable Katumba », « l’enfant de Pweto », et de leur confiance pour le développement de Pweto dans les prochaines années, la tonalité s’est radicalement transformée l’année suivante, à la fois
en raison du licenciement d’un certain nombre d’employés des différentes entreprises liées à l’homme politique, et aussi du recrutement de nouveaux mayi-mayi par
Gédéon Kyungu début 2012, menant à l’attaque de la garnison et du centre administratif de Pweto par une centaine d’enfants-soldats en août 2012, probablement
pour récupérer des armes. Suite à cela, l’anniversaire de l’investiture du chef coutumier prévu en septembre 2012 a été supprimé et remplacé par un simple après-midi
de méditation à la chefferie, en présence d’une partie des autorités administratives
locales. En raison du développement considérable du mouvement milicien, articulé
à un mouvement indépendantiste katangais de plus en plus affirmé, les troubles
se sont multipliés, entraînant la fuite des villageois qui craignent tout autant les
exactions des miliciens que les pillages des militaires. Si ce n’est pas tout à fait la
guerre, ce n’est plus tout à fait la paix 42. De telle sorte que selon des chiffres publiés
par l’agence des Nations unies pour les affaires humanitaires (OCHA), au cours de
la présentation de son plan d’action pour 2013, la province du Katanga compterait
316 000 déplacés internes en février 2013 contre 55 000 en janvier 2012 (soit un
retour aux chiffres de 2006) – et de nouvelles enquêtes sont menées par les organisations internationales et humanitaires pour évaluer les besoins correspondants 43.
Par ailleurs, les délestages d’électricité et les limitations dans le fonctionnement de
l’adduction d’eau, auxquels ne pallient plus les aides d’Augustin Katumba Mwanke,
ont contribué à la reprise d’une épidémie de choléra à Pweto. On peut avoir des
raisons de douter de l’exactitude de ces chiffres, mais quoi qu’il en soit, voici de
nouveau l’ordinaire de la guerre envahissant l’ordinaire du village. Il n’est donc plus
de réinsertion », S. Spittaels & N. Meynen, Cartographie des intérêts dans les zones de conflit : le cas du
Katanga, Anvers, IPIS, 2007, p. 35.
42. P
. Richards (éd.), No Peace, No War : An Anthropology of Contemporary Armed Conflicts, Athens, Ohio
University Press/Oxford, James Currey, 2005.
43. R
apport de la mission inter-cluster à Pweto du 4 au 11 février 2013, 2013, Lubumbashi, mult., 24 p.
APRÈS TOUTES CES GUERRES
question de comprendre les formes de construction de nouveaux rapports sociaux
dans un contexte pacifié. Je fais ainsi l’expérience que retourner à l’ordinaire du lieu
singulier qu’est Pweto, en partageant certains aspects très partiels de l’expérience
des gens ordinaires, c’est douter profondément du dispositif de retour à l’ordinaire
orchestré par l’articulation du HCR, de l’action publique congolaise et des ONG
locales et internationales 44, ce qui implique de prendre une autre perspective, comparable au déplacement proposé par Foucault dans son cours de 1976, dans lequel
il opposait au discours juridique lié à la souveraineté du roi et à l’obligation d’obéissance des sujets la nécessité de laisser place à un discours non étatique, qui réintroduise la complexité des actions réelles, la confrontation et la revendication des droits
et des intérêts de chacun. Tenir compte des pratiques effectives dans les situations de
conflit, s’intéresser aux mécanismes infinitésimaux, partir des relations de pouvoir
dans leur diversité, leur hétérogénéité, leur historicité et leur complexité, c’est ainsi
s’inscrire strictement dans le champ descriptif et analytique des sciences humaines
empiriques 45. C’est aussi penser le politique dans les espaces d’autonomie et d’initiative que chacun cherche à construire dans l’ensemble des situations sociales qu’il
rencontre plutôt qu’au sein des seules institutions. Une telle perspective, nous dit
M. Foucault, « se développe entièrement dans la dimension historique 46 ».
La région de Pweto, aussi loin qu’on puisse remonter dans la connaissance
historique qu’on en a, témoigne de moments d’actualisation par la violence de la
virtualité qu’est la fragilité de chacun, dans une concurrence toujours renouvelée,
et à chaque fois singulière, d’entrepreneurs politiques prédateurs : de l’expansion
des États Luba (à l’ouest) et Lunda de Kazembe (au sud) au xviiie siècle 47 visant à
contrôler les salines de Pweto et les richesses en poissons du lac Mwero, aux interventions menées tout au long du xixe siècle par des trafiquants d’esclaves Swahili
organisant les caravanes approvisionnant Zanzibar (dont le célèbre Tippo-Tip,
44. S. Autesserre, The Trouble with the Congo : Local Violence and the Failure of International Peacebuilding, New
York, Cambridge University Press, 2010.
45. M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1975-1976, Paris, EHESS-GallimardSeuil, 1997, p. 34 ; voir aussi « La philosophie analytique de la politique », 1978, dans Dits et Ecrits II, no 232,
Paris, Gallimard (« Quarto »), p. 534-551, et « Le pouvoir, comment s’exerce-t-il ? », dans H. Dreyfus &
P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 308‑321.
46. Ibid., p. 47-48.
47. J. Vansina, Les anciens royaumes de la savane, Léopoldville, Université Lovanium 1965 ; T. Reefe, The Rainbow
and the Kings : A History of the Luba Empire to 1891, Berkeley & Los Angeles, University of California Press,
1981 ; G.  Macola, The Kingdom of Kazembe : History and Politics in North-Eastern Zambia and Katanga to
1950, Hambourg, LIT Verlag, 2002.
75
Michel NAEPELS
76
Kafindo à Pweto, Simba sur le lac Mwero, etc. 48), et à l’expansion des relations
tributaires des commerçants d’ivoire Yeke de Msiri 49. Le temps de la colonisation
belge fut marqué par la mise en œuvre de formes très violentes de conquête 50,
puis d’administration indirecte et de cultures obligatoires dans les années 1930
pour approvisionner le développement de la ville minière de Lubumbashi. L’indépendance du Congo et la sécession katangaise (1960-1963) donnèrent lieu à une
véritable guerre civile à Pweto, avant la zaïrianisation des entreprises dans les
années 1970, conduisant à un système de dépouilles pour les plus proches du
régime, dans ce qui a été qualifié de kleptocratie mobutiste 51 : autant de formes
diverses du primat de l’extorsion, du prélèvement, de la prédation, sur les tâches
toujours recommencées de la production et de la reproduction. Bref, comme
l’écrit l’anthropologue Michael Taussig de la Colombie, s’inspirant de Walter
Benjamin, c’est l’état d’exception, et la terreur, comme d’habitude 52. Approcher
la réalité par la violence, l’incertitude et la précarité sociale conduit à dire comme
Benjamin que « La tradition des opprimés nous enseigne que l’“état d’exception”
dans lequel nous vivons est la règle 53. » Cela ouvre un programme de recherche,
c’est-à-dire d’écriture, qui n’est plus celui du retour à l’ordinaire :
Comprendre : élever sa colère devant la violence du monde – élever, symétriquement, son
empathie devant la souffrance du monde – à la hauteur d’une pensée, d’un travail. Mais d’un
travail qui n’oublie, dans sa précision scrupuleuse, ni la colère, ni l’empathie. Comprendre :
exercer deux fois sa patience. Une fois pour le pathos (la souffrance, le temps subi), une fois pour
la forme (la connaissance, le temps reconstruit ou remonté 54).
48. Voir Tippo-Tip (Hamed ben Mohammed El-Murjebi), 1974, Autobiographie de Hamed ben Mohammed
el-Mujerbi Tippo Tip (c. 1840-1905), éd. et trad. C. Bontinck, Bruxelles, Académie royale des Sciences
d’Outremer, Classe des Sciences morales et politiques, XLII-4, 1974.
49. H. Legros, Chasseurs d’Ivoire : une histoire du Royaume Yeke du Shaba (Zaire), Bruxelles, 1996 ; E. M’Bokolo,
Msiri, bâtisseur de l’ancien royaume du Katanga, Shaba, Paris, ABC, 1976.
50. V
oir A. Roberts, A Dance of Assassins. Performing Early Colonial Hegemony in the Congo, Bloomington &
Indianapolis, Indiana University Press, 2013.
51. J . MacGaffey (éd.), The Real Economy of Zaïre. The Contribution of Smuggling and Other Unofficial Activities
to National Wealth, Philadelphie, University of Pennsylvania press, 1991 ; A. Mbembe, De la postcolonie.
Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.
52. M
. Taussig, « Terror as usual : Walter Benjamin’s Theory of History As A State of Siege », Social Text, no 23,
1989, p. 3-20.
53. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000 [1940], p. 433.
54. Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris, Minuit, p. 181.
REVENIR À L’ORDINAIRE,
L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE
EN SITUATION D’INTERVENTION
Albert OGIEN 1
L’intervention sur autrui est une institution et une pratique. En tant qu’institution, elle renvoie au mandat qu’une société confie à des professionnels habilités
à assister, éduquer, soigner ou « réhabiliter » (école, travail social, éducation spécialisée, médecine, psychiatrie, justice, formation, etc.). En tant que pratique, elle
renvoie à la manière dont ces professionnels accomplissent ce métier qui consiste
à faire se modifier les conduites des individus qu’ils ont mission de prendre en
charge 2. Les innombrables enquêtes que la sociologie a menées pour rendre
compte de cette activité professionnelle ont mis en lumière un des principes qui
l’organisent : pour réaliser pleinement sa vocation thérapeutique, une prise en
charge doit neutraliser une partie de ce qui constitue l’ordre des relations ordinaires que les membres d’une société entretiennent les uns avec les autres 3 ?
La thèse de la neutralisation de la dimension « subjective » propre à la situation
d’intervention est débattue. Pour ceux qui mettent l’accent sur (ou privilégient)
le rapport de domination qui structure l’intervention sur autrui, cette neutralisation est inhérente à l’invention d’un « dispositif carcéral 4 » ou de la mise en place
d’un complexe tutélaire de contrôle social 5 constitué d’institutions inventées pour
1. Albert Ogien est sociologue, directeur de recherches au CNRS.
2. Sur ce domaine, voir A. Ogien, Le raisonnement psychiatrique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.
3. Ces enquêtes sont rapportées dans A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, PUF, 2012.
4. Pour reprendre la conception de M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
5. Que décrit J. Donzelot, La police des familles, Paris, Minuit, 1977.
77
Albert OGIEN
78
prévenir et guérir les malheureux ou contenir et moraliser les dangereux. Ce qui
caractérise ce domaine d’activité professionnelle – et la mise en œuvre des catégories savantes qui le rendent légitime – est alors le fait que les intervenants reçoivent
une formation qui les dote d’un savoir et de dispositions qui établissent immédiatement une distance avec ceux qui deviennent les objets de leur travail 6. Pour
d’autres, la neutralisation est un vrai problème pratique. Ce qui les conduit à analyser empiriquement la manière dont ce problème se résout dans le cours même
de l’accomplissement d’une prise en charge. Ces analyses ont fini par imposer un
constat : il n’est pas possible de concevoir l’intervention sur autrui comme l’action
de l’un (qui se fie aux méthodes et aux techniques qu’il a apprises) sur un autre
(qu’il faut éclairer et guider vers le mieux-être, la performance ou la normalité), car
ce qu’on observe est toujours une élaboration mutuelle de la démarche (éducative,
thérapeutique, pédagogique, d’accompagnement ou d’assistance) qui sera finalement considérée comme un acte professionnel valide. Ce constat se laisse généralement résumer par un postulat : toute intervention sur autrui s’accomplit dans la
dynamique d’une relation qui naît dans une rencontre. On peut ajouter que cette
rencontre s’inscrit elle-même dans une situation particulière et que les échanges
qui la constituent se réalisent pas à pas dans le déroulement temporel de l’action en
commun. Ce qui revient à admettre que toute intervention sur autrui est soumise
à une succession d’incertitudes qu’il s’agit, pour les deux parties à la relation, de
lever conjointement dans le cours même de son accomplissement. De ce point de
vue, le pouvoir de celui qui a la responsabilité d’intervenir au titre du savoir professionnel qu’il possède cesse d’être une explication plausible de la manière dont
une prise en charge se réalise et se conclut (décision, orientation, conseil). C’est
exactement ce que l’analyse empirique confirme, en démontrant que les critères
d’identification et de jugement savants que le professionnel est censé maîtriser ne
lui confèrent aucun privilège ou avantage particulier dans la résolution des problèmes inédits ou surprenants que ceux qu’il soigne, assiste ou écoute ne cessent de
faire émerger dans la situation d’intervention (lorsqu’ils ne sont pas réglés sur un
mode autoritaire). Car cette part du travail d’intervention l’oblige, ne serait-ce que
provisoirement et partiellement, à se déprendre de ces critères – ou à en critiquer
la pertinence – pour peu qu’il prenne au sérieux les descriptions de la vie ordi-
6. Ce qui peut être analysé à partir du binôme savoir-pouvoir dans le cadre d’une biopolitique de Foucault
(La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976) ; ou de la mise sous tutelle de Castel (La gestion des risques, Paris,
Minuit, 1981) ; ou encore de la relation de service de Goffman (Asiles, Paris, Minuit, 1968).
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
naire que formulent le patient, le soigné ou l’assisté qu’il rencontre 7. En ce sens,
la volonté délibérée d’un « retour à la vie ordinaire » pourrait être conçue comme
une méthode permettant à l’intervenant de réduire la distance sociale qui le sépare
des sujets de son intervention – lorsque celle-ci est tenue pour dommageable au
bon déroulement à la bonne fin de la prise en charge. Je voudrais essayer, dans cet
article, de défendre le bien-fondé de cette conception.
SAVOIR PROFESSIONNEL ET RELATION D’INTERVENTION
Le travail de l’intervention sur autrui se déploie nécessairement sur deux plans.
D’une part, il est l’exercice d’un métier qui repose sur la mise en application d’un
savoir professionnel. D’autre part, il s’inscrit dans cet ordre de relations sociales
particulier qui lie l’enseignant et l’enseigné, l’éducateur et l’éduqué, le soignant et
le soigné durant le temps et dans les détours des échanges qui les réunissent dans
le cadre d’une prise en charge. Le premier de ces deux plans – le savoir professionnel – engage une connaissance de nature propositionnelle : il est constitué de directives, d’instructions et de protocoles qui ont été inculqués dans l’apprentissage d’un
métier et mis à l’épreuve de la pratique. Ce savoir permet de rendre légitimes et de
justifier les actes effectués pour le patient. Le second requiert la mobilisation d’une
connaissance de nature non-propositionnelle : les manières d’entrer en contact avec
autrui ne répondent pas à une forme de codification explicite et s’organisent plutôt
sur la base des principes vagues de la civilité, du respect d’autrui, du « feeling  » ; ou,
en cas de confusion ou de blocage, de l’inventivité.
Une des caractéristiques des métiers de l’intervention sur autrui tient à ce
qu’ils consistent essentiellement à observer, à écouter et à interpréter ; et, sur cette
base, à décider d’actes techniques dont il convient, ensuite, d’apprécier la réception ou les effets escomptés à l’aune de ce qui se voit et s’entend dans le rapport immédiat à celui qui fait l’objet de l’intervention. Les catégories du savoir
savant offrent alors des schèmes d’ordonnancement des données qui permettent
de déceler, dans ce qui advient, la configuration de raisons – souvent tenues pour
occultes – qui l’expliquent. Tout concourt donc à faire que le rapport à autrui est
tramé par un savoir professionnel qui impose ses propres critères d’identification
et de jugement pour saisir ce qui se passe « en réalité ». En définitive, lorsqu’on
se place du point de vue du travail de l’intervention sur autrui telle qu’il se réalise
sur les deux plans qui le constituent, on est conduit à se poser une question :
7. Pour une illustration de ce phénomène, voir A. Ogien, « Les limites de la connaissance nécessaire », Sciences
sociales et santé, 10 (1), 1992, p. 49-83.
79
Albert OGIEN
80
comment combiner l’application des règles professionnelles organisant l’exercice
d’un métier avec le respect des manières communes de se lier à autrui dans la vie
ordinaire ? Question qui en appelle une autre : peut-on vraiment faire le partage,
dans l’activité d’intervention sur autrui, entre savoir savant, « savoir-faire personnel 8 » et savoir de sens commun ?
La notion de savoir-faire personnel ne doit pas être entendue ici au sens purement technique de capacité instrumentale accumulée dans la réalisation régulière
d’une activité pratique (comme on dit d’une entreprise ou d’un artisan qu’ils possèdent un « savoir-faire ») ou d’une activité morale (ce que certains nomment une
« compétence » à se conduire de façon convenable 9). Elle renvoie plutôt à une
forme de savoir incorporé, c’est-à-dire un ensemble de dispositions à agir 10 ou
d’habitudes 11 entièrement absorbées par le corps qui s’actualise directement dans
un geste technique (on parlera alors de doigté, de maîtrise de l’art, d’habileté,
de don ou d’expertise 12). La propriété essentielle de ce genre de savoir-faire est
d’être un savoir qui ne se sait pas lui-même. Mais comment parler d’un savoir qui
s’ignore lui-même au sujet d’un savoir savant comme celui qui semble être nécessairement engagé dans l’intervention sur autrui ? On peut écarter cette difficulté
logique en reprenant la distinction que la psychologie expérimentale a introduit
entre méthode et technique : toute personne qui a appris à exercer un métier et le
fait de façon correcte peut être tenue pour maîtriser la méthode requise pour agir
de façon légitime et valide, mais seuls quelques-uns parmi ces professionnels ont
réussi à développer une « technique » (reposant sur des aptitudes psychophysiques
spécifiques) qui fait d’eux les « meilleurs » dans leur discipline 13. On identifie
alors le savoir-faire personnel avec le « génie » particulier de certains individus
exceptionnels : le joueur d’échecs qui devient un maître, le savant qui obtient le
prix Nobel, l’ingénieur qui résout un problème insoluble, le numéro un mondial
de tennis, ou un pédagogue ou un soignant « hors pair » ? Ce genre de réponse
semble défier toute analyse et, en ce sens, paraît un peu courte. En effet, on sait
8. Au sens que donne à cette notion M. Polanyi, Personal Knowledge. Towards a Post-Critical Philosophy,
Chicago, University Chicago Press, 1958.
9. L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métaillé, 1990.
10. À la manière de P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
11. À la manière de pragmatistes comme Dewey et Mead.
12. S . Dreyfus & H. Dreyfus, A Five Stage Model of the Mental Activities Involved in Directed Skill Acquisition,
University of California, Berkeley, 1980.
13. B
. Bril, R. Rein, T. Nonaka, F. Weban-Smith, G. Dietrich, « The role of experience in stone knapping :
expert-novice differences in functional tuning of action constraints », Journal of Experimental Psychology :
Human Perception and Performance, 36, 2010, p. 825-839.
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
que l’intervention sur autrui est nécessairement teintée par le tempérament du
professionnel (douceur, empathie, compassion ou attention ; anxiété, dureté ou
sadisme ; indifférence ou cynisme), qui donne une tonalité unique à la manière
dont un professionnel assure une prise en charge. Et il est sans doute inutile de
rappeler l’accusation de deshumanisation dont fait l’objet une intervention dans
laquelle aucun échange n’aurait lieu avec le patient ou le client. Mais ce n’est pas
ce tour particulier donné à l’exercice du métier qu’on peut nommer « savoir-faire
personnel ». C’est que, pour mériter ce titre, une condition doit être remplie :
l’attitude de l’intervenant doit être reconnue comme un élément de la réussite de
son action. Comment alors caractériser cette attitude ? Est-elle le fait d’un talent
unique, d’une faculté d’intuition ou d’un sixième sens ? On admet facilement
que ce « plus » qui fait la réputation d’un intervenant reste opaque à lui-même.
Je crois au contraire qu’il peut en partie faire l’objet d’une analyse visant à identifier des éléments constitutifs de ce qui se donne souvent pour ineffable. Le sociologue – et c’est ce qui le rend souvent insupportable – a le virus de l’analyse.
Pour lui, toute manifestation de l’humain a un caractère nécessairement organisé.
Pourquoi ? Parce qu’un peu d’organisation est nécessaire pour que l’environnement immédiat ne nous paraisse pas être un chaos indéchiffrable et pour que les
choses que nous faisons ensemble puissent nous être mutuellement intelligibles
de façon directe (ce qui est une condition élémentaire de toute vie en commun).
C’est en ce sens que, pour le sociologue, même la chose en apparence la moins
organisée, comme le geste ou la parole spontanés, est un phénomène nécessairement ordonné dès lors qu’il est compréhensible et reconnaissable par autrui.
La dimension « relation sociale » de l’intervention sur autrui n’est pas une
nuisance qu’il serait possible d’ignorer afin de contenir les débordements de subjectivité qui ruineraient l’efficacité de la prise en charge. En fait, la manière dont
le rapport entre patient et professionnel se noue et s’entretient tout au long de
l’intervention (qu’il s’agisse d’une rencontre unique ou d’un processus de longue
durée) est un phénomène constitutif de ce type d’activité pratique. Les multiples
enquêtes portant sur la réalisation de cette activité ont bien établi que, dans la
dynamique de cette relation, les frontières qui séparent l’éducateur de l’éduqué
ou le soignant du soigné tendent à se brouiller et que chacune des deux parties
travaille sans cesse à les tracer et à les maintenir, ce qu’elles parviennent généralement à faire. Ce qui permet de supposer que tous les participants à une situation
d’intervention se trouvent placés dans la même obligation de résoudre deux questions pratiques dans le cours de leurs échanges : comment jouer la relation asymétrique comme une relation égalitaire dans son accomplissement ; et comment
81
Albert OGIEN
82
lever les incertitudes qui naissent dans les moments de passage d’une modalité de
relation à l’autre ?
L’idée que je voudrais défendre est qu’un aspect important du savoir-faire personnel du professionnel de l’intervention sur autrui s’exprime dans la réponse qui
est, pratiquement et publiquement, apportée à ces deux questions. Pour le faire,
je partirai d’une hypothèse : bien que ces réponses soient produites dans l’imprévu
du flux de l’intervention, elles ne sont ni mécaniquement déterminées par un
savoir professionnel ni le fait d’une compétence singulière s’exprimant de façon
spontanée. Je voudrais soutenir la thèse selon laquelle l’expression du savoir-faire
personnel du professionnel est régie par ce que l’on peut nommer une « structure
épistémique » (au sens où des facteurs extérieurs à la conscience des individus et
indépendants de leurs caractéristiques personnelles pèsent sur leurs manières de
faire). Quelle est donc cette structure épistémique ?
LA STRUCTURE ÉPISTÉMIQUE DU SAVOIR-FAIRE PERSONNEL
Les exigences de la normativité
Le premier des facteurs qui organise toute relation d’intervention est la normativité sociale et les façons dont les individus s’en servent dans l’orientation de
leur action. Un petit rappel tout d’abord : il ne faut pas confondre normalité (au
sens d’un arasement des individualités et des singularités) et normativité (au sens
de ce qui donne un caractère ordonné à un environnement). La notion de normativité qualifie, au plus simple, la conformité d’un phénomène ou d’une action à
ce qu’ils devraient être. L’idée de normalité est confirmée par la régularité des faits
observables (qui conduit à formuler des associations à caractère causal – si cela…
donc ceci – ou des lois). Mais cette conformité peut être de types différents : physico-chimique (en relation avec les lois qui gouvernent le monde de la matière),
biologique (en rapport à la constitution des êtres humains), légale (relevant du
droit), psychologique (relative aux structures de personnalité) voire religieuse
(fondé sur le respect de prescriptions sacrées). La sociologie met en évidence une
conformité d’un autre type : la normativité sociale. Qu’entend-on par-là ?
On peut partir d’une définition générale : la normativité sociale recouvre
toutes ces forces qui obligent les individus à faire une chose qu’ils n’ont pas le
choix de ne pas faire. Une des questions que pose cette définition est la suivante :
d’où émanent ces forces ? Deux grandes manières de répondre à cette question
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
coexistent. La première est prescriptive : elle admet que chaque société impose
un système normatif qui détermine les formes de conduite impératives que ses
membres sont sommés de respecter. C’est la version contrainte absolue et irrémissible qu’on retrouve dans les notions de socialisation, de motivation à agir pour le
bien et d’intériorisation des normes et des valeurs (ou dans ce qu’on nomme rapidement une « culture »). La seconde conception est ordonnatrice : elle envisage les
normes sociales comme des instructions que les individus mettent en application
(ou pas, ou de manière accommodée 14). Dans cette perspective, les normes sont
dotées de deux propriétés : elles sont connues de ceux qui savent qu’ils devraient
les respecter (elles n’opèrent pas comme une contrainte parfaitement extérieure) ;
et elles sont une réserve d’arguments qui permet d’en justifier l’application (dans
le cours de l’action en commun située) et, le cas échéant, d’en critiquer la validité.
Ces deux propriétés sont au fondement de l’idée de savoir-faire parce qu’elles
conduisent à penser que chaque individu attribue un certain degré d’autorité
aux normes sociales auxquelles il se conforme, donc qu’il est capable d’expliciter
les raisons pour lesquelles il le fait (si on le lui demande). Une précision importante : les normes auxquelles un individu attribue une autorité peuvent varier au
fil même de l’action, ce qui veut dire que si ce qu’un individu fait se déploie toujours à partir d’un arrière-plan de normes, ces normes sont susceptibles de varier
de manière impromptue et parfois considérable.
Lorsqu’on admet cette conception ordonnatrice de la normativité, on peut
observer la manière dont se forment les jugements que les individus portent au
sujet de ce qui est approprié à l’action en cours. Ce choix porte une conséquence :
il faut reconnaître que, pour s’ajuster constamment aux circonstances mouvantes
du contexte dans lequel ils agissent en commun, les individus utilisent les ressources d’une connaissance pratique, c’est-à-dire ce « savoir actuel du monde 15 »
que les individus expriment, dans les échanges, pour lever les problèmes d’incomplétude 16 qui surgissent de mille façons surprenantes à tout moment de l’action
14. Qu’est-ce donc qu’une norme de conformité sociale ? Une « contrainte d’acceptabilité » qui émane de
l’organisation ordinaire des échanges entre individus. Ces éléments peuvent être de nature matérielle (la
disposition des corps, les faits de l’environnement, l’enchaînement des événements, la séquentialité de l’action)
ou de nature interactionnelle (comme c’est le cas des règles de l’échange et de la réciprocité, des obligations
sanctionnées ou des instructions relatives à une activité technique). Voir A. W. Rawls, « The Interaction Order
sui generis : Goffman’s Contribution to Social Theory », Sociological Theory, 1987, 5 (3).
15. Pour reprendre la notion de K. Buhler, Théorie du langage, Marseille, Agone, 2009.
16. P. Livet, « Cognition et sciences sociales : le paradigme de l’incomplétude », dans N. Ramognino & P. Vergès,
Sociologie et cognition sociale, PUP, Aix en Provence, 2005, p. 179-194.
83
Albert OGIEN
en cours 17. C’est ainsi que la résolution des problèmes de normativité en contexte
sollicite le savoir non propositionnel. Mais là encore, cela ne se fait pas n’importe
comment : cette sollicitation est directement assujettie à la situation.
Le poids de la situation
84
Lorsque des individus agissent en commun (et l’intervention sur autrui est une
forme d’action en commun), ils se reposent généralement sur une sorte de prescience des choses qui leur donne l’assurance qu’une suite d’événements devrait se
produire et les conduit à ordonner leur action présente en raison de ces développements probables. Cette prescience n’est pas une pure divination : elle réclame une
activité d’identification et d’anticipation. Et cette activité est socialement organisée
dans la mesure où elle prend nécessairement place dans une situation – car c’est
le fait de se trouver dans un contecxte d’action donné (et connu) qui permet aux
individus d’identifier ce qui se passe et d’anticiper ce qui a une chance raisonnable
de se produire dans les prochaines étapes de l’action en cours 18.
Une situation est, pour le sociologue, un fragment de la vie sociale dont on peut
supposer que tout un chacun connaît la nature et le mode d’emploi. Illustration :
nous avons tous – enfin j’espère – une idée générale de ce qu’implique le fait de
prendre les transports en commun, de retrouver des collègues de bureau le matin,
de participer à une réunion de travail, de rencontrer un client, de croiser son directeur, d’assister à un concert, d’organiser un repas de fête, de faire une virée entre
amis, de suivre en cours de fac, etc. Toutes ces activités sont des situations. Ce qui
conduit donc à postuler que tout membre d’un groupe social sait immédiatement
que chacun de ses engagements dans une circonstance d’action doit respecter une
série de principes régulateurs qui organisent le type de relations sociales qui devrait
régulièrement y prévaloir. Et ces conceptions de sens commun, les intervenants sur
autrui tout comme leurs patients démontrent qu’ils en disposent.
Continuons l’exploration : chaque situation possède des traits typiques spécifiques (ce qui permet de l’identifier et de la reconnaître immédiatement : consulter
un médecin, aller au cinéma, répondre au téléphone à une amie, etc.) et toutes
sortes d’éléments circonstanciels, qui émergent dans le déroulement même de l’ac17. Ces procédés croisent connaissance ordinaire – opérations épistémiques d’ordonnancement et de mise en
relation d’éléments prélevés sur un environnement pour orienter l’action – et savoirs de sens commun – ce
qu’on sait du monde particulier dans lequel l’action s’inscrit.
18. L’activité d’identification et d’anticipation est donc la normativité sociale saisie sous son versant dynamique,
c’est-à-dire en décrivant la manière dont les individus expriment leur connaissance pratique dans et pour
l’action en commun.
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
tion, viennent spécifier ces traits (ou préciser la manière dont il convient d’en faire
usage). Tout événement est, parce qu’il naît dans une activité pratique organisée,
toujours situé ; et il n’est pas de situation qui ne s’actualise dans un ici et maintenant. Or, des situations, il en est d’innombrables, si bien qu’on peut prétendre que
notre présence au monde – notre expérience – est une suite ininterrompue d’engagements dans des situations. Un second postulat vient alors s’ajouter au premier :
tout membre d’un groupe social est parfaitement accoutumé à passer, de façon
fluide, de l’une à l’autre en considérant les circonstances, prévisibles ou inattendues ;
et a la capacité d’ajuster plutôt correctement ses conduites à ces multiples univers
d’action et d’intelligibilité qu’il lui arrive de traverser dans la vie ordinaire 19.
La situation possède une troisième propriété, aussi essentielle qu’apparemment anodine : celle d’être le cadre public à l’intérieur duquel les activités ordinaires s’actualisent, au sens où ce qui s’y passe est constamment offert au regard
de ceux qui y participent. Ce qui veut dire que, par la seule force de ce regard
(et même s’il paraît vide), chacun des participants à une interaction exerce un
contrôle (indirect) sur la forme qu’y prennent les échanges. Et l’observation
atteste que, dans l’immense majorité des cas, les faits de la vie quotidienne se
déroulent sans heurt notable et dans une remarquable fluidité. D’où procède un
troisième postulat : tous les individus qui participent à une situation sont généralement tenus d’y manifester, par leurs conduites, le fait qu’ils savent quels sont les
critères d’intelligibilité qui s’y appliquent 20 et comment il convient de les utiliser
pour rendre leur action compréhensible à autrui 21. Et c’est exactement ce qui se
passe lorsqu’une intervention sur autrui – et la relation sociale sur laquelle elle se
développe – s’instaure, se déroule et se termine (quelle que soit la manière dont
cela se passe, du point de vue du professionnel ou du client).
Une autre question se pose à ce point : comment une même idée de « ce qui
passe » peut-elle être partagée par les deux parties de la relation d’intervention ?
Ce qui conduit à considérer un dernier facteur épistémique qui structure l’expression du savoir non propositionnel.
19. On peut donc admettre que les individus ont l’habitude d’appréhender le contexte d’action dans lequel
ils sont pris sous ses deux aspects : celui de la situation et celui de ses circonstances. Ils font donc usage
de deux registres de description dans et pour l’action en commun, en enrôlant et en mettant en relation
des éléments de l’environnement social (dont la liste est infiniment ouverte) à leur guise pour se rendre
mutuellement intelligible « ce qui se passe » à chaque moment du déroulement d’une action, afin de la
continuer et de la mener à son terme.
20. Sauf cas de « détachement » ou de « folie de place », pour reprendre les notions introduites par Goffman.
21. À quoi s’ajoute cette proposition : tout individu qui manifeste la rationalité de sa conduite établit,
simultanément, le fait qu’il dispose des capacités conceptuelles (telles qu’elles s’observent dans l’usage correct
des critères) attestant le fait qu’il est responsable de ses gestes et de ses paroles.
85
Albert OGIEN
Les obligations de la coordination
86
Lorsque des individus agissent en commun, ils doivent tenir compte de certaines
obligations inhérentes aux rapports de coopération et de réciprocité dont ils savent
immédiatement (sans avoir à se le dire constamment) qu’il est préférable de les respecter. D’où leur vient ce savoir ? Tout premièrement de la fréquentation continue
et quotidienne du monde, depuis la très petite enfance. C’est-à-dire de l’incessant
apprentissage des innombrables usages qu’il est possible de faire du monde.
L’intelligibilité des choses qui arrivent est un phénomène dont on peut affirmer qu’il a quelque chose de naturel (en admettant que ce naturel est social de
part en part). Nous admettons tous, je crois, le fait que ce qui nous environne ne
se présente jamais à nous comme un chaos totalement indéchiffrable (il nous est,
en un certain sens, « toujours déjà » connu). Et s’il en va ainsi, c’est que nous agissons sur la base de « certitudes » qui nous habitent et nous permettent de prêter
une signification à ce qui se passe dans un cours d’action – même si on peut avoir
le sentiment que cette signification est provisoire, incomplète et révisable. Ce sont
également des certitudes qui nous guident, sans que nous ayons à y penser, pour
déjouer ou « réparer » les troubles ou les écarts qui viennent soudain menacer
l’apparence d’un ordre courant 22. Bref, on peut dire, sans que cela ne soit tenu
pour une pure tautologie, que ce qui est au fondement de la coordination des
conduites individuelles est en grande partie contenu dans le fait que ces conduites
ne sont jamais détachées de leur inscription dans une action en commun. C’est
qu’on ne sait tout simplement pas ce que serait ou à quoi ressemblerait une
conduite (aller à l’école, soigner un malade, intervenir auprès d’un sans-abri) qui
n’aurait aucun ancrage dans une pratique instituée (apprendre à lire et à compter, guérir, assister un nécessiteux). L’argument sociologique pose donc que si les
conduites individuelles s’ajustent régulièrement les unes aux autres, c’est qu’elles
ne peuvent tout bonnement faire autre chose qu’actualiser, dans l’interaction, les
éléments de coordination qui, dans une situation donnée, définissent ce qu’elles
devraient être, et le type de relations qu’elles doivent normalement entretenir avec
les autres conduites qui lui sont typiquement associées 23 (comme c’est le cas de la
relation enseignant/enseigné ou soignant/soigné dans l’intervention sur autrui).
22. Et cela alors même que rien n’indique que la signification ne puisse jamais cesser d’être opaque.
23. Une position qui peut être exprimée de cette manière : « La mutualité est possible du fait même de l’accord.
L’accord est le préalable, la condition. C’est parce qu’un accord existe qu’on peut en vérifier la réalité ou
jouer le jeu de langage de l’attribution de signification », S. Turner, The Social Theory of Practices, Londres,
Polity Press, 1994, p. 72.
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
Bref, les obligations de la coordination pèsent constamment (et sans être délibérément évoquées) sur les individus qui participent à une même activité ; et ces
obligations sont, pour une grande part, immanentes à leurs manières courantes de
vivre ensemble. Voilà comment on peut dire que la continuité de l’action réclame
bien plus que l’obéissance à des ordres, l’application de règles, ou la négociation
d’un accord. Elle repose sur notre très ordinaire familiarité avec le monde. S’il va
de soi que cette familiarité s’acquiert, c’est de si innombrables façons que cela défie l’explication. On peut cependant penser que cette familiarité est, massivement
et rapidement, absorbée dans la banalité des pratiques quotidiennes ; autrement
dit, elle disparaît en tant que savoir propositionnel et s’exprime comme savoir
non propositionnel qui s’actualise directement dans l’action en commun.
On peut arrêter là l’analyse de la structure épistémique du savoir-faire personnel. Quels enseignements peut-on en tirer ?
DEUX CONCLUSIONS, DEUX LEÇONS
Cette rapide analyse permet de suggérer que, si la caractéristique d’un savoir
non propositionnel est de n’être pas codifié, il n’en est pas moins socialement
organisé pour autant (pour partie en tout cas). C’est ce qui constitue cette organisation que j’ai essayé de mettre au jour dans l’examen de la place que tiennent
les obligations de la normativité, le poids de la situation et les exigences de la
coordination dans l’orientation et l’accomplissement de l’action en commun.
Cette analyse s’est construite sur un axiome : puisque la connaissance est une activité pratique, directement et irrémédiablement en prise sur le contexte d’action
dans laquelle elle émerge, elle ne peut pas simplement être conçue comme une
somme de choses stockées en mémoire et qui sont sollicitées lorsque les stimuli
extérieurs les font venir à la conscience pour délibérer et choisir une ligne d’action
appropriée. Ce qui revient à dire que cette activité de connaissance s’exerce dans
ces opérations épistémiques (d’identification, de conceptualisation et d’anticipation) qui passent souvent inaperçues mais qui sont nécessairement engagées dans
cette mise en ordre de l’environnement que les participants à une action en commun produisent pour y agir de façon acceptable à autrui.
En somme, l’analyse a établi qu’il était possible d’appréhender la connaissance
comme une activité qui s’exprime, de façon séquentielle, dans les réponses que
les individus apportent ensemble aux problèmes de l’incomplétude de l’action en
commun. Cette manière de revenir à l’ordinaire permet de saisir cette activité à
ses différents niveaux de complexité : opérations épistémiques de base, conceptions
87
Albert OGIEN
88
de sens commun, savoir professionnel acquis, savoir-faire personnel émergeant de
l’expérience. Bien sûr, chacun de ces niveaux est enchâssé dans l’autre, et le tout
est un peu inextricable. On peut cependant essayer d’isoler chacun de ces niveaux.
C’est ce que j’ai essayé de faire en m’attachant à circonscrire la place que vient
occuper le savoir-faire personnel des professionnels dans le travail de l’intervention
sur autrui. Cet essai a consisté à opérer une distinction entre ce que les intervenants
peuvent dire de ce qu’ils font (savoir propositionnel) et ce qu’ils « savent sans le
dire » ou « sans le savoir » (savoir non propositionnel). On a vu qu’il fallait prolonger cette distinction dans l’ordre même du savoir non propositionnel. C’est que
lorsqu’on met les professionnels dans les conditions ou dans l’obligation d’expliciter précisément ce qu’ils font (ce qu’on peut faire par exemple dans le cadre d’une
enquête sociologique), on constate qu’ils sont en mesure de décrire de nombreux
ressorts « sous-jacents » à leur action qu’il leur vient rarement à l’idée de rapporter
spontanément. Ce qui revient à dire qu’une partie du savoir non propositionnel
est composée de choses qui sont potentiellement « propositionnalisables 24 ». Ce ne
serait qu’une fois cette part propositionnalisable du savoir non propositionnel isolée
qu’on pourrait éventuellement découvrir ce qui relève en propre du domaine de la
« connaissance par corps » qu’est le savoir-faire personnel.
En considérant le travail de l’intervention sur autrui, on a pu montrer que
le savoir non propositionnel recouvre deux types d’opérations épistémiques qui
s’expriment dans et pour l’action : celles de l’identification (reconnaître ce dont il
s’agit) et de la conceptualisation (saisir ce qui est le cas). Le premier type d’opérations regroupe les incessantes mises en relation entre un ensemble d’éléments
pertinents prélevés dans un environnement (pour former un contexte d’action
pertinent) et les mises en ordre provisoires de ces éléments dans le cours de l’action afin d’agir de façon ajustée ; le second renvoie à l’émergence de cette attitude
qui consiste à « voir » immédiatement un contexte d’action « comme » un certain
genre de contexte afin d’y orienter son action de façon appropriée. Ces opérations
d’identification, de conceptualisation et d’anticipation peuvent donc être envisagées comme des « pratiques inférentielles directes » (qui sont organisées soit par
la connaissance ordinaire soit par les savoirs de sens commun 25).
24. H
. Collins, « Tacit Knowledge, Trust, and the Q of Sapphire », Social Studies of Science, 31, 1, 2001, p. 71-85.
25. Ou, pour reprendre une distinction proposée par Mercier et Sperber en lui donnant un contenu empirique,
entre inférences intuitives et réfléchies. Cf. H. Mercier & D. Sperber, « Intuitive and Reflective Inferences »,
in J. Evans & K. Frankish (eds.), In Two Minds : Dual Processes and Beyond, Oxford, Oxford University Press,
2009. Je signale qu’il importe de distinguer ce que je nomme des pratiques inférentielles directes de l’idée de
perception directe des intentions ou des significations.
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
D’une certaine manière, ces considérations générales permettent de faire progresser la compréhension du travail de l’intervention sur autrui. C’est qu’elles
éclairent tout ce que la mise en application des prescriptions émanant d’un savoir
savant gagnerait à revenir à la vie ordinaire. Le premier de ces gains peut se formuler comme une recommandation : exercer un savoir-faire personnel ne peut
pas être conçu comme la mise en œuvre d’une « compétence d’acteur ». En effet,
l’idée de compétence revient souvent à penser que seul le savoir professionnel
(des instructions et des protocoles suivis délibérément dans la détermination ou
la planification de l’action) guide l’intervention sur autrui, et qu’il n’est pas besoin
de prendre en considération ce que la personne prise en charge dit et fait pour
assurer la continuité de cette intervention. Car ce que le professionnel doit faire,
c’est justement y découvrir des raisons cachées afin de « comprendre » mieux que
la personne elle-même ne saurait le faire ce que celle-ci fait. Et le sentiment prévaut que s’il ne le faisait pas, il trahirait le mandat qu’il doit remplir.
Revenir à la vie ordinaire serait, ici, se donner pour instruction de se placer du
point de vue de l’éduqué, de l’assisté ou du soigné. C’est-à-dire essayer de pénétrer sans a priori dans le domaine des raisons que ces derniers ont de faire ce qu’ils
font et qui les a justement conduits à faire l’objet de l’intervention correctrice
ou de réhabilitation. Mais pour faire ce petit pas de côté, il faut se dessaisir de sa
position d’autorité et de la maîtrise d’un savoir appris sur les bancs des écoles ou
des universités. Bref, se déprendre de ce qui oriente directement la vision que les
professionnels ont des personnes dont ils s’occupent et qui justifie leur intervention. S’il est sans doute difficile pour un professionnel de se mettre totalement
à distance des critères du jugement savant qu’il a l’habitude de manier et de respecter, les résultats que produit l’analyse des pratiques de l’intervention sur autrui
peuvent l’y encourager. Ils montrent en effet qu’il n’y a rien à redouter à s’intéresser de près aux formulations que les patients donnent pour expliquer ce qu’ils
font (même les plus irrationnelles, les plus invraisemblables ou les plus indignes).
La seule conséquence (que je crois heureuse) de ce retour à la vie ordinaire est
qu’il aide à parvenir à suspendre le jugement moral porté sur des raisons d’agir
apparemment déviantes et à admettre qu’elles appartiennent, dans le contexte de
leur formulation, à un ordre normatif particulier 26. C’est à cela que peut servir
l’analyse de la structure épistémique du savoir-faire personnel.
26. Ou, pour reprendre une distinction proposée par Mercier et Sperber en lui donnant un contenu empirique,
entre inférences intuitives et réfléchies. Cf. H. Mercier & D. Sperber, « Intuitive and Reflective Inferences »,
in J. Evans & K. Frankish (eds.), In Two Minds : Dual Processes and Beyond, Oxford, Oxford University Press,
2009. Je signale qu’il importe de distinguer ce que je nomme des pratiques inférentielles directes de l’idée de
perception directe des intentions ou des significations.
89
Albert OGIEN
90
Mais cette analyse ne dit encore rien de cette part mystérieuse de l’exercice
du métier qui met en jeu l’intuition, le feeling ou l’« expérience » (et qu’on range
couramment sous la notion de « savoir-faire »). Elle échappe par bien des bouts à
l’explication. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que cette part est infime, même si
elle colore toutes sortes de décisions, d’ordre professionnel (comment enseigner
telle matière, poser le bon diagnostic, proposer la meilleure mesure éducative) ou
d’ordre relationnel (pourquoi prendre à cœur le cas d’une personne et pas à celui
d’une autre ; pourquoi faire confiance à untel et pas à tel autre ; pourquoi tabler
sur le fait qu’un individu est responsable et qu’un autre ne le sera pas ; etc. ?). C’est
dans la résolution de ces problèmes pratiques que le savoir-faire personnel de
l’intervenant s’exerce, mais cet exercice ne relève pas entièrement de l’intuition.
Ainsi, avant d’invoquer ces dimensions mystérieuses et aventureuses des pratiques
de l’intervention sur autrui, il y a bien des choses qu’on peut dire au sujet de ce
qui les organisent socialement en sous-main. Et, qui sait, ces choses pourraient
éventuellement être mises au service de la formation à ces métiers.
La deuxième conclusion qu’on peut tirer de l’appel à revenir à la vie ordinaire
a trait à la possibilité de produire une analyse empirique de la connaissance en tant
qu’activité qui s’exprime directement dans l’action en commun. Il ne s’agit plus en
effet de la rapporter à un insondable for intérieur, ou de la réduire à l’application
des règles d’une rationalité délibérante. La connaissance se laisse appréhender dans
son déploiement observable dans l’extériorité de l’action en commun. Et pour en
rendre compte, il faut la décrire telle qu’elle s’exprime dans la dynamique même
de l’accomplissement de l’action (comme celle sur l’intervention sur autrui par
exemple). D’où ce postulat : l’activité de connaissance (dans les deux modalités
sous lesquelles elle s’exprime : connaissance ordinaire et savoirs de sens commun)
est totalement indissociable de l’organisation et de l’accomplissement de l’action
en commun 27.
Les leçons qu’on peut tirer de ce postulat sont de deux ordres. La première
consiste à admettre que, en règle générale, lorsqu’il agit, tout individu sait ce qu’il
est en train de faire, sait ce à quoi ce qu’il fait l’engage (au moins de façon approximative), sait ce à quoi il doit s’attendre lorsqu’il participe à une certaine situation ;
et sait également que ses attentes (aussi indéterminées soient-elles) risquent à tout
moment d’être trompées. Et cette leçon vaut pour le professionnel de l’intervention sur autrui comme pour celui qui est le sujet de son attention. Ce qui oblige
27. Pour une justification de ce postulat, voir A. Ogien, Les formes sociales de la pensée, Paris, Armand Colin, 2007.
REVENIR À L’ORDINAIRE, L’EXERCICE DE LA CONNAISSANCE EN SITUATION D’INTERVENTION
à se poser la question : comment la rencontre de savoirs différents à propos de
ce qui arrive dans une activité pratique se résout dans le fil de son déroulement.
La seconde leçon vaut plutôt pour l’observateur qui produit une analyse : pour
comprendre ce qui se passe et comment se conclut une action, il faut s’interdire de
préjuger de son terme. De ce point de vue, il lui faut se débarrasser de l’appareillage
de théories qui assurent expliquer l’action en imposant le recours à des catégories descriptives a priori alors même que rien n’indique qu’elles soient celles qui
sont effectivement mobilisées par ceux qui agissent. Ce qu’il importerait de faire
au contraire serait de s’attacher à décrire en détail ce qui fait d’une action le genre
d’action qu’elle est en prenant le parti de découvrir quelles sont les catégories descriptives concrètement utilisées par les individus engagés dans le cours de l’action
en commun qui les réunit. En somme, l’analyse devrait consister à découvrir les
éléments de savoir employés, par les uns et les autres, pour donner un caractère
ordonné aux objets et aux événements d’une circonstance d’action et la série d’enchaînements qui composent cet ordonnancement (en se montrant neutre ou indifférente au caractère apparemment contradictoire ou incohérent des faits observés).
Voilà deux leçons auxquelles les professionnels de l’intervention sur autrui
pourraient se montrer sensibles dans la mesure où ils sont simultanément parties
prenantes d’une activité pratique (de soin, d’éducation, d’assistance ou de réhabilitation) et observateurs qui doivent l’analyser pendant qu’elle se réalise. Et on peut
penser que la relation qu’ils nouent avec les personnes qu’ils prennent en charge
gagnerait en intensité s’ils faisaient l’effort d’adopter une démarche : éprouver la
pertinence des catégories de jugement savant qu’ils utilisent dans leur travail quotidien en revenant à celles qu’ils utilisent couramment dans la vie ordinaire.
91
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE :
UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA
PHILOSOPHIE MORALE
CE QUE NOUS APPREND L’ENQUÊTE ÉTHIQUE
EN CONTEXTE MÉDICAL
93
Marie GAILLE 1
INTRODUCTION
La maladie, ou l’accident sont le plus communément présentés comme des
éléments de rupture du cours « ordinaire de la vie », voire de transformation radicale du mode de vie jusque-là adopté. Dans cette vision des choses, on n’assimile
pas nécessairement l’état pathologique à une situation extraordinaire, tandis que
l’état de santé incarnerait la normalité. Plutôt, avec des variations selon la pathologie, on suggère que la maladie une fois survenue, on ne pourra plus travailler,
manger, dormir, aimer, bouger comme avant, etc. la notion d’« ordinaire » désigne
alors le coutumier, ce qui constitue le quotidien de la personne de façon habituelle. À partir de cette acception, on pourrait considérer que le contexte médical
est dénué de pertinence lorsqu’on entend évoquer la vie ordinaire. Cette vision
des choses a sa part de vérité.
Cependant, la forme de vie suscitée par l’état pathologique, au fil du temps,
acquiert aussi les traits de la vie « ordinaire », au sens d’habituel et de quotidien.
Cela vaut pour le malade, a fortiori dans le cas d’une maladie chronique, mais
aussi d’un handicap définitif ou d’une pathologie qui exige une prise en charge
1. Marie Gaille est philosophe, directrice de recherches au CNRS, et membre du comité de rédaction de la
revue Raison publique.
Marie GAILLE
94
médicale lourde et longue. Cela vaut également pour l’équipe médicale qui prend
en charge ce malade, dans une succession bien réglée de gestes et d’actes (soins médicaux, soins de confort, moment du repas, de la prise des médicaments, de la vérification des appareils, de la rééducation, etc.), de staffs (réunions) où les décisions
sont prises, ou de tournées au chevet des patients. En sus des dimensions d’habitude
et de quotidien qu’il recèle finalement, ce contexte engage par ailleurs, des relations
interpersonnelles et professionnelles courantes. Il fait donc entrer le philosophe
dans le monde du « commun », qui est une autre facette du terme « ordinaire 2 ».
Lorsqu’on s’intéresse aux formes du raisonnement moral 3, le contexte médical contemporain est sans doute un lieu privilégié pour penser les conditions de
possibilité de ce raisonnement. L’enquête éthique y a pris différents chemins.
Parmi ceux-ci, l’idée d’éthique clinique telle qu’elle est conçue et mise en œuvre
depuis la fin des années 1970, en Amérique du nord et en Europe, suggère que
l’élaboration d’un jugement éthique passe par un mouvement que l’on peut
décrire comme celui du retour à la vie « ordinaire », l’ordinaire étant associé,
ainsi que nous l’avons dit précédemment, d’une part au commun, d’autre part
au quotidien, à l’habituel. La présente contribution se propose d’examiner cette
hypothèse. Celle-ci a été formulée contre une certaine manière de « faire » de la
bioéthique – ce qui nous conduira dans un premier temps à revenir à l’histoire de
celle-ci. Nous verrons ensuite comment l’hypothèse d’un retour à la vie ordinaire
pilote la démarche de l’éthique clinique pour réunir les matériaux nécessaires
à la réflexion et comprendre la manière dont celle-ci se déploie. Notre propos
s’intéressera tout d’abord à la compréhension de ce qu’un retour à la vie ordinaire
prétend apporter au sujet des matériaux nécessaires à la réflexion éthique. Puis
il interrogera les conditions de possibilité d’un tel retour à la vie ordinaire, pour
mieux en dégager la véritable portée heuristique et normative 4.
2. Cl. Gautier et S. Laugier, Présentation, L’ordinaire et le politique, Paris, PUF, 2006, p. 5 et p. 7.
3. Dans cet article, je n’emploierai pas les termes d’éthique et de morale en des sens différents, mais à travers l’un
et l’autre renverrai à jugements évaluatifs fondés sur la distinction entre le bien et le mal.
4. La réflexion proposée ici s’appuie sur une collaboration avec le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin
depuis 2004. Familière de la démarche d’éthique clinique, elle se propose de faire un point d’étape dans cette
collaboration, afin de proposer un premier éclairage sur son apport singulier à la philosophie morale. Il est
important de mentionner ce point car l’éthique clinique n’est sans doute pas une démarche que l’on peut
connaître à partir d’une position de « pur observateur », si tant est que celle-ci existe. La sociologue C. Orfali
l’avait déjà indiqué à propos de son propre travail d’enquête sur l’éthique clinique, en soulignant sa position
« insider/outsider ». Universitaire et membre permanent senior d’un centre d’éthique clinique, le MacLean
Center, elle a indiqué que son étude s’inscrivait dans une situation particulière, à la fois externe et interne à
son objet : « Nous avons en effet pu suivre et participer aux débats liés aux consultations d’éthique dans un
Centre hospitalier américain durant plusieurs années. Nous avons aussi été directement partie prenante dans
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
Comment la démarche d’éthique clinique procède-t-elle pour revenir à la
vie ordinaire des patients et des équipes médicales qui les soignent ? Pourquoi
estime-t-elle que ce retour est nécessaire à l’appréhension des enjeux éthiques des
situations de soin ? Échappe-t-elle à l’illusion qui consiste, selon les termes du
philosophe G. Le Blanc, à « conférer à la vie ordinaire la valeur d’une identité première à laquelle il faudrait faire retour pour mieux garantir la pertinence de toute
réflexion, comme s’il y avait là valeur d’un sol pour l’ensemble de nos expériences,
de nos pratiques et de nos façons de parler 5 ».
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN MOUVEMENT CRITIQUE INSCRIT
DANS L’HISTOIRE DE LA BIOÉTHIQUE
Dans le contexte choisi, l’expression d’un retour à la vie ordinaire semble
tout d’abord prendre sens du point de vue de l’histoire de cette réflexion bioéthique : parce que cette histoire prend en partie sa source dans des parcours
singuliers de maladies (ou d’accidents) et de soin, qui ont suscité un questionnement éthique large et public, souvent controversé et passionnel 6 ; qu’à partir
de ces parcours, un effort collectif a été consenti pour formuler des principes
éthiques de portée générale.
Le récit que propose la sociologue Cristina Orfali de l’avènement de la « bioéthique » éclaire la nature de ce mouvement de retour à la vie ordinaire, celle des
malades et des équipes médicales qui sont à leur chevet : « la remise en question de l’expertise médicale, par la bioéthique puis par le droit, va contribuer »,
les équipes dites de “garde éthique”, en tant qu’“attending”. », dans « L’émergence de l’éthique clinique : politique du sujet ou nouvelle catégorie clinique ? », Sciences sociales et santé, vol. 21, 2, 2003, p. 40.
5. G. Le Blanc, « L’action, le style et la vie ordinaire », in Cl. Gautier et S. Laugier, L’ordinaire et le politique,
op. cit., p. 137.
6. Lorsqu’en 1966 Henry Beecher publie, dans The New England Journal of Medicine, un article intitulé « Ethics
and clinical research », il entend dénoncer des pratiques qu’il juge contraires à l’éthique dans le domaine de
la recherche médicale. Certaines expérimentations se sont fondées sur des cohortes de sujets recrutés dans
des populations captives ou incapables de donner un consentement (personnes âgées démentes, malades
mentaux institutionnalisés, enfants et nourrissons). L’article fait scandale. Le débat s’installe aux ÉtatsUnis sur l’éthique de la recherche et aboutit à la mise en place des Institutional Review Board (1974).
Parallèlement, une réflexion collective est lancée à travers la création d’une Commission gouvernementale.
Elle concerne d’abord les pratiques de la recherche médicale, mais sera rapidement reprise et étendue aux
pratiques de soin. Le Rapport Belmont propose, en 1979, d’appliquer trois principes à ces pratiques : celui du
respect de l’autonomie, celui de la bienfaisance et celui de la justice. Ces textes et ces initiatives marquent,
parmi d’autres, l’avènement d’un mouvement de pensée protéiforme, international, aux frontières floues, au
contenu varié et évolutif, qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « bioéthique ». Concernant les pratiques
de soin, quelques textes, comme The Patient as person – explorations in medical ethics, de P. Ramsey (1970)
témoignent à la même époque de la structuration d’un champ de réflexion qui s’est beaucoup enrichi depuis.
95
Marie GAILLE
96
à partir de la fin des années 1960, « à transformer les problèmes éthiques en
problèmes sociaux. Le débat est ainsi transféré sur la place publique ». « Il n’y a
plus », ajoute-t-elle, « en médecine (comme peut-être ailleurs) une réponse définitive, une expertise absolue à laquelle le corps social peut s’en remettre comme
naguère, dans le monde idéalisé et consensuel à la Parsons 7 ».
Or, et c’est ce qui nous intéresse pour appréhender le mouvement de retour
ici, une réaction interne à la « bioéthique » ainsi constituée s’est rapidement développée 8. Une telle réaction met l’accent sur la nécessité de retrouver le lien avec
la relation médecin-malade au quotidien, et au chevet du patient, afin de poser
les questions éthiques en situation, compte tenu des caractéristiques propres à ces
parcours singuliers. Cette réaction a pris le nom d’éthique clinique. Elle a donc
été définie et mise en pratique en vue d’établir une relation structurante entre la
bioéthique et la relation médecin-malade et de rapprocher la première des réalités
hospitalières 9. L’idée d’éthique clinique promeut à sa façon le retour à la vie ordinaire, c’est-à-dire la considération des histoires singulières de maladies et de prises
en charge thérapeutique, au moment même où celles-ci sont vécues et prises en
charge par les équipes médicales.
Parmi les principaux initiateurs de cette démarche figure Mark Siegler, médecin
de formation et créateur du MacLean Center for Clinical Medical Ethics, implanté à l’Université de Chicago. Mark Siegler est l’auteur, avec Albert R. Jonsen et
William J. Winslade, de Clinical Ethics – A practical Approach to Ethical Decisions
in Clinical Medicine 10. Dans cet ouvrage, dont les auteurs soulignent qu’il a avant
tout une finalité pratique, la conviction selon laquelle la réflexion éthique est inscrite de façon substantielle dans des contextes spécifiques induit l’hypothèse de
travail suivante : si technique soit-elle, la médecine reste avant tout une histoire de
rencontres. Lorsque des désaccords perçus comme « moraux » sont soulevés par
7. C. Orfali, « L’émergence de l’éthique clinique : politique du sujet ou nouvelle catégorie clinique ? », Sciences
sociales et Santé, art. cit., p. 46.
8. Dans cet article publié en 2003, C. Orfali affirme qu’il existe un contraste marqué entre le développement
de la bioéthique en Amérique du Nord et en France car cette dernière ignore selon elle la réaction critique
interne à ce développement. En 2014, on ne pourrait plus dire cela : en France, comme dans d’autres pays
européens, l’espace de la réflexion en éthique médicale est aussi traversé par des confrontations fécondes entre
différents types d’approche éthique, y compris celles qui revendiquent une approche en contexte, au quotidien
et au chevet du patient. L’éthique clinique, dans une filiation avec le MacLean Center, a elle-même connu
un développement, à travers la création d’un centre d’éthique clinique (Hôpital Cochin). Voir V. Fournier,
Le bazar bioéthique – quand les histoires de vie bouleversent la morale publique, Paris, Robert Laffont, 2010.
9. C. Orfali, « L’émergence de l’éthique clinique : politique du sujet ou nouvelle catégorie clinique ? »,
art. cit., p. 48.
10. A
. R. Jonsen, M. Siegler et W. J. Winslade, Clinical Ethics – A practical Approach to Ethical Decisions in
Clinical Medicine, McGraw-Hill Companies, 2006 (6e éd.).
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
l’un ou l’autre des acteurs de la situation de soin – patient, proches de ce dernier,
membre de l’équipe médicale –, il y a un sens et une fécondité pour tous ceux qui
sont engagés dans cette situation à revenir collectivement à l’analyse de celle-ci et
de ses enjeux éthiques : ce retour rend bien souvent possible une décision acceptable pour tous du point de vue moral.
Ce récit de l’histoire de la bioéthique élaboré par Cristina Orfali doit être enrichi, pour la question qui est la nôtre : depuis les années 1960-1970, la nécessité
d’un retour à la vie ordinaire ne semble pas seulement envisagée par l’éthique clinique. La formulation de principes – notamment dans le Rapport Belmont, ceux de
respect de l’autonomie, de bienfaisance et de justice, dans Les Principes de l’éthique
médicale, de Tom Beauchamp et John Childress, ceux d’autonomie, de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice – a suscité une réaction critique 11. On a
insisté sur la nécessaire attention aux circonstances particulières, mise en valeur à
travers plusieurs références par A. Jonsen et S. Toulmin (Aristote, Cicéron, la casuistique, l’argumentation jurisprudentielle en droit 12). Les auteurs des Principes de
l’éthique médicale ont eux-mêmes intégré cette critique à leur réflexion et fait
évoluer celle-ci dans la perspective d’une information réciproque des cas et des
principes, considérant ceux-ci avant tout comme des outils pour le questionnement éthique. De fait, l’application des principes ne va pas de soi et, compatibles lorsqu’ils sont énoncés en général, ils s’avèrent parfois difficiles à concilier
lorsqu’ils sont appliqués à une situation particulière 13. D’autres auteurs ont mis
en avant l’éthique des vertus, considérant qu’un comportement « bon » tient
avant tout à ces dernières, qu’il s’agisse de vertus morales « héroïques » ou « ordinaires » ; d’autres encore ont accordé un rôle central à l’intuition morale.
Cette réaction critique plurielle n’est pas toujours externe au travail d’élaboration des principes. Elle peut être le fait, on l’a dit, de ceux-là mêmes qui se disent
favorables à une bioéthique dominée par un ou des principes. Bien souvent, on a
moins affaire à une polarisation tranchée de postures morales qu’à des désaccords
plus fins sur le poids respectif de l’attention aux circonstances singulières et de
11. T. Beauchamp et J. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, tr. de M. Fishbach, Paris, Les Belles Lettres,
2008 [1979] ; Rapport Belmont (http://www.fhi360.org/training/fr/retc/pdf_files/FrenchBelmont.pdf ).
12. A. Jonsen et S. Toulmin, The Abuse of Casuistry : A History of Moral Reasoning, University of California
Press, 1990.
13. Sur ce point, je me permets de renvoyer à ma contribution : « Le travail des normes en contexte médical : un
enjeu épistémologique, moral et politique », dans Ch. Taoufik (dir.), Normes et valeurs, Revue tunisienne des
études philosophiques, 52-53, 2013, p. 66-79.
97
Marie GAILLE
98
la référence aux principes dans l’élaboration du jugement moral 14. Il est rare de
voir s’opposer de manière simple des partisans de l’analyse casuistique et ceux de
l’examen des situations à la lumière d’un ou de quelques principes. L’idée d’un vaet-vient entre cas et principes est devenue, au fil du temps, relativement consensuelle dans le champ polymorphe de la bioéthique. Par conséquent, l’idée qu’il
faut revenir, pour bien évaluer une situation du point de vue moral, au chevet du
patient, a fait son chemin de façon large dans le cadre du débat sur la bioéthique.
L’importance actuelle des débats épistémologiques sur l’apport des données
empiriques à la pensée bioéthique favorise encore à son tour, de façon distincte,
cette idée. Dans ce contexte, la sociologie, l’anthropologie sont mieux intégrées à
la bioéthique qu’autrefois, aux côtés de ses disciplines dites « originaires », comme
la philosophie ou le droit 15. Au demeurant, les philosophes anglo-saxons qui se
sont tournés, dans les années 1960, vers des questions dites « appliquées » l’ont
fait en rupture avec une réflexion « méta-éthique » alors dominante en philosophie morale 16. La philosophie appliquée s’est présentée de façon délibérée comme
nourrie par des enjeux, problèmes, interrogations qui concernent les citoyens
dans leur vie quotidienne.
Dans cette histoire de la bioéthique, le mouvement de retour ne peut être
entendu comme un trajet dans lequel le retour serait le miroir de l’aller. Il ne
l’est pas à proprement parler : la bioéthique a émergé de l’attention à des cas qui
ont fait scandale et ont été fortement médiatisés et/ou judiciarisés ; elle accepte
aujourd’hui plus généralement l’idée qu’il est important de revenir au chevet du
patient pour comprendre les enjeux de l’éthique médicale. Cependant, il y a lieu,
14. Je me permets aussi sur ce point de renvoyer à mon travail : « L’articulation du cas et du principe en éthique
médicale : éléments philosophiques pour une appréciation du conflit entre “principistes” et “casuistes” »,
dans Cl. Lavaud (dir.), Une éthique pour la vie, approches interdisciplinaires (philosophie, médecine, droit,
sociologie), Paris, Seli Arslan, 2007, p. 227-241.
15. La notion d’« empirical turn » a été forgée par G. A. Den Hartogh, « Empirie en Theorievorming in de
Ethiek », Kennis & Metode, 1999, Tijdschrift voor empirische filosofie, 23, p. 172-177. Voir à ce sujet
P. Borry, P. Schotsmans et K. Diericks, « The birth of empirical turn in bioethics », Biothics, 2005, 19, 1,
p. 49-71 ; le dossier consacré à la question de l’éthique empirique par Medicine, Health Care and Philosophy
en 2004 (n° 7), et notamment la contribution de B. Moewijk, A. M. Stiggelbout, W. Otten, H. M. Dupuis
et J. Kievit, « Empirical date and moral theory. A plea for ntegrated empirical ethics », p. 55-69 ; le dossier
également consacré à cette question par le Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics (21, 4, octobre 2012) ;
V. Gateau et A. Fagot-Largeault, « Médecine et philosophie morale (1990-2010) », dans : Philosophie
contemporaine, Collection de l’Institut international de philosophie, Springer, à paraître en 2013.
16. Voir, entre autres, (éd.) P. Singer, Applied ethics, Oxford Readings in philosophy, 1986 ; D. M. Rosenthal,
F. Shehad (éds.), Applied ethics and ethical theory in a changing world, University of Utah Press, SaltLake city, 1988 ; R. Baker, « From metaethicist to bioethicist », Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics,
2002, 11, p. 369-379. Voir pour une présentation en français : M. Marzano, L’éthique appliquée, Paris,
PUF, 2010 (2e éd.).
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
de maintenir au sujet de cette histoire le terme de retour. En effet, son usage
permet de désigner la dimension critique d’une pensée qui a souligné la nécessité
d’un tel retour. C’est ce qu’indique l’ouvrage Clinical Ethics de Albert R. Jonsen,
Mark Siegler et William J. Winslade : lorsqu’il met en place les cadres théoriques
et pratiques de l’éthique clinique, il entend lutter contre une tendance de la bioéthique, qui consiste à s’éloigner de la vie ordinaire des patients et des équipes
médicales. Cette démarche exprime une exigence : ne pas oublier, ne pas négliger,
sans cesse revenir au souci d’une proximité avec cette vie ordinaire dans le travail
de réflexion éthique.
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN IDÉAL RÉGULATEUR DE LA
RÉFLEXION ÉTHIQUE
Comment qualifier et définir ce souci ? L’idée d’un retour à la vie ordinaire,
dans cette dimension critique, se distingue de toutes les pensées qui ont souhaité
prêter attention aux circonstances particulières de la situation expérimentée par
un patient et l’équipe médicale qui le prend en charge. En effet, elle ne vise pas,
à proprement parler, l’appréhension de ces circonstances, par différence avec une
formation abstraite et générale de la question éthique, mais une connaissance de
la manière dont sont éprouvés, vécus, réfléchis, dans le cours ordinaire de l’existence du patient et de l’équipe médicale, l’événement que constitue la maladie
ou l’accident et sa prise en charge médicale. À travers l’idée d’un retour à la vie
ordinaire, on vise spécifiquement l’accès à la parole des personnes engagées dans
la situation considérée, si exceptionnelle puisse-t-elle être par ailleurs comme
situation de soin.
En éthique clinique, cette exigence a d’abord été formulée en vue d’introduire
le questionnement éthique dans la pratique médicale au quotidien 17. Au fil du
temps et en d’autres lieux, d’autres finalités sont venues s’adjoindre à ce premier objectif : le recours à la consultation d’éthique clinique s’est, par exemple en
France, associé à l’objectif de « démocratie sanitaire », à celui de faire entendre la
voix du patient à égalité avec celle du médecin 18. Il vise aussi, de part et d’autre
de l’Atlantique, à constituer une aide à la décision, dont peuvent s’emparer s’ils
le souhaitent, ceux qui l’ont sollicitée. Cependant, l’éthique clinique est encore,
parmi d’autres courants de pensée, vecteur de la thèse selon laquelle un savoir
17. A. R. Jonsen, M. Siegler et W. J. Winslade, Clinical Ethics – A practical Approach to Ethical Decisions in
Clinical Medicine, op. cit., Introduction, p. 1.
18. V. Fournier, Le bazar bioéthique – quand les histoires de vie bouleversent la morale publique, op. cit.
99
Marie GAILLE
100
spécifique et unique se niche dans l’appréhension des situations de soin à partir de
la parole des personnes engagées dans celle-ci. Une telle appréhension rend seule
possible, selon cette thèse, une connaissance concrète et dense des sentiments, des
valeurs, des croyances et des interprétations qui constituent l’expérience d’une
personne malade et de l’équipe médicale 19. Comme nous l’avons indiqué au
début de cette contribution, c’est à cette ambition épistémologique de l’éthique
clinique que nous nous intéressons ici. Nous la décrirons désormais à partir de
la pratique que nous connaissons, proposée par le Centre d’éthique clinique de
l’hôpital Cochin 20.
L’ambition du retour à la vie ordinaire dans cette démarche d’éthique clinique
se déploie à travers une méthodologie particulière, dont le premier élément est
la rencontre avec tous les protagonistes de la situation considérée, le recueil de
leur point de vue éthique sur celle-ci 21. Cette rencontre avec le patient, l’équipe
médicale qui le suit et éventuellement les membres de sa famille – la « consultation » – est généralement faite par un binôme, un médecin et un non-médecin.
Dans un second temps, une synthèse de cette consultation est présentée à un
« staff » pluri-disciplinaire, qui élabore une analyse éthique sur la base des éléments rapportés par les consultants et propose un « avis » qui est ensuite divulgué
à l’équipe médicale et au patient, charge à eux d’en tenir compte ou non pour
étayer la décision médicale en jeu 22.
Loin de chercher à connaître un sens moral particulier, qui serait propre aux
« gens ordinaires », semblable à la « common decency » des gens simples mise en
valeur par George Orwell 23, l’éthique clinique cherche tout d’abord à appréhender le point de vue éthique des personnes engagées dans une situation et ceci, à
partir de leurs propres mots, non d’un témoignage indirect, d’un récit, et dans
une temporalité à chaud, non a posteriori, c’est-à-dire dans un temps où le questionnement demeure ouvert – ce qui rend la consultation d’éthique clinique particulièrement riche en matériaux pour la réflexion éthique :
19. J . F. Monagle & D. C. Thomasma, Health care ethics, Critical Issues for the 21st Century, 1998, Aspen
Publishers, Chapitre 51, Literature and Medicine : Contributions to Clinical Practice, p. 559.
20. Voir note 4.
21. Il s’agit bien du point de vue éthique et non de ce que la littérature commence à appeler « le savoir profane »
des proches ou du malade lui-même sur sa pathologie et les modalités de sa prise en charge thérapeutique.
22. Voir M. Gaille, J.-P. Amann, « Approche par les principes, approche par les cas : les limites philosophiques
d’une opposition », Ethique et santé, décembre 2007, p. 195-1999 ; l’autre avec V. Fournier, « Approche par
les principes, approche par les cas : sur le terrain, une complémentarité nécessaire et féconde », Ethique et
santé, septembre 2007, vol. 4., n° 3, p. 126-130.
23. Voir à ce sujet B. Bégout, « Vie ordinaire et politique. G. Orwell et la common decency », Cl. Gautier et
S. Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 99-119.
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
Vouloir un enfant alors que l’on est stérile, malade ou mourant ; vouloir sauver la vie de celui
que l’on aime au risque de la sienne, en lui donnant un morceau de son foie parce que le sien
ne fonctionne plus ; vouloir être un homme quand on est né femme ou l’inverse : ces épreuves
de vie façonnent, au sens où elles détruisent, mais construisent à la fois les individus qui les
affrontent. La rencontre avec ceux-là, comme avec les médecins qui les reçoivent, est au cœur
de ce qu’on appelle l’éthique clinique. Il ne s’agit plus de philosopher de haut ou de loin sur les
questions éthiques que posent ces situations. Il s’agit d’accompagner dans leurs interrogations,
doutes et malaises existentiels, quand ils en ont, ceux qui les vivent, jusqu’à ce qu’un choix se
fasse, ou continue de se suspendre, ce qui est encore un choix 24.
La visée de connaissance d’un matériau destiné à nourrir et à approfondir la
réflexion éthique rattachée à cette méthodologie, est sous-tendue par une série
de parti-pris. Le premier est sans aucun doute que toutes les personnes sont des
agents moraux, au sens où tous procèdent à des évaluations en terme de bien et de
mal, et qu’il faut les prendre au sérieux, les écouter, à défaut de leur donner raison.
Le second élément caractéristique d’une telle démarche est la conviction qu’on
ne peut prétendre connaître les points de vue éthiques des personnes engagées
indépendamment d’un échange avec elles. Enfin, cette démarche est sous-tendue
par l’idée selon laquelle le maniement conceptuel des valeurs et des principes moraux ne constitue pas un travail éthique suffisant pour proposer un avis éthique
informé sur une situation : la formulation de celui-ci repose sur la connaissance
du point de vue des acteurs engagés en elle et des conséquences effectives de la
décision médicale sur leur existence et sur une approche in situ, qui permet de
voir comment vit, quotidiennement, le patient et l’équipe médicale. À ce sujet,
Véronique Fournier parle d’une approche « incarnée », attentive à accueillir la
parole de chacune des personnes concernées par la décision, engagées dans la
situation de soin à un titre ou un autre, et désireuse de comprendre « en quoi elles
se sentent mobilisées personnellement au plan éthique 25 ».
En ce sens, nous pouvons bien dire de la méthodologie de l’éthique clinique
qu’elle est caractérisée par une exigence de retour à la vie ordinaire, telle que nous
avons défini cette dernière dans notre propos introductif. Ce retour est conçu par
elle comme un mouvement fécond, et même indispensable à la réflexion éthique.
Ce qui nous paraît intéressant dans cette démarche, afin de mieux comprendre de
quelle manière un tel retour peut servir la réflexion éthique, est le statut que lui
accorde une telle méthodologie. Il nous semble en effet que l’éthique clinique ne
prétend pas accéder à la vie ordinaire des personnes, même si l’appréhension de
24. V. Fournier, Le bazar bioéthique, op. cit., p. 11. V. Fournier est la créatrice et la directrice du Centre d’éthique
clinique de l’hôpital Cochin.
25. Ibid., p. 13.
101
Marie GAILLE
102
celle-ci est bel et bien visée à travers la rencontre entre les consultants, le patient
et l’équipe médicale. Plus précisément, dans cette démarche, la vie ordinaire des
personnes n’est considérée ni comme une évidence ni comme un mystère persistant. Elle est appréhendée à la mesure de ce que les personnes veulent bien en dire
et de ce que les consultants, avec leur sensibilité, leur regard professionnel propre,
en saisissent. Les biais liés à la situation d’interlocution, aux personnalités des
consultants, aux conditions de la rencontre, aux formes des prises de parole des
uns et des autres sont reconnus et acceptés. Ils ne sont d’ailleurs pas toujours perçus comme des éléments d’appauvrissement de la réflexion éthique, mais comme
des aspects finalement inhérents à celle-ci.
La démarche d’éthique clinique, de ce point de vue, se caractérise par un
certain scepticisme quant à l’idée d’un accès direct à l’ordinaire ; mais c’est, pour
ainsi dire, sans regret, car elle n’est pas dans la visée d’un tel accès. Elle fait avec
ce qu’elle obtient dans l’échange. Elle reconnaît d’emblée que « la description
des recours à l’ordinaire » est « médiate, seconde quand elle est possible, comme
si “l’ordinaire” ne pouvait pas être posé en tant qu’objet d’investigation première 26 ». Elle ne cherche pas à « élucider 27 » l’ordinaire en tant que tel, mais à
travers l’échange en lien avec les situations ordinaires de maladie et de soin, à enrichir les matériaux de la réflexion éthique. Elle s’intéresse à ce que les personnes
disent de leur vie ordinaire et du questionnement éthique qu’elle suscite en eux
et nourrit sa réflexion avec ces choses dites. Si l’éthique clinique est animée par
l’ambition de faire émerger une éthique de l’ordinaire 28, c’est donc au sens où le
motif du retour à l’ordinaire constitue un idéal régulateur tel que Kant entend
cette notion : le retour à la vie ordinaire joue ici le rôle d’une règle de l’esprit
éthique, mais ne désigne pas un objet visé par lui.
26. Cl. Gautier et S. Laugier, Présentation, L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 7. Cf. Aussi dans le même
dossier, S. Laugier, « Politiques de la conversation ordinaire », L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 35.
27. L. Raïd, « Élucider l’ordinaire », L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 11.
28. I bid., p. 8.
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
LA « CONVERSATION 29 » ÉTHIQUE : UNE EXPÉRIENCE CONSTITUTIVE
DE LA PENSÉE MORALE
Comme on l’a vu, la démarche de l’éthique clinique ne prétend pas introduire un rapport de « vérité biographique » avec les propos des patients et des
équipes médicales rencontrés lors des consultations. Elle n’est pas dans l’illusion
d’un accès « vrai » à la personne 30. Ce sur quoi s’appuie une telle démarche et ce
qu’elle cherche à susciter est un échange éthique, dans un temps suspendu par
rapport à la décision médicale, un échange où les choses se disent, se partagent et
s’élaborent en commun, où des positions et des questions émergent. Il n’y a pas
lieu ici de parler de « récit de vie », encore moins de « biographie », les personnes
évoquant au cours de l’entretien ce qu’elles veulent bien dire ou qu’elles pensent
pertinents de mobiliser du point de vue éthique. Elles n’entendent pas particulièrement livrer ce qu’elles considèrent être leur « intimité ». Plutôt, elles partagent
avec les consultants une interrogation éthique sur la réalité pathologique et thérapeutique qui est la leur et sur ce qu’elle engage de façon cruciale quant à leur
existence présente et future.
Dans cette perspective, le retour à l’ordinaire envisagé comme idéal régulateur
de la réflexion éthique apparaît de façon intéressante comme un mouvement qui
permet d’engendrer des dialogues d’une nature tout à fait particulière. Ce sont
des entretiens où chacun est au travail, au travail de l’éthique – formulant des
questions, énonçant des hypothèses, rappelant des principes, des convictions, des
valeurs, soupesant le poids des uns et des autres dans la décision à prendre.
Cet aspect mérite à notre sens d’être commenté. Il permet d’éclairer d’un jour
nouveau l’idée défendue par la sociologie morale d’inspiration durkheimienne
ou wébérienne selon laquelle la morale est un fait collectif et le sujet éthique un
sujet social, dont les questionnements doivent être examinés à la lumière des
29. Nous empruntons ce terme au philosophe anglais M. Parker, auquel nous reviendrons dans la suite
de ce développement : « A conversational approach to the ethics of genetic testing », dans R. Ashcroft,
A. Lukassen, M. Parker, M. Verkerk et G. Widdershoven (dir.), Case analysis in Clinical Ethics, Cambridge
University Press, 2005, p. 149-164.
30. Voir à ce sujet D. Fabre, J. Jamin, M. Massenzio, « Jeu et enjeu ethnographique de la biographie », L’Homme,
195-196, déc. 2010, p. 7-20. Dans le même dossier, voir aussi L. Caillet, « Méprises et dérives – ethnographie d’une autobiographie recueillie », p. 163-192 et la critique proposée par N. Heinich de « L’illusion
biographique » de P. Bourdieu (Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72) : « le naïf
n’est plus celui qui croirait à “l’objectivité” du récit biographique, comme ne cesse de le marteler Bourdieu,
mais il est celui qui croit, comme lui, que le locuteur et son interlocuteur prennent ce récit pour la réalité,
alors que l’un et l’autre savent bien qu’ils ont affaire à un récit », « Pour en finir avec “l’illusion biographique” », L’Homme, revue cit., p. 426.
103
Marie GAILLE
104
débats dans lesquels ils s’inscrivent 31. En effet, il confère un sens particulier et
peu souvent mis en valeur à cette conception de la morale comme fait collectif :
il suggère que la réflexion éthique est elle-même le produit « provisoire, négocié
et sans cesse renouvelé 32 », de rencontres et de dialogues tels ceux suscités par
la démarche d’éthique clinique. Si l’on suit cette perspective, la démarche relationnelle et conversationnelle apparaît être une manière privilégiée et féconde
de développer la réflexion éthique et pas seulement un « plus » par rapport au
raisonnement moral individuel : les entretiens fonctionnent comme des « boîtes
noires », au sens où les points de vue éthiques des interlocuteurs émergent et se
formulent dans l’échange lui-même.
C. Orfali souligne qu’une telle manière de concevoir la réflexion éthique est
particulièrement appropriée au contexte du pluralisme moral qui est, qu’on le
veuille ou non, le cadre dans lequel les décisions médicales sont prises aujourd’hui
dans nombre de sociétés : « c’est bien dans la manière dont les individus combinent
plusieurs rationalités et plusieurs logiques que se (re)construit un sens éthique au
sein même de cette hétérogénéité 33 ». L’incidence d’une éthique « conversationnelle » n’est pas anodine dans ce cadre pluraliste : elle permet de reconnaître les
raisons d’agir des autres personnes engagées dans la situation, sans nécessairement
s’accorder avec elles (la reconnaissance du pluralisme des positions ne débouche
pas nécessairement sur un relativisme moral 34).
CONCLUSION
L’ambition du retour à la vie ordinaire que peut nourrir la réflexion éthique
interpelle le philosophe car elle implique l’abandon de toute position surplombante : le philosophe reviendrait au monde, homme parmi les hommes. Il ne
saurait pas mieux ni plus que les autres hommes ce qu’il faut faire dans une
31. Voir Fr.-A. Isambert, P. Ladrière, J.-P. Terrenoire, « Pour une sociologie de l’éthique », Revue française de
sociologie, XIX, 1978, p. 323-339 ; S. Bateman-Novaes, R. Ogien, P. Pharo, Raison pratique et sociologie
de l’éthique, autour des travaux de Paul Ladrière, Paris, CNRS Communication, 2000 ; P. Pharo, « Morale
et sociologie », dans : L’Année sociologique, Dossier « Ethique et sociologie : perspectives actuelles de la
sociologie morale » (2005). C’est un élément que j’ai repris dans ma réflexion, cf. l’article cité en note 11
et ma référence à la conception eliasienne de la relation entre sociologie et psychologie dans Le désir
d’enfant – histoire intime et enjeu politique, Paris, PUF, 2011.
32. C. Orfali, « L’émergence de l’éthique clinique : politique du sujet ou nouvelle catégorie clinique ? », Sciences
sociales et Santé, art. cit., p. 60.
33. C. Orfali, « L’émergence de l’éthique clinique : politique du sujet ou nouvelle catégorie clinique ? », Sciences
sociales et santé, vol. 21, 2, 2003, p. 41.
34. Voir sur ce point S. Lukes, Moral Relativism, Picador/Macmillan, 2008.
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
situation donnée, a fortiori dans le contexte de pluralisme moral que nous venons de mentionner. Il convient à cet égard de souligner la différence entre la
démarche d’éthique clinique et la perspective ouverte par les sciences citoyennes
ou participatives, caractérisées par la participation d’amateurs volontaires dans
les programmes de recherche : tandis que ceux-ci contribuent aux avancées de la
connaissance selon un protocole défini et validé par les « scientifiques », l’éthique
clinique propose un échange dans lequel les consultants et les personnes engagées
dans la situation, malade, proches, membres de l’équipe médicale, sont tous, à
part égale, des agents moraux.
Ce retour à la vie ordinaire exige peut-être du philosophe un effort permanent. Selon Mark Hunyadi, en effet, ce mouvement rétroactif s’oppose à une
tendance forte de la pensée philosophique, qui consiste à se substituer au point
de vue des acteurs :
Rester fidèle de bout en bout au point de vue des acteurs eux-mêmes, en restituant toujours à
partir de leur perspective ce qui est disponible pour eux en termes de contrefactualité morale.
C’est à cette seule condition méthodologique – qui aboutit ultimement à faire de la manière
dont les acteurs se comprennent eux-mêmes le socle de la moralité –, c’est donc à cette seule
condition qu’on empêchera la philosophie de capturer à son profit le point de vue moral des
acteurs moraux : car c’est une règle générale qu’arrivé au terme de sa construction, le philosophe
a en catimini substitué au point de vue de ceux qui vivent la morale le point de vue théorique
de celui qui la pense. Cette confiscation par une troisième personne, le philosophe, de ce qui
devrait rester le point de vue des premières personnes, les acteurs moraux eux-mêmes, est le vice
philosophique le plus communément partagé en théorie morale 35.
Ce « vice » pourrait bien d’ailleurs ne pas être propre aux philosophes moraux,
mais caractériser une tendance de fonds en philosophie à considérer « le langage
ordinaire et l’être humain ordinaire comme en manque : en manque de science,
manque requérant qu’un “spécialiste” parle en lieu et place de l’ordinaire locuteur,
au pire pour lui montrer qu’il ne peut rien penser correctement, au mieux pour lui
montrer pour quelles raisons il a raison, sans être capable d’en rendre compte 36 ».
Pour la philosophe Émilie Hache, cette visée du retour à la vie ordinaire
marque également, en philosophie, l’abandon de l’ambition normative. Revendiquant sa filiation au courant du pragmatisme philosophique, plus précisément
jamesien, elle affirme que sa tâche relève avant tout, dans cette perspective, du témoignage – au sujet de « ce/ceux à quoi/qui sont attachés les acteurs eux-mêmes » :
35. M. Hunyadi, L’homme en contexte – essai de philosophie morale, Paris, éd. du cerf, 2012 – avant-propos
disponible sur internet : http://www.markhunyadi.net/.
36. L. Raïd, « Élucider l’ordinaire », Cl. Gautier et S. Laugier (dir.), L’ordinaire et le politique, op. cit., p. 12.
105
Marie GAILLE
106
le philosophe doit décrire ce que font les personnes et non leur prescrire un comportement. Il s’agit en outre d’accomplir cette tâche descriptive dans les termes
qui sont les leurs 37. La philosophie serait donc utile pour identifier, qualifier et
expliciter les différentes positions en présence, mais non pour orienter la réflexion
de chacun dans une direction normative spécifique. Caractérisée par un mouvement de retour à la vie ordinaire des personnes engagées dans une situation de
soin, l’enquête philosophique se présenterait alors sous un jour plus « éthique »
que « morale », au sens où, dans l’usage, on oppose à travers ces deux termes
l’interrogation « critique » et « démystificatrice » (éthique) et le questionnement
normatif (« moral »).
Il n’est pas certain que la position de simple témoin et peintre de la vie ordinaire des personnes et des enjeux éthiques que promeut Émilie Hache soit tenable jusqu’au bout, tout au moins en contexte médical. Au cœur de celui-ci se
trouve en effet la décision, qui exige un choix normatif, fut-il appréhendé par les
personnes engagées dans la situation comme « le moindre mal », plutôt qu’un
« bien » à proprement parler. En outre, on ne s’engage pas dans un travail descriptif sans parti-pris normatif, et de ce point de vue, l’ambition de s’en tenir à la
peinture des faits relève d’un illusoire positivisme : donner par exemple une place à
la parole du patient, c’est prendre position au sujet de la relation médecin-malade et
remettre en cause la modalité, encore fréquente, où le médecin a la responsabilité
exclusive de la décision et de sa justification.
Pour notre propos, on ne retiendra donc pas que le retour à la vie ordinaire
des patients et des équipes médicales implique l’abandon de toute ambition normative. En revanche, il est intéressant de noter qu’à travers le rejet d’une position philosophique surplombante, l’idéal régulateur constitué par ce mouvement
implique du philosophe inspiré par la démarche d’éthique clinique une sorte de
conversion : il convient pour lui de cultiver le souci de ne pas négliger la vie ordinaire des patients et des équipes médicales, parce qu’il la considère comme une
source essentielle de connaissance des matériaux nécessaires à la réflexion éthique ;
en outre, un tel retour implique de nouer ensemble philosophie morale et philosophie sociale, pans qui ne sont pas toujours associés au sein de la discipline.
La sociologie morale, précédemment évoquée, peut être lue comme une invitation faite à la philosophie de s’intéresser à la dimension collective de la vie morale
et à envisager le sujet éthique comme un sujet social. Bien qu’associée à d’autres
références qu’à celle de Max Weber ou Émile Durkheim, la philosophie sociale,
37. É. Hache, Ce à quoi nous tenons – propositions pour une écologie pragmatique, Paris, La Découverte, les
empêcheurs de penser en rond, 2011, p. 13.
LE RETOUR À LA VIE ORDINAIRE : UN ENJEU ÉPISTÉMOLOGIQUE POUR LA PHILOSOPHIE MORALE
parce qu’elle prend pour objet le sujet engagé dans des rapports sociaux, propose
à la philosophie morale une conversion du même genre 38.
Seul ce nouveau regard permet de considérer comment une réflexion fondée
sur des entretiens éthiques, identiques ou comparables à ceux de l’éthique clinique repose elle-même sur la reconnaissance implicite des interlocuteurs comme
sujets moraux, en même temps qu’elle contribue à les faire émerger : « These are
conversations conducive to the achievement of a flourishing sens of personhood in
ourselves and in others 39. »
107
38. Fr. Fischbach, La reconnaissance. Fichte et Hegel, Paris, PUF, 1999 ; du même auteur, Manifeste pour
une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009 ; S. Haber, Habermas et la sociologie, Paris, PUF,
« Philosophies », 1998.
39. Selon l’expression de M. Parker, « A conversational approach to ethics », art. cit., p. 155.
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU
TRAVAIL SUR SOI :
LE CAS DE LA PRISE EN CHARGE
DES HOMMES ET DES FEMMES SANS DOMICILE
Séverine MAYOL 1
L’arrivée à la rue et l’installation dans le statut de « sans domicile fixe » ou de
« sans abri » sont rarement dues à la seule perte du logement, c’est généralement
une étape, parfois l’aboutissement, d’un processus de disqualification commencé
dans l’enfance. En effet, si les personnes qui se retrouvent un jour sans domicile
ont des profils socioculturels différents, elles ont vécu des épreuves semblables, des
ruptures comparables et possèdent pour la plupart un lourd « casier social » avant
même d’entrer dans le système de l’hébergement d’urgence et de réinsertion sociale.
La désaffiliation (R. Castel), la disqualification (S. Paugam), la désinsertion (De Gaulejac) surviennent au terme de trajectoires individuelles au cours desquelles se cumulent et se renforcent
un certain nombre de « déprivations » et de ruptures spécifiques, qui s’accompagnent de mécanismes de stigmatisation, de mise à l’écart et de rejet. Il s’agit donc de processus multidimensionnels, qui agissent non seulement au niveau des personnes concernées, mais aussi à celui des
représentations dont elles sont l’objet 2.
Les personnes sans domicile sont des personnes qui ont perdu, ou n’ont jamais
eu, leur logement personnel, non précaire. Maryse Bresson a démontré que le
logement était une norme intégratrice 3, en être privé, c’est être immédiatement
perçu comme pauvre. Il existe cependant une classification des personnes sans
1. Séverine Mayol est docteure en sociologie et chargée d’enseignement au sein de la faculté de Sciences Sociales
de l’université Paris Descartes.
2. B. Destremau, P. Salama, Mesures et démesures de la pauvreté, Paris, PUF, 2002 ; p. 131.
3. M. Bresson, Les SDF et le nouveau contrat social, Paris, L’Harmattan, 1998.
109
Séverine MAYOL
110
domicile : certaines dorment dans des lieux-dits « non prévus pour l’habitation »
que l’on peut caractériser par l’expression de personnes sans-abri, d’autres dorment dans des « habitats précaires », (mobil-home, camping, squat…), d’autres,
enfin, sont hébergés en centre d’hébergement. Ces deux dernières catégories sont
le plus souvent désignées par le vocable de personne sans domicile. Cet article
traite des personnes sans domicile qui sont prises en charge, et donc hébergées,
dans des centres d’hébergement, qu’ils soient d’urgence (CHU), de réinsertion
sociale (CHRS) ou de stabilisation 4 (CHS).
Au cours de l’étude de terrain que nous avons réalisée dans le cadre de notre
doctorat de sociologie 5, nous avons observé plusieurs éléments mis en place
dans l’objectif de « réinsérer » les personnes hébergées en centre d’hébergement.
Nous avons alors questionné la définition que les professionnels ont de la réinsertion, et nous avons constaté que, devant l’impuissance à proposer une réinsertion économique stable, les travailleurs sociaux s’attelaient à ancrer les personnes
hébergées dans une routine quotidienne ordinaire.
Les politiques publiques de lutte contre la pauvreté se divisent entre intervention et assistance. L’intervention est positive puisqu’elle vise le retour à la pleine
vie sociale (Castel, 2009) de la personne auprès de qui l’on intervient, alors que
l’assistance est négative puisqu’elle est, aujourd’hui, perçue comme inutile dans
la mesure où elle ne permet pas à la personne assistée d’améliorer son sort, mais
simplement de survivre 6.
La prise en charge des personnes sans domicile se situe dans le volet de l’intervention sociale et vise la réinsertion de personnes disqualifiées ou désaffiliées.
L’analyse de cette prise en charge permet de mettre à jour un processus de requalification qui tente de retourner le stigmate qu’a fait naître la situation de sans-abri,
de faire cesser le jugement social de déviance, et de rompre avec la vie d’errance.
La requalification est un état social qui confère à la personne anciennement dis4. Dans un parcours « idéal », le CHU doit accueillir l’urgence pour une quinzaine de jours et le CHRS
doit proposer un travail d’accompagnement social visant la réinsertion économique et sociale en 6 mois
renouvelable une fois. Les CHS accueillent des personnes désocialisées, au long parcours de rue et qui sont
accompagnées sur un temps non déterminé dans le cadre législatif. En pratique, tous ces centres accueillent
des personnes sans domicile sur des temps beaucoup plus long que ceux prévus dans le cadre, et ils disposent
d’un même accompagnement social. La différence la plus importante se fait avec les CHU qui, concernant
l’urgence, proposent des hébergements en dortoir, disposent d’un encadrement social moins important et
affichent une capacité d’accueil parfois démesurée (jusqu’à 560 lits à Paris).
5. Séverine Mayol, Devenir un bon pauvre. Analyse genrée de la prise en charge des personnes sans domicile thèse pour
le doctorat de sociologie, (dir. J. Spurk), soutenue publiquement le 17 février 2012 à l’université Paris Descartes.
6. Une citation de Lao Tseu est souvent rapportée pour justifier cette différence : « Si tu donnes un poisson à un
homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours. »
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
qualifiée, invalidée, désaffiliée un statut de personne vulnérable qui n’a pas, et
n’aura peut-être jamais, le statut de personne inclue 7. Pour se mettre en œuvre, le
processus de requalification nécessite d’être pensé et élaboré à partir des visions
du monde, des idéaux des travailleurs sociaux, mais aussi du contexte socioéconomique et du contexte politique défini par les politiques publiques. Le processus de requalification doit donc aboutir à la construction d’une identité sociale
conforme aux attentes et aux représentations qu’ont les travailleurs sociaux de ce
que peut être la réinsertion de ces personnes sans domicile. L’objectif de la prise
en charge est alors de rompre avec la vie extraordinaire de la rue et d’installer la
personne hébergée dans un quotidien routinier et ordinaire, décrit à partir des
représentations des agents de ces mesures d’intervention sociale.
Après avoir décrit l’extra-ordinaire de la vie à la rue, nous aborderons le processus de requalification mis en œuvre par les travailleurs sociaux à partir de la
gestion du temps et des activités proposées. Nous verrons alors que cette vie ordinaire, présentée comme finalité du processus de requalification, n’est pas la vie
ordinaire de l’inclusion.
LA VIE EXTRA-ORDINAIRE DES PERSONNES SANS DOMICILE
Les personnes qui se retrouvent à un moment donné de leur vie à vivre et
dormir dans la rue, ou dans des lieux non prévus pour l’habitat, ont généralement
connu, dans leur parcours, des ruptures sociales, et parfois psychiques. Selon les
témoignages recueillis, à la rue, les personnes sans domicile ne vivent plus, mais
elles survivent : elles se situent dans une sorte de temporalité de l’immédiat, dictée
par la nécessité d’assouvir leurs besoins physiologiques et celle de se trouver un
abri, un refuge, qu’il soit institutionnel ou informel. Pour (sur)vivre dans la rue,
il faut être doté d’une grande résistance physique et mentale ainsi que de fortes
capacités d’adaptation, du fait des difficiles conditions de vie.
Ce mode de vie s’oppose indéniablement à ce que, communément, on imagine
de la vie ordinaire. Le rapport au temps qui entrave la projection et l’espérance,
le rapport au corps qui diminue et handicape, le rapport à l’autre dans des interactions emplies de violence physique tout autant que symbolique apparaissent
comme autant d’éléments d’une vie extra-ordinaire, pris dans le sens d’une vie
qui sort des cadres, qui est extérieure à celle communément vécue. Analyser la vie
à la rue comme une vie extra‑ordinaire permet alors de comprendre et de saisir
7. À l’instar d’Étienne Gilson, nous avons fait le choix d’utiliser les orthographes « inclu » et « inclue » par
analogie à « exclu » et « exclue ».
111
Séverine MAYOL
112
les éléments que les professionnels de l’intervention sociale vont s’attacher à faire
disparaître dans le processus de prise en charge.
Le clochard symbolise le mieux l’extra-ordinaire de la vie à la rue, même si
cette « figure emblématique de l’envers ricanant de la normalité et de l’ordre social 8 » ne représente pas toutes les personnes vivant à la rue. La figure du clochard
publie l’extra‑ordinaire de cette vie qui se déroule dans l’espace public et qui apparaît curieuse pour les inclus dont nous sommes.
La gestion du temps et de l’espace est la première caractéristique de la vie
extraordinaire des personnes sans abri. Jongler avec les rythmes imposés par les
organismes d’assistance et par les besoins du corps constitue l’activité quotidienne
essentielle. À ce propos, Julien Damon parle d’un jeu de ping-pong 9 visant à ne
pas laisser la personne sans abri statique, mais à la placer au contraire dans une
sorte de mouvement de la survie.
Expulsées de leur porte cochère ou de leur centre d’hébergement au petit matin,
les personnes sans abri doivent se déplacer d’un rendez-vous social à un lieu de
service, d’un point de rencontre à un lieu de travail 10. L’agenda et les déplacements
des personnes sans abri sont d’une grande complexité et se construisent à partir des
besoins physiologiques dont l’assouvissement confère le sentiment d’exister.
Le corps a ses rythmes qu’il convient de respecter, manière de le conserver toujours au présent
et d’en assurer ainsi la permanence comme son bon usage, non pas seulement parce que les
personnes s’affirment ainsi toujours vivantes, mais parce que c’est l’effort même de cette routinisation qui constitue leur combat quotidien et qui apparaît à leurs yeux comme la preuve de
leur être dans le monde 11.
Ce sentiment d’exister, d’être au monde est renforcé par le témoignage discret,
la reconnaissance des individus inclus. Ainsi, les personnes sans abri parlent de
leur rue ou de leur abri comme de leur chez-soi, elles habitent leur quartier et ont
des voisins. Cette inscription dans un espace sociogéographique est nécessaire au
8. Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2011 ; p. 347.
9. Julien Damon, La question SDF : critique d’une action publique, Paris, PUF, 2002.
10. Les personnes sans domicile désignent par travail toute activité créant un revenu : la manche, la vente de
journaux de rue, le vol, mais aussi de façon plus « classique », le travail au noir, les petits travaux ou contrat
d’insertion, etc.
11. Claudia Girola, « Le temps et l’espace : deux termes indissociables pour la compréhension des pratiques
identitaires des personnes sans abri » dans Les SDF. Visibles, proches, citoyens (dir. Danielle Ballet), PUF,
Paris, 2005, p. 65-78, p. 70.
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
maintien d’une certaine condition de soi, et ce, même lorsque cette présence est
tout juste tolérée 12.
Ainsi, alors que la plupart des éléments qui font l’ordinaire d’une vie
échappent à leur pouvoir d’organisation, ils s’en accommodent et créent, par la
régularité de leurs déplacements et de leurs présences, un emploi du temps ordonné et strict, un nouveau quotidien, une nouvelle routine. Ils reconstruisent
ainsi des repères spatiaux, temporels et sociaux qui leur permettent de contrecarrer le processus de déstructuration identitaire induite par l’exposition de leur
intimité dans l’espace public.
Dès lors, le retour à la vie ordinaire doit permettre de rompre avec le quotidien
de la survie. Il doit, à partir d’interactions plus ou moins soutenues et plus ou
moins longues entre un ensemble de professionnels de l’intervention sociale et la
personne hébergée, permettre à celle-ci de (ré)adopter des cadres, et des normes,
routiniers, ordinaires. Or, quand « deux êtres se rencontrent, deux mondes, objectivés, se font face 13 » et, dans cette institution totalisante qu’est l’intervention
sociale, c’est le monde objectivé du travailleur social qui « gagne ». En d’autres
termes, la définition de la vie ordinaire se trouve dans les visions du monde des
travailleurs sociaux responsables du processus de requalification et c’est à partir
de l’objectivation de ces visions du monde que le processus est mis en œuvre au
travers la routinisation du quotidien.
Analyser le passage de la vie extra-ordinaire au retour à la vie ordinaire permet
alors de saisir les représentations qu’ont les travailleurs sociaux de la vie ordinaire des personnes vulnérables. Cette vie ordinaire s’exprime dans les activités
qui rythment la vie des personnes hébergées et qui, nous allons le voir, s’organise essentiellement autour d’une gestion du temps professionnel et des rapports
sociaux de sexe.
LE TEMPS ORDINAIRE
Pour accompagner les personnes hébergées vers la requalification, les professionnels de l’intervention sociale 14 commencent par (re)créer des conditions de
vie qu’ils perçoivent comme normales, ce qui est la condition sine qua non d’un
12. Sophie Rouay-Lambert, « Sur les traces des sans-abri », Espaces et sociétés 1/2004 (n° 116-117), p. 29-45.
Consulté sur Internet : www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2004-1-page-29.htm.
13. Peter L. Berger, Thomas Luckman, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994
(1986).
14. Nous regroupons sous la dénomination « professionnels de l’intervention sociale », l’ensemble des personnes
inclues, engagées dans des processus de requalification des personnes hébergées. Cela concerne donc les
113
Séverine MAYOL
retour à la vie ordinaire : « Nous leur proposons donc un espace sécurisant dans
lequel elles feront l’apprentissage des gestes de la vie quotidienne et appréhenderont mieux et différemment leur avenir », Armelle Langlement 15, directrice de la
Maison des Femmes, Montrouge.
Au cours de l’étude de terrain que nous avons réalisée dans le cadre de notre
doctorat de sociologie, nous avons observé plusieurs éléments mis en place dans
l’objectif de ramener puis de maintenir les personnes hébergées dans ce quotidien. Le règlement intérieur rappelle, par exemple, les obligations de conformité
sous peine d’exclusion ; l’exclusion, qui constitue un retour à la vie extra‑ordinaire
de la rue, est censée leur rappeler qu’être hébergé est un « privilège » :
114
[Enquêtrice : Et si la personne ne fait pas les tâches ménagères et tout ça ?] Alors, c’est un avertissement. On les prévient, y’a un avertissement et au bout de trois avertissements, c’est pareil,
ça peut être une exclusion de trois jours. […] [Et comment ils vivent cette exclusion ?] Généralement, ils le prennent bien. Puis, souvent, pratiquement tout le temps, ceux qui ont eu des
exclusions de quelques jours ont trouvé que c’était juste. Admettait la punition et trouvait…
je dirais même pas que c’est une punition, c’est pour aussi leur dire « écoutez les gars, faut pas
vous laissez aller. » Ervin, animateur social, CHS mixte et couple.
Le règlement, dans son aspect coercitif, impose aux personnes hébergées de
s’engager dans le processus de requalification et, donc, de vivre le quotidien tel
qu’il est pensé et articulé par les professionnels de l’intervention sociale. Le premier élément du quotidien est le rapport au temps. Le travail de réapprentissage
des normes de vie (Grémion, Lipiansky, 1999, p. 81) commence en effet par
l’intériorisation autoritaire d’un nouveau rapport au temps.
« Si on a un peu de retard, on ne peut plus manger, c’est comme l’armée, c’est strict. » François,
SDF, 50-55 ans, CHU pour hommes.
Les personnes hébergées vont devoir se conformer à une temporalité sociale
construite autour du travail : les professionnels distinguent, dans le quotidien
des centres, les jours de la semaine et ceux du week-end. Ils imposent des horaires
de lever et de repas, parfois même de sortie, organisent des fêtes, etc.
Nous avons vu que, dans la rue, l’emploi du temps était construit autour des
besoins physiologiques. Claudia Girola parle à ce sujet du présent comme étant,
le temps de l’action 16. L’organisation du temps dans les centres d’hébergement
doit rompre avec ce présent de l’action et permettre la projection. Le premier
travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, assistant de service social…), mais, aussi, les membres de la
direction, le personnel d’accueil et d’entretien et les bénévoles.
15. Intervention lors du colloque « Femmes sans domicile de plus de 50 ans », MIPES, janvier 2009.
16. O
p. cit. p. 73
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
élément est la rédaction par la personne hébergée, aidée de son référent social,
d’un projet d’insertion.
Le projet d’insertion constitue une sorte de fil directeur de la prise en charge.
Influencé par le contexte politique, économique et médiatique qui le place au
cœur des politiques publiques, le projet d’insertion vise à donner un objectif individualisé, basé en principe sur les motivations, les envies, mais aussi les possibilités
physiques, matérielles, aussi bien qu’intellectuelles, de la personne accompagnée.
En le rédigeant avec son référent, la personne hébergée s’engage à travailler avec
les professionnels pour atteindre les objectifs médicaux, sociaux, professionnels
ou familiaux fixés. Ce projet d’insertion n’a en réalité que peu de valeurs aux
yeux des professionnels, son utilité n’est pas dans la relation contractuelle qu’il
crée, mais dans la capacité qu’il confère à la personne disqualifiée de formuler
un « futur ». Le futur à long terme est systématiquement présent (retrouver un
travail, avoir un logement, récupérer les enfants, etc.), cependant les travailleurs
sociaux ne s’y attardent pas et insistent sur les objectifs accessibles, c’est-à-dire sur
le futur à court et moyen terme. Ils posent ainsi des repères temporels permettant
de sortir de l’immédiat et de l’isolement social qu’induit la situation de sans-abri.
Outre cette projection de soi dans le futur, le travail d’accompagnement social
des personnes hébergées doit aussi permettre la présence de soi dans les temporalités sociales partagées. Les fêtes traditionnelles ou incontournables constituent
un exemple évocateur.
« Ils ont quartier libre pour la fête de la musique ou la Nuit blanche. En général, on sort en
groupe et on boit des coups. Ce qui évidemment est interdit dans le centre. Là, on peut le faire.
C’est codifié. » Fabrice, éducateur spécialisé, CHRS pour hommes.
Au-delà de la cohésion et du sentiment d’appartenance à un groupe, ces fêtes
permettent de rompre avec le quotidien : rupture de temps, d’espaces, mais surtout de normes du groupe (Duvignaud, 1977). Les événements 17 qui viennent
rompre avec le quotidien permettent, même s’ils n’existent que parce que l’autorité les a acceptés, d’oublier la force coercitive de l’accompagnement social.
Ces fêtes permettent aussi de distinguer les jours chômés des jours ouvrés. En
effet, que ce soit l’organisation des semaines ou des journées, l’emploi du temps
est calqué sur des horaires de travail et c’est l’organisation même des journées,
17. Notons que les célébrations sont, dans les centres d’hébergement observés durant l’enquête de terrain,
presque toujours en lien avec la culture française chrétienne, et ce, alors même que de nombreuses religions
et de nombreuses nationalités se côtoient dans la plupart de ces centres ; lorsque ces fêtes n’ont pas leur
fondement dans nos racines judéo-chrétiennes, ce sont alors des fêtes localement sacralisées (la Nuit
Blanche, la fête des voisins, etc.).
115
Séverine MAYOL
116
notamment au travers des activités et des ateliers qui illustrent le mieux cette volonté de (ré)instituer un rapport au temps proche de celui des personnes inclues.
Le lien entre le temps du centre d’hébergement et le temps du travail est d’autant
plus fort que le quotidien des centres d’hébergement est organisé et assuré par des
personnes salariées.
Les heures de levers, les heures des repas, mais aussi les heures des animations
et des entretiens de suivi social, se justifient par la présence des professionnels,
mais aussi par l’imposition de leurs propres contraintes horaires aux personnes
hébergées avec l’objectif explicite de les (re)mettre dans une certaine « dynamique
de société » (Christian, directeur d’un CHS mixte et couples.) et de « réapprendre
à avoir un emploi du temps, des contraintes et des horaires » (Pauline, directrice,
CHRS femmes).
Dans ce rapport au temps, nous pouvons distinguer deux types d’organisation
qui semblent correspondre au profil des personnes hébergées. Certains centres
proposent des activités toute la journée (essentiellement les centres accueillant
en priorité des femmes seules ou des femmes âgées) alors que d’autres organisent
leur journée autour de l’administratif, du suivi social ou de la santé et proposent
des activités plutôt en soirée et les samedis et dimanche (généralement les centres
qui accueillent des femmes avec enfant ou des hommes). Ces activités sont, dans
la grande majorité des cas étudiés, basées sur le volontariat, même si la personne
hébergée peut se sentir obligée d’y participer.
Toutefois, un centre pour femme oblige ses résidentes à être présentes à tous
les ateliers et encadre leurs temps de loisirs, de repos et de sortie. L’argumentaire
des professionnelles de ce centre au sujet de ce rapport au temps est exemplaire des
situations observées par ailleurs : intérioriser l’existence de contraintes horaires, s’habituer à un emploi du temps, s’obliger et s’inscrire dans une dynamique externe…
La télé est interdite la journée, mais l’atelier est annulé et il pleut. Les femmes ne peuvent
pas sortir. Deux femmes attendent dans la pièce de repos. L’une d’entre elle décide d’allumer
quand même la télé pour passer le temps. La seconde sort de la pièce en disant « tu vas avoir
des histoires ! » mais vient s’installer dans le canapé du couloir en face de la télé et la regarde
tout de même. Mais elle n’est pas dans la pièce… elle n’est donc pas complice de l’infraction.
(Extrait du journal de terrain, décembre 2007 – Contexte : dans ce centre, qui n’accueille que
des femmes, la télé est dans le réfectoire, juste à côté des bureaux des professionnelles. Lors des
rendez-vous, on patiente sur un canapé dans le couloir. Selon la place que l’on occupe sur ce
canapé, on peut voir la télé.)
Il s’agit en imposant ces ateliers de renouer avec la régularité d’un emploi
du temps et les contraintes horaires. La plupart des centres d’hébergement ne
contrôlent pas les horaires de sortie, à l’exception des sorties de nuit, mais im-
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
posent aux résidents de demander l’autorisation de s’absenter plusieurs jours, et
notamment lorsqu’il s’agit de visiter de la famille ou de partir en vacances.
L’organisation de ses activités et leur appréhension comme activité de loisirs
ou « travail » dépendent du sexe des personnes hébergées, de leur rapport à l’emploi (notamment du fait de leur âge) et donc, de la place et de l’importance que
le centre d’hébergement accorde à l’emploi. Il apparaît alors que la plupart des
ateliers « féminins » sont proposés durant les heures de travail et c’est systématiquement le cas des ateliers qui leur sont complètement réservés. Dans les centres
pour hommes, les activités, souvent tournées vers l’extérieur, ont au contraire lieu
durant des heures de loisirs : après le travail, en début de soirée ou le week-end.
Les activités occupent une place importante dans le quotidien des personnes
hébergées et surtout des femmes puisque les hommes sont davantage invités à
s’identifier au modèle de l’homme gagne-pain au travers d’une recherche active
d’emploi. Les contenus de ces activités permettent de saisir les grandes lignes de
la vie autonome imaginée par les professionnels. Or, ces contenus, mais aussi la
manière de les concevoir, sont intimement liés au sexe des personnes accompagnées, le genre est donc un élément incontournable de l’analyse de la vie ordinaire
des personnes requalifiées.
Les activités, les interactions quotidiennes faites de « petites choses, de petits
riens, de petites attentions » (Erica, chef de service, CHS mixte et couple) sont
autant d’élément qui permettent, par un ancrage dans le quotidien, de favoriser l’émergence d’une routine, de (re)nouer avec le « normal », de donner une
« finalité » à des vies d’errance marquées par l’extra-ordinaire. Si l’extra-ordinaire
s’oppose à l’ordinaire alors le processus de requalification a pour but d’ancrer ces
vies d’errance dans un sens ordinaire, commun, celui du quotidien, de la routine.
L’ORDINAIRE DU GENRE
Pour « meubler le temps » libre, les professionnels du centre, parfois aidés de
bénévoles, proposent des activités de toutes sortes et plus ou moins élaborées : ouverture simple de la salle de jeux, atelier d’écriture avec un écrivain bénévole, débatgouter, soin du corps, courses, foot, visite culturelle… Ces activités véhiculent des
valeurs, des normes, des représentations du monde social et, notamment, des représentations des rôles de genre 18. Soulignons que cela n’est pas le seul fait des pro18. Nous abordons ici un des principaux aspects du processus de requalification. Notons cependant que le travail
éducatif réalisé par les professionnels de l’intervention sociale véhicule des représentations stéréotypées des
genres et qu’il symbolise l’hétéronomie sociale de genre dans la (re)construction identitaire. Voir à ce sujet
Séverine Mayol, op. cit.
117
Séverine MAYOL
cessus de requalifications à destination des personnes sans domicile, Coline Cardi
relève les mêmes éléments dans l’analyse de l’incarcération des femmes :
« L’incarcération ne signifie pas seulement pour elles effectuer une peine : il s’agit de leur apprendre leur métier de mère, ce qui constitue une première étape d’insertion dans la société
(Hyest, Cabanel, 2000, 33 19). »
118
Les activités, la participation à la routine ou encore la place de l’emploi dans le
quotidien témoignent de la représentation d’un monde social sexué. Les discours
justifiants ces pratiques de prise en charge reprennent à leur compte l’idée de
genre et de la division sexuelle des rôles, parfois jusqu’à l’extrême encourageant
alors la reproduction de la domination masculine. Le discours des agents de la
requalification montre que, la plupart du temps, la reproduction des stéréotypes
de genre est inconsciente et correspond en réalité à l’expression d’une représentation des normes et valeurs de genre parfaitement intégrée.
La forte féminisation des métiers du social n’est probablement pas étrangère
à ce phénomène. Nous pouvons supposer en effet que les professionnelles projettent leurs besoins et leurs attentes dans le processus de requalification. Comme
le montre de nombreux travaux sur les inégalités sociales liées au genre, les rapports sociaux de sexe et les représentations traditionnelles des rôles de genre composent les carrières 20, ce qui peut en partie expliquer la forte présence des fonctions « naturelles » de la femme dans le processus de requalification des femmes
et la quasi-absence dans celui des hommes. Au travers du processus de requalification, les normes et valeurs féminines sont celles du soin et de l’altruisme,
c’est-à-dire celles en lien avec les compétences supposées naturelles de la femme,
alors que le rôle des hommes est souvent limité à l’emploi et à la protection et
se définit, souvent, en négatif de celui des femmes (« prendre en charge » contre
« prendre soin »).
« Je me demande si les hommes ont la capacité de rester dans la maison. Ici, c’est un lieu participatif : cuisine, ménage, linge, à la fois il y a toujours 2 responsables et ça tourne… c’est la même
chose pour les poubelles. » Anaëlle, Éducatrice spécialisée, CHRS pour femmes.
La vie ordinaire des femmes requalifiées s’articule alors autour des tâches domestiques et du rôle de mère et de gardienne du foyer. Ce sont là les fonctions
piliers de l’identité sociale de la femme requalifiée, le travail étant davantage vécu
comme une nécessité ou un complément de revenu à une situation financière
19. Coline Cardi, « Le contrôle social réservé aux femmes : entre prison, justice et travail social », Déviance et
Société 1/2007 (vol. 31), p. 3-23.
20. On pourra notamment se référer sur ce sujet à Margaret Maruani, Les Nouvelles Frontières de l’inégalité.
Hommes et femmes sur le marché du travail, La Découverte/MAGE, Paris, 1999.
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
fragile. Or, comment envisager la requalification d’une femme qui ne serait ni
coquette, ni féminine ? Puisqu’il semble que ce soit le quotidien des femmes que de
prendre soin de leur image, de prendre soin de leur corps, mais aussi de leur logement et de leurs enfants. Dès lors, le quotidien du processus de requalification des
femmes se déroule dans une sorte de temps suspendu, conforme à l’imaginaire
social du développement personnel et du bien-être puisqu’il s’agit avant tout de
« réapprendre à être femme » dans la mesure où « la majorité d’entre elles sont très
déstructurées et [où] leur identité féminine est bien souvent oubliée » (Catherine,
monitrice éducatrice, conseillère d’insertion professionnelle, ESI mixte).
La vie ordinaire des hommes requalifiés, telle qu’elle se laisse approcher dans
le processus de requalification, est située dans « l’avoir » (avoir un emploi, avoir
un revenu, avoir une famille…) plutôt que « l’être » (être féminine, être coquette,
être une bonne mère…)
« Dire que les femmes se situent plus du côté de l’“être” signifie reconnaître dans la précarité
féminine la prévalence d’une position qui met en avant la place que le sujet occupe dans le
regard de l’autre ou, pour reprendre le vocabulaire psychanalytique, dans le désir de l’autre. »
Cinzia CROSALI, psychologue-coordinatrice d’Intervalle 21.
Le quotidien des hommes hébergés s’articule alors en accord avec cette idée
de la possession et de l’image de l’homme gagne-pain, pourvoyeur de fonds et
responsable.
« En travaillant 2h par jour, une heure par jour, 3h par jour, comme on veut, vous voyez… Mais
on demande un engagement, mais qui est rémunéré en même temps. Donc on fait valoir qu’en
travaillant un peu, on a un complément… Par rapport à ce qu’on veut etc., et on rentre dans
une dynamique de société. » Christian, directeur d’un CHS mixte et couples.
Pour ce professionnel, le complément de revenus va permettre d’acquérir des biens
matériels qui vont agir positivement sur le processus de requalification de l’homme :
« Parce qu’il a investi des choses dont ils savent qu’ils ne pourront pas utiliser à la rue : ils ont
investi dans une télé, dans des meubles… Voilà et ça, ils ont envie de le conserver. Ils ont fait
leur acte de propriété, je dirais, et ils ont besoin d’aller les conserver. » Christian, directeur d’un
CHS mixte et couples.
Le quotidien des hommes est généralement moins contraint que celui des
femmes, ils bénéficient de moins d’activité organisée par le centre. Ils se tournent
plus souvent vers des activités extérieures dont le bénévolat qui est d’ailleurs encouragé par les professionnels dès lors que le lieu de la pratique bénévole n’est pas
lié au lieu de la prise en charge. Cette activité permet alors, sinon de renverser,
21. Intervention lors de la journée d’étude « Est-ce ainsi que les femmes vivent ? », MIPES, 26 janvier 2007. Actes
en ligne : http://www.mipes.org/IMG/pdf/CR_Est-ce_ainsi_que_les_femmes_vivent_Janv_2007.pdf.
119
Séverine MAYOL
tout au moins d’équilibrer les rôles de pouvoir durant un espace-temps délimité
et d’occuper une place socialement valorisante, de faire comme tout le monde et
surtout d’avoir une activité qui donne l’impression de travailler et qui permette
de nouer des rencontres amicales, et pourquoi pas amoureuses :
« Il n’y a que le travail pour se retrouver soi-même, se sentir utile et le bénévolat, ça permet ça aussi. » Patrick, 40-45 ans, 2 enfants vivant avec leur mère, divorcé, hébergé en CHRS pour hommes.
« Tu vois, les autres bénévoles, ils ne savent pas qui tu es. Pour eux, tu es juste bénévole, tu
donnes de ton temps, tu aides les SDF Ils imaginent même pas que tu sois à la rue et que tu
aides les SDF […] il y a un peu de séduction, un peu d’amitié, mais je mens… je cache…
alors, je pousse pas la relation. Mais quand même, ça fait du bien. » David, 38 ans, diplômé du
supérieur, habite la rue.
120
Cette activité leur permet à la fois d’acquérir une reconnaissance sociale (« je
me suis senti utile »), mais elle permet aussi de se distinguer de ceux à qui ils
viennent en aide, les autres, les « SDF ». Il faut donc concevoir cette activité
des hommes hébergés comme un moyen de retourner le stigmate et de satisfaire
à l’injonction de genre : l’homme doit « prendre en charge », le bénévolat lui permet cette revalorisation en lui procurant des relations sociales proches des relations de travail (collègue, mission commune, usagers, etc.).
Dans le processus de requalification, le quotidien ordinaire d’un homme véhicule l’image d’un homme plutôt solitaire, actif et qui ne perd pas son temps dans
des mièvreries perçues comme féminines. Et même si ce constat tend à se réduire
et que les divisions sexuées des processus de requalification semblent s’affaiblir,
notamment avec l’augmentation du nombre de places mixtes, peu de centres
d’hébergement pour hommes proposent un travail réflexif sur soi aux hommes
qu’ils hébergent alors que c’est bien souvent présenté comme un prérequis du
processus de requalification des femmes. La vie ordinaire des femmes requalifiées est donc placée à l’intérieur du domestique. La sphère domestique est, en
effet, pensée comme permettant la reconnaissance sociale, et ce, d’autant plus
que les positions professionnelles de ces femmes sont très souvent en lien avec
leurs supposées compétences naturelles (service à la personne). Cependant, cela
ne permettra pas, à la majorité d’entre elles d’acquérir une indépendance économique stable, suffisante pour sortir des dispositifs de l’intervention sociale. La vie
ordinaire des hommes est, elle, placée à l’extérieur, dans la sphère publique, afin
d’éloigner le stigmate et le sentiment d’avoir échoué à assumer son rôle d’homme
gagne-pain.
L’ORDINAIRE COMME COMMENCEMENT DU TRAVAIL SUR SOI
CONCLUSION
L’ordinaire a une place importante dans le travail des accompagnants sociaux :
par cet ancrage dans un ordinaire qui semble commun, les personnes sans domicile doivent pouvoir (re)donner du sens à leur vie et c’est ce que permet le processus de requalification. Cependant, la prise en charge des personnes sans domicile
a donc pour fonction de rompre avec la vie d’errance, la vie extra-ordinaire, mais
non de rompre avec l’accompagnement social. Par le quotidien routinier, le travail social permet l’ancrage dans un « ordinaire » qui permet de se (re)contruire
une identité sociale acceptable : celle d’homme ou de femme requalifiée. Cet ordinaire, parfois désuet, est indéniablement genré et il est le reflet de l’imaginaire social des rôles sociaux de sexe. Ces représentations des identités de genre prennent
toute leur importance dans le contexte socio-économique qui caractérise la situation des personnes requalifiées : le précariat (Castel, 2007).
L’emploi est une norme intégratrice. Par l’emploi, on acquiert un statut social,
on accède à la reconnaissance (Demazière, 1995). Mais dès lors que l’emploi
se fragilise et qu’émerge et s’installe durablement le sous-emploi, la requalification par le travail ne semble plus se suffire à elle-même (Senett, 2000 22). Avoir
un travail ne suffit plus à s’assurer d’obtenir un logement, tout au moins dans
les métropoles françaises. Si l’emploi reste en substance le cœur du processus
de requalification, tout ne peut plus s’articuler autour de lui puisqu’il n’est plus
l’assurance d’une existence stable.
Ainsi, le processus de requalification des personnes sans domicile prépare les
individus à accepter et à vivre le précariat en leur proposant d’autres moyens d’affirmation de soi et de reconnaissance sociale. La vie ordinaire qu’ils s’apprêtent
à vivre n’est pas commune avec celle des travailleurs sociaux qui jouissent, du
fait de leurs qualifications, d’un emploi stable. Les personnes sans domicile sont
accompagnées vers une vie qui peut finalement se caractériser par un infra-ordinaire, c’est-à-dire une vie « en dessous » de l’ordinaire que vivent les personnes
inclues pour lesquelles les frontières de genre sont plus perméables et plus souples.
Le processus de requalification vise donc bel et bien au retour à la vie ordinaire
des personnes vulnérables si l’on admet, à l’exemple de ce que l’on a vu dans cet
article, que l’inclusion n’est pas l’objectif de la prise en charge et que l’ordinaire
des personnes vulnérables n’est pas l’ordinaire commun, mais l’ordinaire d’une
vie socialement fragile, d’une vie socialement accompagnée.
22. « Comment un être humain peut-il se forger une identité et se construire un itinéraire dans une société faite
d’épisodes et de fragments ? Dans la nouvelle économie, l’expérience dominante est celle de la dérive de lieu
en lieu, de job en job. » SENNETT R., Le travail sans qualité : Les conséquences humaines de la flexibilité,
Paris, Albin Michel, 2000, p. 31.
121
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE
DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE : RÉFLEXIONS À
PARTIR DU CAS DES ROMS MIGRANTS EN EUROPE
Magali BESSONE 1
123
Parmi les nombreux fantasmes qui accompagnent ou traduisent l’idée de retour à l’ordinaire, un fantasme qui s’exprime dans le cadre des politiques d’immigration est celui du « chacun chez soi ». Revenir à l’ordinaire signifierait revenir
à une situation où la « misère du monde » est à sa place, loin de « chez nous 2 ».
En ce sens, les politiques d’immigration théorisées comme politiques d’hospitalité ne sont pensées et vécues que comme des façons de gérer l’urgence de situations extraordinaires, une parenthèse exceptionnelle – acceptable précisément en
raison de son caractère limité, dans le temps et dans l’espace. Je voudrais opérer
une critique de cette forme idéalisée de retour à l’ordinaire en l’abordant par
un point limite où se brouillent les cartes de la constitution du « nous » et de
l’étranger. Je me propose de remettre en question la certitude d’un « chez nous »
toujours déjà constitué, en questionnant la référence commune, ordinaire, au
territoire national comme condition préalable de solidarité politique, entendue
ici comme relation d’engagement mutuel et réciproque, essentielle à la cohésion
de la communauté.
Tâcher de penser un « chez soi » sans territoire permet de réinterroger l’impensé spatial, territorial, au cœur de la pensée politique ordinaire. Il me semble en
effet que si les théories de la justice et théories de la démocratie contemporaines
1. Magali Bessone est maître de conférences à l’université de Rennes 1.
2. Y. Cusset, Prendre sa part de la misère du monde, Pour une philosophie politique de l’accueil, Chatou, Éd. de la
transparence, 2010.
Magali BESSONE
124
achoppent sur la question de l’immigration, c’est qu’elles adoptent presque toutes
le territoire comme condition originelle de la pensée politique, comme « donné »
préalable à l’interrogation philosophique sur le politique et les différentes formes
de vivre ensemble. Or, l’État-nation, dans sa structuration territoriale, n’a été qu’un
des modes historiques parmi d’autres d’aménagement du pouvoir, c’est-à-dire du
rapport entre dominants et dominés 3. Le lien créé entre territoire, autorité politique
et citoyens, c’est-à-dire ceux qui disposent de droits politiques dont c’est la fonction
de l’État de les garantir, n’a rien d’essentiel ou d’authentiquement politique : on
peut donc (re)penser le politique indépendamment du territoire national.
Interroger ainsi, de manière critique, le fantasme de retour à l’ordinaire en
dénonçant un impensé spatial-territorial des théories politiques ordinaires, exige
de mobiliser enfin l’ordinaire à un troisième niveau. Je me propose de prendre
au sérieux l’exigence de solidarité exprimée par certains acteurs Roms en Europe,
sans considérer qu’elle relève simplement d’un discours stratégique : c’est en écoutant les revendications « ordinaires » des acteurs, leurs voix souvent négligées ou
invalidées, soit en adoptant un point de vue « ordinaire », qu’on peut redonner
à la notion de solidarité une acception dé-territorialisée qui la rende susceptible
d’être à nouveau mobilisée sur le plan politique en vue de l’émancipation et l’égalisation de tous. Cela implique d’adopter une approche critique et non idéale du
politique, spécifiant le contenu normatif de la justice par le contenu des revendications de ceux qui souffrent d’une assignation injuste de statut, au lieu de les
renvoyer au rang d’anomalie. Dans cette perspective, la théorie non idéale se fait
le guide de la théorie idéale.
Dans ce qui suit, je dégagerai dans un premier temps les deux formes que
peut prendre la thèse ordinaire de l’ancrage territorial de la solidarité politique :
une forme plus épaisse, ethno-culturelle, selon laquelle le territoire est l’un des
éléments essentiels de la croyance en une identité nationale commune, elle-même
indissociable de la solidarité ; une forme plus fine, institutionnelle, selon laquelle
le territoire représente la portée géographico-politique des institutions par lesquelles se construit la confiance partagée indispensable à la solidarité. Je montrerai ensuite qu’aucune de ces deux versions ne peut rendre compte du type de
solidarité exprimée dans certaines revendications Roms, qui bouscule nos attentes
ordinaires et ce faisant nous pousse à déterritorialiser le politique.
3. C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « demos », Paris, PUF, 2011, en particulier p. 157 et sq.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
LE TERRITOIRE NATIONAL, ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
Dans la plupart des théories politiques actuelles, le territoire est considéré,
explicitement ou non, comme une condition fondamentale de la solidarité politique. La construction de cette thèse peut se décomposer en trois temps. Premièrement, la logique de constitution de l’État-nation est une logique territoriale.
Historiquement, l’État-nation s’est projeté et installé comme l’association de la
souveraineté du peuple et de la clôture territoriale de l’État 4.
Deuxièmement, cette logique historique a acquis une évidence normative.
La philosophie politique contemporaine semble considérer que le territoire national fait partie des « circonstances de justice 5 », du donné fondamental à partir
duquel les questions de philosophie politique peuvent s’ancrer – sous peine de se
voir taxer d’utopisme. La philosophie politique doit partir des faits pour penser
sérieusement les conditions normatives de la démocratie ou de la justice et le
territoire fait partie de ces « faits » pré-requis par une pensée politique soucieuse
de légitimité.
Troisièmement, l’État-nation est aujourd’hui largement postulé comme le seul
cadre possible d’une démocratie authentique, comprise comme mode d’association et d’organisation politique fondée sur deux critères, participation et sentiment de solidarité : 1/tous ceux qui sont potentiellement affectés par une décision sur un problème donné doivent avoir la capacité réelle de prendre part à la
décision 6. Cette capacité définit le demos dans sa dimension juridico-politique.
2/ Les individus sont liés par une relation affective, un sentiment de solidarité
qui constitue la multitude éparse en véritable communauté où chacun se soucie
des autres et tous sont prêts à s’entraider. La solidarité politique est indispensable
pour le bon fonctionnement de la démocratie : elle renvoie aux relations réciproques de confiance et d’obligation établies entre les membres d’une commu-
4. C. Colliot-Thélène, ibid.
5. J. Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987, § 22, p. 159-160 : les « circonstances de
justice » sont « l’ensemble des conditions normales qui rendent à la fois possible et nécessaire la coopération
humaine ». Parmi ces conditions, certaines sont objectives et d’autres subjectives. La première condition
objective concerne le territoire : « de nombreux individus coexistent en même temps sur un territoire géographique précis ».
6. R. Goodin, « What is So Special about Our Fellow Countrymen ? », Ethics 98, 1988, p. 663-687 et
« Enfranchizing all affected interests, and its alternatives », Philosophy and Public Affairs, 35/1, 2007,
p. 40-68 ; Ch. List et M. Koenig-Archibugi, « Can there be a global demos ? An Agency-based approach »,
Philosophy and Public Affairs 38/1, 2010, p. 76-110.
125
Magali BESSONE
nauté politique, nécessaires pour que naissent et se maintiennent dans la durée
des projets communs 7.
La thèse s’énonce ainsi de la manière suivante : la solidarité politique, indispensable au bon fonctionnement d’une démocratie juste, est une solidarité de
type national, indissociable du territoire, à la fois condition prépolitique et production politique de l’État-nation territorial. Le territoire est l’ordinaire de la solidarité politique. Pour interroger la validité de cet énoncé trop souvent impensé,
il faut commencer par distinguer entre deux formes de la thèse, l’une plus substantielle que l’autre.
Le territoire comme condition ethno-culturelle de la solidarité.
126
Dans la version substantielle de la thèse, la solidarité revêt le sens fort de l’expression ou la manifestation affective d’une croyance en une identité nationale,
ethno-culturelle, commune. L’identification politique est rapportée à une identité nationale. Présentée en ces termes généraux, cette thèse peut être attribuée à
des nationalistes néo-républicains (David Miller), à des auteurs identifiés comme
communautariens (Michael Walzer) ou à des nationalistes libéraux « culturels »
(Yael Tamir, Will Kymlicka 8), quelles que soient par ailleurs les distinctions non
négligeables entre ces positions théoriques. Dans cette acception, la solidarité
comme sentiment politique de l’appartenance commune repose sur une dimension exclusivement culturelle : la communauté ainsi liée par le sens de la solidarité
est une communauté ethno-culturelle.
L’appartenance politique repose sur la communauté de culture parce que
la culture est toujours déjà rapportée à une organisation politique, ce que l’on
trouve de manière paradigmatique dans la définition de la « culture sociétale »
chez Kymlicka :
Le genre de culture auquel je m’intéresse ici est, cependant, spécifique : il s’agit d’une culture
sociétale, c’est-à-dire d’une culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens,
qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la
religion, des loisirs et de la vie économique. Ces cultures tendent à être territorialement concen7. P
. Rosanvallon, La Démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2000 ; J. Hooker, Race and the Politics of Solidarity,
New York, Oxford University Press, 2009.
8. D
. Miller, On Nationality, New York, Clarendon Press, 1995 et « Republicanism, National Identity and
Europe », in C. Laborde et J. Maynor, Republicanism and Political Theory, London, Blackwell Publishing,
2008, p. 133-158 ; M. Walzer, Spheres of Justice, New York, Basic Books, 1983 ; Y. Tamir, Liberal Nationalism,
New York, Princeton University Press, 1993 ; W. Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, trad. P. Savidan,
Paris, La Découverte, 2001 et Multicultural Odysseys. Navigating the New International Politics of Diversity,
Oxford, Oxford University Press, 2007. Voir S. Guérard de Latour, « Reworking the Neo-Republican Sense
of Belonging », Diacritica 24, 2010, p. 91-112.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
trées et fondées sur une communauté linguistique. […] La capacité et le désir de former et de
maintenir une telle culture distincte caractérisent les « nations » ou les « peuples » (c’est-à-dire
des sociétés culturellement distinctes, géographiquement concentrées et institutionnellement
abouties). Les cultures sociétales tendent, par conséquent, à être des cultures nationales 9.
Le groupe culturel est d’une solidité considérable, qui en fait un substitut fonctionnel de celui de nation 10 : c’est ce qui permet de penser le sentiment de former
« une communauté de destins ». À cela s’ajoute chez un autre penseur du multiculturalisme, Jacob Levy, une dimension affective de l’appartenance culturelle :
Les gens entrent plus facilement dans des processus d’identification et d’empathie avec ceux
avec qui ils ont beaucoup de choses en commun plutôt qu’avec ceux avec qui ils partagent peu
de choses. […] Ils sont élevés dans des cultures particulières, avec des ensembles particuliers de
connaissances, de normes et de traditions, qui en viennent à paraître normaux et durables 11.
Avoir une culture, appartenir à un groupe culturel, signifie qu’on se sent « chez
soi » parmi ceux de son groupe, qu’on se sent des obligations auprès de ceux de
son groupe et qu’on accomplit un certain nombre de gestes ou d’actions d’une
manière qui nous semble plus naturelle que n’importe quelle autre. La solidarité
entre membres d’un même groupe culturel est ainsi un des éléments de stabilisation psychologique des individus, renforçant l’horizon de sens que fournit la
culture commune du groupe en le « naturalisant » comme « normal ».
Comme le souligne Michael Walzer 12, la culture d’une nation est bonne parce
qu’elle nourrit un sentiment d’appartenance commune. La culture fonctionne
comme ce ciment assurant la cohérence/cohésion du corps politique, fondant
ainsi des obligations morales mutuelles et des sphères de significations partagées.
C’est la raison pour laquelle les citoyens s’intéressent au bien-être des autres et
au succès de leur politique. La culture fournit aux individus l’élan motivationnel
d’un engagement mutuel ainsi que le sens d’une vie commune.
L’appartenance est un bien politique non exportable, condition de possibilité
de l’État comme organisation d’une communauté à partir de laquelle on peut
commencer à penser la distribution d’autres biens – autrement dit, l’appartenance est le bien politique condition de possibilité de tous les autres. C’est la
raison pour laquelle, selon Walzer, il importe de la préserver, et à cette fin, de
maintenir des frontières très étanches au territoire national. L’appartenance ne
9. W. Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle, op. cit., p. 115, 120.
10. Voir l’importance de la catégorie de « minorité nationale » dans la typologie des groupes minoritaires
proposée par Kymlicka.
11. J. T. Levy, The Multiculturalism of Fear, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 6.
12. M. Walzer, op. cit., p. 38-39 et p. 62.
127
Magali BESSONE
128
peut être déterritorialisée, l’État, le territoire et l’identité nationale étant interdépendants d’un point de vue conceptuel et ontologique. Il faut éviter que les
migrations et transferts soient trop nombreux et permanents, car de tels mouvements transnationaux conduiraient à la dissolution progressive de la culture, donc
de l’État. En quelques générations, seraient perdues les notions même de sens
commun et d’obligation commune, conduisant les individus isolés et désorientés
non pas à gagner en autonomie et choisir leur place dans un monde libre, mais à
chercher refuge dans de petites forteresses hyper locales, fermées pour et sur leurs
membres dans un monde qui ne serait plus qu’un immense marché concurrentiel.
Le territoire est ainsi construit comme espace juridique et géographique et
comme structure de sens en tant que représentation collective, comme paysage
symbolique d’une part 13 (la « ligne bleue des Vosges ») et comme entité cartographique de l’autre, toutes deux essentielles à la production de la « communauté
imaginée » qu’est la nation, pour user du concept de Benedict Anderson.
En outre dans cette version, il faut non seulement qu’il y ait territoire commun, mais que ce partage ait, au moins dans les représentations, toujours eu
lieu. Le résident étranger est d’abord « étranger » : de passage ici mais pas d’ici.
Selon Georg Simmel, l’étranger est toujours relatif à un lieu selon une modalité
particulière : on est toujours un étranger d’ici, d’une part parce que c’est toujours ici qu’on désigne l’étranger, mais aussi parce que cette expression désigne
en la stigmatisant « la combinaison particulière entre un récit familial de mobilité
et un lieu, entre un dé-placement et un em-placement 14 », écrit Michel Agier.
La construction de la catégorie de « l’étranger » repose fondamentalement sur
une tension entre itinérance et sédentarité. L’étranger est le voyageur potentiel, un
être mobile, « la personne arrivée aujourd’hui mais qui restera sans doute demain.
Il n’a pas poursuivi son chemin, mais il n’a pas abandonné la liberté d’aller et de
venir 15 ». L’étranger est en même temps fixé en un point de l’espace et détaché de
ce même point : il appartient à un cercle spatial déterminé, il est « d’ici », mais
il n’y appartenait pas d’emblée et son arrivée introduit des caractéristiques qui
13. Selon David Miller, des citoyens nationaux peuvent être légitimement engagés dans la « préservation
culturelle » contre les revendications d’immigrants qui viennent de les rejoindre sur le territoire national.
Or la préservation culturelle inclut la « forme physique » du pays, « their public and religious buildings,
the way their towns and villages are laid out, the patterns of the landscape, and so forth » (« The Case
for Limits », dans Contemporary Debates in Applied Ethics, J. Andrew (ed.), Malden, Blackwell Publishing,
2005, p. 200-201).
14. M. Agier, Le couloir des exilés, Bellecombes-en-Bauge, éd. du Croquant, p. 74.
15. G. Simmel, « Digressions sur l’étranger » (1908) dans L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine,
Y. Grafmeyer et I. Joseph (eds.), Paris, Aubier, 1984.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
ne sont pas propres à ce cercle et qui ne peuvent pas l’être. Le territoire partagé
qui induit la solidarité doit être à la fois spatial et temporel, parce que la temporalité mythique de la nation est censée s’inscrire naturellement dans son espace
territorial (l’Alsace et la Lorraine). Il faut avoir toujours déjà appartenu au même
territoire pour être considéré comme membre d’un groupe d’identité nationale et
ainsi légitime bénéficiaire de la solidarité. L’ordinaire du « chez nous », au sens de
l’évidence de l’identité partagée, est donc construit dans l’espace et le temps d’un
territoire immémorial.
Le territoire comme condition institutionnelle de la solidarité
La version fine de la thèse réfute le caractère essentiel du lien entre citoyenneté et nationalité et souligne l’importance de formes post-nationales de solidarité politique. Dans cette version fine, la solidarité s’envisage comme l’expression
d’une conscience de l’appartenance commune à des institutions garantissant des
droits aux membres de l’État. Cette thèse peut se retrouver dans les termes du
patriotisme constitutionnel d’Habermas ou du néo-républicanisme post-national
de Cécile Laborde ou James Bohman 16 ; comme le souligne Cécile Laborde, le
lien entre les membres de l’État est alors d’abord « juridique, moral et politique,
plutôt que culturel, géographique et historique ». Si la solidarité politique repose
sur la représentation d’une culture commune, il faut comprendre cette culture en
un sens politique, c’est-à-dire comme liée à des valeurs et des institutions (ainsi
qu’un discours public proposant une interprétation de ces institutions). La solidarité politique repose sur une représentation institutionnelle qui fournit à la fois
les expériences, les valeurs et les instruments de la citoyenneté. « En principe du
moins, les citoyens d’un État » peuvent « se sentir chez eux » dans leurs institutions et pratiques principales, « sans croire qu’il y a des raisons profondes pour
s’associer ensemble », c’est-à-dire sans croire « qu’ils partagent une histoire, une
religion, un groupe ethnique, une langue maternelle, une culture ou une conception du bien », écrit Andrew Mason 17.
16. J. Habermas, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998 et Après l’État-nation, une nouvelle constellation
politique, Paris, Fayard, 2000 ; C. Laborde, « From Constitutional to Civic Patriotism », British Journal of
Political Science, vol. 32, 2002, p. 591-612 et « Republicanism and Global Justice », European Journal of
Political Theory 9, 2010, p. 48-69 ; J. Bohman, Democracy across Borders, Cambridge, MIT Press, 2007 et
« Critical Theory, Republicanism, and the Priority of Injustice : Transnational Republicanism as a Nonideal
Theory », Journal of Social Philosophy, 43/2, 2012, p. 87-112.
17. A. Mason, Community, Solidarity and Belonging, Levels of Community and their Normative Significance,
Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 127.
129
Magali BESSONE
130
Cependant, le territoire demeure un élément central dans cette acception,
car c’est bien aussi territorialement que s’entend la portée juridique des droits
garantis aux citoyens par l’État souverain. Si le territoire comme espace vécu ne
produit pas à lui seul un sentiment de solidarité politique, il en est indissociable
via la naturalisation de l’État souverain comme État territorial. Le territoire est
l’un des éléments qui appartiennent au « mythe de la neutralité ethno-culturelle »
de l’État : il bénéficie dans cette variante d’un statut ambigu. Présenté comme
condition objective de la communauté politique (l’État comme entité souveraine
contrôlant un territoire délimité par des frontières), il demeure essentiel pour et
dans la diffusion d’une culture publique collective et d’une identité majoritaire.
On comprend ainsi pourquoi la solidarité ne s’exerce pas de la même manière,
dans cette hypothèse, avec les résidents étrangers : ils ne sont pas soumis de la
même manière aux mêmes institutions 18, et/ou ils n’ont pas la même familiarité
pour les institutions que les citoyens. La solidarité désigne ici un engagement
spécifique des citoyens pour leurs institutions et non pas pour « les gens » qui
vivent sur le même territoire. Mais comme le souligne Laborde, la loyauté politique est alors difficilement dégagée de l’affinité culturelle dans la mesure où la
première repose sur la capacité à fournir un sens politique commun aux principes
constitutionnels et que cette capacité implique d’ancrer les principes dans un
contexte particulier, maîtrisé, d’interprétation. Ainsi l’exigence de familiarité des
citoyens avec la culture et les institutions du pays compte-t-elle bien plus que
l’identification volontaire avec des valeurs abstraites. Cette exigence produit une
appartenance à deux niveaux, selon qu’on est né dans le pays ou bien qu’on vient
d’y arriver et qu’on n’a pas eu le temps d’en maîtriser les ressources et pratiques
politiques. Le territoire n’est ici que la sphère d’étendue de l’institution étatique,
mais ici encore la mise en place de solidarité implique la prise en compte d’une
histoire de la relation avec le territoire, de la présence sur le territoire (même si
cette fois l’histoire n’est pas celle, collective, d’une communauté imaginée mais
celle, personnelle, des immigrants individuels).
La thèse ethno-culturelle et la thèse institutionnelle soutiennent donc toutes
deux, quoique sur un mode différent, le caractère indispensable du territoire pour
la mise en place et l’expression de liens de solidarité entre les membres d’une
communauté politique. L’État-nation territorial demeure bien l’horizon de pensée, l’ordinaire, de ces deux variantes de la philosophie politique contemporaine.
18. Il est intéressant de souligner que cette caractéristique peut constituer un argument de justification
important, à rebours, pour exiger que les résidents étrangers aient un régime de droits et devoirs politiques
proche de, sinon semblable à, celui des citoyens (droit de vote notamment).
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
Cependant, cette thèse est remise en question par une expérience vécue particulière : la revendication de solidarité émise par cette population qu’on ne sait
pas bien comment nommer, nation, minorité nationale, minorité transnationale,
minorité européenne – la population des Roms en Europe.
LA SOLIDARITÉ ROM
L’identité Rom
L’hésitation elle-même sur la manière de nommer ce groupe politique est caractéristique d’une impuissance des catégories politiques, juridiques et sociales
actuelles à penser le politique indépendamment de la souveraineté territoriale.
La « minorité Rom » est aujourd’hui considérée comme la minorité européenne
la plus importante numériquement (environ 12 millions de personnes) et comme
une population en grande difficulté, placée dans une situation particulièrement
préoccupante au regard des marqueurs classiques de la pauvreté (illettrisme,
précarité de l’habitat, chômage généralisé, niveau d’hygiène et de santé) par
des siècles de rejet et de marginalisation : les Roms sont représentés comme un
« peuple victime », ils constituent au niveau européen le « problème tzigane 19 ».
La Convention Cadre pour la Protection des Minorités Nationales 20 en fait plusieurs fois mention et la population Rom fait l’objet d’un certain nombre de
textes spécifiques (recommandations, déclarations, rapports de comités d’experts,
comptes-rendus de tables rondes, etc.) de l’Union Européenne, sans que jamais la
question de son statut politique ait été clairement tranchée.
Du côté de la population Rom elle-même, est revendiquée depuis les années 1970 la reconnaissance internationale d’une nation ou d’un peuple rom, en
dépit, ou plutôt à partir de, la diversité ethno-culturelle des différents groupes
rassemblés sous l’appellation « Rom ». L’Union Romani Internationale (IRU),
formée en 1978 durant le second Congrès Mondial Romani, a pour objectif « de
servir les intérêts de la nation Rom 21 », qui s’est dotée d’un hymne, d’un drapeau,
qui a une langue officielle et dont les membres de l’IRU sont les représentants.
19. Voir les deux numéros spéciaux de la revue Lignes, « L’exemple des Roms, les Roms pour l’exemple », n° 34,
février 2011 et n° 35, juin 2011. J.-P. Liégeois, Roms et Tsiganes, Paris, La Découverte, 2009.
20. Convention Cadre adoptée le 1er février 1995 et mise en œuvre le 1er février 1998, ETS No. 157. Il faut
noter que la notion de « minorité » elle-même n’est nulle part définie en droit international, ni dans la
Convention Cadre européenne, ni dans la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des personnes
appartenant à des minorités nationales, ethniques, religieuses ou linguistiques, adoptée par résolution de
l’Assemblée Générale le 18 décembre 1992.
21. http://www.internationalromaniunion.org/index.php/en/about-us.
131
Magali BESSONE
132
Plus récemment, le Forum Européen des Roms et Gens du Voyage (ERTF), une
ONG créée en 2004 qui bénéficie d’un accord de partenariat avec le Conseil
de l’Europe depuis 2005, a rédigé une Charte des Droits des Roms en 2009,
charte reconnue par l’IRU. Le point 4 du préambule de cette Charte affirme :
« Nous, les Roms, avons été, et sommes toujours, privés de reconnaissance en
tant que groupe de minorité nationale. » La Charte déclare ensuite (article 2) :
« Nous avons une identité nationale partagée en tant que Roms, indépendante
des citoyennetés, des États et/ou des groupes et/ou des affiliations religieuses » ;
(article 3) : « “Romanipe” [l’identité Rom] est fondée sur l’unité dans la diversité » ; (article 4) : « Nous, les Roms, sommes un peuple égal à tous les autres
peuples du monde. Nous, les Roms, vivons dans tous les États d’Europe et nous
déclarons que nous sommes une minorité nationale en Europe sans État propre
et sans revendication d’un tel État. » Enfin, un « Réseau rrom d’activistes sur les
questions juridiques et politiques » (RANELPI) a rédigé en 2000, revu en 2008,
un « Statut-Cadre du peuple rrom en Union Européenne 22 », qui définit dans la
même perspective l’identité nationale romani de la manière suivante (chap. 2, § 4) :
« L’ensemble des Roms, Sintés et Kalés s’est défini comme “nation romani sans territoire compact et sans prétention à un tel territoire” […]. Il n’existe pas de critères
définitoires déterminant l’identité romani, mais un faisceau de références. »
La nation Rom telle qu’elle est revendiquée ici se distingue donc explicitement
des États-nations européens, mais également des diasporas, qui supposent la référence à un territoire compact situé quelque part, en Europe ou ailleurs 23. La notion de territoire est explicitement rejetée de la définition de l’identité nationale
ou de la nation rrom qui apparaît dans les deux textes cités ci-dessus, la Charte
des droits et le Statut-cadre, que cette notion renvoie à un territoire géographique
réel, à un territoire originel plus ou moins mythique, ou bien encore à un territoire visé, dont la création serait revendiquée. En cela, la catégorie « nationale »
Rom bouleverse l’ordre « naturellement », ordinairement, territorial des identités
nationales aujourd’hui, contribuant à marginaliser les Roms et à renforcer la perception d’étrangeté qui leur est associée 24.
Malgré la diversité de la population Rom, formant une « mosaïque » plutôt
qu’un ensemble culturel homogène, et malgré l’absence d’ancrage ou de reven22. http://www.rroma-europa.eu/fr/sc_fr.html.
23. S . Dufoix, Diasporas, Berkeley, University of California Press, 2008, p. 2.
24. Perception d’étrangeté qui peut aller jusqu’à prendre la forme d’une néo-racialisation, correspondance,
dans la mise en exclusion, de la citoyenneté européenne dont ils constituent les « autres » : voir E. Balibar,
Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001 et « Racisme et politique
communautaire : les Roms », Lignes, n° 34, février 2011, p. 135-144.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
dication territoriale commune, la « nation Rom » exprime une forte solidarité
et cohésion interne – un sentiment d’appartenance à une identité commune,
« nous, les Roms ». La solidarité est explicitement mentionnée comme l’une des
dimensions de l’identité romani, l’une des valeurs fondamentales de la culture
romani. De manière remarquable, cette solidarité est qualifiée de « transversale » :
la nation romani déclare sa solidarité de principe et d’action pour l’amélioration de la vie de
toutes les nations en Union Européenne, que leurs limites coïncident ou non avec des frontières
d’États, mais insiste pour développer particulièrement sa solidarité avec les nations les plus
vulnérables, c’est-à-dire les nations sans territoire compact et en situation de difficulté, voire de
détresse sociale 25.
Je suggère de prendre au sérieux cette affirmation de solidarité, y compris
dans la tension qu’elle fait entendre entre d’un côté la nécessité d’insister sur les
forces centripètes réalisant la cohésion du groupe (indispensable pour qu’il soit
reconnu internationalement comme cohérent) et de l’autre, l’importance d’une
sphère d’extension aussi large que possible avec les nations vulnérables, indispensable pour éviter de reproduire les effets d’exclusion et de repli sur soi du
groupe. La revendication d’unité politique, la revendication « nationale », se présente ainsi comme un puissant levier de mobilisation pour conférer une visibilité
et une reconnaissance internationale à cette identité. La revendication d’un des
deux critères de la citoyenneté, le critère affectif, permet d’appuyer l’exigence
de l’autre, le critère de participation. Il s’agit, grâce à la revendication politique
« nationale », de permettre aux membres du groupe d’obtenir les moyens de peser
sur les décisions qui les affectent.
Ces remarques indiquent que prendre au sérieux les textes ci-dessus ne signifie
pas que l’on soit dupe du caractère possiblement instrumental de la revendication.
En d’autres termes, il est tout à fait certain que les représentants Roms à l’IRU,
à l’ERTF ou au RANELPI sont parfaitement conscients qu’une revendication
est toujours adressée à quelqu’un (en l’occurrence à la fois l’instance politique
européenne et l’opinion publique européenne) : ils usent des catégories politiques
perçues comme fonctionnelles pour contribuer efficacement à la transformation
de leur statut. Cependant, dans la perspective conséquentialiste adoptée ici, cela
n’enlève rien au fait que leur revendication mérite d’être entendue dans sa dimension normative. La population rom prend le parti d’une approche performative
pour son auto-désignation comme groupe politique légitime : les Roms existent
comme minorité européenne démocratique parce qu’ils revendiquent des droits
égaux à ceux des autres citoyens européens auprès d’une instance de pouvoir ins25. Statut-cadre, Chap. 2 § 8, voir n. 24.
133
Magali BESSONE
titutionnalisée, l’Union Européenne, instance de pouvoir capable de les reconnaître comme un ensemble cohérent d’agency démocratique.
Implications conceptuelles : l’ordinaire bousculé ?
134
L’analyse de la revendication politique Rom menée ci-dessus nous permet de
faire retour sur nos acceptions ordinaires des notions de solidarité et de territoire,
afin d’en préciser certaines caractéristiques servant à distinguer un usage légitime
de la notion de solidarité, que je souhaite défendre ici, de l’usage conservateur et
paternaliste que C. Colliot-Thélène dénonce à juste titre dans certaines acceptions (notamment dans la lignée durkheimienne) de cette notion ambiguë 26.
Il importe tout d’abord de bien distinguer solidarité et communauté. Le philosophe Lawrence Blum insiste sur le fait que la solidarité est une notion politique qui implique « le rassemblement (pulling together) d’un groupe face à une
adversité perçue 27 ». Alors que la communauté peut se former et exister à partir
d’une mobilisation positive, la solidarité se produit en réaction contre une expérience négative : on est solidaire contre des effets d’ascription, de marginalisation,
de dévalorisation, etc. En ce sens, la notion de solidarité semble difficilement
dissociable de celles de vulnérabilité et de domination. Dans cette perspective, la
question de savoir si le « problème Rom » est un faux problème, un effet délibéré
de construction hypocrite de la part d’instances européennes créant un problème
afin de mieux paraître le résoudre 28, est de peu d’importance. Même si la « détresse » Rom n’est qu’une construction globale stigmatisante, elle peut être utilisée comme impulsion dans un effort de construction et de cohésion du groupe ; le
stigmate peut être retourné et mobilisé dans une stratégie de renforcement positif.
Deuxièmement, la notion de solidarité doit se comprendre dans une perspective dynamique. La solidarité politique est un processus, un mouvement, pas un
état de fait. Elle est toujours en mutation et toujours finalisée, dirigée vers l’émancipation et la non-domination du groupe, ou la réaffirmation, dans la cohérence
externe et la cohésion interne, du groupe comme capable d’agency commune
(d’être reconnu comme un égal par d’autres agents interagissant institutionnellement). Ainsi la solidarité n’est-elle pas le marqueur a posteriori d’une identité
commune passée et substantielle, mais l’instrument et la manifestation d’un
objectif politique à venir. Selon Blum, la solidarité est véritablement politique
26. C. Colliot-Thélène, op. cit., p. 163 et sq.
27. L
. Blum, « Three kinds of race-related solidarity », Journal of Social Philosophy, 38/1, 2007, p. 53.
28. M. Olivera, « La fabrique experte de la “question rom” », Lignes, op. cit., p. 104-118.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
lorsqu’elle repose sur « un engagement partagé envers une cause, un principe ou
une valeur politiques », se distinguant ainsi de solidarités fondées sur une identité
ou même une expérience communes. « Il y a une différence entre la solidarité avec
des gens qui souffrent d’oppression et la solidarité avec ceux qui résistent activement
à l’oppression » (2007, 64). Seul ce dernier type de solidarité est politique au sens
strict, c’est-à-dire qu’il vise spécifiquement des objectifs politiques.
Troisièmement, il faut prendre en compte la dimension discursive de la solidarité. Être solidaire, c’est se dire solidaire ; la solidarité naît de l’énonciation, et de la
réception, du message. Dans une perspective conséquentialiste, cette dimension
discursive n’induit donc pas de disqualification : qu’une déclaration de solidarité
soit instrumentale n’enlève rien à sa portée si elle a pour effet l’émancipation et
l’acquisition de statut ou de droits pour les membres d’un groupe dominé. En revanche, ce qui importe, c’est de savoir de qui émane la revendication et quelle
en est la visée. La solidarité peut faire partie de la grammaire ordinaire d’une démocratie de contestation ou au contraire de la réaffirmation conservatrice d’une
asymétrie et d’une hiérarchie de statuts selon son contexte d’énonciation et selon
le statut relatif du groupe qui la revendique. La solidarité est émancipatrice, et
non pas paternaliste, lorsque l’interconnectivité affirmée des membres du groupe
dominé vise de manière performative la création d’une communauté politique
démocratique inclusive 29.
Notre analyse permet également de préciser la notion de territoire : la solidarité
Rom ne repose pas sur la représentation d’un territoire national qui constituerait
l’origine ou la visée de la construction nationale. Cependant, on ne peut éliminer
entièrement la notion de territoire de l’analyse ci-dessus. En effet, si c’est par relation aux institutions de l’Union Européenne que l’identité rom prend sens, on
ne peut négliger l’hypothèse que cette identité soit interdépendante de manière
constitutive de l’Europe, conçue à la fois comme système institutionnel et comme
territoire sur lequel ces institutions sont reconnues comme fonctionnelles. La minorité Rom prend tout son sens comme minorité européenne. Cependant, l’acception ici n’est pas un équivalent fonctionnel exact de la notion de territoire
dans la variante institutionnelle présentée ci-dessus. D’une part, l’autorité politique européenne n’est pas un substitut de l’État-nation. Elle n’est pas souveraine
sur son territoire : les modes d’exercice du pouvoir européen et de construction de
la citoyenneté européenne ne reproduisent pas simplement à une autre échelle la
29. De ce point de vue, la solidarité peut aussi se déclarer de l’extérieur du groupe et renforcer le sens de
la dignité et le projet émancipateur du groupe. C’était tout l’enjeu du célèbre « Ich bin ein Berliner ! »
prononcé en 1963 par J. F. Kennedy.
135
Magali BESSONE
136
souveraineté et la citoyenneté territoriales du modèle de l’État-nation. Ils obligent
à faire varier les sphères et les échelles de justice en leur conférant davantage de
jeu, en ré-attribuant aux individus des possibilités variées de revendications de
leurs droits selon leurs appartenances multiples et non exclusives. D’autre part,
les revendications Roms font apparaître deux déterminations supplémentaires du
rôle du territoire, qui modifient ou nuancent l’acception institutionnelle.
D’une part, le territoire est ce qui est traversé et non pas ce qui est stabilisé.
Ce qui compte dans l’acception du territoire, ce n’est pas tant le tracé des frontières que celui des routes. Il se définit comme espace vécu, parcouru, fréquenté,
éventuellement comme ressource, mais pas comme espace géographique cartographié ; par sa relation à l’expérience de relations et non pas par la volonté de
maîtrise ou de contrôle 30. Le territoire est ce qui est construit dans et par les
interactions entre les individus.
D’autre part, de manière liée, le territoire fonctionne surtout dans son acception locale : la solidarité Rom n’est pas construite sur un référent national, elle
repose sur une solidarité de voisinage, d’espace pratiqué au quotidien et lié à des
pratiques ordinaires. C’est ainsi que s’explique aussi la solidarité étendue, « transversale », entre Roms et certains citoyens nationaux – entre des individus connectés par une pratique commune de terrains, zones, banlieues, périphéries des villes.
Elle s’exprime souvent, du moins dans notre contexte national français, comme
une pratique de résistance partagée face à l’action répressive de l’État à l’égard
de populations dominées et reléguées symboliquement et géographiquement aux
marges de la citoyenneté, sur les cercles les plus éloignés du cœur constitutif de la
notion de citoyenneté.
Ainsi, la prise en compte des revendications Roms nous permet-elle de préciser que la notion de territoire doit être entendue au sens d’un contextualisme
subjectif, qui met l’accent sur la multiplicité des expériences vécues du territoire,
et non pas d’un essentialisme, qui fait du territoire un élément indispensable de
l’identité du « nous », ni même d’un contextualisme objectif, mettant l’accent sur
les institutions. En ce sens, rien ne s’oppose à ce que la notion de territoire, ainsi
réévaluée, (re)prenne place au cœur conceptuel de la démocratie – si l’on prend
soin de penser celle-ci comme espace hétérogène de mise en relation de revendications de droits, d’autant plus efficaces qu’elles sont collectives (effets de solidarités) et adressées (à des institutions négociées). Liée à une telle notion de territoire,
la notion de solidarité politique peut en effet revêtir à nouveau une dimension
30. H. Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974.
LE TERRITOIRE NATIONAL COMME ORDINAIRE DE LA SOLIDARITÉ POLITIQUE
critique, tournée vers la mise en cause de normes d’autant plus excluantes qu’elles
sont impensées, au profit d’une émancipation et d’une égalisation réelles des statuts de tous.
On voit enfin comment une « philosophie de l’ordinaire », entendue ici comme
une philosophie prenant au sérieux le contenu normatif des revendications des
agents dominés, est particulièrement féconde pour renouveler les théories politiques normatives actuelles. Elle permet en particulier de remettre en cause la
fondamentale inégalité de statut entre citoyens nationaux, accueillants, et étrangers, accueillis, qui constitue le ressort des politiques dites d’hospitalité fonctionnant largement comme l’horizon de pensée (impensée) du « retour à l’ordinaire ».
Les politiques d’hospitalité, se présentant comme des politiques de résistance ou
de réaction, singulières, ponctuelles, prises dans l’urgence, en réponse à une situation de répression ou d’expulsion, restent en effet prisonnières d’une asymétrie
fondamentale, celle de l’appartenance territoriale comme essentielle à l’inclusion
ou l’exclusion de la communauté politique démocratique. L’exemple des revendications Roms plaide pour une reconceptualisation des politiques d’hospitalité
en politiques de justice où les agents sont postulés comme des sujets égaux en
normativité. En ce sens, on ne fait pas retour à l’ordinaire : il est bien plutôt la
finalité théorique et empirique d’une véritable critique sociale de la démocratie.
137
QU’EST-CE QUE RÉPARER ?
DE LA JUSTICE RÉPARATRICE
À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
Hourya BENTOUHAMI 1
139
Réparer consiste soit à remettre en état de marche, de fonctionnement ce qui
a été endommagé, ce qui a fait l’objet d’une dégradation ; soit à compenser en un
sens plus abstrait l’objet de la perte. En ce sens, la réparation relève avant tout de
la mécanique, et de la justice en tant que celle-ci implique une mécanique des
compensations lorsqu’un dommage est constaté. Elle relève également – d’une
certaine manière – de la médecine dans la mesure où cette-dernière traite la pathologie (comprise comme privation pour un corps de ses fonctions optimales
de résistance à la morbidité). Mais c’est précisément la question de la justice, et
notamment la justice réparatrice, qui va m’intéresser ici dans la mesure où elle
pose paradoxalement la possibilité de la réparation comme étant étroitement corrélée à ce qui a trait à l’irréparable, et donc a priori à l’impossible retour à la vie
ordinaire. De plus, la justice réparatrice serait dans ce cas l’alternative à la punition lorsque le caractère exceptionnel du crime invalide de fait les mécanismes
habituels d’exemplarité de la sanction et leurs effets dissuasifs. Que ce soit pour
les abus et maltraitances traumatiques, les mutilations handicapantes, les viols, les
meurtres, ou les crimes contre l’humanité, tous ces crimes parce qu’ils produisent
une perte insubstituable ou un traumatisme correspondant à des « vies volées »,
ne pourraient donner lieu à aucune forme de compensation, ce qui ouvrirait la
voie à la justice réparatrice. Cependant, ce serait bien en raison de la singularité
1. Hourya Bentouhami est maître de conférence en philosophie à l’université Toulouse – Le Mirail, laboratoire
Erraphis.
Hourya BENTOUHAMI
140
de l’objet perdu et de l’attachement que nous lui portons que sa substituabilité
et son oubli seraient impensables. Et de fait, l’évaluation en termes d’impossible
réparation a plutôt conduit à justifier la sévérité des peines plutôt qu’une alternative à celles-ci. Cette façon de voir la justice à partir de la perte passée renvoie à la
vision rétributiviste et déontologique de la punition qui rétrospectivement juge
du crime en fonction de la lésion provoquée, du prélèvement injuste opéré par le
criminel, et qui statue sur le caractère d’irréversibilité d’un tel dommage en même
temps que sur la nécessaire rétribution pénale. Et le glissement du constat d’irréversibilité à celui d’impossible réparation valide le fait qu’un tel acte d’injustice relèverait de l’extraordinaire, au sens à la fois descriptif et normatif d’un acte qui, en
rompant la chaîne causale des attentes sociales sur laquelle repose la coopération
sociale, serait littéralement hors-cause. Or, ce hors-cause qui est le fondement
même de l’imputabilité morale et de l’attribution de responsabilité – en raison du
libre-arbitre reconnu à l’auteur du crime et de l’invalidité des conditions empiriques ayant mené à l’acte –, conduit paradoxalement non pas à l’excuse, ou à ses
dérivés (comme la prise en compte des circonstances atténuantes qui plaident en
faveur d’une atténuation des peines) mais au contraire à une surcharge pénale du
seul fait que le crime a eu lieu. On comprend alors comment le déontologisme
peut verser dans une forme de « punir pur », relevant tendanciellement de ce
que Denis Salas a appelé le « populisme pénal 2 » qui met en tension le droit des
victimes par opposition au droit des délinquants, au bénéfice des premiers, et
ceci au nom d’un principe d’immunisation de la société ; logique de la surenchère
pénale qui se fait au détriment d’un « punir pour », visant à la réhabilitation et à
la possibilité d’un retour à la vie ordinaire pour à la fois la victime – ou les parties
civiles – et le criminel. C’est précisément la logique affective de la justice pénale
que je me propose d’étudier en essayant de voir en quoi celle-ci peut être corrigée
par une autre logique affective permettant de penser une justice réparatrice qui
soit une réelle alternative à la justice pénale : alors que la première repose sur le
dégoût moral (M. Nussbaum 3), la seconde reposerait au contraire sur une forme
de « honte réintégratrice » (J. Braithwaite). Mon propos est donc d’analyser le
caractère généalogique des affects au fondement de la punition, en confrontant de
manière complémentaire les apports d’une théorie féministe de la vulnérabilité à
ceux de la théorie républicaniste du conséquentialisme juridique et de la priorité
donnée au renforcement du bien commun.
2. D. Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.
3. M. Nussbaum, Hiding from Humanity. Disgust, Shame, and the Law, Princeton, Princeton University
Press, 2004.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
LE DÉGOÛT DANS LA LOGIQUE PÉNALE
S’attacher au contenu des émotions c’est aussi renouveler l’approche de la
justice en termes de modernité/archaïsme, qui voudrait que seule la justice archaïque – vindicative – relève de la démesure des passions, de la vengeance alors
que la justice moderne – éclairée – serait celle qui relève de la proportion, de l’impartialité en raison de la dépersonnalisation des rapports juridiques. Or de fait, la
criminologie moderne au xixe siècle – telle qu’elle est représentée par l’école italienne de la défense sociale – s’est développée à partir d’une théorie des émotions
négatives, et sur l’idée qu’il fallait immuniser le corps social pour empêcher sa dissolution 4. La naissance disciplinaire de la criminologie est donc à entendre dans le
cadre de cet impératif selon lequel « il faut défendre la société » contre ses pathologies internes. Or toute la perspective féministe est de transformer cette théorie
du soin chirurgical fondé sur l’horreur du crime et l’abjection du criminel en une
théorie du soin qui détache l’abject du sujet, non pas en invoquant simplement
un droit des vulnérables et des victimes, mais en montrant que la vulnérabilité ne
relève pas d’un défaut d’immunité, d’un manque de puissance mais au contraire
d’une prise de conscience pragmatique de la structuration d’interdépendance des
individus, des communautés, et des États.
Immunité et corps social
L’idée que la peine au sein d’une société soit fondée sur les fantasmes même
de cette société concernant sa propre immunité, et portant donc sur les fantasmes
de dangerosité, de péril, n’a rien d’étonnant en soi puisque la justice pénale, organisée en droit positif a pour but essentiellement de prévoir un grand ensemble
de crimes possibles dont il faut articuler les réponses appropriées avant que l’acte
n’ait eu lieu. Dans son rôle constitutif d’abord, le fantasme prend l’aspect d’une
logique de l’imagination destinée à produire des évaluations morales indexées sur
la prévisibilité des infractions et transgressions du droit, elle-même rendue possible par un équilibre savamment pesé entre la possibilité d’une occurrence particulière et la généralité de la description du crime. En ce sens, le fantasme devrait
jouer ensuite le rôle de régulateur des émotions au moment du jugement : logiquement en effet, ce serait en vertu de ce soubassement fantasmatique qui tend à
prévoir de manière exhaustive un panel assez large de crimes possibles, qu’aucun
crime – aussi horrible soit-il – ne devrait étonner. Ce fantasme aurait ainsi un rôle
4. Voir M. Sénellart, « L’ennemi intérieur dans le discours de la défense sociale au xixe siècle », Erytheis, Revue
Franco-espagnole des sciences de l’homme, n° 2, novembre 2007, en ligne, http://idt. uab.es/erytheis/pdf/vf/6.pdf.
141
Hourya BENTOUHAMI
142
régulateur dans la mesure où il permettrait de prévoir les lésions qu’il est possible
d’attendre – au sens d’observer – au sein d’un ensemble social qui se caractérise à
la fois par la densité de sa population et par des structures de production inégalitaires issues du développement du capitalisme industriel au xixe siècle. Mais on
ne peut comprendre la portée pratique de ce fantasme négatif du péril toujours
possible, que si l’on saisit corrélativement cet autre fantasme positif qui l’accompagne et dont on peut retracer la généalogie dans les conceptions libérales de la
société civile : à savoir la tranquillité, la jouissance paisible de ses biens privés.
Dès lors l’abjection vis-à-vis du criminel s’expliquera dans le développement de la
criminologie au xixe siècle à partir de cette offense non seulement à la paisibilité
mais au rêve de la jouissance tranquille, ordinaire des biens. C’est notamment ce
que souligne Michel Sénellart dans un premier temps lorsqu’il rend raison dans
son article des fondements théoriques de la criminologie italienne, et notamment
de Garofalo qui serait l’inventeur de la discipline :
Le nouveau plan d’analyse sur lequel se découpe la figure du criminel serait donc celui de la vie
ordinaire du citoyen, une vie pacifiée et régulière, fondée sur « le sentiment de l’ordre, partagé
par tous » et tournée vers la satisfaction des besoins de l’existence. C’est cette « vie ordinaire »
que Charles Taylor […] définit comme « l’ensemble des activités visant à assurer la vie, sa
continuation et sa reproduction : les activités de production et de consommation, le mariage,
l’amour, la famille » et dans laquelle il voit un renversement radical des valeurs par rapport à
l’éthique traditionnelle, religieuse ou aristocratique, de la « vie bonne ». « Eu zên, écrit-il, est
désormais subordonné à zên 5. »
En ce sens, c’est donc bien le retour à la vie ordinaire, au sens d’une citoyenneté entendue au sens libéral du terme, à savoir la tranquillité de la sphère privée, le
bonheur domestique et l’affairement privé dans l’industrie et le commerce, qui est
consacré comme étant le principal horizon régulateur de la pénalité. Or comme le
rappelle également Sénellart, suivant par-là les analyses de Michel Foucault dans
Il faut défendre la société, c’est bien en raison de la perpétuation de rapports agonistiques au sein de la société que la criminologie – même chez un Garofalo – s’est
constituée si bien que le criminel est perçu comme « un ennemi intérieur » qui
lorsqu’il trouble l’ordre privé trouble également l’ordre public, et se constitue
comme un élément antisocial. On pourrait dès lors considérer que le dégoût visà-vis de ce qu’il convient d’appeler métaphoriquement, en empruntant au registre
médical, des « forces morbides » vient de ce que la persistance de ces dernières
contrarie une nouvelle forme de gouvernementalité libérale et de biopouvoir qui
ne repose plus sur le « faire-mourir, laisser vivre » mais au contraire sur le « faire5. I bid., p. 269.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
vivre, laisser mourir ». Tel serait d’ailleurs la définition du bio pouvoir : « Le biopouvoir, n’est-ce pas précisément la prise en charge, au niveau d’une population,
des processus collectifs de la “vie ordinaire” 6 ? » Le criminel serait abject en ce
qu’il résisterait à cette tendance du pouvoir à prendre en charge la vie. Foucault,
cependant, n’a pas insisté sur la logique affective à l’œuvre dans les rapports de
pouvoir configurant les processus pénaux.
L’abject et le sujet
En quoi consiste cette abjection qui structure l’essentiel des jugements pénaux
les plus sévères ? Avec l’abjection on touche au pouvoir de l’horreur, on atteint les
fondements symboliques et mystiques de la socialité. Si la répulsion par rapport
au criminel est celle provoquée par l’audace à vouloir se distinguer et à rompre
l’ordre de la coopération sociale, en quoi peut-elle se transformer en véritable
pouvoir de l’horreur ? Après tout, le spectacle de la déliaison sociale ne devrait
susciter l’effroi que lorsqu’il correspond à une possible atteinte directe de ma
propre intégrité physique et psychologique. Pour saisir ainsi ce qui horrifie non
pas seulement dans le crime mais dans le criminel – indépendamment de l’expérience directe du crime lui-même –, il faut dégager la structure archaïque de nos
émotions face aux processus morbides que sont la décomposition et la putréfaction et qui attestent par leur exhibition de ce à quoi notre corps résiste quotidiennement pour maintenir notre condition d’être vivant et d’être visible socialement.
Le dégoût s’exprime avant tout non pas comme une crainte de la mort violente
comme dans l’état de nature hobbesien mais au contraire comme une peur de la
mort lente qui prendrait la forme de la décomposition sans qu’aucune signification sociale puisse lui être assignée. C’est ce que souligne sur un plan psychanalytique Julia Kristeva :
Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et acre d’une sueur, d’une putréfaction, ne
signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je
comprendrais, je réagirais ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le
déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette
souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites
de ma condition de vivant 7.
Le dégoût relève d’une émotion liée à l’observation, la prise en charge de
l’homme en tant que corps animal, fait de boyaux, de déchets, de sang, de pus,
etc. On pourrait croire dès lors que l’abject a à voir avec ce qui relève exclusive6. M. Sénellart, op. cit., p. 274.
7. J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, 1980, p. 11 (je souligne).
143
Hourya BENTOUHAMI
ment de la saleté, de l’ordure ; or il a également trait à la symbolique de l’animalité
humaine et à ce qui fait désordre dans la revendication d’un statut de régression
primitive. La constitution sociale de la répulsion face au crime fait sens par conséquent et trouve sa justification première dans le fait que ce n’est pas le crime en
tant que tel qui est condamné mais ce qu’il déplace et ce qu’il empêche :
144
Ce n’est donc pas l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une
identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux,
l’ambigu, le mixte. Le traitre, le menteur, le criminel à bonne conscience, le violeur sans vergogne,
le tueur qui prétend sauver… Tout crime, parce qu’il signale la fragilité de la loi, est abject, mais
le crime prémédité, le meurtre sournois, la vengeance hypocrite le sont plus encore parce qu’ils
redoublent cette exhibition de la fragilité légale. Celui qui refuse la morale n’est pas abject – il peut
y avoir de la grandeur dans l’amorale et même dans un crime qui affiche son irrespect de la loi,
révolté, libérateur et suicidaire. L’abjection, elle, est immorale, ténébreuse, louvoyante et louche :
une terreur qui se dissimule, une haine qui sourit, une passion pour un corps lorsqu’elle le troque
au lieu de l’embraser, un endetté qui vous vend, un ami qui vous poignarde 8…
Horreur devant l’infanticide, le viol incestueux, et de plus en plus devant
« le crime passionnel » : c’est le mélange des genres – littéralement donc l’impureté – qui est abject, mais c’est surtout tout ce qui touche à ce qui est censé
me sauver de l’abject, à savoir par exemple, l’enfance, l’éducation des parents,
l’amour des parents, l’amour de l’amant, etc. Et c’est en cela que le dégoût, à
savoir le sentiment spontané de répulsion envers ce qui apparaît comme abject,
est considéré par certains théoriciens du droit comme étant légitime et pouvant
faire l’objet d’un usage raisonnable en droit 9. Selon Lord Devlin, le dégoût est
une bonne raison pour rendre un acte illégal, même s’il ne cause aucun tort à
d’autres. Ce procédé de justification légale laisse sous-entendre les dérives d’une
telle rationalisation a posteriori du dégoût. Car dans ce cas, le dégoût peut être
invoqué même dans des cas controversés au niveau pénal, à savoir tous ces cas
qui impliquent par ailleurs la possibilité du consentement à un acte que d’autres
considèrent comme horribles. Le dégoût joue un effet structurant des débats dans
des cas emblématiques au niveau légal – au-delà même du pénal – lorsqu’il s’agit
de discuter de la pornographie, de la prostitution, de la légalisation de l’homosexualité, mais aussi peut être désormais de la législation sur le mariage homosexuel. Si sont considérés également comme des crimes ce qui ne fait de mal à
personne, alors on peut voir en quoi le dégoût n’est pas qu’une simple explosion
d’émotions liée à l’empathie pour des victimes mais est également une disposition
8. I bid., p. 12.
9. Il s’agit notamment de Lord Devlin aux États-Unis dont l’ouvrage The Enforcement of Morals et les positions
sont analysés par Martha Nussbaum dans Hiding Fron Humanity, op. cit.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
intellectuelle, cognitive, au-delà de la sensibilité empathique, et qui peut s’inscrire
par conséquent dans des schémas argumentatifs. Cette capacité intellectuelle est
étroitement liée à l’imagination et donc à la possibilité de considérer qu’il y a un
mal, une privation indépendamment de l’objet. Or à quoi correspond un mal
sans objet ? De fait selon Nussbaum les émotions en général se distinguent des
appétits et des humeurs sans objet : notamment il est impossible de susciter la
faim chez celui qui ne la ressent pas physiquement, contrairement à la colère ou la
peur qui relèvent de l’art oratoire et peuvent donc être suscités par le seul pouvoir
d’évocation des mots et de l’imagination. Ils englobent donc une forme de pensée
vis-à-vis de leur objet. « Les émotions impliquent une détermination intentionnelle sur un objet et des croyances de type évaluatives à propos de cet objet 10. »
Ainsi, les émotions parce qu’elles ne sont pas seulement motivationnelles mais
également réflexives et évaluatives, peuvent structurer un ordre rationnel. On voit
d’emblée la force d’une telle compréhension des émotions, notamment concernant les émotions négatives : elle permet de dire que des émotions comme la
haine raciale ne relèvent pas de l’irrationalité, du préjugé ou encore de la simple
colère, mais qu’elles sont tout à fait compatibles avec un discours rationnel prenant soin d’avancer des arguments. Or si pour Nussbaum le dégoût doit pouvoir
être banni des processus légaux, c’est en raison avant tout de son caractère de
classification de l’humanité : le dégoût face aux déchets, aux cadavres, à la putréfaction, la contamination, l’échange de flux corporels, n’est pas ce qui permet de
tracer pour un même homme une ligne de démarcation entre sa propre animalité
et son effort de correction, de contrôle civilisationnel lorsque ce corps est exposé
publiquement, mais au contraire il permet à certains hommes de se démarquer
d’autres hommes dont ils jugent qu’ils désignent un degré plus proche de l’animalité que de l’humanité si bien que le dégoût a été utilisé historiquement pour
exclure, marginaliser des groupes qui incarnent la peur du groupe dominant et
l’aversion envers sa propre animalité et mortalité :
Le dégoût […] est très différent de la colère en ce que son contenu cognitif est typiquement
déraisonnable, renvoyant à des idées mythiques de contamination, et à des aspirations idéales
de pureté, d’immortalité, et de refus de l’animalité, qui ne correspondent tout simplement pas
à la vie humaine comme nous la connaissons 11.
Sans se perdre dans aucun détour psychanalytique, Nussbaum rapproche toutefois le dégoût de ce qu’elle appelle « honte primitive », une honte étroitement
liée à une exigence infantile d’omnipotence et au refus de se reconnaître comme
10. M. Nussbaum, op.cit., p. 31.
11. Ibid., p. 14.
145
Hourya BENTOUHAMI
146
un être de besoins dépendant des autres : la honte ressentie dans ce cas est fondée
selon Nussbaum sur un fantasme d’indépendance et d’invulnérabilité. Et c’est
en raison de ce principe antisocial de la honte que celle-ci « est susceptible de ne
pas être fiable dans la vie publique, malgré son potentiel pour le bien. J’insisterai
sur le fait qu’une société libérale a des raisons spécifiques pour inhiber la honte
et protéger ses citoyens de la honte 12 ». Ce rapprochement génétique du dégoût
avec la « honte primitive » et donc avec une forme de fondement psychologique
archaïque de nos évaluations morales, permet de saisir comment on peut inconsciemment être mu par un sentiment sans que celui-ci soit un contenu explicite
des motifs de nos jugements moraux. Parfois, en effet, une émotion peut être
dissociée de l’expression d’un sentiment. Autrement dit, certaines émotions motivent nos conduites sans même que nous soyons conscients de ressentir de telles
émotions. Il semble alors compliqué de désapprendre ce qui ne relève même pas
d’un état intentionnel conscient. Et de fait, l’identification des émotions négatives à l’œuvre dans l’élaboration des jugements moraux qui prennent les atours
de la neutralité est, sur un plan théorique, problématique : comment faire de
l’identification du dégoût un contre-argument si celui-ci n’est plus convoqué
explicitement dans les évaluations morales qui président aux jugements légaux ?
C’est pourquoi Nussbaum rappelle distinctement dans quelle mesure les émotions sont intelligentes, de manière générale, même si leur expression ne revêt pas
les contours de l’argument rationnel.
Toutefois, si nos efforts critiques doivent être dirigés vers une identification
du dégoût comme appartenant tout de même à l’ordre de la réflexion – même
non explicite-, il est également nécessaire de montrer en quoi cette réflexivité est
socialement médiatisée et constituée. Ce qui semble être nié à travers l’expression
du dégoût opérant au niveau de la production légale et judiciaire, c’est la relationnalité même de toute vie humaine, et l’impossible immunisation. Ce que reconnaît bien Nussbaum lorsqu’elle parle de ce déni de vulnérabilité. En revanche, ce
qu’elle fait moins, c’est mettre en avant les processus proprement liés à la biopolitique et qui attachent à des mécanismes de régulation en vue d’une coopération
sociale bien ordonnée, des moyens de coercition qui se constituent intrinsèquement comme contenus de connaissance, savoir scientifique, ce qui complique
d’autant plus leur critique. Ainsi Judith Butler insiste quant à elle beaucoup plus
sur cet outil foucaldien permettant d’orienter le diagnostic critique dans le sens
de ce qui constitue l’acceptabilité d’un système (aussi bien de croyance que de
12. I bid., p. 38.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
dispositifs de coercition 13). Dès lors la critique du dégoût prend un aspect beaucoup plus ancré dans la vie ordinaire que ne le fait Nussbaum – qui, malgré la
correction apportée par l’établissement d’une liste élargie de droits-capabilités,
demeure en cela explicitement attachée à la perspective de J. S. Mill concernant
la définition du mal infligé comme privation de la jouissance de droits garantissant l’exercice de la liberté dans la limite de la non-interférence avec autrui 14.
Pour Butler en effet, le dégoût viendrait plutôt du droit en lui-même en tant qu’il
est troublé par l’exposition de l’intime. Contrairement au libéralisme précisément, la revendication des minorités, notamment homosexuelles, relève de ce qui
« excède la discrétion de la sphère privée 15 » : il y aurait donc un dégoût relevant
proprement de la théorisation libérale de la distinction entre sphère privée et
sphère publique. L’enjeu est ainsi celui de l’apparition, de l’exposition publique
des formes de normativités de vies ordinaires qui se revendiquent comme étant
des formes de vies décentes :
La lutte engagée pour reformuler les normes par lesquelles le corps est vécu est ainsi d’une importance extrême, non seulement pour la politique du handicap, mais pour les mouvements intersexe
et transgenre dans la mesure où ils contestent les idéaux physiques et corporels imposés 16.
Il s’agit donc d’abord de gagner un statut d’intelligibilité qui permette d’être
pris en compte par les lois de la culture ou du langage. Doit-on pour autant
se débarrasser complètement des émotions comme le dégoût ? Somme toute,
il semblerait que l’argument des partisans selon lequel le dégoût comme complément – voire substitut à l’argumentation rationnelle dans les jugements pénaux – serait l’expression spontanée de notre propre révulsion face à la cruauté,
ne semble pas complètement dénué de valeur. En ce cas le dégoût s’apparenterait
même à la pitié au sens rousseauiste du terme, à savoir la répugnance à voir son
semblable souffrir, et dont il marquerait le processus même de l’empathie.
Or l’identification empathique est fondamentale pour penser inversement une
justice réparatrice qui rompt avec la logique affective d’un punir pur. On doit donc
se demander comment se représenter les conditions d’une vie vivable afin de limiter
les risques de « mort sociale » ou de mort tout court découlant de l’infamie pénale.
On pourrait ainsi voir comment le diagnostic théorique issue de la théorie butlérienne de la normativité des vies dites indécentes peut renforcer théoriquement la
13. Judith Butler, Défaire le genre, Paris, Editions Amsterdam, p. 41-42.
14. J. S. Mill, L’utilitarisme, Paris, Champs-Flammarion, 1988, p. 143 : « Volenti non fit injuria, ce qui est fait
avec le consentement de la personne qu’on suppose lésée par l’acte en question n’est pas injuste. »
15. J. Butler, op. cit, p. 41.
16. Ibid., p. 43.
147
Hourya BENTOUHAMI
perspective de la justice réparatrice telle qu’elle énoncée par le néo-républicanisme
de Braithwaite en donnant à cette dernière une assise plus critique.
LA HONTE COMME PRINCIPE DE RÉPARATION
Il est possible d’inverser la logique affective à l’œuvre dans les processus pénaux en recourant au pouvoir réintégrateur de la honte, dans la mesure où celleci est étroitement liée à la manière dont fonctionne l’intériorisation des normes
sociales. C’est en cela qu’elle pourrait authentiquement témoigner d’un souci de
réhabilitation du criminel en mettant en avant la possibilité d’une commensurabilité des expériences (celle de la victime et celle du criminel), y compris dans les
cas les plus contre-intuitifs comme celui où l’irréparable a été commis.
148
Honte et structuration du monde social : une perspective interactionniste
La honte exprime un sens de la pudeur, de la décence, et est donc étroitement liée à l’articulation du privé (de l’intime) et du public, en tant que celui-ci
indique certains usages de conduite sociale. Le fonctionnement de la honte n’a
pas nécessairement à voir avec le cercle familial privé de l’inculcation des tabous
ou des interdits sociaux, il repose également sur la manière dont on est inséré au
sein d’une communauté à laquelle on accorde de l’importance, et dont on espère
recevoir une forme de reconnaissance. Il s’agit de déterminer, dans une perspective proche de celle de la justice aristotélicienne, ce qui dans la reconnaissance au
sein de la communauté permet non seulement de vivre, mais également de bien
vivre 17. Lorsqu’un dommage a été commis, il suffirait dans le cadre d’une société
dont le degré de cohésion est élevé, de faire ressentir au coupable la désapprobation de telle manière qu’il ait honte de son acte. Mais comment ce pouvoir de
correction de la honte peut-il fonctionner sans qu’il soit besoin de recourir à la
punition ? Comme l’indique Aristote, ce pouvoir de correction repose sur une
puissance de l’imagination et de sa propre représentation au sein de la société à
laquelle on se sent appartenir :
Puisque la honte est une certaine imagination qu’on a, qui fait appréhender le scandale et la
perte de la réputation, et cela seulement à cause d’un tel scandale, et non point pour ce qui en
peut arriver ; d’ailleurs, puisque jamais personne ne se met en peine simplement de l’opinion
qu’on peut avoir de lui ; mais toujours à cause de ceux qui viendraient à l’avoir ; il faudra nécessairement qu’on ait toujours de la honte en présence des personnes de qui ont fait état. Ces personnes-là sont, ceux chez qui on est en estime ; ou que l’on estime soi-même ; ou de qui on veut
17. Aristote, Les politiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1257 b 41, p. 119.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
être estimé, ou avec qui on est en contestation pour le rang et qu’on regarde avec émulation ;
En un mot, tous ceux de qui on ne méprise pas le jugement 18.
Ainsi, la rumeur n’affecte que pour autant qu’il y a commensurabilité des
échelles de valeur entre celui qui a commis le forfait et ceux qui le jugent. Or cette
affection n’est possible, nous dit Aristote, que dans la mesure où l’on reconnaît la
personne qui distribue blâme et récompense comme étant elle-même une autorité estimable. La honte relève ainsi d’un rapport interpersonnel, ce qu’Aristote
nomme ici par exemple émulation. Autrement dit, l’exemplarité semble jouer
un rôle fondamental dans le déclenchement des mécanismes de l’imagination à
l’origine de la honte. On retrouve ces mêmes préoccupations d’élucidation du
fonctionnement de la honte et de la logique affective des procédés interpersonnels
de compréhension chez John Braithwaite dont la philosophie fournit l’un des
apports théoriques les plus cohérents sur le fonctionnement de la justice réparatrice. Mais cette pensée de la honte et de l’empathie procède dans un cadre
qui n’est plus holistique comme chez Aristote. Elle se constitue différemment
dans un cadre républicaniste qui prône la liberté au sein de la communauté mais
également la non-domination, et qui refuse par là-même la conception libérale
de la liberté négative comme non-interférence 19. Dès lors, comment penser une
honte réparatrice dans une société moderne caractérisée précisément, comme le
disait Durkheim, par le risque tendanciel de la déliaison, de l’anomie et de l’opacité des valeurs communes de référence, lesquelles prennent plus la forme d’une
institutionnalisation abstraite que de l’adhésion à la collectivité par un sentiment
intérieur profond ? Le défi est d’autant plus grand que le risque aporétique peut
en criminologie être taxé d’imprudence pratique et de laxisme.
Il faut commencer par définir la justice réparatrice par son fonctionnement,
comme le fait Tony Marshall : « La justice réparatrice est le processus à travers
lequel toutes les parties ayant un rapport avec le crime se réunissent en vue de
résoudre collectivement les problèmes liés aux conséquences de la violence 20. »
C’est ce que pose John Braithwaite dans ses différents ouvrages sur la honte réintégratrice qui prend selon lui la forme d’une confrontation en face à face : soit
entre le criminel et « un autrui généralisé » à la Mead qui correspondrait à un
18. Aristote, Rhétorique, chap. VI, De la honte et de l’impudence, Paris, Rivages poche, p. 62.
19. J. Braithwaite et P. Pettit, Not Just Deserts. A Republican Theory of Criminal Justice (1990), Oxford, Oxford
University Press, 1998, p. 54-69.
20. T. F. Marshall, Alternatives to Criminal Court, Aldershot, Gower, 1985, cité par Braithwaite, Restorative
Justice and Responsive Regulation, New York, Oxford University Press, 2002, p. 11.
149
Hourya BENTOUHAMI
modèle de socialisation réussie 21 qui permet au délinquant et criminel de retrouver sa place au sein des activités coopératives, soit entre le criminel et la victime
ou les parties civiles en face desquelles le condamné doit dialectiquement rendre
raison de lui-même. En ce sens, la honte opérerait à deux niveaux :
Premièrement, il dissuade la conduite criminelle car l’approbation sociale des autres significatifs est quelque chose que nous ne désirons pas perdre. Deuxièmement, et surtout, à la fois la
procédure de la honte et du repentir façonne les consciences qui de manière interne dissuadent
le comportement criminel même en l’absence d’une honte extérieure associée à l’infraction.
La procédure de la honte fait naître deux genres différents de punitions – la désapprobation
sociale et les remous de la conscience 22.
150
L’interaction qui est l’une des clés de la théorie de la justice réparatrice permettrait ainsi la production d’un savoir partagé sur ce qui s’est passé – c’est-à-dire
à la fois sur la matérialité de la réalisation de l’acte injuste (l’infliction du mal) et
sur l’ensemble des motivations qui ont présidé à la réalisation –, mais également
la production de nouveaux affects. Et elle favoriserait ensuite la prévention de la
criminalité 23. En ce sens, l’interaction permettrait de produire véritablement un
savoir commun qui relève d’une production civile, non-experte, même si elle est
médiatisée institutionnellement par des commissions. Cela permettrait ainsi de
déjouer d’une certaine manière le diagnostic foucaldien de savoir-pouvoir attestant du caractère hégémonique de positions d’énonciations de savoir exogènes à
ceux qui sont qui sont concernés par ce même savoir. Il semblerait ainsi que cette
production de savoir commun propre à la justice réparatrice ait pris exemplairement la forme des commissions de vérités et réconciliation dans le cadre de ce que
l’on a appelé la justice transitionnelle 24, qui consiste à proposer une alternative à
21. B
raithwaite fait explicitement référence à Mead (Mind, Self and Society) dans Crime, Shame and Reintegration,
op. cit., p. 75.
22. I bid., p. 75.
23. J. Braithwaite, Restorative Justice and Responsive Regulation, op. cit., p. 45-71 : tout le chapitre intitulé « Does
Restorative Justice Work ? » recense les différentes expériences ayant mis en œuvre localement des comités
de justice réparatrice comme alternative à la peine dans différents pays (notamment en Australie, au Canada,
et aux États-Unis). Ce recensement fondé sur des collectes de données fait état des résultats encourageants à
un triple niveau : celui de la satisfaction des victimes, des délinquants et de la communauté. Concernant ce
dernier point, le taux de récidive est particulièrement remarquable en accusant une baisse sensible, notamment dans les cas de délinquance mineure comme les vols à l’étalage, les dégradations de biens privés, mais
également dans les violences traumatisantes comme les abus sexuels intrafamiliaux.
24. V
oir B. Hamber, « Dealing with the Past : Rights and Reasons : Challenges for Truth Recovery in South
Africa and Northern Ireland », Fordham International Law Journal, No. 26, 2003, p. 1074-1094 ; M. Minow,
Between Vengeance and Forgiveness : Facing History after Genocide and Mass Violence, Boston, Beacon Press,
1998 ; R. Teitel, « Transitional Justice Genealogy », Harvard Human Rights Journal, No. 16, 2003, p. 6994 ; D.  M. Tutu, No Future without Forgiveness, Nueva York, Doubleday, 1999 ; H. Zehr, Changing Lenses :
A New Focus for Crime and Justice, Scottdale, Pennsylvanie, Waterloo, Ontario, Herald Press, 1990 ; et en
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
la pénalité dans le cadre de sociétés déchirées par des conflits internes que ce soit
suite à un régime ségrégationniste comme en Afrique du Sud, un régime dictatorial comme en Argentine ou encore à une guerre civile comme au Rwanda.
Or précisément, contrairement au contexte d’exercice de la justice transitionnelle qui relève du caractère exceptionnel et extraordinaire du crime commis en
raison notamment de l’atrocité des crimes et de leur caractère massif, la justice
réparatrice doit pouvoir également – et surtout – être pensée dans un contexte
ordinaire et prendre en charge ce qu’il y a d’ordinaire dans l’infamie, et qui dès
lors en raison même de cet ordinaire peut être réparé. Le jugement d’abomination
qui vient nourrir les délibérations pénales est souvent l’effet de notre conception
fantasmée de la jouissance tranquille d’une vie paisible, comme nous l’avons indiqué précédemment, mais également l’effet de nos qualifications sociales de ce
qu’est une vie décente et une vie infâme. Or cette dernière qualification ne vaut
que pour autant qu’elle a trait à l’ordinaire, au manque d’exemplarité précisément. Comme le disait Foucault, les vies infâmes n’ont pour elles
« aucune des grandeurs qui sont établies et reconnues – celle de la naissance, de la fortune, de
la sainteté, de l’héroïsme ou du génie ; [elles] appartiennent à ces milliards d’existences qui sont
destinées à passer sans trace ; il y a dans leurs malheurs, dans leurs passions, dans ces amours
et dans ces haines quelque chose de gris et d’ordinaire au regard de ce qu’on estime d’habitude
digne d’être raconté 25 ».
Mais précisément si la justice réparatrice doit s’adresser en priorité à ces vies infâmes, comment s’y prendre pour faire fonctionner le mécanisme de la honte
chez ceux dont l’exemplarité fait défaut ? Que faire avec ceux qui littéralement
n’ont aucune vergogne, c’est-à-dire non seulement aucune pudeur, mais surtout
ne ressentent aucune honte, soit ceux pour qui l’opprobre public n’a aucun effet ?
L’oubli et le pardon
Y a-t-il comme le prétend Kant quelque chose comme « la méchanceté d’un
naturel insensible à la honte 26 » et qui serait le propre de la violence ordinaire,
de rue ? De fait, Braithwaite assume la difficulté en essayant de voir comment se
saisir des cas qui font l’objet d’un étiquetage stigmatisant. En réalité, il faut bien
considérer celui dont la vie est « d’avoir des procès 27 » comme fonctionnant égafrançais : S.  Lefranc, Politiques du pardon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 ; B. Cassin, O. Cayla,
P.-J. Salazar (dir.), Vérité, réconciliation, réparation, Paris, Le Seuil 2004.
25. M. Foucault, « La vie des hommes infâmes » (1977), Dits et écrits, vol. III, Paris, Gallimard, p. 240.
26. E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Puf, 1986, p. 406.
27. M. Foucault, op. cit., p. 237.
151
Hourya BENTOUHAMI
152
lement selon l’identification à un autrui généralisé. En s’appuyant sur les études
de Howard Becker 28, Braithwaite montre ainsi que les conduites déviantes au sein
d’un gang fonctionnent aussi selon un principe de performance et de rivalité dans
le crime ; la norme de reconnaissance se situant justement dans l’infraction à la loi
et la perpétuation du crime. La difficulté de l’application de la justice réparatrice
à ces cas de délinquance organisée semble évidente : un membre de gang lié au
trafic de drogue par exemple tirera plus de profit symbolique à être condamné
qu’à coopérer avec des associations de quartiers dans lesquels la drogue fait des
ravages. Ignorer cette difficulté relèverait même à la fois de la candeur théorique
et de l’aporie en termes d’efficacité de la justice comme alternative à la peine.
On pourrait se demander si dans ce cas la stigmatisation ne vaut pas mieux que le
principe de la haine réintégratrice : ne vaudrait-il pas mieux ici prendre en compte
le système symbolique de référence du criminel pour essayer de toucher son sens
de l’honneur ? Ce serait alors se diriger vers des rituels d’humiliation qui prennent
appui sur ce que le délinquant et les référents de son groupe considèrent comme
dégradant. Cette voie est vite écartée par Braithwaite pour qui elle correspondrait
à un aveu de défaite de la justice réparatrice : celle-ci a précisément pour objet de
montrer que la dissuasion ne repose pas dans la sévérité de la sanction ou dans la
loi du talion, mais dans son « intégration sociale » (social embeddedness 29). C’est
dire que le criminel, même récalcitrant, jouissant du mal commis et retirant une
fierté de ce mal, doit encore être saisi dans le cadre d’une commensurabilité des
valeurs et être inscrit dans le cadre d’un dialogue qui continue à énoncer explicitement que la reconnaissance sociale et la dignité du délinquant nous importe
encore. Or le propre de l’humiliation contrairement à la honte est de ruiner le
sens de la dignité des délinquants. C’est donc à l’inverse qu’il faut s’y prendre
pour susciter la honte chez les caractères récalcitrants : il convient plutôt de les
considérer comme s’ils n’avaient rien fait d’autre que cet acte. Il s’agit donc de
pousser à son maximum le principe légal de tout État de droit, à savoir celui de
l’individualisation des peines. Bien que Braithwaite ne s’aventure pas à consolider
les arguments en faveur d’un tel principe, on peut émettre une triple interprétation de ce principe dans le cadre d’une théorie de la justice réparatrice qui fonctionnerait selon une logique d’oubli « stratégique » : (1) d’abord, il s’agirait dans
le cas du traitement de la récidive de ne pas prendre en compte, paradoxalement,
l’ensemble des actes antécédents au crime lui-même ; idée qui dispose d’ailleurs
d’un fondement en droit puisqu’il est impossible d’être jugé deux fois pour un
28. H
. Becker, Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance, New York, The Free Press, 1963.
29. B
raithwaite, Crime, Shame and Reintegration, op. cit., p. 55.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
même crime. Un effort d’imagination serait de fait nécessaire pour faire comme
si cet acte était l’unique exemplaire de la série ; (2) ou bien, a fortiori, si les actes
antécédents éclairent le crime actuel, alors ils ne doivent pouvoir être convoqués qu’à titre de circonstances atténuantes puisque cela confirmerait que le penchant au crime s’apparente à des inclinations relevant de la nécessité pulsionnelle ;
(3) Enfin, il s’agirait de dissocier la qualification de l’acte de celle du criminel : un
acte pouvant être monstrueux sans qu’il soit socialement utile – d’un point de vue
conséquentialiste – de qualifier le criminel de monstrueux.
Pourquoi le pardon ou plutôt l’oubli « stratégique » peut-il effectivement avoir
des effets de reconnaissance, au sens presque de gratitude, chez le délinquant récalcitrant ? Après tout, la coutume aidant, il semblerait difficile de corriger ce qui
s’est durci avec les ans et au gré des punitions. Ne risque-t-on pas de faire reposer
toute une théorie de la réparation sociale sur un pari ? sur le jeu incertain des probabilités sociales de retour à la vie ordinaire ? Or, que reste-t-il d’ordinaire dans
une vie habituée au crime, et dont le crime constitue précisément l’ordinaire ?
Il semble difficile d’isoler les actes, d’oublier ce qui semble irréparable, et de pardonner à ceux qui ont fait la preuve de leur persistance dans le crime. Comment
saisir cette double difficulté dans le cadre d’une théorie de la réparation ?
On sait que l’empathie fonctionne selon un principe de réciprocité 30 : faire
soi-même l’objet d’une empathie alors même que l’on s’attend à être l’objet d’un
opprobre – que l’on a appris de toute façon à défier soit par le mépris, le rire ou
la revendication d’une identité infâme socialement –, touche au plus profond des
êtres puisque cela correspond à une forme de reconnaissance de la décence, de la
dignité, puis à une réintégration du rang d’animal à celui d’humain. Toutefois, on
pourrait rétorquer que ce qui court-circuite justement les mécanismes d’empathie
chez certains sujets consiste en l’absence d’imagination, l’impossibilité de ressentir et de connaître ce dont ils n’ont pas une expérience directe. Or, précisément, à
cela on pourrait répondre inversement que la justice réparatrice fonctionne avant
tout de manière interactionnelle, c’est-à-dire dans un face à face, donc dans un
partage d’expériences en présence où chacun dispose d’un droit au récit. Il semblerait que, appliqué notamment dans les cas de violence familiale et de négligence parentale, ce modèle des « cercles de soin » (healing circles), permette de
ressouder les liens d’une communauté. Braithwaite donne l’exemple d’un projet,
30. À
la suite de Hume analysant le principe de la sympathie affective, Robert Gordon met à jour les mécanismes
psychologiques qui permettent une certaine forme de mimétisme en réponse aux attitudes compassionnelles.
En s’appuyant sur des avancées précises en neurosciences, il nomme ce procédé mirroring. Voir R. Gordon,
« Empathie situationnelle et empathie comportementale », in P. Attigui et A. Cukier, Les paradoxes de
l’empathie, Paris, CNRS-Editions, 2011, p. 39-48.
153
Hourya BENTOUHAMI
Hollow Water, mis en place au Canada pour les amérindiens (Canadian First
Nations Community) et qui procède de manière inclusive en insistant sur les
liens de la communauté pour « restaurer » l’individu. Il cite à ce propos l’un des
professionnels qui a suivi ces procédures :
Si vous avez affaire à des personnes dont les relations furent construites sur des rapports de pouvoir et des sévices, on doit leur montrer en acte, donc leur faire connaitre par l’expérience des
relations fondées sur le respect… si bien que… le processus de soin doit impliquer un groupe
de personnes entretenant des relations saines, par opposition aux psychologues qui sont seuls.
Un psychologue seul, par définition, ne peut que parler à propos des rapports sains 31.
154
Plus généralement, il faut donc comprendre la justice réparatrice à la lumière
des théories politiques de la vulnérabilité comme celle proposée par Joan Tronto
qui pense le soin dans le cadre de la valorisation de la communauté politique.
Ainsi, on pourrait faire un rapprochement éclairant entre le fait de prendre soin
du rapport qui nous lie aux autres avec le fonctionnement de la justice réparatrice
qui vise également à soigner avant tout la communauté. Mais le soin est indissociable de la possibilité d’oublier « stratégiquement » et/ou de pardonner dans une
certaine mesure ce qui a été commis.
Concernant ce rapport entre l’oubli et le pardon, il faut noter cependant qu’il
existe une surdétermination religieuse du pardon dont la prononciation se fait
lors de ce qui peut ressembler à un cérémonial en vue de convertir celui à qui il
s’adresse, même si cette conversion est purement morale. Mais pour Braithwaite,
il prend plutôt l’aspect d’un rite profane de réintégration au sein d’une communauté après avoir fait l’objet d’une négociation, c’est-à-dire d’un lent processus de
réconciliation entre la victime et le délinquant 32. La prescription peut donc être
l’objet d’un échange, d’une promesse, ce en quoi Braithwaite s’éloigne des thèses
par exemple de Derrida 33. Pour ce-dernier en effet, il ne devrait pas y avoir condi31. R
. Ross, Returning to the Teachings : Exploring Aboriginal Justice, London, Penguin, 1996, p. 150 ; cité par
Braithwaite, op. cit, p. 66.
32. Braithwaite donne plusieurs exemples puisés dans diverses traditions nationales de ce type de processus
de réconciliation passant par des médiateurs non institutionnels. Voir l’exemple en particulier de la Sulha
palestienne, qui consiste à faire intervenir des tiers afin de régler les litiges et conflits, et à restaurer la paix
entre les membres de la même communauté (« The Sulha Today », p. 4). Pour ce qui est de la mise en
œuvre de ces procédures dans un cadre institutionnel, il faut citer le premier modèle de commission ouverte
en 1991 par la police de Wagga Wagga en Australie et qui fit école dans plusieurs villes dans le monde.
La finalité de ces commissions consistait à traiter prioritairement les cas de délinquance juvénile pour des
enfants de 10 à 17 ans ayant commis des actes de vols et/ou dégradations des biens d’autrui, de vols à
l’étalage ou encore de conduites « problématiques » pour l’ordre public. Pour le détail du déroulement de la
procédure, voir le site officiel du programme de justice réparatrice mis en œuvre en Australie : http://www.
criminologyresearchcouncil.gov.au/reports/strang/nsw.html.
33. J. Derrida, « Le Siècle et le pardon », in Foi et savoir, Paris, Le Seuil, 2001.
QU’EST-CE QUE RÉPARER ? DE LA JUSTICE RÉPARATRICE À LA RÉPARATION DU BIEN COMMUN
tionnalité du pardon. Il ne devrait donc obéir à aucune logique transactionnelle,
du fait même qu’il est pardon 34. Derrida considère même d’une certaine manière
que c’est l’imprévisibilité du pardon, son caractère inattendu et inespéré – et non
le devoir, l’obligation religieuse du pardon – qui ferait sa grandeur. Mais la justice
a-t-elle affaire au pardon ? Ne doit-elle pas plutôt penser les conditions objectives
institutionnelles de la réhabilitation (plutôt que de parler en termes de « conversion ») ? La théorie républicaniste est une théorie conséquentialiste, c’est-à-dire
qu’elle implique la possibilité de penser une réinsertion sociale dans un monde
commun. Sur ce point, il faut donc croire que le pardon rejoue un ordre de la
fondation politique. Il ne s’agit pas d’aimer son ennemi, ni même de substituer
la charité à la justice en aimant son prochain, mais il s’agit plutôt de maintenir
les conditions du respect et de la dignité pour le criminel indépendamment de
l’estime qu’on lui porte. Cette distinction entre le respect et l’estime est peut-être
la clé de la logique affective à l’œuvre dans les interactions de la justice réparatrice. C’est précisément ce qu’avance H. Arendt lorsqu’elle essaie de penser la
possibilité de conserver ce bien commun qu’est la possibilité de la conversation
et de l’action au sein de la pluralité humaine : « Le respect, comparable à la philia
politike d’Aristote, est une sorte d’amitié sans intimité, sans proximité ; c’est une
considération pour la personne à travers la distance que l’espace du monde met
entre nous, et cette considération ne dépend pas de qualités que nous pouvons
admirer, ni d’œuvres qui peuvent mériter toute notre estime 35. » Arendt insiste à
la fois sur cette distinction entre respect et estime et sur la valeur du pardon dans
le cadre des affaires humaines, dont elle considère qu’elles sont la condition de
possibilité de toute action nouvelle. Le pardon en ce sens renouvellerait la promesse tout en sortant de la logique punitive de la mémoire contractualiste qui se
dédit par la réalisation du crime. Ainsi, c’est par le respect que l’on prendrait le
mieux soin de ce qui ne nous ressemble pas.
La justice réparatrice ainsi appréhendée dans son fonctionnement interactionniste permet de penser une nouvelle forme de médiation et de tiers qui favorise
une alternative – voire une abolition – de la peine, dans une perspective qui répond aux attentes d’efficacité et de réhabilitation de tout principe de justice. C’est
en raison de son conséquentialisme que la justice réparatrice permet ce retour à
la vie ordinaire puisqu’elle vise effectivement à prévenir les délits et les crimes.
Toutefois, ce conséquentialisme correspond à une certaine compréhension de ce
qu’est la vie bonne, la vie décente, non seulement en termes de contenu de signi34. Ibid., p. 110.
35. H. Arendt, La condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 309.
155
Hourya BENTOUHAMI
fication mais également en termes de conditions de réalisation sociale et politique, ce que les théories politiques de la vulnérabilité ont bien montré. Ainsi,
le projet de la justice réparatrice doit se lire doublement : à partir de la nécessité
de la réhabilitation du délinquant, mais également, à partir de la nécessité de
penser la réparation de la société, au sens du soin pris à la qualité des rapports
sociaux qui ne sont rien d’autre que des rapports politiques d’interdépendance
et de mutuelle vulnérabilité.
156
QUESTIONS PRÉSENTES
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
Stephen HOLMES 1
Tout au long de sa carrière protéiforme, Benjamin Constant n’a jamais varié
dans sa dénonciation de deux instruments jumeaux utilisés par la loi arbitraire : les
tribunaux qui retirent les droits procéduraux ordinaires aux individus accusés de
délits particulièrement odieux, et l’exigence selon laquelle les sanctions pénales ne
sont pas seulement utilisées pour punir les criminels condamnés mais également
pour empêcher les criminels potentiels de commettre des crimes futurs. De son
vivant, il a vu à la fois les tribunaux irréguliers et les actions de police préventive
être justifiés par le biais des déclarations d’urgence nationale et des appels au
salut public. Ce qui frappe le lecteur contemporain dans l’explication hostile que
Constant donne de ces questions, c’est l’étiquette qu’il colle systématiquement
aux deux politiques qu’il examine. Il les décrivait comme des piliers centraux du
Règne de la Terreur, ce qui n’était pas controversé à l’époque.
L’étiquette déconcerte aujourd’hui, parce que ces mêmes politiques qu’il
désigne à l’opprobre sont maintenant largement considérées comme des piliers
centraux de la guerre contre le terrorisme 2. Si l’on laisse pour le moment de côté
la mort de civils innocents durant les guerres à l’étranger, le niveau de violence
gouvernementale illégale était sans l’ombre d’un doute bien plus élevé dans les
années 1790 en France qu’aux États-Unis durant la première décade du vingtet-unième siècle. Il n’y aurait alors aucun sens à comparer le règne de la Terreur
à la guerre contre le terrorisme en tant que cauchemars politiques domestiques.
1. Stephen Holmes est Professeur de droit à la New York University School of Law. Extrait de French Liberalism
from Montesquieu to present day, éd. R. Geenens et H. Rosenblatt, Cambridge, Cambridge University Press
2012 (chap. 6)
2. Ndlt : l’anglais utilise War on Terror et War on Terrorism pour dire la même chose. Nous traduisons ici War on
Terror par l’expression la plus courante dans le discours politique et médiatique en France.
159
Stephen HOLMES
160
Ce  qui fait sens, c’est de comparer, au moins indirectement et en fonction de
leurs conséquences, les raisons données pour justifier que l’on s’écarte des règles
légales ordinaires dans ces deux cas.
L’observation de Constant, selon laquelle « durant tout le cours de notre
Révolution, nos gouvernements ont prétendu qu’ils avaient le droit de violer
la constitution pour la sauver 3 » suggère déjà que ces justifications puissent ne
pas être si dissemblables. Écrivant une fois terminée la phase illibérale la plus
virulente de la Révolution, Constant avançait plusieurs critiques convaincantes
de la tentative révolutionnaire pour réanimer dans les temps modernes une
célèbre institution de l’ancien républicanisme, à savoir la dictature au nom du
salut public. En ramenant à la vie l’idée romaine anachronique selon laquelle
les menaces pour le salut public justifient l’abandon temporaire de la légalité
par le gouvernement, les responsables de la Terreur ont eux-mêmes préparé
le terrain de leur propre chute dans l’horreur. Non seulement leur renouveau
d’un modèle classique – qui n’a plus sa place – suggère une déconnexion fatale
de la réalité. Mais leur entreprise de démantèlement des droits procéduraux
dans les affaires criminelles, durant ce qu’ils considéraient comme une urgence
nationale, a fait la preuve qu’elle était non seulement « déraisonnable » mais
proprement « insensée 4 ».
LES TRIBUNAUX
La justice criminelle sous la Terreur était dominée par le Tribunal révolutionnaire de Paris, par ses différents équivalents provinciaux, ainsi que par au moins
soixante commissions militaires, créés en même temps et indépendants des tribunaux ordinaires 5. Au lieu de punir les crimes qui avaient déjà été commis, elle
impliquait également la tentative d’éviter les crimes à venir ou prévisibles, durant
une période d’invasion étrangère et d’insurrection domestique. Ces deux aspects
marquants de la justice révolutionnaire constituaient les principaux repoussoirs,
sur lesquels s’appuyaient l’analyse théorique et la défense de la justice procédurale
auxquelles se livrait Constant dans la plupart de ses ouvrages politiques, depuis
3. Benjamin Constant, Principes de politique applicable à tous les gouvernements (version de 1806-1810), Paris,
Hachette, 1997, p. 102.
4. Constant, Principes de politique, p. 201.
5. Jacques Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire (Paris, PUF, 1951), p. 316-328 ;
Godechot souligne également que les cours d’assises ordinaires opéraient dans les départements avec des
protections procédurales réduites, et en appliquant les formes révolutionnaires [Ndlt : en français dans le texte]
dans des cas spécifiques (p. 317).
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
Des effets de la Terreur en 1797 jusqu’au Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri
de 1822-24 6.
La deuxième section du neuvième livre de la version manuscrite des Principes
de politique est intitulée « De l’abréviation des formes 7 », et Constant y a cannibalisé nombre de ses ouvrages publiés. Ce titre pourrait être grossièrement rendu
par « de la limitation ou du contournement des règles ordinaires de procédure
criminelle ». Constant débute en attirant l’attention vers le champ putatif, ou le
prétexte 8 qui, en temps de crise, s’écarte de la procédure en bonne et due forme :
« lorsque les crimes se multiplient ou que l’État semble menacé de quelques périls, on nous dit qu’il faut abréger les formes dont la lenteur compromettrait la
sûreté publique 9 ».
Les restrictions des droits des accusés tirent tous leurs « dehors de légitimité 10 » de l’idée que de tels droits, s’ils étaient véritablement respectés, rendraient
impossible au gouvernement de protéger le public contre les espions contrerévolutionnaires et les traîtres qui se mêlent imperceptiblement à ce dernier.
Le salut public ne peut pas être effectivement protégé à moins que les conspirateurs ne soient préventivement foudroyés, sans leur laisser une seule chance de
préparer des mesures défensives ou de prendre la fuite ; chose que le système de
justice criminelle, dans sa lenteur, n’est pas destiné à accomplir. Lorsque le niveau
de menace perçue augmente de façon spectaculaire et que la pression publique
pour la répression grandit, « l’on supprime les procédures, l’on accélère les jugements, l’on établit des tribunaux extraordinaires, l’on retranche en tout ou en
partie les garanties judiciaires 11 ».
La justice révolutionnaire voulait s’occuper des ennemis publics de façon expéditive. La création de tribunaux extraordinaires séparés des tribunaux ordinaires 12
était justifiée par le besoin d’actions audacieuses, en réponse à des attaques particulièrement graves. Constant réagit à cette logique de création de deux types de
tribunaux par un étonnement moqueur :
6. Des effets de la terreur (1797), in Cours de politique constitutionnelle, vol. II, p. 59-60 ; Constant, Commentaire
sur l’ouvrage de Filangieri (Paris : Les Belles Lettres, 2004), p. 227-277.
7. Ndlt : en français dans le texte. L’expression « les formes » est d’ailleurs systématiquement en français, dans
l’ensemble de l’article.
8. Ndlt : en français dans le texte.
9. Principes de politique, p. 162.
10. Principes de politique, p. 162.
11. Principes de politique, p. 162.
12. Ndlt : en français dans le texte.
161
Stephen HOLMES
Quoi ! Lorsqu’il s’agit d’une faute légère et que l’accusé n’est menacé ni dans sa vie, ni dans
son honneur, l’on instruit sa cause de la manière la plus solennelle ! l’on observe toutes les
formes, l’on accumule les précautions, pour constater les faits et ne pas frapper l’innocence !
mais lorsqu’il est question de quelque forfait épouvantable et par conséquent de l’infamie et de
la mort, l’on supprime d’un mot toutes les précautions tutélaires ! l’on ferme le code des lois,
l’on abrège les formalités ! comme si l’on pensait que plus une accusation est grave, plus il est
superflu de l’examiner 13.
162
Comme ce passage le suggère, Constant considère qu’il y a quelque chose
d’« absurde » à un système judiciaire à deux vitesses, dans lequel la plupart des
suspects sont jugés dans des tribunaux ordinaires mais où des individus choisis sur
une base ad hoc et supposés représenter une menace imminente contre le salut public sont traînés devant des tribunaux d’exception 14. Condamner sans permettre
à l’accusé d’organiser une vraie défense, c’est là une caractéristique de la justice
révolutionnaire telle qu’elle était rendue en France en 1793-94. Mais qu’est-ce
Constant avait en tête, au juste, lorsqu’il affirme que « l’on a sans cesse, durant la
Révolution, déclaré convaincus d’avance les hommes qu’on allait juger 15  » ?
Parmi les « inventions diverses qui ont signalé ce que nous nommons le règne
de la terreur », Constant accorde une attention particulière à la Loi des suspects 16.
Adoptée par la Convention en septembre 1973 sous la pression des militants de la
rue parisienne, cette loi avait un effet rétroactif 17. Se montrer ennemi de la liberté,
par association personnelle ou par des remarques désinvoltes devenait une infraction capitale, et cette loi constitua l’un des principaux moteurs des « horreurs de
Robespierre », « ces horreurs dont la liberté a tout à la fois été le prétexte et la
victime 18 ». La Loi des suspects autorisait et ordonnait aux tribunaux révolutionnaires de juger et de condamner à mort les individus dont on soupçonnait qu’ils
avaient commis une infraction, si peu précise qu’elle pouvait balayer quasiment
n’importe qui, sur la base de dénonciations, parfois anonymes, et sans aucune
13. P
rincipes de politique, p. 163.
14. P
rincipes de politique (édition de 1814), re-publié dans Cours de politique constitutionnelle, vol. I (Paris,
Librairie de Guillaumin, 1872), p. 159 ; Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, p.  257 ; Principes
de politique, p. 162.
15. « Par une étrange pétition de principe, l’on a sans cesse, durant la révolution, déclaré convaincus d’avance les
hommes qu’on allait juger » (je souligne), Principes de politique (édition de 1814), re-publié dans Cours de
politique constitutionnelle, vol. I (Paris, Librairie de Guillaumin, 1872), p. 158.
16. P
rincipes de politique, p. 89.
17. Ainsi que l’écrit Constant, en généralisant à partir de l’expérience révolutionnaire, « presque toutes les
lois qui sont produites par les sentiments passionnés et les factions seraient nulles si elles n’étaient pas
rétroactives » (Principes de politique, livre XVIII, chap. 2, note 3, texte établi par E. Hofmann, Genève,
Droz, 1980, t. II, p. 626).
18. P
rincipes de politique, p. 52, 36.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
enquête sur les faits ou droit d’appel 19. L’imprécision chronique de la définition
de l’incivisme 20 et de la déloyauté est ce qui a donné à la France « le gouvernement
le plus despotique qui ait existé sur la terre 21 ».
Ni ceux qui organisaient ni ceux qui applaudissaient la justice révolutionnaire
ne prirent bien au sérieux le fossé entre une personne suspecte d’être contrerévolutionnaire et un condamné. La confusion entre culpabilités prouvée et présumée leur a par exemple permis d’appuyer « l’éternelle captivité de ceux qu’on
serait forcé d’absoudre 22 ». L’oubli de ce qui est sans aucun doute la distinction
la plus fondamentale de la justice criminelle – entre l’accusation et la condamnation – semble constituer une caractéristique commune des moments de l’histoire
où domine la peur de comploteurs secrets, qui pourraient être tapis autour de
nous, dissimulés sous les traits de citoyens ordinaires et dont le pouvoir peut être
exagéré par la paranoïa ou la propagande 23. Un « suspect » inculpé n’a pas le droit
de lancer des procédures qui l’aideraient à démontrer qu’il n’est pas coupable de
ce dont il est accusé. L’explication que Constant donne à cette réponse paniquée
est simple mais persuasive : « ce sont des brigands, dites-vous, des assassins, des
conspirateurs auxquels seuls vous enlevez le bénéfice des formes. Mais avant de les
reconnaître pour tels, il faut constater les faits 24 ».
Ne pas se soucier de certaines vérités élémentaires semble avoir été un trait
essentiel de la justice révolutionnaire. L’une de ces vérités est que les détenteurs
du pouvoir souffrent d’une infirmité cognitive particulière qui ne touche pas ceux
qui n’ont pas le pouvoir : « Il y a dans le pouvoir quelque chose qui fausse plus
ou moins le jugement 25. » Une cause possible de la déformation du raisonnement
chez ceux qui occupent les hautes fonctions peut résider dans le fait que les puissants sont entourés par des bénis-oui-oui qui, à leur tour, sont effrayés à l’idée
d’annoncer de mauvaises nouvelles à leurs supérieurs. En tout cas, la tendance du
pouvoir à brouiller la conscience de la situation et les compétences d’interprétation de ceux qui l’exercent peut certainement être observée parmi ceux chargés
19. Loi des suspects, du 17 septembre 1793, dans John Hall Stewart, A Documentary History of the French
Revolution (New York, Macmillan, 1951), p. 477-479.
20. Ndlt : en français dans le texte.
21. Constant, Principes de politique, p. 32.
22. Principes de politique, p. 89 ; durant la Terreur, cette peine fut infligée à des centaines de milliers de suspects,
« irrités peut-être par une détention prolongée » (p. 89).
23. Voir la référence à « l’idée de l’omnipotence de l’ennemi » chez François Furet, « Terror » in François Furet
and Mona Ozouf, A Critical Dictionary of the French Revolution (Harvard University Press, 1989), p. 138.
24. Principes de politique, p. 163.
25. Principes de politique, p. 72 ; « Il y a dans le pouvoir quelque chose qui fausse plus ou moins le jugement. »
163
Stephen HOLMES
164
d’infliger les peines criminelles. Parce qu’ils sont plus réceptifs à la preuve qui
confirme leurs intuitions qu’aux preuves qui dévoilent, de manière embarrassante, leur faible compréhension de la réalité, les procureurs vont habituellement
en justice en croyant qu’il s’agit d’un procès gagné d’avance, même en temps normaux. Les psychologues décriraient la certitude exagérée des procureurs comme
un exemple de biais de confirmation, c’est-à-dire comme la tendance des autorités
accusantes à surestimer la valeur de preuve des pièces inculpantes, à sous-estimer
la valeur de preuve des pièces disculpantes, et à interpréter les preuves équivoques
dans le sens de leurs convictions préexistantes 26.
Les formes, au sens de Constant, sont une tentative de reprendre le contrôle
sur ces propensions irrationnelles. Elles fournissent un contrôle de santé mentale.
Elles sont destinées à aider un système judiciaire bien organisé à contrebalancer
ou à pallier à la fausse certitude des procureurs. Une procédure en bonne et due
forme, par exemple, autorise l’accusé à aider son avocat à creuser des trous dans
les preuves de l’État. Cet arrangement entre antagonistes est justifié par la faillibilité, bien trop humaine, des procureurs et leur réticence à reconnaître ouvertement qu’ils ont consacré des efforts éreintants à démontrer la vérité de ce qui
se révèle être un mensonge. Réduire les formes, c’est priver l’accusé d’une arme
d’auto-défense normalement disponible, et par conséquent piper les dés en faveur
de l’accusation. La forme extrême prise par ce biais au service de l’accusation fut
« l’affreuse loi, qui, sous Robespierre, déclara les preuves superflues et supprima
les défenseurs 27 ». On justifiait cette loi par l’argument selon lequel « les formes légales étaient des chicaneries inventées par les juristes ; et les procès-verbaux écrits
ainsi que les témoignages oraux ne constituaient pas de preuve fiable, puisqu’ils
pouvaient être faux 28 ».
En réalité, la Loi des suspects sent davantage le crime que la loi. Elle fait
preuve d’une ressemblance perturbante avec le crime of mayhem existant dans la
common law, où l’on blesse quelqu’un de telle sorte qu’il lui soit difficile de se défendre en combat (en l’amputant d’une main ou en lui crevant un œil). Les formes
donnent à l’accusé, aux frais de l’État, les moyens de se défendre lui-même contre
une condamnation arbitraire et, par là même, elles aident à la conservation d’une
accusation honnête, en incitant les accusateurs à faire preuve de précautions rai26. P
rincipes de politique, p. 73.
27. P
rincipes de politique, p. 164, faisant référence à la loi du 22 Prairial (10 juin 1794), Art. 16 : « La loi donne
pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »
John Hall Stewart, A Documentary History of the French Revolution (New York : Macmillan, 1951), p. 530.
28. R
. R. Palmer, Twelve Who Ruled : The Year of the Terror in the French Revolution (Princeton University Press,
1969), p. 363.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
sonnables avant d’inculper un suspect. Inversement, contourner les formes, c’est
encourager l’accusation téméraire d’individus qui peuvent avoir seulement la
mauvaise fortune de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment.
LES ACCUSATIONS
Le premier « prétexte » justifiant le recours à des mesures extra-légales, « c’est
que la nature du tribunal est déterminée par la nature du crime ». Mais Constant
soutient que « ce prétexte est absurde ». Il est ridicule de déterminer à quel point
l’on doit des procédures à un suspect en se demandant à quel point on désapprouve
le crime qu’il est accusé d’avoir commis. Cette approche tautologique revient à
« travestir en crime l’accusation, traiter le prévenu comme un condamné, supposer
la conviction avant l’examen et faire précéder la sentence par un châtiment 29 ».
Mener devant des tribunaux aux procédures restreintes les individus accusés des
crimes les plus graves, ou suspectés de représenter les plus terribles des menaces,
c’est atteindre une conclusion qui nécessite une preuve, mais sans d’abord disposer
de la preuve. En traitant les suspects comme s’ils étaient déjà condamnés, on place
l’accusé à la merci de l’accusateur : « soumettre un accusé à cette peine, c’est le punir
avant de le juger ». Mais « si son crime n’est pas prouvé, de quel droit placez-vous
cet accusé dans une classe particulière et proscrite et le privez-vous, sur un simple
soupçon, du bénéfice commun à tous les membres de l’état social 30 ?  »
C’est ici l’hypocrisie sous-jacente que Constant critique. Si le suspect mérite
d’être privé des procédures de défense ordinaires, alors c’est qu’un certain niveau
de culpabilité est déjà supposé implicitement, ainsi que la légitimité d’une certaine
forme de punition. Mais si sa culpabilité a déjà été établie, pourquoi en passer par
les motions d’un procès aux procédures réduites 31 ? Les défenseurs des tribunaux
exceptionnels pour les suspects sélectionnés tentent d’échapper à ce paradoxe par
la suggestion inepte selon laquelle « on peut distinguer à des signes extérieurs
infaillibles avant le jugement, avant l’instruction, les hommes innocents et les
hommes coupables, ceux qui doivent jouir de la prérogative des formes et ceux
qui doivent en être privés ». Mais si cela était exact, alors « le pouvoir judiciaire,
de quelque espèce qu’il soit, serait inutile 32 ».
29. Principes de politique, p. 165 ; voir également Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, p. 259.
30. Principes de politique, p. 162.
31. Principes de politique, p. 162.
32. Principes de politique, p. 163.
165
Stephen HOLMES
166
En réalité, la procédure en bonne et due forme est nécessaire, y compris pendant les urgences nationales, parce que les autorités sont tout aussi enclines à se
jeter dans le vide, par somnambulisme, que les citoyens ordinaires. En matière de
maintien de l’ordre tout particulièrement, les erreurs sont inévitables parce qu’il
n’existe pas de signes externes et infaillibles de culpabilité. En fait, « c’est parce
que les formes 33 ont paru l’unique moyen de discerner l’innocent du coupable »
et non à cause d’une quelconque sympathie pour les criminels, « que tous les
peuples libres et humains en ont réclamé l’institution 34 ».
Le défaut principal d’un système légal à deux vitesses réside en somme dans
l’arbitraire qu’il y a dans le choix de celle que l’on utilisera dans tel cas spécifique.
Assigner des prévenus à un tribunal à procédure rapide, c’est les priver de certains
des instruments d’auto-défense disponibles dans les tribunaux ordinaires. Cependant, la seule raison pour infliger cette « punition » – qui n’est pas reconnue
comme telle – c’est que ceux qui les assignent en justice savent déjà que les suspects envoyés devant les tribunaux extraordinaires méritent de perdre certaines de
leurs libertés ordinaires, en vertu des crimes qu’on les soupçonne d’avoir commis.
C’est là l’alchimie brumeuse suivant laquelle en des temps d’urgence, le soupçon,
quelque mal informées ou psychotiques que soient ses sources, devient par métamorphose la découverte implicite de la culpabilité.
La différence essentielle entre ceux qui soutiennent les tribunaux extraordinaires et ceux qui s’y opposent tient dans leurs compréhensions clairement distinctes de la fonction sociale et politique des formes. Leurs partisans semblent
convaincus qu’écourter les procédures en bonne et due forme lors des urgences
nationales n’entraîne pas de coût sérieux. Apparemment, ils pensent que l’objectif
principal des formes en des temps ordinaires est de céder à une générosité humanitaire, à savoir le désir libéral de donner aux parties coupables le bénéfice du doute
même lorsque, dans les faits, ils ne le méritent pas. Constant formule le problème
autrement. Selon lui, l’objectif principal d’une procédure en bonne et due forme
était d’aider au maintien de l’intégrité du système de justice criminelle ; ce qui
signifie protéger la loi pénale de la manipulation ou de la mainmise par des parties
privées animées de priorités privées illicites. Par exemple, protéger les autorités
d’une désinformation malveillante n’est pas moins vital en temps de crise qu’en
temps ordinaire.
33. NdT : Les « formes » sont traduites en anglais par « due process », que l’on rend dans ce texte par « procédures
en bonne et due forme ».
34. P
rincipes de politique, p. 163.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
Mettre les formes à part a un coût parce qu’elles sont destinées à établir la fiabilité de la preuve et à déterminer la confiance que l’on peut accorder au témoignage, afin d’aider les juges et les jurés à décider de ce qui s’est passé dans les faits
et de qui exactement est responsable : « que sont les formes », demande-t-il, « sinon les meilleurs moyens de constater les faits 35 ? » Mais si les formes aident trier
le vrai du faux, quel sens pourrait-il bien y avoir à les abolir dans des situations
d’urgence ? Le fait de pouvoir compter sur la preuve et sur l’intégrité des informateurs est-il soudainement sans importance lorsque la sécurité nationale est en
jeu ? L’urgence de l’action, lorsqu’un petit faux pas peut être fatal, signifie-t-elle
qu’il n’est désormais plus nécessaire de vérifier à deux fois les prémisses factuelles
à l’application de la force létale par l’État ?
Se passer de procédure en bonne et due forme, c’est ne pas tenir compte de
l’importance qu’il y a à éradiquer les témoignages malveillants et les preuves peu
fiables, afin de tirer des conclusions correctes qui pourraient avoir des conséquences tactiques ou même stratégiques significatives. C’est en se concentrant
sur la contribution des formes à la prévention des erreurs flagrantes de l’État que
Constant se convainc de l’absurdité logique d’un système de justice criminelle à
deux vitesses. Il ne nie jamais que les procès criminels ordinaires, dans lesquels on
observe les formes, prennent plus de temps, avancent plus lentement que les procès de pacotille, lors desquels les motions ne prennent que peu de temps et où la
peine de mort est prononcée dans les vingt-quatre heures. Son argument est que,
même pendant une véritable crise concernant la sécurité nationale, c’est la précipitation elle-même qui présente des risques qui, tout bien considéré, dépassent
ceux attachés au fait de s’attarder, et sur lesquels on insiste fréquemment.
« Le dilemme est clair : si la précipitation n’est pas dangereuse, les lenteurs
sont superflues ; si les lenteurs ne sont pas superflues, la précipitation est dangereuse 36. » Il n’y a aucune raison pour que cette logique s’applique à des tribunaux
exceptionnels d’exception, et pas aux tribunaux ordinaires. La précipitation et les
lenteurs 37 présentent tous deux des risques. Mais comment les autorités peuvent
bien savoir si l’équilibre entre les risques de précipitation et les risques de retard a
changé dans un cas particulier, sans d’abord mener un procès équitable 38 ?
35. Principes de politique, p. 163 ; autrement, « les formes n’ont d’autre but que de conduire les juges à la
connaissance de la vérité » (Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, p. 256).
36. Principes de politique, p. 163.
37. Ndlt : en français dans le texte.
38. Principes de politique, p. 162.
167
Stephen HOLMES
La société a parfaitement le droit de punir les individus lorsqu’ils ont utilisé
la force ou la fraude pour nuire à autrui, en contradiction avec la loi préétablie 39.
Mais la punition ne peut être infligée arbitrairement, sans risquer une spirale de
violence incontrôlable. Les formes impliquent « la garantie de n’être arrêté, détenu, jugé que d’après les lois et suivant les formes 40 ». La liberté moderne implique
que les individus aient la certitude subjective qu’ils ne pourront être punis que
« par un tribunal régulier, d’après une loi formelle » qui, à son tour, attache une
peine connue à l’avance à une action qu’ils ont vraiment commise 41. La Terreur
a détruit la « tranquillité d’esprit 42 » que les formes sont destinées à promouvoir,
en infligeant les peines les plus sévères après avoir risiblement réduit les procédures – sur le fondement, en fin de compte, de la dénonciation sans enquête.
168
LES FACTIONS
En repensant à la Révolution, Constant écrivait que « les iniquités innombrables dont nous avons été les témoins ou les objets [ont] eu d’ordinaire, pour
cause immédiate, les intérêts particuliers des hommes qui s’étaient emparés de
la puissance 43 ». Il ne s’agissait pas de sacrifier la liberté individuelle à la sécurité
nationale, mais plutôt de mettre simultanément fin à la liberté et la sécurité sous
un système politique d’une instabilité frénétique, « gouverné par les factions 44 ».
Ces partis virulents, durant le règne de la Terreur, cherchaient sans cesse à s’écarter l’un l’autre du pouvoir. Un conflit de faction meurtrier, dans un contexte de
confusion publique et de bouleversement, transforma la loi elle-même qui cessa
d’être une source d’ordre pour n’être plus qu’un instrument ou une incitation
supplémentaires au désordre. Tel était le contexte dans lequel les formes furent
balayées sans cérémonie.
Bien entendu, du fait du rôle prédominant joué par les conflits violents entre
groupes dans la France de la Révolution, Constant prit conscience de la nécessité
39. P
rincipes de politique, p. 166, 240, 334.
40. P
rincipes de politique, p. 159.
41. Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », dans Écrits politiques, Paris, Gallimard
coll. Folio Essais, 1997, p. 610.
42. Montesquieu, The Spirit of the Laws, éd. et trad. par A. M. Cohler, B. C. Miller, et H. S. Stone (Cambridge,
Cambridge University Press, 1989), p. 157.
43. Principes de politique, p. 36.
44. P
rincipes de politique, p. 78 ; François Furet remarque, au cours de son examen du règne de la Terreur, que
« l’usage le plus évident de la guillotine n’était désormais plus l’extermination des ennemis avoués, mais bien
plutôt l’extermination des “factions” ». François Furet, « Terror », dans François Furet et Mona Ozouf (éd.),
A Critical Dictionary of the French Revolution (Harvard University Press, 1989), p. 148.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
de garantir l’indépendance des juges contre les factions belligérantes, mais aussi
contre le gouvernement, dont il est probable qu’il tombe temporairement aux
mains de l’une ou l’autre des factions belligérantes. Lorsque des juges en fonction,
durant la Terreur, se montraient réticents à rendre des sentences sévères en l’absence de preuve de culpabilité, ils pouvaient être démis de leur charge, emprisonnés, et même guillotinés pour tiédeur de leur engagement envers la République.
En réalité, les juges étaient placés dans une position intenable, en grande partie
à cause des « moyens bruyants et scandaleux des factions 45 ». Ainsi que Constant
l’explique, durant la Révolution :
Les divers partis se sont emparés tour à tour des instruments et des formes de la loi. Le courage
des guerriers les plus intrépides eût à peine suffi à nos magistrats, pour prononcer leurs arrêts
dans leur conscience ; et tel est même l’affreux empire des troubles civils que le courage qui fait
braver la mort dans une bataille est plus facile que la profession publique d’une opinion libre,
au milieu des menaces des factieux 46.
Il y avait, au sein du Comité de Salut Public, des représentants de différentes
factions changeantes, qui refusaient de reconnaître leur partialité, pourtant évidente
à celui qui regarde de l’extérieur. L’affirmation des Jacobins et des autres fanatiques,
selon laquelle ce factionnalisme était une attaque criminelle dirigée contre la souveraineté nationale ou populaire, n’aidait en rien à modérer l’aspect factieux de
leur propre exercice du pouvoir. Le fait semble tout à fait possible que chacun des
groupes dissidents qui se disputaient, responsables de la Terreur, se considéraient
eux-mêmes comme les représentants authentiques de la nation française. Mais leur
auto-identification grotesque à la République et à la Révolution ne servit qu’à faciliter leur ignorance des peurs et des aspirations, complexes et contradictoires, qui
remuaient le pays dans son ensemble. Ainsi que Constant le généralisait : « les factions populaires traitent l’opinion publique avec d’autant plus de mépris que les
chefs de ces factions se déclarent le peuple 47 ». C’est une pathologie bien connue
de la Terreur que les chefs de factions, tous gonflés d’eux-mêmes, se considéraient
comme les représentants de la nation véritable. Mais souvenons-nous des mots
exacts de Constant. Durant la Révolution, « les divers partis se sont emparés tour à
tour des instruments et des formes de la loi 48 ».
45. Principes de politique, p. 89.
46. Principes de politique, p. 160.
47. Principes de politique, Addition au livre XVIII, chap. 4, (texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980,
t. II, p. 631).
48. Principes de politique, p. 160.
169
Stephen HOLMES
170
La Loi des suspects nous rappelle que les intérêts factieux peuvent chercher à
atteindre leurs buts illégitimes à l’aide de moyens légaux 49. Après avoir contraint
la Convention à promulguer des lois draconiennes, les sans-culottes militants
de Paris réclamaient que les lois soient appliquées avec rigueur. C’est pourquoi
Constant ne se concentre pas sur l’état de droit mais plutôt sur les formes de la loi,
c’est-à-dire sur les procédures en bonne et due forme, qui excluent par exemple
que les crimes ne soient que vaguement définis. Les droits des accusés étaient
attaqués et parodiés, durant la Terreur, alors que des lois répressives étaient adoptées rituellement et appliquées avec vigueur. La raison en est simple à déduire.
Lorsque les pouvoirs législatifs et exécutifs se trouvent dans les mêmes mains, et
qu’aucun système judiciaire indépendant ne se met en travers, les lois sont transformées en armes grâce auxquelles les factions puissantes s’efforcent d’affaiblir et
de détruire leurs rivaux politiques. Par contre, toutes les factions ont violemment
attaqué les formes, les condamnant comme étant bien trop encombrantes dans
une période d’urgence nationale. C’est-à-dire que les formes se mettaient sérieusement en travers.
Il était parfaitement naturel, après le règne de la Terreur, de craindre que les
factions ne puissent s’emparer des corps chargés de la législation, de l’interprétation des lois et de leur application. Cette angoisse suggère une compréhension
caractéristique de l’objectif d’un gouvernement limité. Les pouvoirs du gouvernement ne doivent pas seulement être limités pour protéger les citoyens contre la
menace verticale du despotisme, du sommet vers la base. Les pouvoirs du gouvernement doivent être limités pour protéger les citoyens des menaces horizontales
ou obliques, que représentent les groupes sociaux organisés capables de désinformer ou de s’emparer des instruments du pouvoir, y compris du système de
justice criminelle, et d’utiliser les institutions publiques pour cibler et détruire
leurs rivaux privés.
En suivant cette argumentation, on découvre une affinité importante entre
le despotisme et l’anarchie 50. Un gouvernement tyrannique ne se contentera pas
d’« employer contre ceux qu’elle veut perdre les apparences de la justice » ; on le
verra également « se cacher derrière le voile des lois pour frapper ses victimes de
leur glaive 51 ». Une faction politique violente fera la même chose. Plutôt que de
mettre un terme à l’anarchie, le règne de la Terreur renvoyait l’image d’un pays
en pleine guerre civile, et attisait cette dernière. Il s’agissait en réalité d’une phase
49. P
rincipes de politique, p. 160.
50. P
rincipes de politique, p. 33.
51. P
rincipes de politique, p. 159.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
éphémère dans une lutte convulsive, opposant les factions les unes aux autres 52.
La centralité du factionnalisme dans la justice révolutionnaire apparaît clairement
une fois que l’on a examiné les sources des dénonciations à partir desquelles les
tribunaux extraordinaires ont envoyé des milliers de Français à la mort, sous prétexte de sauver la patrie 53.
Durant la Terreur, il était fréquent que des individus soient dénoncés par des
ennemis personnels ou des profiteurs rivaux, pour des outrages mal définis tels
que la connivence dans d’obscurs complots étrangers 54. Ces accusations sauvagement proférées révélaient souvent une fuite en avant 55 paniquée où les individus,
qui étaient effrayés à l’idée d’être eux-mêmes dénoncés, dénonçaient ceux qui
pouvaient peut-être être en train de les dénoncer. Mais la justice révolutionnaire
était également au service des factions en lutte, dans leurs tentatives désordonnées
d’éliminer les autres.
Afin de les garder isolés des pressions factieuses, il faut donner aux juges une
charge à vie et les rendre essentiellement inamovibles, sauf s’ils font l’objet d’une
procédure équitable de destitution. Mais comment cette norme constitutionnelle
peut-elle devenir une réalité politique ? Une clause constitutionnelle déclarant
l’indépendance judiciaire n’est qu’une barrière de parchemin qu’il est aisé d’outrepasser, pour des forces puissantes. Tout spécialement lors d’une urgence, qu’elle
soit réelle ou prétendue, lorsque des gouvernements contrôlés par des cliques
commettent systématiquement des actes illégaux qui restent impunis. Dans de
telles circonstances, le public « [s’épargne] la peine de réfléchir » en récitant des
« rédactions 56 » creuses, telles que « le despotisme est nécessaire pour fonder la
liberté 57 ». On peut supposer que, en temps ordinaires, les juges posséderont en
général le courage de résister aux pressions de la branche exécutive, parce qu’ils
auront le public de leur côté. Mais il est probable qu’un tel soutien disparaisse
dans des périodes où, comme en 1793-94, les pénuries alimentaires au beau mi52. Réfléchissant à propos des Jacobins, des Cordeliers etc., Constant remarquait que « le règne des clubs est la
tyrannie la plus dégradante, la plus inhumaine et la plus grossière. » Principes de politique, livre VII, chap. 3,
n. 1 (texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. II, p. 542).
53. NdT : en français dans le texte.
54. Pour une présentation des réflexions de Constant sur les informateurs anonymes en particulier, voir Stephen
Holmes, « The Liberty to Denounce : Ancient and Modern », in Helena Rosenblatt (ed.), The Cambridge
Companion to Constant (Cambridge, Cambridge University Press, 2009), p. 47-68.
55. NdT : en français dans le texte.
56. NdT : Ce terme de français vieilli utilisé par Constant pourrait être traduit, dans une langue moderne,
par « slogan ».
57. Principes de politique, p. 413.
171
Stephen HOLMES
172
lieu de la guerre – à l’étranger, mais surtout civile – mêlent les pauvres des villes
au délire patriotique.
La solution de Constant à cet échec prévisible de la raison publique, durant
les crises politiques, est intrigante. Il affirme que la solidarité de corps du pouvoir judiciaire est la seule protection efficace pour l’indépendance judiciaire, en
encourageant le soutien mutuel et la résistance coordonnée aux agressions extrajudiciaires. Il a admis que « l’esprit de corps dans le pouvoir judiciaire » peut sembler n’être qu’une relique vétuste héritée de l’ancien régime, mais il a insisté sur le
fait qu’il s’agit en réalité d’« une des meilleures barrières contre la servilité envers
le pouvoir ou les factions 58 ». Seul le pouvoir peut arrêter le pouvoir. Mais il est
bien connu que les juges ne possèdent ni glaive ni bourse. Quelle est donc la
source de leur pouvoir d’arrêter le pouvoir ? Constant affirme qu’en soutenant les
principes des procédures en bonne et due forme, raisonnables en soi, le système
judiciaire moderne peut acquérir une formidable capacité à agir, et réagir comme
un groupe de pression uni. Cela lui permettrait ainsi de parer à la fois les pressions
menaçantes des factions fanatiques, et les intrigues menées en coulisses par des
ministres effrayés à la perspective de perdre le pouvoir.
LA PRÉVENTION
L’autre texte clé traitant de notre thème est le second chapitre du livre V, dans
la version manuscrite des Principes de politique. Le titre du chapitre « Du prétexte
des mesures arbitraires et du droit de prévenir les délits » peut être compris ainsi :
« des fondements supposés des mesures arbitraires et des droits du gouvernement
à empêcher que des crimes futurs ne se produisent ». C’est ici encore la Loi des
suspects qui est explicitement mise en cause. Durant le règne de la Terreur, le gouvernement révolutionnaire n’avait aucun moyen de déterminer si les prêtres, les
nobles et les anciens défenseurs de la monarchie constitutionnelle qui semblaient
soumis étaient secrètement hostiles ou non, ou même s’ils complotaient contre
la Révolution. Opérant dans le noir, ils comptaient sur une approche faussement
séduisante du problème des groupes suspects : « il valait mieux prévenir les délits
que les punir 59 ».
Une raison pour laquelle les « chefs de la Révolution française » ne trouvaient
que peu de valeur aux formes résidait dans leur engagement envers ce principe :
58. P
rincipes de politique, texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. II, p. 550.
59. P
rincipes de politique, p. 88, je souligne.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
« la loi doit prévenir les crimes au lieu de les punir 60 ». De plus, leur incapacité
à freiner une justice révolutionnaire sur laquelle ils avaient perdu tout contrôle
découlait dans une large mesure du projet qui en résultait. Par exemple, Danton
et ceux qui furent exécutés avec lui « ont été renversés pour ce qu’ils pouvaient
faire davantage que pour ce qu’ils avaient fait 61 ». Cependant, la proposition selon
laquelle « il vaut mieux prévenir les délits que les punir 62 » est trop ambiguë pour
être vraie ou fausse, et Constant en propose des clarifications utiles.
Empêcher les crimes futurs est une tâche très différente de celle qui consiste
à punir des crimes passés. Constant associe la première à un usage « arbitraire »
de la force – opposé à un usage soigneusement ciblé et économique – pour une
raison simple 63. Une mesure assez claire existe afin d’évaluer la performance des
autorités appliquant la loi, et chargées d’élucider et de punir les outrages criminels
passés, à savoir le pourcentage de crimes commis qui ont été élucidés de façon
satisfaisante. Mais existe-t-il une mesure pour évaluer la performance des autorités appliquant la loi et chargées de prévenir les crimes futurs ? Il n’est pas possible
de démontrer combien de crimes pourraient avoir été commis dans le futur en
l’absence de mesures soi-disant préventives. D’une part, si de telles mesures sont
mises en œuvre et qu’il n’y a pas davantage de crimes d’une nature spécifique
commis, le crédit peut en être donné à l’action préventive 64. D’autre part, si beaucoup d’autres crimes de ce type sont commis, le blâme peut en être détourné en
soutenant qu’encore plus de crimes auraient été commis, et des crimes plus graves
encore, sans ces mesures préventives. En d’autres termes, le maintien de l’ordre
préventif est une recette de la loi arbitraire car elle rend impossible d’évaluer et de
discipliner le comportement des policiers, des procureurs et des juges qui affirment user de la force pour protéger le public.
Mais l’argument de Constant creuse plus profondément encore. En tant que
théoricien de la liberté moderne, il se concentre sur les effets corrosifs du virage
révolutionnaire pour la société, de la punition vers la prévention : « le prétexte
de prévenir les délits a les conséquences les plus vastes et les plus incalculables ».
Et l’explication qu’il en donne nous ouvre les yeux : « la possibilité d’un délit
60. Principes de politique, p. 66.
61. William Doyle, The Oxford History of the French Revolution (Clarendon Press, 1989), p. 274.
62. Principes de politique, p. 88.
63. Ainsi qu’il l’affirmait quelques années seulement après les événements « la terreur n’était rien d’autre que
l’arbitraire poussé à son extrême. » In Des effets de la terreur (1797), in Cours de politique constitutionnelle,
vol. II, p. 60.
64. « L’événement présente toujours une apologie. Si le crime qu’on prétendait redouter ne se réalise pas, la
gloire en est à l’autorité préservatrice » (Principes de politique, p. 89).
173
Stephen HOLMES
174
est renfermée dans la liberté de tous les individus, dans l’existence de toutes les
classes, dans le développement de toutes les facultés 65 ». Par conséquent, punir
une criminalité potentielle, c’est criminaliser la liberté humaine et entrer dans
une entreprise punitive qui n’a pas de limites intrinsèques : « le prétexte de prévenir permet de tout faire et de tout tenter 66 ». Parce qu’ils n’ont pas la capacité
d’interroger les futurs témoins ou d’examiner les preuves futures, les sceptiques et
les dissidents n’ont aucun moyen de réfuter les vantardises des autorités selon lesquelles leurs mesures sévères étouffent des crimes atroces dans l’œuf. Mais l’utilité
présumée qu’il y a à intercepter des coupables potentiels avant qu’ils ne frappent
sera inévitablement utilisée comme un prétexte fallacieux afin « de sévir contre
des innocents, de peur qu’ils ne se rendent coupables 67 ».
Puis Constant ajoute que « c’est avec cette logique que de nos jours on a fait de la
France un vaste cachot 68 ». La tentative d’éviter des crimes futurs est destinée à être
trop inclusive. L’ensemble des individus dont on peut concevoir qu’ils pourraient
commettre des crimes dans le futur est nécessairement plus large que celui de ceux
qui commettront des crimes dans le futur, ou qui en commettraient s’ils n’étaient
pas molestés. C’est ce que l’on signifie quand on dit que la possibilité – et pas la
nécessité – de la criminalité est un trait inhérent de la liberté humaine. Par conséquent, les autorités qui ont à « craindre qu’un crime ne se commette », en viennent
à tisser « un vaste filet qui enveloppe tous les innocents 69 ».
Dans la pratique, la prévention des crimes futurs mène à la criminalisation
des inclinations. C’est ouvrir la porte à la punition arbitraire que de faire reposer
la responsabilité des crimes sur des inclinations cachées pouvant être perçues ou
imaginées par des esprits qui, à leur tour, ont un sens chronique de la suspicion et
sont dépourvus du sens de la remise en question. Il est virtuellement impossible
de se défendre soi-même de façon convaincante contre l’accusation que l’on est
secrètement disposé au crime. L’embarras de la défense, qui fait face à une accusation aussi indicible que celle-ci, repose dans le fait que tous les éléments de preuve
disculpants disponibles peuvent être rejetés, dans un mouvement de l’accusation
65. P
rincipes de politique, p. 89 ; la phrase centrale dans l’original indique : « La possibilité d’un délit est renfermée dans la liberté de tous les individus, » in Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements (version de 1806-1810) (Paris, Hachette, 1997), p, 89 ; voir également « si l’État voulait surveiller les
individus dans toutes les opérations par lesquelles ils peuvent se nuire, il arriverait à restreindre la liberté de
presque toutes les actions » (Principes de politique, p. 243).
66. P
rincipes de politique, p. 102.
67. P
rincipes de politique, p. 89.
68. P
rincipes de politique, p. 67.
69. P
rincipes de politique, p. 89.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
qui se referme sur elle-même, comme autant d’astucieux stratagèmes de la part
de coupables qui savent comment dissimuler leur identité jusqu’à ce qu’ils soient
prêts à bondir.
D’un autre côté, Constant était tout à fait conscient que la « prévention » est
un terme générique et que certaines formes d’action préventive sont parfaitement
légitimes de la part des autorités publiques. Par exemple, « si l’on entend par le
droit de prévenir les délits celui de répartir la maréchaussée sur les routes ou de
dissiper des rassemblements, avant qu’ils aient causé du désordre, l’autorité possède ce droit ou, pour mieux dire, c’est un de ses devoirs 70 ». La responsabilité du
gouvernement de maintenir l’ordre public est « préventive » en un sens ordinaire
qui n’a rien en commun avec la justice révolutionnaire.
Constant accepte également l’idée que conspirer pour commettre un crime
doive être punissable, mais seulement sous certaines conditions spécifiques destinées à empêcher que la législation sur la conspiration ne soit appliquée arbitrairement. Il aborde le crime de conspiration de la manière suivante :
« Quoi », dira-t-on, « le gouvernement, instruit qu’une conspiration se trame dans les ténèbres
ou que des brigands projettent l’assassinat d’un citoyen et le pillage de son domicile, n’aura de
ressources que de punir les coupables, lorsque le crime sera consommé ! » L’on confond ici deux
choses très différentes : les délits commencés et la disposition prétendue à commettre des délits 71.
La distinction qu’établit Constant, dans le texte original, se situe entre « les
délits commencés » et « la disposition prétendue à commettre des délits 72 ».
Cette distinction est même plus tranchée qu’entre les actes qui frisent dangereusement le crime et ceux qui en sont simplement les préparatifs, même si l’objectif
de ces deux distinctions est plus ou moins le même, c’est-à-dire que « la loi qui
confond l’intention avec l’action est une loi essentiellement injuste 73 ». L’importance d’une distinction nette entre les intentions et les actions est soulignée par
les horribles conséquences qu’a eues leur mélange, durant le règne de la Terreur.
Des inclinations cachées peuvent être réelles mais, ainsi que les tribunaux exceptionnels de France l’ont montré, elles peuvent également être de purs produits
de l’imagination, issues de la paranoïa des accusateurs ou des intrigues des factions. L’évidence de cette observation autorise Constant à se permettre une iro70. Principes de politique, p. 88.
71. Principes de politique, p. 90.
72. Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements (version de 1806-1810), p. 90.
73. « La loi qui confond l’intention avec l’action est une loi essentiellement injuste. » Tiré des « Additions et
notes » (1818), en annexe aux Réflexions sur les Constitutions et les Garanties, avec une Esquisse de Constitution
(1814-1818) in Cours de politique constitutionnelle, vol. I, p. 332. Voir également Principes de politique, p. 114.
175
Stephen HOLMES
nie : « nos autorités, dans leur prévoyance préservatrice, ont toujours démêlé de
secrets desseins et des intentions perfides dans ceux qui leur portaient ombrage et
généreusement elles ont pris sur elles de faire un mal certain pour empêcher un
mal douteux 74 ».
Il en découle qu’il ne peut y avoir aucun crime de conspiration, à moins qu’un
plan pour commettre un crime ne soit mis sur pied et que plusieurs étapes aient
été franchies en direction de sa réalisation. Néanmoins, dans ce cas, les contremesures extra-légales ne sont pas nécessaires :
Le gouvernement a le devoir et par conséquent le droit de veiller sur les mouvements qui lui
semblent dangereux. Lorsqu’il a des indices de la conspiration tramée ou de l’assassinat médité,
il peut s’assurer des hommes que ces indices accusent. Mais alors ce n’est point une mesure
arbitraire, c’est une action juridique 75.
176
Dès qu’une preuve crédible de conspiration est recueillie, ceux qui sont accusés d’y prendre part « doivent être remis à des tribunaux indépendants 76 ». Il n’y
a aucun besoin de les faire comparaître devant des tribunaux extraordinaires opérant sous le contrôle du pouvoir exécutif, et dans lesquels les standards ordinaires
des preuves acceptables ont été abandonnés. Le relâchement des règles de preuves
rend simplement plus probable que des témoins malveillants introduisent subrepticement de faux témoignages contre les ennemis, qu’ils soient personnels
ou politiques. Ils compromettent ainsi les capacités cognitives de la cour, tout
comme son indépendance vis-à-vis des factions sociales rivales poursuivant des
buts secrets contradictoires.
Les individus accusés de violer les lois sur la conspiration devraient être traités
de la même manière que ceux accusés de violation des autres lois criminelles.
Ils devraient être jugés, puis condamnés ou relâchés. Par-dessus tout, ils ne devraient pas être punis seulement parce que quelqu’un au pouvoir nourrit des
soupçons infondés sur leur personne 77. Cela ne veut pas dire que les gouvernements devraient toujours agir, en période d’urgence, de la même façon qu’en
temps normaux. Les crises politiques devraient être affrontées au moyen de législations temporaires, promulguées clairement en suivant les procédures constitutionnelles et sans jamais s’appliquer rétrospectivement, et en punissant dans les
74. P
rincipes de politique, p. 102.
75. P
rincipes de politique, p. 90.
76. P
rincipes de politique, p. 90.
77. « Aussi longtemps que le gouvernement n’a que des doutes sur les intentions, il doit veiller immobile et
l’objet de ses doutes ne doit pas s’en ressentir. Ce serait pour les hommes une condition trop misérable que
d’être à la merci sans cesse des doutes du gouvernement », Principes de politique, p. 91.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
cours ordinaires ces individus qui violent les lois clairement écrites et rendues
largement publiques. En voici trois exemples selon Constant : « si par exemple
un pays était infesté par des rassemblements en armes, l’on pourrait sans injustice
mettre momentanément à toute réunion des entraves qui gêneraient les innocents
ainsi que les coupables » et « si, comme on l’a vu dans quelques contrées de l’Allemagne, les incendies se multipliaient, l’on pourrait attacher une peine au simple
transport, à la simple possession de certaines matières combustibles » et « si les
meurtres devenaient nombreux, comme en Italie, le port d’armes pourrait être
interdit à tout individu sans distinction 78 ».
Les sanctions encourues lorsqu’on passe outre ces mesures préventives ne
seraient pas appliquées rétroactivement. Et personne ne serait puni seulement
parce que les autorités le soupçonnent de nourrir des desseins criminels. Mais les
individus pourront être punis pour des actions externes qui violent des interdictions étroitement taillées, commises après que les interdictions soient entrées en
vigueur. L’intérêt qu’a l’État à maîtriser les épidémies de rapine, de meurtre ou
d’incendie justifie la législation globale qui, pour de brèves périodes, déclare horsla-loi certains instruments de crimes, y compris dans les cas où de tels interdits
interfèrent avec la libre conduite des individus dont les motifs personnels sont
parfaitement irréprochables. Il qualifie cette affirmation, ainsi que l’on pouvait
s’y attendre, de la façon suivante : « il faut sans doute apporter un grand scrupule
dans l’application de ce principe, puisque la prohibition de toute action non
criminelle est toujours nuisible à la morale autant qu’à la liberté des gouvernés.
Néanmoins cette latitude ne peut être refusée au gouvernement 79 ».
La latitude que constitue le droit à appliquer de telles mesures restrictives uniquement à certains groupes défavorisés peut et doit être refusée au gouvernement :
Des interdictions de la nature de celles que nous avons indiquées doivent être regardées comme
légitimes, tant qu’elles sont générales. Mais ces interdictions mêmes, si elles étaient dirigées
d’une manière exclusive contre certains individus ou certaines classes, comme nous en avons eu
tant d’exemples pendant notre Révolution, deviendraient injustes 80.
Visant à l’élimination d’obscurs ennemis, « l’ordre judiciaire qui a existé pendant la Révolution 81 » n’était pas conçu pour distinguer méticuleusement entre l’innocent et le coupable. On se heurtait contre les procédures en bonne et due forme,
qui interdisaient expressément toute « distinction fâcheuse entre des hommes éga78. Principes de politique, p. 91.
79. Principes de politique, p. 91.
80. Principes de politique, p. 91.
81. Principes de politique, p. 160.
177
Stephen HOLMES
178
lement innocents 82 », parce que la Loi des suspects permettait de déclarer coupable
des prêtres et des nobles, simplement en raison de qui ils étaient et non à cause de
leur conduite individuelle telle qu’elle était décrite au tribunal. On justifiait explicitement de punir sans distinction des prêtres et des ci-devant 83 nobles grâce à des raisons de prévention. Parce que tous les humains sont potentiellement des criminels,
la prévention du crime est sans espoir à moins de se concentrer sur des classes et des
groupes suspects. La légitimité de la punition infligée aux membres d’un groupe,
seulement en raison de leur appartenance à ce groupe, sans avoir rien découvert de
coupable dans leur conduite individuelle, est une des prémisses fondamentales de
la Terreur. Constant souligne ce point par un jeu de question-réponse rhétorique :
« considère-t-on telle classe comme mal intentionnée ? On la distingue d’une manière humiliante du reste des citoyens, on lui impose des formalités, on la soumet
à des précautions dont les autres sont exemptes ». Les raisons de l’établissement
d’un tel profil résidaient, grosso modo, dans l’aide qu’il apportait aux autorités,
qui erraient dans le brouillard de la guerre civile, pour choisir ceux qui étaient plus
susceptibles de commettre des crimes dans le futur : « soupçonne-t-on tels individus
d’être disposés à conspirer, on les arrête, on les éloigne, non qu’ils soient criminels,
mais pour les empêcher de le devenir 84 ».
Les vantardises révolutionnaires à propos de la prévention des crimes futurs
illustrent également de quelle façon la violence tend à engendrer la violence et à
la justifier dans un cycle sans fin, lorsque l’on se débarrasse impérieusement des
formes : « si des vexations non méritées provoquent l’opposition, une résistance
que l’injustice a seule amenée est alléguée à l’appui de l’injustice ». Ce modèle fermé sur lui-même explique comment les administrateurs de la Terreur s’isolaient
eux-mêmes des critiques externes et des doutes internes : « rien de plus facile que
de faire passer l’effet pour la cause 85 ». La ruse mentale par laquelle les conséquences de l’action sont transformées en raisons pour agir permet d’expliquer la
rationalité réduite de ceux qui exercent un pouvoir arbitraire.
« Plus une mesure de gouvernement est contraire à la liberté et à la raison,
plus elle entraîne et de désordres et de violences. » Lorsqu’une violence arbitraire
produit une résistance violente, il est ensuite typique du gouvernement arbitraire
qui la déchaîne qu’il « motive alors sur ces violences et sur ces désordres la néces82. P
rincipes de politique, p. 92.
83. NdT : en français dans le texte.
84. P
rincipes de politique, p. 89.
85. P
rincipes de politique, p. 89-90.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
sité de cette mesure ». En voici un exemple spécifique : « nous avons vu les agents
de la terreur parmi nous forcer les prêtres à la résistance en leur refusant toute
sécurité dans la soumission et justifier ensuite leurs persécutions par la résistance
des prêtres 86 ». C’est-à-dire que lorsque des prêtres se rendaient volontairement
aux autorités, ils étaient emprisonnés, déportés ou guillotinés. Lorsqu’ils ont cessé
de se livrer de leur propre chef, leur refus de reddition fut cité comme raison
suffisante pour les mettre à mort. En provoquant l’intransigeance, la violence
arbitraire génère automatiquement sa propre justification tangible. Par conséquent, ceux qui perpètrent une violence arbitraire n’ont jamais à se demander
quel important objectif public leur cruauté gratuite a atteint.
Très ressemblantes à la Terreur elle-même, les guerres révolutionnaires de
cette période étaient justifiées rhétoriquement en tant que moyen de diffuser la
démocratie : « l’on avait inventé durant la Révolution française un prétexte de
guerre inconnu jusqu’alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernements, qu’on supposait illégitimes et tyranniques ». Sous le prétexte de ce
que l’on appelle aujourd’hui des interventions humanitaires, c’était pourtant « la
mort et la dévastation » que l’on amenait aux pays conquis, et non la liberté et la
justice. Les armées de masse en marche ajoutaient « au scandale de l’Europe par
des protestations mensongères de respect pour les droits de l’homme et de zèle
pour l’humanité ». Pour des raisons qui sont maintenant bien comprises, il était
peu vraisemblable que de telles interventions militaires libéralisent et démocratisent un pays envahi par des troupes étrangères. Comme Constant le remarque
sarcastiquement : « des maîtres ne sauraient imposer la liberté 87 ».
Bien entendu, les révolutionnaires français n’étaient d’abord pas entrés en
guerre avec le reste de l’Europe pour des raisons humanitaires, pour mettre fin à
la tyrannie dans leur monde. Ils étaient entrés en guerre de façon préventive, en
déclarant les premiers la guerre à l’Autriche en avril 1792, parce qu’ils se sentaient
menacés par les monarchies européennes et par leurs sympathisants à l’intérieur
même de leurs frontières. En ayant cela à l’esprit, Constant trace un parallèle
entre l’application préventive de la loi et la guerre préventive :
Le prétexte de prévenir les délits peut se transporter de l’administration intérieure aux relations
étrangères. Les mêmes abus en résultent et les mêmes sophismes le justifient. Les dépositaires de
86. Principes de politique, p. 90.
87. Principes de politique, p. 290-291 ; il convient peut-être de dire maintenant que le niveau de violence extralégale contre des civils innocents qui est atteint dans la guerre contre le terrorisme dépasse celui du règne de
la Terreur, si l’on prend en compte les guerres à l’étranger.
179
Stephen HOLMES
l’autorité provoquent-ils nos voisins les plus paisibles, nos plus fidèles alliés ? Ils ne font, disentils, que punir des intentions hostiles et devancer des attaques méditées 88.
Aucune preuve contraire ne peut convaincre des esprits livrés à des soupçons
chroniques qu’il n’y a aucune invasion ou sédition future secrètement planifiée.
La proposition négative en est quasiment impossible à prouver. Si s’ensuivent
contre-attaques et résistance, les soupçons quant aux desseins agressifs préexistants se trouvent confirmés. Rappelant la certitude des révolutionnaires que des
plans pour une invasion étrangère étaient secrètement élaborés, Constant pose
cette question :
Comment démontrer la non-existence de ces intentions, l’impossibilité de ces attaques ? Si le
peuple malheureux qu’ils calomnient est facilement subjugué, ils l’ont prévenu puisqu’il se soumet. S’il a le temps de résister à ces agresseurs hypocrites, il voulait la guerre puisqu’il se défend 89.
180
C’est peut-être parce que la guerre préventive satisfait, même brièvement, un
désir de certitude dans des temps d’incertitude, qu’il en émane un attrait psychologique si puissant. Cela renforce peut-être une confiance en soi flageolante en provoquant la même dynamique auto-justifiante que celle que nous avons observée
dans l’application préventive de la loi. Un pays peut en envahir un autre à partir
du soupçon que ce dernier pourrait participer à une attaque contre le premier, à un
moment non-spécifié dans le futur. Et lorsque les habitants du pays envahi résistent
à l’invasion, c’est cette même résistance qui peut être invoquée pour prouver leur
hostilité préexistante et être citée pour justifier le déchaînement préalable d’une
force mortelle contre eux. C’est là une logique fermée sur elle-même, qui nous est
aujourd’hui familière, et que Constant discernait déjà dans les guerres révolutionnaires aussi bien que dans l’escalade fatale de la terreur domestique.
Le contexte dans lequel les suspects étaient guillotinés à la suite de procès factices était celui de la violence politique générale, incluant la guerre aux frontières
tout comme la guerre civile 90. La militarisation de la justice criminelle, ainsi que
de la justice politique, en était une conséquence naturelle : « une guerre longue
et acharnée avait fait pénétrer l’esprit militaire et dans nos institutions politiques
et dans le sanctuaire des lois 91 ». En général, la guerre « introduit dans les formes
88. P
rincipes de politique, p. 90.
89. P
rincipes de politique, p. 90.
90. Des troupes régulières détachées de l’armée des Alpes ont été directement impliquées dans le siège de
Lyon. Discutant cet épisode sanglant, Constant examine comment, dans la modernité, des citoyens-soldats
étaient transformés en exécuteurs-robots de leurs concitoyens. (Principes de politique, p. 292-293) ; voir aussi
Principes de politique, texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. II, p. 187.
91. P
rincipes de politique, texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. II, p. 187.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
judiciaires une rapidité destructive de leur sainteté comme de leur but, elle tend à
représenter tous les adversaires de l’autorité, tous ceux qu’elle voit avec malveillance,
comme des complices de l’ennemi étranger 92 ». L’accusation de collaboration à des
complots étrangers vaguement définis était commune dans les tribunaux révolutionnaires. Selon Constant, le corollaire en est que les architectes et les exécuteurs de
la Terreur « considéraient […] les tribunaux comme des camps, les juges comme des
guerriers, les accusés comme des ennemis, les jugements comme des batailles 93 ».
Le personnel militaire et les rebelles capturés en armes n’étaient pas les seuls
« qu’on ait fait comparaître devant des tribunaux militaires 94 » ; les civils « accusés
de délits politiques » l’étaient également. Dès lors, « des hommes, nourris sous la
tente et ignorant de la vie civile, interrogeaient des prévenus qu’ils étaient incapables de comprendre, condamnaient sans appel des citoyens qu’ils n’avaient pas
le droit de juger 95 ». Mais la militarisation de la Terreur allait au-delà des commissions militaires. Les tribunaux civils étaient également utilisés à des fins militaires. Eux aussi remplacèrent la distinction entre l’innocent et le coupable par la
distinction entre l’allié et l’ennemi. Le principe selon lequel nul ne devrait être
puni sans preuve de méfaits personnels va à l’encontre de l’esprit de la guerre, où
tuer les soldats ennemis est un devoir moral qui n’a rien à voir avec la culpabilité
ou l’innocence personnelle de ceux qui sont visés, mais qui a tout à voir avec
l’appartenance à une force hostile. C’est pourquoi l’introduction d’une mentalité
de guerrier dans l’application des lois domestiques implique de moins se soucier
de faire soigneusement le tri entre l’innocent et le coupable, et d’augmenter la
tolérance envers les dommages collatéraux parmi les passants innocents.
Cette analyse implique que des milliers d’individus ont été mis à mort sur la
foi de dénonciations sans mise en accusation, parce que les procureurs, comme
des généraux dans la chaleur des combats, se sont en grande partie montrés indifférents quant à la distinction entre culpabilité et innocence. Ils étaient peut-être
nombreux ceux qui n’allaient pas commettre un crime contre la Révolution, parmi les centaines de milliers de prisonniers et parmi ceux qui furent approximativement 40 000 à être assassinés, morts en prison ou publiquement mis à mort,
92. Principes de politique, p. 287.
93. Principes de politique, texte établi par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. II, p. 187.
94. Principes de politique, p. 164 ; il fait référence à ces commissions militaires comme à « ces juridictions dont
les noms seuls sont devenus odieux et terribles », Principes de politique, p. 164 ; dans ses écrits postérieurs,
il revient plusieurs fois sur « l’abus qu’on a fait des juridictions militaires durant la révolution ». Voir, par
exemple, « Additions et notes » (1818), en annexe aux Réflexions sur les Constitutions et les Garanties, avec une
Esquisse de Constitution (1814-1818) in Cours de politique constitutionnelle, vol. I, p. 344.
95. Principes de politique, p. 164.
181
Stephen HOLMES
qu’ils aient eu un procès-spectacle ou non. Mais certains d’entre eux étaient sans
aucun doute des traîtres ou des espions en train de comploter une rébellion. Selon
le point de vue des défenseurs de la punition préventive, on a l’obligation d’éviter un faux négatif, qui permettrait à un comploteur de continuer son complot,
même au prix de plusieurs faux positifs. Et, quoi qu’il en soit, l’objectif déclaré
de la Terreur était de créer une atmosphère d’intimidation générale, décourageant
ainsi toute opposition au gouvernement révolutionnaire. Loin de se détourner de
ce but, punir des innocents peut avoir une grande « utilité », en un sens pseudobenthamien 96. A contrario, éviter une condamnation injustifiée était considéré
par les partisans de la Terreur comme un luxe qu’aucune République assiégée ne
peut se permettre.
182
UN CONTE MORAL
Bien que souvent les organisateurs de la Terreur « firent périr leurs ennemis
innocents 97 », ils ne semblent pas avoir été sérieusement inhibés par la peur de
déclencher une spirale de violence mimétique qui pourrait finalement les consumer
eux aussi. Dans les derniers mois avant Thermidor, certains d’entre eux peuvent
simplement avoir tué pour éviter d’être tués. Mais il semble aussi qu’ils n’aient pas
été préparés psychologiquement à accepter la possibilité que la justice révolutionnaire, qu’ils avaient mise en place, pouvait se retourner contre eux. Pourquoi donc
ceux qui ont raison en tout devraient-ils se mettre à la place de ceux qui ont tort en
tout 98 ? Tout à fait conscient que la persécution attise le fanatisme, Robespierre luimême était toutefois incapable de placer le Tribunal révolutionnaire de Paris sous
contrôle. Le fait de guillotiner sans respect pour loi a peut-être trouvé son origine
dans un effort de la Convention pour récupérer le soutien de la foule parisienne, ou
pour satisfaire leurs passions vindicatives. Mais ses qualités de meneur de faction se
sont révélées incapables de fixer les limites du bain de sang, ou de relier les exécutions fondamentalement arbitraires à des objectifs publics réalisables.
Une part du problème réside peut-être dans le fait que le pouvoir fausse le
jugement, en ce que, pour ceux qui prennent l’habitude d’exercer le pouvoir, il
rend difficile de voir le monde selon le point de vue de ceux sur lesquels le pouvoir
est d’habitude exercé. Les robespierristes, en particulier, semblent ne pas avoir vu
la possibilité que leurs ennemis puissent s’emparer de la Terreur centralisée du
96. P
rincipes de politique, p. 61.
97. P
rincipes de politique, p. 376.
98. P
rincipes de politique, p. 33.
REPENSER LE LIBÉRALISME ET LA TERREUR
début de 1794, et qu’ils l’utilisent contre eux. Cette déconnexion de la réalité
peut même avoir reflété une tendance à l’autodéification, car seul l’Être Suprême,
dont il est bien connu que Robespierre a encouragé l’adoration, peut punir sans
s’attendre à être puni à son tour.
Il faut reconnaître que l’idéal-type de l’État libéral, tel que Constant l’a théorisé, revendique également le droit et la capacité d’user de la force contre ceux qui
enfreignent la loi, sans devenir la cible de représailles légitimes de la part des associés de ceux qu’il punit en toute légalité. Mais l’asymétrie libérale entre l’État qui
punit et les criminels condamnés qui sont punis n’est pas fondée sur les fantasmes
d’omnipotence des autorités qui poursuivent en justice et qui jugent. À la place,
elle est fondée sur la supposition contraire, à savoir la faillibilité humaine universelle. Tous les êtres humains ont besoin d’être dirigés ; et cela inclut les dirigeants.
Seuls les dirigeants qui obéissent aux règles, qui mettent leurs propres opinions
et hypothèses à l’épreuve, méritent qu’on leur obéisse. Il ne s’agit pas seulement
d’une exhortation morale, mais d’un aperçu des sources de la conformité comme
fondement pour le maintien de la stabilité du gouvernement et pour la prévention de l’insurrection publique.
La question est à la fois normative et empirique. Pourquoi l’État a-t-il le droit
de punir sans être lui-même punit à son tour ? Et pourquoi l’État peut-il punir,
sans exciter aucun élan exigeant une vengeance sur les procureurs et les juges,
parmi ceux qui sont étroitement liés aux individus punis ? Il s’agit là d’un droit
normatif et d’une capacité empirique fondés dans les formes, ce qui veut dire dans
un système de justice criminelle qui ne reconnaît que la culpabilité individuelle,
et non la culpabilité de groupe, et qui punit seulement ceux dont on a établi
qu’ils avaient enfreint des lois clairement formulées, à l’aide d’un processus légal
équitable où le droit du défendant à se défendre est garanti. Ceux qui préconisent
une dictature extra-constitutionnelle pour répondre à la violence politique ne
parviennent pas à comprendre comment les formes, en ce sens, aident à éviter que
l’on ne perde le contrôle de la violence politique.
Constant affirme qu’« en s’affranchissant des lois », le gouvernement perd
nécessairement « son caractère légal et son plus grand avantage ». Ainsi, lorsqu’il
se trouve attaqué par des factions utilisant des armes similaires aux siennes, il ne
profitera que d’un soutien public hésitant : « la foule des citoyens peut être partagée, car il lui semble qu’elle n’a que le choix entre deux factions 99 ». C’est cette dynamique auto-destructrice déclenchée par l’abandon des formes que Robespierre
99. Principes de politique, p. 98.
183
Stephen HOLMES
et les autres ont complètement échoué à anticiper. Tout argument forgé par le
gouvernement pour un état d’urgence peut aussi bien être utilisé par les ennemis
du gouvernement, complotant une purge :
L’intérêt de l’État, les dangers de la lenteur, le salut public, si vous admettez ces prétextes imposants, ces mots spécieux, chaque gouvernement ou chaque parti verra l’intérêt de l’État dans la
destruction de ses ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d’examen, le salut public
dans une condamnation sans jugement et sans preuves 100.
184
De la même façon que, cavalièrement et pleins d’autosatisfaction, Robespierre
et Saint-Just avaient refusé les procédures en bonne et due forme aux autres,
ils furent condamnés à la guillotine sans même un procès-spectacle. Aux yeux
de Constant, ce dénouement du règne de la Terreur n’était pas seulement un
coup du sort ironique. Thermidor a illustré, dans une forme extrême, la myopie
chronique des dirigeants politiques qui, face à une urgence, sont incapables de
réfléchir clairement aux limites de la force et aux bénéfices qu’il y a à stabiliser les
contraintes. Le prétexte du salut public, lorsqu’il est utilisé pour balayer les protections procédurales, établit un dangereux précédent. Le critère informe du salut
public, une fois qu’il a été invoqué comme excuse pour contourner les règles, peut
ensuite être cité par les factions insurgées afin de justifier une action extra-légale
contre les personnes en place elles-mêmes. C’est pourquoi la Terreur révèle à quel
point il est inconsidéré d’abréger les formes en temps de crise. Cela souligne également la tendance de la loi extra-constitutionnelle à s’affaiblir elle-même. Parce
qu’elles évitent au gouvernement de se fourvoyer en premier lieu, et par la suite de
tomber aux mains de factions en guerre, les formes ne peuvent être abandonnées
sans danger, y compris pendant une crise.
Du moins s’agit-il là du conte moral que Constant extrayait de la tentative
ratée de la Révolution de faire revivre une antique dictature dans une aspirante
république. La chute du Comité de Salut Public illustre de façon frappante les
conséquences problématiques de l’élimination des lois et des pratiques légales
destinées à la fois à corriger les erreurs fatales des fonctionnaires publics, et à
éviter que des chefs de faction aux priorités étriquées ne prennent le dessus sur
l’appareil légal de l’État. Ceux qui ont suspendu la constitution afin de la sauver
ont fini par perdre leurs repères et, au lieu de sauver la République, ils n’ont même
pas pu se sauver eux-mêmes.
100. P
rincipes de politique, p. 98.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS 1
Johann MICHEL
Adossé à une philosophie sociologique qui s’interroge sur le statut des entités
collectives, notre propos ne porte pas sur une institution en particulier mais sur
l’institution en tant qu’institution. À ce titre, notre démarche relève d’une socioontologie ou d’une ontologie sociale (réflexion sur les êtres sociaux 2).
La notion d’institution peut recouvrir entièrement la classe des êtres sociaux,
à condition de prendre cette notion dans un sens plus large que ce qu’elle désigne
couramment lorsqu’on parle des grands organismes sociaux et politiques (États,
Églises…). Dans ce sens très large, les institutions désignent des manières typifiées
de penser et d’agir. C’est sous cette acception que Marcel Mauss entend « aussi
bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions
politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont
de même nature et ne diffèrent qu’en degré 3 ». Il y a bien une institution qui jouit
d’un privilège particulier, selon J. Searle, dès lors qu’elle conditionne les autres sans
être conditionnée elle-même par d’autres institutions. Il s’agit du langage que l’on
peut tenir, pour cette raison, comme une méta-institution : « Vous pouvez avoir le
langage sans l’argent et le mariage, mais la converse n’est pas vraie 4. » Cette proposition ne doit pas toutefois revenir à considérer le langage comme un inconditionné
pur et simple, à l’instar du Dieu des philosophes pensé comme pure cause de soi.
Certes, toutes les institutions se disent dans un langage public. Mais le langage est
1. Je tiens à remercier Laurence Kaufmann et Louis Quéré pour leur lecture attentive du texte et leurs remarques.
2. Sur la distinction ontologique entre les êtres sociaux et les êtres physiques, voir notamment John R. Searle,
La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1995, p. 49-83.
3. Fauconnet et Mauss, « Sociologie », Grande Encyclopédie, Œuvres, t. III, p. 150.
4. J. Searle, op. cit., p. 84.
185
Johann MICHEL
186
affecté continûment par d’autres institutions, telles que les rapports de classe, de
sexe, les marqueurs culturels, les politiques publiques…
Il importe en outre de distinguer parmi l’ensemble des institutions celles que
Vincent Descombes appelle des « institutions spirituelles ». À la différence des
autres institutions, tournées vers autrui, qui ordonnent le monde social, les « institutions spirituelles 5 », bien que de provenance sociale (par leur source et leur
transmission) et intériorisées comme telles par les individus, sont tournées vers
soi. Il en est ainsi des pratiques comme le journal intime, les rêveries solitaires,
l’autoflagellation des moines pénitents 6. Il s’agit bien d’institutions sociales, sans
activité sociale.
L’acception large de la notion d’institution ne doit pas occulter cependant les
différences socio-ontologiques considérables entre, d’un côté, les grands organismes
sociaux et politiques et, de l’autre, les simples pratiques instituées. On ne met pas
en œuvre les mêmes méthodes d’investigation pour étudier par exemple la socio-genèse de la poignée de main comme pratique instituée du salut occidental et la sociogenèse de l’Eglise catholique romaine. Parmi ces grands ensembles institutionnels,
on ne traitera pas ici de la spécificité des institutions politiques, et notamment de la
forme « État », qui relèvent, en un autre sens que le langage, d’une méta-institution
dès lors qu’elles contribuent à instituer, à organiser, à réguler les autres institutions
sociales à la faveur du monopole d’instruments d’action publique 7.
L’objet de la présente contribution vise à mettre à l’épreuve l’une des entreprises intellectuelles les plus stimulantes pour penser le problème de l’origine
et de l’historicité des institutions : la socio-phénoménologie 8. En faisant dériver
les institutions d’interactions typifiées, ce courant de la sociologie constructiviste
5. V. Descombes, Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, p. 302.
6. Certaines « technologies de soi » (ascèses, méditations, prières solitaires…) analysées par M. Foucault dans les
cultures hellénistique, romaine et chrétienne peuvent s’assimiler à des « institutions spirituelles » au sens de
Descombes (voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001).
7. Insistons cependant, sur le rapport dialectique entre le social et le politique. Si le politique contribue à
instituer, à « informer » le social (au sens de Lefort ou de Castoriadis), le politique est en même temps une
production du social (J. Lagroye, B. François et F. Sawicki, Sociologie politique, Paris, Dalloz et Presses de
sciences po, 2006, p. 25-36).
8. Initiée par Alfred Schütz, la socio-phénoménologie se présente comme une entreprise de synthèse inédite de
la phénoménologie de Husserl et de la sociologie compréhensive de Max Weber. L’un des apports essentiels
de Schütz est d’avoir transposé à la connaissance ordinaire des agents sociaux les catégories savantes, idéalestypiques forgées par Max Weber (A. Schütz, Collected Papers, The Hague, Nijhoff, 1962. Voir notamment en
langue française, A.  Schütz, Le chercheur et le quotidien, Paris, Klincksieck, 1987). Deux  des plus grands disciples
de Schütz – P. Berger et T. Luckmann – reprendront à leur compte cet héritage socio-phénoménologique, en
y ajoutant cependant l’héritage durkheimien (P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité,
Paris, Méridiens, 1994).
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
analyse le phénomène institutionnel par l’entremise du procès d’institutionnalisation. Reste cependant à savoir si l’on peut faire porter tout le poids des institutions sur des interactions originelles et des rapports intersubjectifs. L’hypothèse
constructiviste, poussée dans sa radicalité, ne revient-elle pas, paradoxalement, à
supposer une origine non-sociale des institutions ? N’est-on pas conduit a contrario à penser que toute institution dérive toujours d’institutions antérieures, au
risque d’une régression à l’infini ?
LA DÉRIVATION DES INSTITUTIONS D’INTERACTIONS RÉCIPROQUES
D’ACTIONS HABITUELLES
Le phénomène d’institutionnalisation, si l’on suit les analyses de Berger et
Luckmann, trouve son origine anthropologique dans le phénomène d’accoutumance : les actions humaines tendent à se répéter dans des situations données
pour se fondre dans un modèle. Il en est ainsi des activités solitaires comme
des activités sociales. Condition nécessaire, la routinisation des activités n’est pas
seule suffisante pour rendre compte du phénomène d’institutionnalisation : une
institution se manifeste si au moins deux individus interagissent, « chaque fois
que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles 9 ». Les interactions typifiées ne peuvent être suffisantes à expliquer le procès entier de formation des institutions que si elles parviennent à acquérir une
densité et une objectivité sociales qui dépassent le cadre de significations des interactions et des interactants originels. Des typifications dont les significations ne
seraient pertinentes que dans le temps biographique de quelques interactants ne
pourraient produire au mieux que des proto-institutions ou des institutions inchoatives. Une institution, transmise de générations en générations sous la forme
d’une tradition et non d’une simple mémoire biographique, se manifeste comme
une réalité extérieure, massive, qui s’impose aux individus :
L’objectivité du monde institutionnel « s’épaissit » et se « durcit », non seulement pour les enfants,
mais aussi, par un effet de miroir, pour les parents. Le « on recommence » devient maintenant
« voici comment ces choses sont faites ». Un monde ainsi considéré atteint à une fermeté dans la
conscience. Il devient plus lourdement réel et ne peut plus être changé aussi instantanément 10.
Les êtres sociaux ainsi construits peuvent parfaitement être décrits et objectivés dans les termes de la sociologie durkheimienne, c’est-à-dire comme des
9. P. Berger et T. Luckmann, ibid., p. 78.
10. Ibid., p. 84-85.
187
Johann MICHEL
188
choses 11. Mais alors que l’école de Durkheim s’en tient à l’analyse d’êtres sociaux
déjà formés, la socio-phénoménologie entend, en outre, rendre compte de leur
processus de formation, de leur historicité, des conditions intersubjectives et interactionnelles de leur constitution. Une chose consiste à montrer que la réalité
institutionnelle se manifeste comme une objectivité sociale (analyse d’inspiration durkheimienne), autre chose consiste à expliquer la socio-genèse de la réalité
sociale (analyse de facture schützienne), autre chose encore consiste à montrer
que la réalité sociale, aussi massive et objective soit-elle, ne peut se comprendre
indépendamment du sens que les individus en donnent (analyse de provenance
wébérienne). Le pari de Berger et Luckmann vise à articuler ces trois paradigmes.
La prégnance du paradigme socio-phénoménologique contribue de manière
décisive à conjurer le biais que l’on trouve dans toute sociologie d’obédience objectiviste lorsque celle-ci tend à hypostasier les entités collectives, les réalités institutionnelles, les choses sociales. En faisant dériver les institutions d’interactions
sociales typifiées et stabilisées, en pratiquant une socio-genèse des institutions,
la socio-phénoménologie contribue à déconstruire des entités collectives appréhendées comme des substances sociales. La substantialisation des institutions est
corrélée à la formation de la réalité sociale comme réalité objective : parce qu’elles
sont détachées des interactions originelles, les institutions se manifestent comme
une réalité extérieure, comme si elles étaient dotées d’une transcendance spécifique. D’où la tentation du philosophe ou du sociologue à objectiver ces entités
collectives, à les analyser pour elles-mêmes, sans faire mention de leur historicité,
des interactions typifiées sur lesquelles elles continuent de s’adosser, du sens et
des interprétations que les individus leur confèrent. C’est cette tentation que l’on
rencontre par exemple dans l’entreprise de M. Halbwachs lorsque celui-ci analyse
les institutions mémorielles :
À présent que nous avons reconnu à quel point l’individu est, à cet égard comme à tant d’autres,
dans la dépendance de la société, il est naturel que nous considérions le groupe lui-même
comme capable de se souvenir, et que nous attribuions une mémoire à la famille, par exemple,
aussi bien qu’à tout autre ensemble collectif 12.
Que les mémoires individuelles aient besoin de cadres sociaux pour se souvenir
ne soulève point d’objections. En revanche, accorder à une institution mémorielle
11. Les analyses dukheimiennes de la réalité sociale sont abondamment citées dans la Construction sociale de la
réalité, notamment p. 268-269.
12. M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, p. 146. Voir également J. Michel,
Gouverner les mémoires, Paris, PUF, p. 10-12.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
elle-même la capacité de se souvenir revient à en faire une « substance pensante »
déliée des interactions réelles et vivantes.
La réification désigne le processus ultime de la substantialisation des institutions qui peut affecter telle institution particulière ou l’ensemble de la réalité institutionnelle (« la société »). Il convient toutefois de bien distinguer les deux phénomènes. Une chose consiste en effet à doter les institutions d’une transcendance
spécifique tout en les considérant comme une « chose » humaine, autre chose
consiste à traduire cette transcendance dans les termes d’une réalité non humaine
(faits de la nature, réalité cosmique) ou supra-humaine (volonté divine) :
La réification peut être décrite comme une étape extrême dans le processus de l’objectivation
par laquelle le monde objectivé perd son intelligibilité en tant qu’entreprise humaine et devient
fixé en tant que facticité inerte, non-humaine, non-humanisable 13.
Comme pour tout phénomène de substantialisation, la réification peut intervenir
à un niveau théorique 14 (sociologique, philosophique, anthropologique, historique 15…) ou à un niveau pré-théorique.
À ce dernier niveau, la réification se manifeste d’autant plus que les institutions, nonobstant leur objectivité massive, sont toujours menacées d’altérations,
de transformations, de contestations. La réification doit donc se penser comme
un stade « réflexif » « méta-pragmatique » des institutions, au sens où l’entend
L. Boltanski. En effet, la reproduction de l’ordre institutionnel n’est jamais définitivement donnée et requiert donc la mise en place de dispositifs de légitimation
et de confirmation de la « naturalité » et de la justesse de cet ordre. Ces dispositifs
se présentent comme la condition à la fois de la transmission intergénérationnelle
des places, des rôles et des prescriptions, du consentement à la domination et de
13. P. Berger et T. Luckmann, op. cit., p. 124.
14. Sur le fait de savoir si la « choseité » de Durkheim se traduit dans les termes d’une réification, voir P. Berger
et T. Luckmann, p. 274.
15. C’est dans le cadre d’une démarche socio-phénoménologique, inspirée du questionnement à rebours
husserlien et schützien, que l’on peut interpréter l’entreprise de Ricœur dans le premier tome de Temps
et récit (Paris, Le Seuil, 1983, p. 340-358), lorsque le philosophe procède à une double opération de
dérivation pour conjurer le piège de la réification des entités historiographiques. La première opération
concerne la dérivation des entités historiographiques les plus abstraites (le Baroque, la Révolution française,
la Renaissance…) à partir des entités collectives (peuples, classes, nations…). La seconde opération porte
sur la dérivation de ces entités collectives à partir, non d’individus isolés, mais de réseaux « d’interactions
réelles ». Il n’est pas question pour Ricœur (en cela son épistémologie ne relève en rien d’un individualisme
méthodologique) de dénier la légitimité pour l’historien d’utiliser les entités abstraites ou collectives comme
des quasi-personnages historiques. L’historien peut donc faire à bon droit une histoire du Baroque ou du
prolétariat. Mais, sous peine de substantialiser ou de réifier ces entités, il est en même temps nécessaire
de maintenir et de garder présente à l’esprit une « référence oblique » des entités abstraites aux entités
collectives et de celles-ci aux interactions vivantes.
189
Johann MICHEL
la résolution de ce que Boltanski appelle la « contradiction herméneutique » entre
« l’être sans corps » des institutions et ses porte-parole « en chair et en os » :
Ces derniers, même lorsqu’ils sont officiellement mandatés et autorisés, ne sont néanmoins que
des êtres corporels ordinaires – situés, intéressés, libidineux etc. – et par là, condamnés, comme
nous tous, à la fatalité du point de vue, au moins quand ils ne sont pas supposés s’exprimer en
tant que délégués d’une institution. C’est la raison pour laquelle on les dote souvent de marques
symboliques spécifiques (telles qu’uniformes, tournures rhétoriques imposées, etc.) pour rendre
manifestes les occasions dans lesquelles ils s’expriment, non en leur nom propre et depuis leur
corps propre, mais, au nom, précisément, d’une institution qui est censée investir leur corporéité des propriétés d’un être sans corps 16.
190
Mais si l’institution se présente comme un être désincarné, sans point de vue
particulier, elle ne saurait exister et se reproduire sans des individus qui la nomment,
qui parlent et agissent en son nom, qui l’incarnent par des interactions typifiées.
La réification, en tant que dispositif spécifique de légitimation et de réinstitutionnalisation continue, vise précisément à résorber la « contradiction herméneutique ».
Un supplément de réalité est attribué à l’objectivité de la réalité sociale.
LE TOUJOURS DÉJÀ DES INSTITUTIONS
La démarche proprement socio-phénoménologique ne se contente pas de
déconstruire la substantialisation et la réification des institutions : elle fournit les
outils conceptuels appropriés pour rendre compte de la formation de l’objectivité
de la réalité sociale. La contrepartie de cette démarche a pour effet de faire reposer l’origine des institutions sur un paradigme intersubjectif et interactionnel, au
risque de donner une origine extra-sociale aux institutions 17.
Reprenons « l’exemple paradigmatique » donné par P. Berger et T. Luckmann
lorsqu’ils expliquent le processus d’institutionnalisation par le jeu des typifications d’interactions habituelles :
16. L. Boltanski, De la critique, Paris, Gallimard, 2009, p. 131. On peut qualifier cette position socioontologique de « nominalisme pragmatique », position influencée notamment par Peirce. En d’autres
termes, « les entités collectives « n’existent » ou ne « vivent » qu’à travers leur instanciation praxéologique
dans des catégorisations ou des identifications discursives, ou à travers des revendications ou des attributions
légitimes de statuts, faisant un usage discursif de catégories d’appartenance. En dehors des actions qui les
actualisent verbalement, ces entités n’ont donc pas de réalité stable » (L. Kaufmann et L. Quéré, « Comment
analyser les collectifs et les institutions ? », L’ethnométhodologie. Une sociologie radicale, dir. M. De Fornel,
A. Ogien, L. Quéré, Paris, La découverte, 2001, p. 372).
17. La difficulté se renforce lorsque nous avons affaire à une phénoménologie « pure » dans le style husserlien
de la « Cinquième méditation cartésienne » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992), privée
du secours de la sociologie. Dans ce cadre, ce sont les échanges intersubjectifs entre des egos qui sont censés
fonder ce que Husserl appelle des « personnages de haut rang », c’est-à-dire des institutions.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
Comme A et B interagissent, et ce, de quelque façon que ce soit, des typifications seront produites très rapidement. À observe B en train d’agir. Il attribue des motivations aux actions de B
et, voyant que les actions se répètent, typifie les motivations comme récurrentes 18.
Cet exemple dit paradigmatique correspond à la « situation originelle » de toute
institution. Cette situation est éminemment sociale dans la mesure où les actions
de A et B se règlent réciproquement. Mais A et B sont-ils des êtres socialisés ?
On ne peut que le supposer si l’on mesure l’importance que les sociologues accordent aux dispositifs d’intériorisation de la réalité objective dans la construction
des réalités subjectives. Mais ce modèle paradigmatique pourrait laisser penser
qu’A et B inventent et construisent un monde institutionnel à partir de rien dans
une sorte d’état de nature pré-institutionnel (l’hypothèse de l’état de nature ou de
la position originelle peut avoir un sens et une validité pour penser le fondement
d’une société civile (ou des institutions justes), mais point pour penser l’origine
d’une société). Or, ce n’est pas le cas dans la mesure même où A et B sont des
êtres socialisés, c’est-à-dire des êtres qui portent en eux-mêmes l’ensemble des
institutions dans lesquelles ils ont été socialisés. Lorsque A et B se font face pour
la première fois, leurs interactions ne sont point vierges d’institutions : lorsque B
observe A refaire la même action et lui prête des intentions et motivations, il le
fait en mobilisant des schèmes de perception et de représentation, des répertoires
d’action, des « stocks communs de connaissances » qui renvoient aux institutions
de sa socialisation.
Berger et Luckmann reconnaissent, en guise d’introduction à leur exemple
paradigmatique, que A et B proviennent « de mondes sociaux » différents 19. Mais,
par cette hypothèse, on est conduit logiquement à admettre que la gestation de
nouvelles institutions dérive toujours déjà d’institutions pré-existantes. L’aporie
d’une conception purement phénoménologique des institutions est particulièrement symptomatique dans le cas de l’institution du langage : pour que A et B
s’accordent sur des signes linguistiques, ils ne peuvent le faire qu’en disposant déjà
du langage. Une théorie conventionnaliste du langage est auto-contradictoire.
Une thèse purement constructiviste de la réalité sociale serait paradoxalement asociologique puisqu’elle conduirait à faire l’hypothèse d’une origine extra-sociale
des institutions. Certes, Berger et Luckmann ne tombent pas dans ce travers mais
il importe d’insister sur le fait que la réalité sociale objective est non seulement
produite par les typifications réciproques, mais que celles-ci sont toujours précé18. P. Berger et T. Luckmann, op. cit., p. 81.
19. Ibid., p. 80.
191
Johann MICHEL
192
dées d’une réalité sociale objectivée, d’un ordre institutionnel qui oriente toute
nouvelle interaction.
Lorsque A et B se rencontrent pour la première fois et construisent progressivement de nouvelles typifications, c’est toujours à partir de typifications et donc
d’institutions qui les précédent. Dès qu’ils sont en relation, A et B sont déjà
typifiés en fonction de rapports de sexe, de parenté, de clan, de classe, de race qui
définissent autant d’institutions spécifiques de leur monde social propre. Il en est
de même de l’action C que A est en train d’observer. Aussi faut-il dire que A et
B ne sont pas des monades qui se font face mais constituent déjà une structure
dyadique ou polyadique au sens de Vincent Descombes. Cette structure délimite
précisément ce qu’est une institution pour le « holisme structural » ou anthropologique que Vincent Descombes aspire à fonder contre l’atomisme de l’individualisme méthodologique. Une dyade est plus qu’une paire ou une pluralité
d’individus :
Ce que nous disons de plus en parlant de dyade plutôt que de deux individus, c’est que ces individus
sont considérés par nous en tant que membres d’un système dyadique. Chacun d’eux est une unité
dyadique, donc chacun d’eux est le système lui-même considéré dans l’un de ses membres […].
Nous ne parlons pas de Caïn tout court, nous parlons de lui en tant que meurtrier 20.
Le système en question ne définit pas seulement une interdépendance des types
de membres (époux/épouse, parents/enfants, juge/prévenu…) mais un ensemble
de règles qui gouverne la manière dont les membres doivent agir les uns par
rapport aux autres. C’est la raison pour laquelle V. Descombes montre que les
institutions ont toujours une structure polyadique. L’institution du don en est
l’exemple paradigmatique : nous n’avons pas affaire à une institution décomposable en une pluralité d’individus, mais à un donateur et à un donataire qui se définissent réciproquement par la règle du don (donner, recevoir, donner en retour).
On comprend pourquoi, pour le « holisme structural », toute sociologie
constructiviste ou phénoménologique est inconséquente dès lors que la structure
polyadique est toujours déjà donnée à l’avance. Il n’y a pas d’individus A et B qui
se font face et sur lesquels reposerait l’origine des institutions, mais des donateurs
et des donataires, des enseignants et des élèves, des fonctionnaires et des usagers
qui agissent conformément à des règles préexistantes. Du même coup, le « holisme
structural » rencontre l’Esprit objectif (au sens hégélien), l’Esprit des lois (au sens
de Montesquieu), la conscience collective (au sens de Durkheim). Il ne s’agit pas
d’assimiler la métaphysique hégélienne et la sociologie durkheimienne, mais il y
20. V.  Descombes, Les institutions du sens, op. cit., p. 225.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
a, à travers la diversité de ces notions, une même volonté de mettre l’accent sur le
toujours déjà, sur la préséance, la pré-existence ontologique des institutions et de
la Sittlichtkeit sur l’esprit subjectif, sur la conscience individuelle :
L’esprit objectif : on le voit, reconnaît Descombes, l’expression n’est pas des plus heureuses, elle
favorise les équivoques. Si ce terme s’impose ici, c’est uniquement parce qu’il est celui qu’utilisent les philosophes lorsqu’ils veulent soutenir que le social ne peut être réduit au non-social.
C’est pourquoi je le reprends à mon tour pour désigner le système des idées sur lesquelles
reposent les institutions d’une société, ce qu’on pourrait appeler, à la façon de Montesquieu,
l’esprit des institutions 21.
Malgré les scrupules du philosophe, la notion « d’esprit objectif », de provenance hégélienne, charrie avec elle un biais hypostatique 22. Peu importe le choix
terminologique (même s’il n’est pas neutre), c’est le holisme structural qui nous
reconduit vers la substantialisation des institutions. En mettant la focale sur la préexistence des institutions, en occultant l’historicisation des institutions et le phénomène d’institutionnalisation, en accordant, comme toute perspective structuraliste,
la primauté de la synchronie sur la diachronie, le holisme structural considère finalement les institutions comme soustraites au temps. La question de l’origine, du
devenir et des transformations des institutions ne se pose pas. On peut formuler
plus précisément trois objections à l’endroit de ce paradigme onto-sociologique.
Une première objection peut puiser ses arguments dans le paradigme ethnométhodologique. Comment rendre compte en effet de la production endogène,
toujours située de l’ordre social, de la manière dont les agents font avec les règles
si l’ordre de l’action qui convient est déjà toujours donné à l’avance ? Ce qui est
proprement impensé par le holisme structural, c’est
l’écart crucial et irréductible entre les règles et les actions qui les mettent en œuvre (il faut
trouver comment agir selon la règle dans une situation particulière), ou encore un hiatus entre
la part déterminante des institutions (il s’agit d’une détermination logique, par la clôture et
l’ouverture réglée de possibles formels), qui prescrivent d’enchaîner les gestes, les actes et les
paroles d’une façon plutôt que d’une autre si l’on veut accomplir telle action, et l’ordre concret
qu’il faut produire pour organiser un cours d’action intelligible actualisant une pratique instituée déterminée 23.
21. Ibid., p. 291. Au cours de sa discussion avec la philosophie analytique et avec la phénoménologie,
V. Descombes cherche finalement à montrer que « l’esprit », l’ordre du sens ne se situe pas dans l’intériorité
d’une conscience mais dans la réalité sociale, dans les structures institutionnelles.
22. Sur la manière dont Ricœur reconstruit et déconstruit « l’esprit objectif » hégélien, à partir d’une
phénoménologie sociologique héritée de Husserl et de Weber, voir « Hegel et Husserl sur l’intersubjectivité »,
Du texte à l’action, Paris, Le Seuil, 1986, p. 280-298.
23. L. Kaufmann et L. Quéré, « Comment analyser les collectifs et les institutions ? », op. cit., p. 379.
193
Johann MICHEL
194
Remarquons que l’objection ne porte que sur l’absence de prise en compte
de la part de contingence, de performance située qu’il y a dans la production
des institutions. Mais contrairement à l’équivoque du terme même de « production » d’ordre social, l’ethnométhodologie, du moins celle professée par Louis
Quéré et Laurence Kaufmann, partage avec le holisme structural le présupposé
fondamental selon lequel un ordre du sens, une réalité objective sont déjà donnés
avant l’accomplissement des performances 24. L’ethnométhodologie de Quéré et
de Kaufmann, en insistant sur la déterminité première des institutions, s’inscrit
également en faux contre toute sociologie constructiviste et socio-phénoménologique. Sans parler d’« esprit objectif », cette position ethnométhodologique, en
faisant l’impasse sur le phénomène d’institutionnalisation, court le même risque
de substantialiser des institutions 25. Comment rendre compte, non pas seulement
de la « production située de l’ordre social », mais de la genèse de l’ordre institutionnel qui détermine toujours déjà les « performances » situées des agents 26 ?
Tout se passe comme s’il y avait un ordre institutionnel déterminé qui était sans
histoire et sans agents. Pour faire écho aux débats sur la linguistique, l’ethnométhodologie s’intéresse à la manière dont la parole s’agence, reconfigure la langue
dans des situations, sans s’interroger sur la genèse du langage lui-même, considéré
comme déjà donné et comme intemporel 27.
24. Dans un autre texte, L. Kaufmann parle de « collectifs a priori » pour désigner cette préexistence ontologique
de la réalité sociale. A la différence des « collectifs a posteriori » qui procèdent d’une construction de volontés
individuelles, d’une adhésion réfléchie à des intérêts et des représentations, les « collectifs a priori » renvoient
à des « collectifs durables et opaques qui pèsent sur les actions et les pensées des individus, que ce soit les
institutions et les corporations (nation, entreprise) ou les groupes définis par des pratiques communes,
des consensus informels et des attentes normatives (classes sociales, communautés culturelles, etc.) »,
L. Kaufmann, « Faire collectif : de la constitution à la maintenance », (Qu’est-ce qu’un collectif, L. Kaufmann
et D. Trom dir.), Raisons pratiques/20, 2010, p. 343.
25. Au cours de sa dernière contribution, L. Kaufmann pointe toutefois dans le holisme structural « un point
aveugle » : rendre compte « de la genèse et de la constitution » des collectifs et des institutions (« Faire
collectif : de la constitution à la maintenance », ibid., p. 361).
26. En dépit de la prégnance d’un paradigme d’inspiration holiste, il y a dans la sociologie de P. Bourdieu
une volonté de penser de manière dialectique les « structures structurantes » et les « structures structurées »
à travers la notion d’habitus. En sociologisant en quelque sorte l’ontologie spinoziste (l’ontologie de la
Nature naturante et la Nature naturée), qui a marqué sa formation philosophique, Bourdieu introduit de
la diachronie à l’intérieur d’un paradigme sociologique à dominante synchronique (voir notamment Le sens
pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 88).
27. Des modes d’enquêtes (comme l’ethnométhodologie) ne sont pas toutefois tenus de s’enquérir
systématiquement d’une interrogation sur l’origine et l’historicisation d’une pratique instituée. Pour
reprendre l’exemple précédent, on peut analyser la poignée de main comme « contrainte » de politesse,
comme structure d’attentes pré-réflexives qui président à ce mode de salut dans les dispositifs d’interactions,
en faisant l’économie de la socio-genèse de cette pratique. Je dois cette remarque à Louis Quéré, suite à un
échange sur mon texte.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
On peut faire droit à une seconde objection en reprenant les arguments évoqués précédemment dans le cadre de la sociologie méta-pragmatique (et critique).
En se focalisant sur le toujours déjà donné des structures polyadiques, le holisme
structural s’interdit de penser la manière dont les institutions ne cessent précisément de se redonner, de se réinstitutionnaliser à la faveur de dispositifs « métapragmatiques » de certification et de légitimation. C’est que l’ordre institutionnel,
aussi enraciné soit-il dans les structures mentales, n’est jamais définitivement acquis
(du seul fait du renouvellement des générations 28, sans parler des tentatives « métapragmatiques » de contestation), il doit s’adosser à des dispositifs particuliers pour
se reproduire et reproduire ceux qui disposent des positions dominantes :
Les opérations de confirmation ont donc bien, elles aussi, un caractère réflexif, puisqu’elles ont
pour objet la relation entre formes symboliques et états de choses, cela afin de les rapprocher ou
de prévenir la menace de mise en cause que fait peser la critique 29.
C’est en raison de l’efficace même des dispositifs symboliques, idéologiques de
certification que le savant ou le profane ont l’impression que cet ordre est comme
soustrait au temps.
Une troisième objection peut s’appuyer sur la philosophie sociale-historique de
C. Castoriadis 30. Ce dernier partage avec le paradigme du « holisme structural »
et le paradigme ethnométhodologique un même présupposé anti-individualiste
(méthodologique) et anti-phénoménologique (en dépit de l’influence de MerleauPonty). C’est dire que les institutions, toujours déjà là, ne sauraient être considérées
comme un produit de volontés individuelles, d’une convention ou d’échanges intersubjectifs : le social est fondamentalement un collectif impersonnel toujours préexistant. Mais à la différence du paradigme structuraliste, Castoriadis accorde une
importance capitale à l’historicisation et surtout aux transformations des institutions imaginaires de la société. Une chose est de montrer que le social anonyme
préexiste aux volontés individuelles, autre chose de montrer comment le social
prend de nouvelles formes, subit des transformations majeures au cours de l’histoire. En ne raisonnant qu’à partir de couples opposés, de structures dyadiques
ou polyadiques, en s’intéressant seulement aux écarts au sein d’un système syn28. Le « holisme structural » ne prend pas vraiment au sérieux ce que Hannah Arendt appelle la « fragilité » des
institutions du « fait de la natalité » : « La fragilité des institutions et des lois, et généralement tout ce qui a
trait à la communauté des hommes, provient de la condition humaine de natalité », H. Arendt, Condition
de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1983, p. 249. L’arrivée permanente de nouvelles générations
menace la stabilité et la pérennité des institutions. D’où l’importance des dispositifs d’éducation, de
socialisation, de transmission et de naturalisation des normes, des rôles, des pratiques.
29. L.Boltanski, De la critique, op., cit, p. 154.
30. Voir en particulier C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 171-248.
195
Johann MICHEL
chronique, le structuralisme est impuissant à démontrer la condition historique
des institutions. Ce qui accapare l’attention de Castoriadis porte précisément
sur l’émergence du nouveau dans l’histoire, sur la création sociale. Mais cette
approche s’oppose en même temps à l’épistémologie de la science historique qui
repose sur le principe de causalité 31. Or, ce que le philosophe appelle l’imaginaire
radical instituant
apparaît comme un comportement non pas simplement « imprévisible », mais créateur (des
individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; non pas comme simple écart relativement à un type existant, mais comme position d’un nouveau type de comportement, comme
institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle
forme – bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la
situation précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses 32.
196
L’apport de la philosophie sociale-historique ne réside pas tellement dans l’idée
d’une auto-production continue des institutions (c’est un principe que l’on rencontre par exemple dans le paradigme ethnométhodologique), mais dans l’attention
à l’émergence de la création institutionnelle radicale, et tout particulièrement, aux
expériences institutionnelles qui tendent vers l’autonomie. La philosophie socialehistorique débouche ici sur une philosophie politique. D’une part, des institutions
parviennent tendanciellement à l’autonomie lorsque leurs membres reconnaissent
que la société est toujours création humaine, auto-création, et non déterminée par
un Autre (Dieu, le Cosmos, les lois de la nature, les lois de l’histoire…). Lorsque
les sociétés, selon une opération de réification, rapportent leur origine à une puissance extérieure à elles, nous avons affaire a contrario à des sociétés hétéronomes.
D’autre part, les institutions parviennent tendanciellement à l’auto-gouvernement
ou à l’auto-gestion lorsque les citoyens ou les travailleurs sont directement les auteurs de leurs principes d’action. Aussi hétérogènes soient-elles, les expériences de
la Polis grecque, de la Commune de Paris, des Soviets (avant leur bolchevisation),
des conseils ouvriers en Hongrie révèlent de créations historiques singulières, d’imaginaires instituant des formes d’organisations humaines inédites, irréductibles aux
formes de dominations institutionnelles antérieures.
Il n’est pas simplement question ici de se montrer attentif aux dispositifs
méta-pragmatiques de critique et de contestation des institutions, il n’est plus
seulement question d’une émancipation toute discursive, il est question de transformations historiques effectives de l’ordre de la domination institutionnelle à la
31. En réduisant l’épistémologie historique au principe de causalité, voire à une science nomologique, Castoriadis
tend à occulter des épistémologies alternatives, notamment narrativistes et herméneutiques (Voir Ricœur,
Temps et récit, t.1, op. cit., p. 217-311).
32. I bid., p. 65.
LE PARADOXE DE L’ORIGINE DES INSTITUTIONS
faveur de processus révolutionnaires, de sorties hors des institutions hétéronomes
et réifiées. L’exemple paradigmatique de la philosophie sociale-historique ne se
reflète pas dans les échanges intersubjectifs d’egos qui se font face (paradigme phénoménologique), dans la structure polyadique du don (paradigme holiste structuraliste), dans les registres de contestation ou de certification des institutions
dans les situations de dispute (paradigme [méta]-pragmatique et critique), mais
dans les expériences radicales de créations historiques d’institutions autonomes.
Le paradigme social-historique laisse cependant en suspens deux interrogations d’importance. D’une part, c’est la notion même de création historique qui
peut laisser perplexe. Certes, elle ne signifie pas que l’imaginaire radical se crée à
partir de rien, mais renvoie plutôt à l’idée de « création immotivée 33 ». Mais on
a peine à comprendre comment des institutions, aussi radicalement nouvelles
soient-elles, ne procéderaient pas, d’une manière ou d’une autre, d’institutions
antérieures, fût-ce précisément pour les subvertir. D’autre part, le fondement
holistique et anti-phénoménologique de cette philosophie sociale-historique ne
permet pas de montrer comment s’institue un nouvel imaginaire, de nouvelles
institutions. Sans faire mention, même de manière oblique, des interactions vivantes et du jeu des typifications, le paradigme social-historique ne sombre-t-il
pas, non certes dans la réification, mais au moins dans la substantialisation des
institutions ? Peut-on vraiment se passer du paradigme socio-phénoménologique
pour conjurer ce biais ontologique ?
Raisonner à partir d’un seul paradigme socio-ontologique ne permet pas de
résoudre le problème que l’on a posé au début de notre étude. D’un côté, un
paradigme purement phénoménologique, en faisant reposer l’origine des institutions sur des échanges intersubjectifs et des interactions typifiées, ne permet
pas de rendre compte de la préexistence des institutions. D’un autre côté, un
paradigme de facture holiste structuraliste, en faisant l’impasse aussi bien sur la
socio-genèse que sur la transformation des institutions, tend à les substantialiser.
Le paradoxe de l’origine des institutions, qui ne conduit pas à une aporie ou à un
cercle vicieux, est qu’il faut penser ensemble à la fois le fait que les institutions
dérivent d’interactions typifiées et d’institutions antérieures 34.
33. Nicolas Poirier, Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris, PUF, 2004, p. 85.
34. Les seules hypothèses (pour ne pas régresser à l’infini), extra-sociales ou anté-institutionnelles que l’on
peut poser sont à la fois d’ordre phylogénétique (soit à partir de quel stade de développement des espèces
quelque chose comme des institutions ou des proto-institutions est apparu ? Il est légitime également de
197
Johann MICHEL
198
Le fait ontologique du toujours déjà des institutions doit nous inviter à penser
en même temps qu’elles ont une histoire, qu’elles sont susceptibles d’évoluer,
voire de se transformer radicalement. De là l’apport décisif du paradigme socialhistorique. Mais on ne saurait comprendre réciproquement l’émergence de nouvelles institutions sans se passer d’une analyse socio-génètique des typifications
réciproques d’interactions. De là l’apport essentiel d’un paradigme socio-phénoménologique. Le fait de la préexistence d’un ordre institutionnel ne revient pas
à dire qu’il se reproduit naturellement, mais suppose de prendre en compte l’ensemble des dispositifs discursifs de certification, de légitimation qui permettent
de le maintenir, de le transmettre de générations en générations, de désamorcer
les critiques et les contestations. De là l’apport du paradigme de la sociologie
de la domination (de Weber à Bourdieu) et du paradigme (méta)-pragmatique
(Boltanski). Le fait qu’un ordre social impersonnel se présente comme toujours
déjà institué ne doit pas nous inciter, enfin, à penser qu’il se rejoue mécaniquement par chacun des agents, mais demande d’analyser la manière dont il se rejoue
dans des interactions situées, locales et endogènes, d’analyser les écarts entre le
système impersonnel de règles et les actions qui les mettent en œuvre. De là
l’apport déterminant du paradigme ethnométhodologique.
se demander, sans pouvoir ici développer, dans quelle mesure il est possible de parler d’institutions ou de
proto-institutions chez d’autres espèces animales), et ontogénétique (soit à quel stade du développement
de l’être humain celui-ci commence-t-il à devenir un être socialisé ; voir ici les travaux de la psychologie
génétique de Piaget et de la sociologie psychologique de Mead).
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
DU PARI CONCEPTUEL
AUX IMPASSES POLITIQUES
DE LA MARCHE PATRIOTIQUE EN COLOMBIE
Laura QUINTANA 1
Nombre de débats actuels sur les relations entre démocratie, conflit politique
et violence occultent ou domestiquent une certaine dimension de la démocratie,
qui pour plusieurs auteurs contemporains (Lefort, Rancière, Arendt entre autres),
en constitue pourtant le cœur. Est ainsi négligé le fait que, au-delà d’une forme
de constitution de l’État et d’une technique de gouvernement, la démocratie est
avant tout un espace polémique nourri par des formes de contestation, d’interruption ou de dislocation à travers lesquelles s’affirment et émergent des subjectivités ainsi que de nouveaux partages de l’espace politique. Dans cette perspective,
la démocratie n’est pas un régime établi pour ordonner ou prévenir les antagonismes au nom d’un « nous » bien intégré : elle est comprise comme un processus
auquel s’exposent les formes institutionnelles dites démocratiques. Ces formes
se trouvent confrontées aux, et reconfigurées par, les conflits qui émergent d’un
« nous-autres » toujours déjà pluriel, selon des modes d’intervention proprement
démocratiques par lesquels se manifeste le pouvoir d’un peuple divisé. De sorte
que, plus qu’un nom lié à la possibilité d’atteindre un consensus rationnel, la
« démocratie » est en réalité un signifiant lié à une certaine conflictualité : une
conflictualité qui ne peut ni se réduire à l’affrontement guerrier entre adversaires qui se considèrent comme ennemis, ni aux diverses formes de violence qui
peuvent traverser l’espace social.
1. Universidad de los Andes Bogota, Colombie. Je souhaiterais remercier Étienne Tassin pour sa révision
attentive de la traduction ainsi que pour ses commentaires critiques à la première version de ce texte.
199
Laura QUINTANA
200
Mais quel enjeu y a-t-il à mettre l’accent sur le conflit qui se trouve au cœur de
la « démocratie » ? Et qu’est-ce que cela implique – assumer la démocratie en tant
qu’espace social exposé à la conflictualité – pour des pays, comme la Colombie,
dans lesquels certaines approches soulignent que les institutions démocratiques
ne semblent même pas être solidement enracinées ?
Je souhaite aborder ces questions assez larges dans une perspective philosophique qui insiste sur la nécessité de repenser la démocratie depuis la division et
l’antagonisme, au sens que nous venons d’indiquer, en relevant, pour ma part,
la relative « insuffisance » de certaines perspectives pourtant influentes dans le
débat colombien sur les relations entre démocratie, conflit et violence 2. Selon ces
points de vue « institutionnalistes », en effet, la Colombie serait une démocratie
assez faible en raison de ses carences institutionnelles repérables sur trois plans : les
représentants élus par le peuple tendent à gouverner de manière corrompue et à
agir contre le respect du « bien public » ; l’État n’est pas en mesure d’exercer réellement sa fonction de protection des citoyens en leur garantissant les droits fondamentaux et les droits sociaux reconnus par la Constitution (la vie en premier lieu,
mais aussi la mobilité, la santé, l’éducation) ; il s’est aussi révélé incapable d’assurer
« la gestion impartiale et rapide de la justice » à travers un « cadre institutionnel
adéquat 3 ». Tous ces facteurs, liés aux principaux problèmes sociaux et politiques
du pays, seraient en particulier dus à un « manque de cohésion sociale 4 ».
Sans nier l’importance de ces paramètres institutionnels, comme nous le verrons dans ces réflexions, il faut en tout cas se demander si cette focalisation sur la
cohésion sociale que l’État aurait pour tâche de rendre possible n’occulte pas ou
n’écarte pas certaines formes d’intervention vitales pour la vie démocratique ; et si
elle n’identifie pas de manière problématique l’espace social à une unité harmonieuse supposée intégrer la diversité des points de vue et des intérêts. De quelle
façon cet idéal d’intégration sociale a-t-il été traduit dans des politiques publiques
et des dispositifs institutionnels qui excluent que le lien social puisse émerger,
aussi, des divisions et des antagonismes qu’expriment les actions collectives protestataires (manifestations, contestations, mobilisations sociales) ? Dans quelle
2. Cela ne veut pas dire que ces approches soient les seules à être influentes. D’autres approches ont bien
évidemment été développées à partir des travaux d’historiens de gauche comme Fals Borda, Mauricia Archila
et Leopoldo Múnera, et à partir d’auteurs d’études postcoloniales, comme A. Escobar, qui soulignent
l’importance politique et démocratique des mouvements sociaux et des contestations politiques. Mais ces
dernières ont surtout influencé les études culturelles au niveau des débats sociologiques et de la théorie
politique, et pas tellement les discussions de philosophie politique.
3. L. E. Hoyos, « Violencia ». En : La filosofía y la crisis colombiana, Sierra et Gómez-Müller (ed.), Bogotá,
Taurus, 2002, p. 91 et 98.
4. Ibid.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
mesure lesdites politiques publiques ont-elles minimisé, déplacé et réduit les lieux
d’interventions non étatiques, en n’octroyant aux mouvements sociaux qu’un
espace de participation restreint et seulement privé ? Bien entendu – même si cela
ne doit pas être négligé –, je ne parle pas ici seulement des réactions violentes
de l’État à l’encontre des mouvements sociaux, réactions qui dépassent déjà la
légalité et qui peuvent s’expliquer jusqu’à un certain point par les discours institutionnalistes. Je n’oublie pas non plus que ces discours admettent combien il
est important que ces mouvements sociaux, réduits à ce qu’on appelle en général « la société civile », obéissent aux règles du jeu établies pour la délibération
publique. Je me demande plutôt si, dans les compréhensions habituelles du politique en Colombie, on reconnaît suffisamment qu’il y a des voix, des discours,
des acteurs qui exigent d’intervenir dans l’espace public en y rendant manifestes
et visibles des objets, des problèmes et eux-mêmes, d’une manière qui n’est pas
entièrement codifiée par ces règles et qui requiert de les élargir, de les modifier
et de les reconfigurer par des actions qu’on ne peut réduire à des décisions techniques ou à des procédures de délibération. Et jusqu’à quel point admet-on que
la manifestation de ce type d’actions est vitale pour ce qu’on appelle la démocratie, entendue bien évidemment pas uniquement comme régime politique, mais
précisément comme ethos, manières d’être-ensemble, de vivre-ensemble et d’agirensemble qui rendent possibles, valident et s’exposent à l’émergence de diverses
formes de conflit et à leurs effets politiques de subjectivation, d’émancipation et
d’égalité. Plus encore, je me demande si le simple fait de prétendre administrer
la conflictualité ne tend pas déjà à lui faire violence, que ce soit par le recours à
des mécanismes de coercition – même s’ils n’enfreignent pas les règles du jeu de
l’État de droit –, ou que ce soit en stigmatisant ces mouvements comme des anomalies ou des insurgences qui outrepassent l’ordre établi. Bref, je me demande si
la Colombie souffre, comme on le dit ordinairement, d’un manque d’institutions
humanitaires et policières susceptibles de créer un meilleur ordre et de favoriser
une meilleure intégration de « l’anomie sociale » ; si elle souffre de l’absence d’espaces de consensus qui permettraient la médiation délibérative des différences ;
ou si, bien plutôt, elle ne souffrirait pas fondamentalement d’un défaut de ces
espaces publics dans lesquels pourrait s’effectuer la transposition d’une violence
destructrice de la pluralité humaine en une conflictualité politique génératrice de
relations sociales soutenues par des revendications d’égalité, de respect des libertés
individuelles, ou d’une plus grande justice, revendications toujours déçues dans
leurs réalisations.
201
Laura QUINTANA
202
En disant cela, cependant, je ne veux pas suggérer qu’un cadre institutionnel
reconnu dans les faits et exposé à un traitement polémique soit une condition
suffisante pour que des formes d’action soient dites démocratiques. Pour préciser
mon point de vue, je note d’une part que ces actions se réfèrent et présupposent
certes un certain cadre institutionnel, lors même que dans bien des cas ce cadre
demeure virtuel, non établi dans les faits 5, tandis qu’en même temps ces actions
excèdent toujours ce cadre qu’elles affrontent et reconfigurent de manière polémique pour instituer, dans de nombreux cas, de nouvelles possibilités institutionnelles. Mais d’autre part, je suggère aussi qu’un cadre institutionnel donné peut
être considéré comme plus ou moins démocratique dans la mesure où il a été davantage contesté, reconfiguré et institué par ces formes de manifestations, même
si ce cadre ne peut être identifié à ces formes polémiques ni, en conséquence, à la
démocratie. Enfin, je souhaiterais m’interroger sur les effets de violence qui dérivent d’un ordre social peu exposé à ces formes d’intervention protestataires qui
outrepassent les mécanismes institutionnels et les règles de délibération établies.
Je propose de développer cette interrogation en explicitant d’abord certains
présupposés et implications relatifs à l’insistance sur la centralité du conflit dans
la compréhension de la démocratie, et je montrerai comment cela affecte la manière de penser la relation entre action politique, violence et institutions. Pour
situer ces réflexions dans le contexte colombien, je les testerai ensuite à propos
d’une expérience récente, le mouvement de la « Marcha patriótica ». L’examen
de la Marche patriotique permet en effet de mettre en évidence certains effets de
violence susceptibles d’émerger dans un ordre social et institutionnel peu exposé à être confronté politiquement à de multiples formes de manifestation et de
protestation. En outre, cet examen offre l’occasion de complexifier les réflexions
conceptuelles formulées jusqu’ici à propos des rapports entre action et institutions, conflit politique et violence. Avec cet exercice de pensée, je ne propose donc
pas simplement d’appliquer un cadre conceptuel à une situation politique pour
en élucider la compréhension, assez délicate en l’occurrence ; mais je souhaite
aussi complexifier ce cadre depuis la prise en compte d’un cas particulier qui permet de délimiter le contexte en question et de l’éclairer.
5. Je ne peux pas approfondir ici cette dimension de l’affaire, mais je me réfère au fait que l’action politique peut
clairement se rapporter à certains droits et en général à des instances institutionnelles non reconnues dans les
faits pour élaborer ses revendications et mettre en question l’ordre établi. Que l’on songe par exemple à des
cas si dissemblables entre eux comme les luttes de résistance contre les gouvernements dictatoriaux qui font
appel au discours des droits de l’homme, non reconnus par ces dits gouvernements, ou les luttes actuelles
des sans-papiers qui en agissant montrent qu’ils s’approprient les droits de participation politique qu’ils ne
détiennent pas.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
LE PARI CONCEPTUEL : LA DÉMOCRATIE COMME POUVOIR D’UN
PEUPLE DIVISÉ
La démocratie et son excès conflictuel
Quand j’insiste sur le besoin de penser la démocratie depuis la confrontation
et le litige – en me servant d’une série de réflexions d’auteurs aussi différents mais
convergents sur certains aspects que Arendt, Rancière et Lefort –, je défends que la
démocratie se donne dans des formes d’actions qui excèdent les solutions du « bon
régime » et des modes d’ordonnancement du social, pour manifester un conflit
insoluble, impossible à éliminer et à ordonner, un conflit constitutif du politique.
Ce caractère irréductible du conflit est dû à un double excès : « excès du démos » sur
toute représentation ou sur tout « compte » que l’on voudrait en faire (en termes
d’État, de Nation, d’identité culturelle, d’opinion publique, etc.) ; « excès de l’égalité » de n’importe qui avec n’importe qui par rapport à tout ordonnancement de
la communauté, à tout tracé de frontières d’appartenance, à toute institutionnalité.
Car, en même temps que ce double excès ouvre un espace partagé dans lequel l’égalité vient s’inscrire, il lui porte atteinte, en en excluant certains et en les rendant
invisibles, produisant ainsi une série de relations d’inégalité.
Insister sur la conflictualité de la démocratie, c’est donc souligner, en premier
lieu, que le peuple est une forme vide qui refuse de se donner comme un « corps »,
comme une substance définie ou comme une unité à atteindre. « Peuple » est le
nom d’une pluralité qui tend à se représenter en termes de « nation », d’« État », de
« société civile », ou en termes de classe, de strates, de rôles, de partis, de groupes
d’intérêts, mais une pluralité qui pourtant excède toutes ces représentations, précisément en raison du conflit que met en jeu l’action politique elle-même. C’est
ce qui arrive quand certains, quels qu’ils soient, se lient de manière inattendue
pour exiger la participation publique qui ne leur est pas accordée, pour se montrer en tant qu’acteurs politiques et rendre ainsi visibles des problèmes qui ne
sont pas reconnus comme significatifs politiquement ; et pour questionner donc,
à travers ces revendications, la manière même dont on voit, ainsi que l’espace
même de ce qui est vu. L’action politique a pour cette raison toujours déjà une
dimension de confrontation. Agir suppose un déplacement dans la manière dont
les uns et les autres sont identifiés dans un espace commun, un déplacement de
la « communauté » de cet espace, de ses frontières d’appartenance, et de ce qui est
considéré comme problématique à l’intérieur de ces mêmes frontières.
En conséquence, si le peuple de la démocratie apparaît au sein de communautés qui émergent au nom d’un litige, la communauté politique ne peut se réduire
203
Laura QUINTANA
204
à un consensus accessible ou réalisable, à l’appartenance à une communauté de
valeurs ou à l’unité dans la différence des intérêts. La communauté n’est ni un
projet ni un donné, bien plutôt un tracé qui se reconfigure lors des manifestations
d’un peuple divisé. Le caractère pluriel des manifestations politiques est conforme
au fait que ces mêmes manifestations s’assument comme locales, conflictuelles,
incapables de représenter l’ensemble de la société et incapables d’installer une
nouvelle totalité sociale 6.
Reconnaître que le conflit est au centre d’une politique démocratique, c’est
aussi avertir que ces manifestations plurielles se produisent depuis des identités
ou des identifications qu’elles combattent, en les réutilisant, les déplaçant, réussissant ainsi à se détacher de ces assignations identitaires, à se désidentifier, et
à interrompre par là même les formes de violence, d’exclusion, de fixation qui
travaillent à produire ces mêmes identités au travers de toute une gamme de discours, pratiques et procédures. Ainsi, émergeant d’une série de conditionnements
identificateurs, ces manifestations interrompent et déplacent les formes données
de distribution du commun, les partages de fonctions, de lieux, de temps, de
modes d’inter-locution et de visibilité (Rancière), pour faire advenir de nouvelles
formes d’expérience – d’autres manières d’être et de coexister – qui altèrent le
tissu actuel des relations sociales, en configurant de nouvelles formes d’être-lesuns-avec-les-autres.
Conflit politique et violence(s)
En soulignant le rôle du conflit politique, je suggère cependant que les actions
démocratiques sont en quelque sorte non-violentes, et je reprends ainsi, tout en
accueillant sa complexité, la distinction arendtienne entre « violence » et « pouvoir 7  ». Lors de conflits politiques, se met en place et se rend visible le pouvoir d’une
pluralité qui, loin de diviser pour détruire et délier, tisse au contraire de multiples
réseaux de relations qui altèrent, transforment, les acteurs et leurs façons d’être
6. Ce qui m’intéresse ici est la manière dont la notion de communauté peut être revisitée à partir d’une vision
conflictuelle de la démocratie, dans la mesure où cette notion peut être mobilisée pour des manifestations
politiques dans lesquelles, justement, est mis en question le partage du commun afin de tisser d’autres modes
d’existence des uns avec les autres. Ce qui serait en jeu dans ces manières d’être les-uns-avec-les-autres qui
se déploient dans l’action politique serait de rendre visible le commun en tant qu’espace disputé, en tant
que commun qui est partition, partage et division, avec des frontières contestables et reconfigurables. Dans
le cas colombien je pense à des expériences comme la « Communidad de paz de San José de Apartadó »,
que j’ai déjà évoquée dans une autre occasion (Quintana, « Le déplacé interne (el desplazado interno) : entre
assujettissement humanitaire et “déshumanisation” », communication aux journées Echos d’ECOS organisées
par le CSPRP à l’université Paris Diderot le 9 juin 2011).
7. H
. Arendt, The Human Condition, Chicago : Chicago University Press, 1958, p. 199-207.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
les-uns-avec-les-autres. Émerge ainsi la possibilité de penser le litige politique à
distance d’une violence destructrice des relations sociales, comme litige instaurateur de liens politiques. De ce fait, les conflits démocratiques ne peuvent pas
être réduits aux seuls actes de violence physique, quand bien même une certaine
force physique et diverses formes de coercition, voire des manifestations d’une
violence directe, peuvent se produire dans la contestation des ordres établis et des
frontières d’appartenance qu’ils dressent. De la même façon, on pourrait penser
que ces manifestations polémiques relèvent de modes d’exploitation, d’exclusion
et de marginalisation liés aux phénomènes de violence structurelle 8 masqués par
les mécanismes de gouvernance des régimes dits démocratiques, notamment des
régimes néo-libéraux. Dans le langage de Žižek, on dirait que ces pratiques litigieuses rendent visibles, en les situant sur une scène politique, des phénomènes
d’inégalité, de coercition ou de domination soit « symboliques » (qui s’insèrent
dans des pratiques de langage explicites et dans le langage même en tant qu’imposition d’un certain sens), soit « systémiques » (qui font partie des mécanismes économiques et politiques de gouvernance). On désigne là des formes de domination
ou de “violence objective” (Žižek) qui ne sont pas d’habitude identifiées en tant
que violentes au sein des ordres donnés mais qui émergent comme telles dans
certains actes de violence directe (ou de « violence subjective 9 »).
Ici s’entrecroisent différents aspects à considérer. D’une part, on pourrait soutenir, en s’appuyant sur une perspective comme celle de Rancière, que le pouvoir
émancipateur des actions politiques dépend en grande mesure de leur capacité à
démasquer des formes de domination et d’exclusion, des possibilités qu’elles offrent
aux acteurs d’affronter ou d’interrompre les relations de commandement-obéissance, expertise-ignorance, force-faiblesse, appartenance-exclusion, bref toutes ces
relations établies et étroitement liées aux formes de violence systémique ou objective. De telles actions peuvent aussi résister à une violence symbolique, ou selon
Galtung à une violence « culturelle » qui résulte des tentatives pour justifier la violence physique et structurelle 10. Cette dernière se présente comme la violence d’un
8. Johan Galtung a introduit ce terme pour faire référence à n’importe quel type de contrainte exercée par les
structures politiques ou économiques à l’égard des possibilités humaines (Galtung, 1969).
9. Dans les mots de Žižek : « subjective violence is experienced as such against the background of a non-violent zero
level. It is seen as a perturbation of the “normal”, peaceful state of things. However, objective violence is precisely
the violence inherent to this “normal” state of things. Objective violence is invisible since it sustains the very zerolevel standard against which we perceive something as subjectively violent. Systemic violence is thus something like
the notorious “dark matter” of physics, the counterpart to an all-too visible subjective violence. It may be invisible,
but it has to be taken into account if one is to make sense of what otherwise seem to be “irrational” explosions of
subjective violence » (Žižek, 2008, p. 2).
10. Voir Galtung 1990.
205
Laura QUINTANA
206
tout, d’un consensus qui réduit, qui exclut et qui condamne des forces hétérogènes
à l’inexistence, car les actions politiques dans lesquelles se donne la démocratie ne
prétendent ni incarner une unité sociale ni atteindre une pleine intégration de la
communauté. Elles signalent plutôt la contingence de l’ordre social et son incapacité à intégrer la pluralité dans un consensus sans conflits. Ces actions peuvent
ainsi interrompre la violence qui s’oppose à la pluralité, en tant que ces formes
d’actions – loin de revendiquer le privilège du sens dans un type de langage qui
fait violence à l’altérité en tenant pour irrationnel ou inacceptable tout ce qui dépasse certaines règles d’interlocution – permettent au contraire la circulation non
seulement des voix étouffées, qui peuvent faire entendre leurs arguments dans un
espace donné d’interlocution, mais aussi de sens exclus qui peuvent éventuellement
reconfigurer l’espace d’interlocution et d’intelligibilité.
En signalant d’autre part que ces actions « rendent visible », j’ai suggéré que
le litige politique requiert la création d’une instance de mise en scène. Le litige émerge dans un espace politique où une partie se met en scène pour que
l’autre puisse la voir comme adversaire, et pour pouvoir manifester la contingence et la problématicité des formes d’intelligibilité qu’une des parties voudrait
faire valoir pour « données ». En ce sens, nous pourrions dire que les manifestations collectives dans lesquelles est mise en jeu la démocratie ne font pas que
réagir – bien que ce soit parfois le cas, et avec une certaine violence physique ou
coercitive – mais qu’elles créent des formes d’énonciation à travers lesquelles se
produit la manifestation d’un « argument » : la démonstration d’une raison ou
d’un droit non entendu, non écouté, qui apparaît peut-être déraisonnable du
point de vue des présupposés et des critères de la législation en vigueur, mais qui
exige pourtant d’être entendu comme quelque chose qui est davantage qu’une
« pure réaction violente à une situation regrettable », quelque chose qui reconfigure l’espace du visible en créant le monde dans lequel ces arguments peuvent
compter. Depuis cette perspective, donc, il n’y a pas de politique dans ce qui vise
à s’affirmer comme voix nue, comme pure réaction de nécessité immédiate, ou
comme simple affirmation destructrice ; la politique est dans la manifestation qui
transforme cette réaction en une instance d’énonciation, laquelle, précisément,
questionne les frontières établies entre le sensé et l’insensé, entre le raisonnable et
l’irrationnel. À travers non seulement des mots, mais des mots-gestes, des motsactes, des mots-affections, des mots-pratiques, cette instance d’énonciation élargit
ce qui est digne d’être vu et écouté, ce qui prétend faire partie du commun.
Cependant, il nous faut éviter de galvauder la « non-violence » des actions
politiques : la proclamation d’un moralisme pacifiste revient à nier une certaine
radicalité des conflits politiques. En premier lieu, il est nécessaire d’insister sur le
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
fait que les arguments politiques ne se réduisent pas à un simple échange discursif
entre interlocuteurs constitués sur des objets établis, dans une logique d’argumentation comme celle que promeut Habermas. Au contraire, les arguments politiques « sont à la fois ré-agencement de la relation entre la parole et son compte,
de la configuration sensible qui sépare les domaines et les pouvoirs du logos et de
la phoné, des lieux du visible et de l’invisible 11 ». À travers eux se met en scène un
conflit dans lequel ne se rendent pas simplement visibles et audibles des objets,
des sujets et des paroles qui ne l’étaient pas auparavant, mais dans lequel objets,
sujets et paroles se produisent en se rendant visibles et audibles, grâce au déplacement de certaines formes du dire et à l’utilisation de jeux de langage hétérogènes.
Ces arguments peuvent aussi s’exposer en gestes apparemment muets, qui de
toute manière ne sont pas séparables des actions. Mais les actions déploient un
sens, façonnent un espace d’intelligibilité et, en conséquence, s’efforcent d’être reconnues comme des manifestations signifiantes. Elles se donnent dans des paroles
de confrontation, qui accueillent l’impropriété et la contingence du sens. Et quoi
qu’il en soit, elles impliquent des corps capables de se modifier, de se mouvoir
autrement, d’interrompre les fonctions qui leur ont été assignées ; des voix qui se
font logos sans jamais cesser d’être des voix ; des corps qui deviennent parlants par
la matérialité des corps.
En suggérant de distinguer entre conflit politique et violence, je n’entends pas
défendre une « pureté de l’action », c’est-à-dire l’idée que les manifestations des corps
agissants, traversés par des rapports de force et marqués bien souvent par diverses
traces de violence, seraient des actions libres de toute réaction immédiate ou de tout
trait violent. Et je ne veux pas défendre cette idée, avant tout, parce que la force
même avec laquelle ces corps surgissent bien souvent peut être considérée, d’un certain point de vue (par exemple du point de vue de celui qui ne comprend pas ce
qui se joue ici parce qu’il le voit seulement depuis l’ordre établi), comme une forme
de violence : violence des gestes et des voix indignées, violence des mécanismes de
pression et du laisser-faire, violence du choc des forces. Il s’agit plutôt de souligner
qu’existe une série de conflits qui ne devraient pas être réduits à une pure violence
destructrice, même s’ils font irruption dans les ordres normatifs et s’ils ne se meuvent
pas dans un espace donné d’interlocution ; ou même s’ils font appel à une certaine
force ou coercition (par exemple à des blocages de voies de communication ou à
l’interruption d’activités et de services importants), voire à une violence physique 12.
11. J. Rancière, La Mésentente : politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 61.
12. Sans doute est-il aussi nécessaire de penser ici à une série de distinctions qui permettraient de rendre plus
complexe la question, mais que je ne saurais déployer ici faute d’espace. Ainsi, on ne peut pas mesurer dans
les mêmes termes le recours à une certaine violence physique défensive de la part d’une multitude qui a
207
Laura QUINTANA
208
Avec ces considérations, je cherche avant tout à souligner la complexité qui
surgit lors de la délimitation des frontières entre politique et violence. On peut
faire appel à la comparaison qui suit. Il ne fait aucun doute que les formes de
protestation des sans-papiers (occupations, grèves de la faim, interventions dans
les médias) qui rendent visible leur condition d’exclus et d’invisibilisés à travers
la formation de collectifs agissant dont l’enjeu est en premier lieu de reconfigurer
le langage qui parle d’eux arbitrairement (comme l’indique bien l’expression avec
laquelle ils se nomment eux-mêmes, celle de « sans-papiers », expression qui met
en cause celle de « illégaux » ou celle de « clandestins »), ces formes de protestation n’équivalent pas aux révoltes de rage et de ressentiment qui ont causé des
dégâts matériaux considérables dans les banlieues françaises. Mais ces dernières
ne peuvent pas non plus être considérées comme de simples actes de vandalisme
délinquants. Avec la violence physique dont elles ont usé, elles s’affrontent en
effet aux violences systémiques, objectives, produites à l’intérieur même de l’ordre
social, auxquelles s’exposent tous ceux qui refusent désespérément la marginalité économique et politique à laquelle ils sont voués 13. En ce sens, stigmatiser
ces expressions de rage et les qualifier de pures manifestations de délinquance,
revient à reproduire et à réitérer le même geste d’exclusion et de marginalisation
des mécanismes étatiques (sociaux, juridiques et policiers) qui ont produit ces
zones d’exclusion (cf. Merklen, 2012). On pourrait bien sûr se demander si ces
expressions, certes politiquement significatives puisqu’elles procèdent des problématiques liées aux frontières de ce qui est assumé en tant que « commun »,
peuvent cependant être vraiment considérées comme des manifestations politiques, dans la mesure où elles reproduisent la précarisation qu’elles cherchent à
rejeter. Mais on reconnaîtra dans ces révoltes, comme dans les manifestations de
« sans-papiers », ce qui caractérise une manifestation politique : à savoir qu’a lieu
avec elle un déplacement émancipateur des lieux, des identités et des fonctions.
adopté d’abord des formes symboliques de désobéissance, et les actes d’emblée agressifs de différents acteurs
armés ; et, comme le proposait Arendt, la violence de la réaction immédiate face à une injustice, du genre de
celle de Billy Bud, ne peut pas être comparée à la violence calculée, préméditée, fonctionnelle. Les pillages
des établissements commerciaux ne sont pas équivalents aux dommages matériels des centres de pouvoir
politique et économique symboliquement importants.
13. Le mot « banlieue » indique déjà un espace marginal, une « zone d’abandon social » (Biehl, 2007) : lieu où
les gens sont mis au ban de la cité, du centre de la vie politique et sociale. On peut évoquer ici le « bando »
d’Agamben (cf. Agamben, 1995, p. 34), qui peut être interprété non pas tant en termes d’inclusion-exclusion souveraine qu’en tant que politique de l’abandon, d’une vie « in bando (abbandonata e bandita) » qui
s’inclut dans l’ordre social et administratif de la ville pour être laissée à son sort, au même temps qu’elle est
stigmatisée comme une vie qui tend au crime.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
Action démocratique et institutions « démocratiques »
En soulignant cette conflictualité de la démocratie, je ne néglige nullement
que la démocratie est liée à un certain cadre institutionnel, et que cette relation
peut être pensée de diverses manières. De fait, il ne s’agit pas tant pour moi ici
d’insister sur la démocratie comme moment insurgeant, libertaire, anarchique,
qui interrompt l’ordre de l’État et excède complètement ses formes ; pas non plus
d’insister, à l’inverse, sur une conflictualité qui devrait s’inscrire complètement
dans l’ordre institutionnel, être entièrement conditionnée par celui-ci en trouvant
son accomplissement dans les structures sociales admises. Il s’agit bien plutôt
d’avancer que les institutions liées à la démocratie sont précisément celles qui
reconnaissent et se donnent dans « une relation active et renouvelée à leur propre
absence de fondement 14 », à leur propre anarchie, c’est-à-dire à leur absence
d’arkhé, en s’exposant au traitement polémique de leurs formes (critères, frontières, procédures). Ou, dit dans le langage plus arendtien qu’utilise E. Balibar :
« le défi qui met à l’épreuve la vérité des démocraties, c’est d’incorporer à l’institution son “contraire” : instituer la désobéissance comme dernier recours face à
l’ambivalence de l’État, qui se convertit en détracteur des libertés et des vies, en
même temps que son garant 15 ».
Cependant, ces considérations conduisent également à penser que l’authenticité démocratique réside dans ces manifestations ou dans ces actions qui peuvent
reconfigurer ou transformer l’institutionnalité dite démocratique, mais en la
dépassant, au sens où le pouvoir dit démocratique ne saurait jamais être complètement institutionnalisé dans une série de formes légales. On peut définir « l’institutionnalité démocratique » comme celle qui s’expose aux interventions qui la
contestent et révèlent la contingence de ses limites, et qui, donc, est également
affectée par ces interventions qui démontrent et inscrivent l’égale capacité de quiconque à participer politiquement. Mais par ailleurs, on doit convenir qu’aucune
institutionnalité ne peut s’identifier avec la démocratie puisque tout ordre institutionnel fixe des frontières, assigne des identités, et produit en fin de compte de
nouvelles formes d’exclusions et d’inégalités. C’est pour quoi elle s’expose chaque
fois à nouveau à des manifestations singulières dans lesquelles se démontre la
contingence de ses ordres. Si nous lions les deux choses, nous pouvons dire qu’une
institutionnalité est plus démocratique non pas quand elle prétend inclure le plus
14. J.-L. Nancy, Démocratie finie et infinie. Disponible en aôut 2011, La Fabrique : http://www.lafabrique.fr/
spip/IMG/pdf_extrait.pdf, 2009, p. 82.
15. E. Balibar, « Violence and Civility : On the Limits of Political Anthropology », Differences, Brown University
Press, vol. 20, n° 2 &3.
209
Laura QUINTANA
210
grand nombre et éliminer toute relation d’inégalité, mais quand elle reconnaît
qu’elle produit ces dernières et, par là-même, s’offre aux contestations qui rendent
manifestes ces relations d’inégalités.
À la lumière de ce qui a été dit, on peut affirmer que les actions démocratiques
ne visent ni une simple réforme des institutions établies ni la conquête ou la destruction des ordres institutionnels établis. Elles sont démocratiques en ce qu’elles
se produisent dans et par les confrontations avec ces ordres institutionnels, brisant
l’équilibre social qu’ils établissent par le moyen des hiérarchies, des exclusions et,
en général, des rapports d’inégalité en réduisant conjointement les espaces publics
de manifestation ou de contestation. Cependant, dans la mesure où ce cadre
institutionnel inscrit plus ou moins des formes d’égalité, sous l’effet des actions
politiques elles-mêmes, ces dernières peuvent se servir desdites formes d’inscription pour instruire les cas litigieux. Elles manifestent ainsi par leurs revendications mêmes le mode sous lequel les formes institutionnelles affectent également,
d’une manière ou d’une autre, cette égalité qu’elles inscrivent plus ou moins.
En ce sens, de telles « insurrections » se produisent en relation à « une loi ou un
ordre communautaire qu’elles reconnaissent de manière critique 16 ». Cette reconnaissance critique atteste également que de telles actions utilisent politiquement
les droits pour formuler des demandes d’égalité, déplaçant une compréhension
purement légale (ou légaliste) de ceux-ci, comme celle qui s’impose depuis les
représentations usuelles de l’État démocratique, en direction d’un usage qu’on
pourrait dire insurrectionnel du droit. Elles s’éloignent ainsi des modèles criticomarxistes pour lesquels les droits garantis par l’État de droit et, surtout, les droits
de l’homme sont de simples « formes » que leur contenu dément ou de simples
« apparences » destinées à occulter la réalité matérielle 17.
Dans la perspective d’une radicalisation de la démocratie, les droits, et surtout
les droits de l’homme peuvent en effet être mobilisés comme des « arguments »
permettant de construire des scènes de litiges et des raisons polémiques, en raison de leur polyvalence et de leur extériorité ou impropriété en tant que formes
écrites 18. Car si l’on peut vérifier ces textes chaque fois à nouveau dans des situations inédites et diverses, ils ne peuvent être pleinement réalisés dans aucun ordre
social ; ils ne peuvent s’incarner dans des formes d’être communautaires spécifiques ni dans des valeurs morales déterminées qui se prétendent universelles ; et
16. E
. Balibar, « Violence and Civility : On the Limits of Political Anthropology », op. cit., p. 25.
17. Voir J. Rancière, op. cit., p. 117.
18. I bid., p. 95.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
ils ne peuvent, enfin, être réduits à un sens unique, puisqu’en leur extériorité, ils
s’offrent à des appropriations multiples mais toujours impropres.
Sous cet angle, le droit entendu politiquement s’assume déjà toujours comme
excès au regard de l’ordre établi et, plus exactement, comme un « excès égalitaire »
qui permet d’exposer chaque fois à nouveau les torts fait à l’égalité. Démocratiser
le droit est aussi reconnaître, ce qu’avait fait Lefort, que le propre de la démocratie est d’ouvrir des scènes politiques sur lesquelles « s’engage une lutte entre la
domestication du droit et sa déstabilisation-recréation permanente 19 ». Bien sûr,
de telles luttes peuvent instituer de nouveaux droits, qu’elles ne se contentent
pas de reconfigurer mais qu’elles étendent, de même qu’elles renforcent les institutions établies. Mais le plus important est qu’elles permettent d’articuler des
revendications – revendications structurées sous la forme du « comme si » – à
partir desquelles une part des sans-part peut prendre la parole et se subjectiver, et
à partir desquelles se structurent des litiges dans lesquels le tort peut apparaître
d’une manière inappropriable.
En me plaçant dans cet horizon conceptuel, je propose d’examiner maintenant ce que peut signifier penser une démocratie exposée au conflit politique
dans une société telle que la société colombienne. Et dans quelle mesure certaines
formes de violence, qui selon les discours institutionnalistes sont liées à la faiblesse de la démocratie en Colombie – discours qui comprennent cette faiblesse
dans les termes d’un ordre consensuel réputé trop fragile pour l’intégration des
différences –, sont en réalité liées à l’immunisation des forces institutionnelles au
regard des interventions politiques qui outrepassent cet ordre consensuel.
DÉMOCRATIE ET CONFLIT EN CONTEXTE COLOMBIEN
Le 23 avril 2012 fut lancé à Bogota le mouvement « marche patriotique »
[MP]. On a calculé qu’entre 20 000 et 50 000 personnes avaient ce jour-là interrompu le trafic de divers quartiers de la ville de Bogota pour se rendre Place
Bolivar, la place principale de la ville qui ne commémore pas seulement la figure
emblématique du libérateur, figure centrale pour la mise en scène symbolique
du mouvement, mais qui, contiguë au siège du gouvernement national, réunit
en outre les principaux axes du pouvoir du pays : le Palais de justice, le Capitole
National, le siège de la Mairie de Bogota, et la Cathédrale Primada. Parmi les
manifestants se trouvaient des paysans venus de zones très éloignées du territoire
colombien, des déplacés, des étudiants et des indigènes, tous « déplacés » à leur
19. M
. Abensour, La Démocratie contre l’État : Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 168-169.
211
Laura QUINTANA
212
tour au regard des temps, fonctions et lieux qui leur sont ordinairement assignés,
afin de se manifester politiquement, de faire entendre les demandes de corps dans
le besoin, exposés à de multiples menaces pour leurs vies. Mais qui pour autant
ne réagissaient pas seulement à la nécessité immédiate. Bien au contraire, ce geste
de la manifestation politique proclamait que ces corps émettaient justement autre
chose que du bruit ou que la voix nue du plaisir et de la douleur.
De fait, cette intervention n’a pas rassemblé quelques acteurs dispersés, qui du
jour au lendemain auraient décidé de protester pour quelque chose ; elle a réuni
une multiplicité de formes d’association préexistantes soucieuses d’articuler des
propositions politiques. Selon l’un des leaders du mouvement, le germe se trouverait dans les mobilisations paysannes de 2008 et 2009 qui se sont répandues dans
tout le sud du pays pour protester contre les politiques antidrogues qui, avec la
fumigation des plantations de coca que n’accompagnait aucune politique viable
de cultures de substitution, menaçaient de laisser les paysans dans l’indigence.
Cependant, ces protestations ne se contentaient pas d’exiger de nouvelles mesures
de la part du gouvernement pour mettre fin à un état de pénurie ; c’étaient bien
plutôt des mobilisations dans lesquelles beaucoup de personnes exposaient leur
vie qu’elles défendaient, pour s’opposer à la manière dont ces politiques produisaient une exclusion du commun. MP fait référence à ces expériences et, en particulier, à l’Association Paysanne de la Vallée du Rio Cimitarra, déjà très consolidée,
qui représentait presque 30 000 paysans du Magdalena Medio. Cette association
a reçu des reconnaissances institutionnelles « pour développer des projets productifs pour les paysans au milieu des conflits armés 20 ». De la Marche patriotique
font également partie des leaders et des membres d’anciens partis politiques disparus, tout particulièrement du très affaibli parti communiste colombien, ainsi
qu’une petite fraction du libéralisme de gauche, et quelques membres de la défunte Union Patriotique, parti dont les leaders furent massacrés par les forces de
l’État et par des paramilitaires qui les accusaient d’être le bras politique des FARC.
Parmi les principales propositions du nouveau mouvement de gauche, on
trouve une résolution politique du « conflit social, politique, armé que vit la
Colombie », qui vise la solution d’une série de problèmes structurels à l’origine
du conflit, notamment la question de la redistribution des terres et la revendication des droits humains, avec une insistance spéciale sur les droits sociaux ainsi
que sur la reconnaissance des droits des victimes du conflit armé, en particulier
des victimes du terrorisme d’État. Il m’importe de souligner que pour promou20. Spécifiquement, ella a reçu en 2011 le Prix National de la Paix, attribué par le Programme des Nations Unies
pour le Développement (PNUD), FESCOL et les médias les plus importants du pays (cf. La silla vacía).
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
voir ces propositions – dont l’analyse mériterait à soi seule un texte entier – ce
nouveau mouvement se met en scène à travers de formes d’énonciation qui révèlent une articulation intéressante entre, d’une part, les manières traditionnelles
de comprendre la politique à l’aide des notions de « gouvernement », de « représentation », d’« unité », de « souveraineté » et d’« identité nationale » (mais aussi
de genre, d’ethnie, et de culture), et d’autre part, des manières alternatives de
penser la politique et avec elles l’espace du commun, en accentuant les formes de
participation d’une diversité d’acteurs sociaux qui, au lieu de l’unifier, divisent
le peuple et lui permettent d’outrepasser ses formes d’identification ethnique,
sociale ou culturelle. C’est-à-dire une manière de penser la politique qui reconnaît l’importance qu’il y a à mettre en scène, politiquement, les conflits, au lieu
de chercher uniquement à les gérer et les gouverner.
C’est ainsi que le mouvement affirme qu’il travaillera pour « le peuple colombien et son unité à partir de la reconnaissance de son caractère souverain » (il insiste
donc sur la nécessité de défendre une institution comme celle de l’État souverain).
Mais pour y parvenir, il s’appuie sur le renforcement « de toutes les formes d’organisation engagées dans cet objectif, qu’elles soient des organisations politiques, sociales, corporatives, sectorielles, de genre ou ethniques », « en ayant comme principe
directeur le respect de la diversité, le travail de base et la mobilisation sociale » (il
semble reconnaître une division du peuple qui ne serait pas soluble dans l’espace du
consensus libéral et néolibéral). En outre, cette organisation populaire revendique
l’« autodétermination », qui suppose la possibilité d’accéder au « gouvernement de
la patrie », afin d’arracher les rênes de celle-ci à des « élites qui ne représentent pas
les intérêts des majorités, mais uniquement ceux des grands groupes économiques
et des puissances étrangères ». De cette manière, face à une politique de gestion,
assimilée à la rationalité du néolibéralisme – laquelle produit et administre aussi
des zones d’abandon social où sont confinées les populations maginalisées –, on
promeut un modèle de politique démocratique
dans lequel les organisations civiques et populaires jouent un rôle déterminant, par opposition
aux modèles néolibéraux d’ordonnancement associés à la marchandisation des territoires et des
communautés, modèles qui impliquent la marginalisation, le déracinement, la dépossession et
le déplacement urbain des ceux qui ont été déjà appauvris 21.
Nous rencontrons là un nouveau mouvement politique de gauche qui « s’annonce » à travers la « mobilisation sociale », qui surgit d’elle et la promeut comme
l’un de ses principes directeurs, mais qui en même temps prétend se transfor21. Cf. http://www.marchapatriotica.org/index.php?option=com_content&view=article&id=46:platafor
ma-de-lucha&catid=60:plataforma-de-lucha&Itemid=109.
213
Laura QUINTANA
214
mer en organe de représentation et d’unification de ceux qui se mobilisent ; une
organisation qui, alors même qu’elle défend de nouvelles pratiques et manières
d’être-en-commun, ne nie pas sa « vocation au pouvoir », c’est-à-dire sa prétention d’accéder aux organes du pouvoir exécutif et législatif. On aurait donc à
faire là à un mouvement qui pense que la démocratie ne peut pas se réduire à la
logique du gouvernement et de la gestion, mais qui en même temps revendique
d’autres formes de gouvernement pour s’opposer au gouvernement de la gestion.
De la même façon, il est intéressant de noter comment ce discours prend ses distances avec la critique marxiste des formes institutionnelles, en tant que formes
idéologiques, simples apparences, pour se servir de celles-ci, en particulier du
discours des droits humains fondamentaux et des droits sociaux. Il ne s’agit pas ici
d’un positionnement stratégique mais de la défense de propositions divergentes
au regard des politiques publiques existantes. Ou, dans les termes adoptés dans
la première partie de ce texte, du déplacement d’un usage purement légaliste du
droit destiné à construire, à partir de celui-ci, des arguments polémiques visant à
reconfigurer les limites établies de l’espace public de participation et de ses objets.
En même temps, le discours n’abandonne pas le langage « révolutionnaire » traditionnel qui vise la réalisation d’un projet de société nouvelle, lequel part d’en bas
et vise, sur des bases plus inclusives, à refonder la « patrie » entendue comme une
communauté d’appartenance. Pourtant, on pourrait dire aussi qu’il s’accommode
également d’un certain réformisme, dans la mesure où on restreint l’« effectivité »
des formes d’action non étatiques à la simple reconfiguration de certaines structures étatiques.
À retracer cette tension, on ne saurait manquer de noter que, dans ce cas
comme dans d’autres que l’on a connu récemment en Amérique latine, le discours de la souveraineté et de la représentation, si problématique sous certains
aspects, a cependant un effet disruptif au sein de l’ordre consensuel actuel. Il semblerait en effet que face aux évidences de la science économique et des décisions
des experts qui s’ajustent à celles-ci, la référence à ces concepts indique d’autres
manières d’interpréter la réalité qui questionnent l’« objectivité » de celle-ci que
l’on assume comme déjà donnée. Et, pourtant, l’assomption de la souveraineté
reste problématique, ainsi que ce qu’elle implique, si on la pense en relation avec
la démocratie plurielle et conflictuelle que ces mouvements revendiquent.
Il me semble alors qu’un mouvement comme celui de la MP ouvre des questions intéressantes pour la réflexion contemporaine sur la démocratie, surtout
lorsque l’on s’efforce de la comprendre en tant qu’espace exposé au conflit, au sens
où nous l’avons dit dans la première partie de ce texte. En particulier, cela nous
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
confronte à l’alternative suivante : dans quelle mesure l’insistance sur la division,
la pluralité, la confrontation, l’excédance vis-à-vis de toute forme institutionnelle,
organisationnelle et juridique, ne dépouille-t-elle pas les modes d’intervention
politique de leur efficacité, c’est-à-dire de leur capacité à produire des transformations significatives au sein des réalités sociales ? Et en même temps, dans quelle
mesure l’insistance sur l’unité et sur l’efficacité institutionnelle n’ôte-t-elle pas à
ces interventions leur capacité critique à rendre visible ce qui excède toujours tout
ordre institutionnel donné ?
Ces questions ne se trouvent pas déconnectées de la question initiale qui motive ce texte, celle qui porte sur les effets de la violence développés lorsqu’un ordre
institutionnel cesse de s’exposer à la contestation issue de la protestation et de
l’action politique en général. Jusqu’à un certain point, ces formes de protestation
excèdent les mécanismes institutionnels établis pour la participation politique,
mais ce n’est pas pour cela qu’elles doivent être comprises comme des manifestations violentes. Un paradoxe se rend ainsi visible, sur lequel nous reviendrons
plus tard : c’est précisément par la tentative de contenir une violence présumée
pouvant se produire dans les manifestations sociales disruptives, en principe non
violentes, que l’on crée d’autres formes de violence. Pour le moment, il m’importe
de remarquer que l’interrogation sur l’« effectivité » de l’action politique émerge
de manière visible dans le contexte particulier de la Colombie dont l’histoire est
traversée par de multiples formes de manifestations et de mobilisations politiques
non violentes qui ont apparemment été fort peu efficaces pour transformer visiblement les réalités dénoncées, ou qui se sont elles-mêmes transformées – pour
des raisons diverses et en partie à cause de leur présumé « manque d’efficacité »
transformatrices – en manifestations violentes.
Selon le célèbre historien des mouvements sociaux de la Colombie, Mauricio
Archila, cette question de l’effectivité serait très liée au problème de l’organisation. Elle exigerait en réalité de reconnaître qu’ont eu lieu dans le pays de multiples formes de protestation destinées à « exprimer des demandes explicites » ou
à « faire pression sur l’État, sur les entités privées ou sur les individus » qui, bien
qu’en produisant des effets ponctuels en ce qui concerne des décisions gouvernementales, n’ont pas réussi à donner vie aux mouvements sociaux ou « aux actions
sociales collectives, plus ou moins permanentes, cherchant à s’opposer aux injustices, aux inégalités ou aux exclusions et qui tendaient ainsi à devenir des propositions dans des contextes historiques spécifiques » visant à une transformation
plus grande de l’espace du commun. Les raisons de ne pas avoir atteint une plus
grande capacité d’organisation et d’effectivité tiendraient à ses yeux au fait que
215
Laura QUINTANA
les acteurs sociaux du pays auraient été exposés à diverses formes de violence de
l’État, de groupes insurgés et de groupes paraétatiques, et au fait qu’ils n’auraient
pas réussi à trouver une certaine autonomie, aussi bien vis-à-vis des mécanismes et
des instances étatiques que vis-à-vis des acteurs armés 22. Il ne faudrait cependant
pas perdre de vue, selon lui, les bénéfices de ces diverses formes de protestation et
leurs potentialités démocratiques :
Il ne faut pas oublier qu’ordinairement les mouvements sociaux ne renversent pas les gouvernements mais cherchent à satisfaire leurs besoins dans le cadre de la société actuelle, ce
qui implique la négociation et la concertation. Aussi se conduisent-ils selon leur inclination
démocratique à faire valoir leurs revendications par voie du consensus, et non par le recours aux
armes, en élargissant autant que possible les cadres institutionnels 23.
216
Il me semble, pourtant, qu’un mouvement comme celui de MP paraît répondre, et en même temps s’exposer, aux difficultés et aux expectatives que souligne un discours comme celui d’Archilla : il s’agit d’un mouvement qui ne cherche
pas simplement à protester pour exiger de l’État certaines mesures ou certaines
politiques, mais qui prétend se constituer dans une action collective permanente,
à caractère propositionnel, susceptible de reconfigurer les cadres institutionnels.
Pour parvenir à une telle effectivité, il revendique son autonomie face aux acteurs armés comme à certains des canaux institutionnels traditionnels d’expression politique, en recherchant une organisation représentative qui parte d’en bas
et rompe avec la verticalité des structures des partis traditionnels. Ceci montre
d’une part, qu’il s’agit d’un mouvement qui ne réagit pas simplement face à la violence qui traverse l’histoire colombienne, en devenant simplement réformiste ou
en utilisant une contre-violence, mais qui, dans sa prétention d’autonomie, essaie
de rompre avec cette causalité de la violence dans laquelle une vision comme celle
d’Archila pourrait laisser enfermés les mouvements sociaux. D’autre part, MP
n’essaie pas de satisfaire à ses revendications par voie du consensus, pour ainsi
élargir les marges institutionnelles actuelles ; le mouvement cherche au contraire
à se servir de ces mêmes marges pour se manifester de manière « dissensuelle » et
faire valoir des arguments qui brisent l’ordre consensuel donné, pour lequel le
discours de la souveraineté et de la représentation populaire est une pure rhétorique électorale en regard de la réalité des lois du marché. Et cela même, si nous
reprenons l’alternative bien discutable proposée par Archila entre « consensus »
22. M. Archila et O. Fals Borda, Movimientos sociales, Estado y democracia en Colombia, Bogotá : Universidad
Nacional de Colombia, Centro de Estudios Sociales, Instituto Colombiano de Antropología e Historia,
2001, p. 18-19.
23. M. Archila, Idas y venidas, vueltas y revueltas : protestas sociales en Colombia, Bogotá, Instituto Colombiano de
Antropología e Historia : Centro de Investigación y Educación Popular, 2005, p. 457.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
ou « imposition armée », le rend suspicieux. Il semblerait qu’en Colombie, du
moins dans certains secteurs assez influents, les formes de manifestation « dissensuelle », même lorsqu’elles insistent sur la non-violence, ne peuvent qu’être liées
avec le soulèvement violent.
De fait, MP a été comparé avec la « Unión Patriótica » (Union patriotique – UP), le parti qui dans les années 1980 émergea du sein des FARC 24 au
cours d’un processus de paix infructueux initié à cette époque avec ce groupe
guerrillero, et qui, bien qu’ayant essayé de se départir du discours légitimateur de
la violence politique et de la théorie de la « combinaison de toutes les formes de
lutte », serait resté pour le moins ambivalent à ce sujet aux yeux de plusieurs historiens de tendances politiques différentes. Cette ambivalence l’aurait conduit à
être la cible d’une sale guerre de la part de forces étatiques et paraétatiques qui, en
l’associant aux actes violents, justifièrent leur extermination. Faire ce rapprochement entre MP et UP et faire dériver ensuite de ce rapprochement un lien entre
ceux-ci et les FARC, indique quelque chose de plus qu’un simple soupçon bien
intentionné. Ce rapprochement, est en lui-même une stigmatisation qui produit
comme effet non seulement que MP est transformée en objet d’attaques et que
des nouvelles formes de violence menacent son existence, mais également que son
discours et ses pratiques politiques sont d’une certaine manière délégitimés. Alors
que les membres de ce mouvement essaient de se constituer en acteurs, exposant
publiquement une série de revendications qui élargissent et transforment ainsi
l’espace public donné, ceux qui les rapprochent des FARC prétendent que tout
cela n’est qu’une manière différente de poursuivre la guerre par d’autres moyens,
afin de neutraliser ainsi les possibilités politiques de cette organisation émergeante. C’est comme si l’on disait : « ils n’ont rien de raisonnable ou d’acceptable
à dire, car en réalité leur discours pacifiste ne sert qu’à cacher le souci d’acteurs
violents d’accéder au pouvoir par d’autres voies ». Cela enclenche une spirale dans
laquelle nous continuons à nous mouvoir. En effet, cet argument, qui a miné la
signification politique des mouvements sociaux et des protestations politiques,
pour les réduire à des formes voilées de violence, peut porter avec lui de nouvelles
formes de violence. Non seulement parce qu’il introduit ces manifestations dans
le domaine de la guerre et les expose donc à la menace et à la destruction, mais
parce qu’il nie également la possibilité qu’un conflit social, qui s’est à un moment
déployé dans la violence, puisse se mettre en scène politiquement. En refusant de
cette façon l’émergence d’un conflit politique, un cadre institutionnel « obsédé »
24. « Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia » (Forces armées révolutionnaires de Colombie).
217
Laura QUINTANA
218
par l’ordre social ou l’intégration consensuelle des différences peut contribuer
à sa transformation en un conflit violent. Qui plus est, même si MP avait des
liens avec les FARC, ne serait-ce pas un signe appréciable que ce groupe essaye
d’autres formes de participations, non-violentes ? En revanche, le fait de refuser un espace possible à ces manifestations et le fait de les exposer à la menace
de leur destruction nourrit les justifications que l’on rencontre souvent parmi
l’insurrection pour le soulèvement violent. Si nous nous arrêtons par exemple sur
une sorte de manifeste de UP, qui reconnaît son rapport avec la lutte armée des
FARC 25, on constatera que pour ce groupe l’usage des armes fut la seule option
qui lui restait lorsque les mouvements ouvriers et paysans ne trouvèrent aucune
autre forme d’expression de leurs demandes, soumis au silence et détruits qu’ils
étaient, constamment, dans une histoire qui pour ce groupe remonte à un trou
noir dans la mémoire du pays – et pourtant toujours rappelé – celui du « massacre des bananières 26 ».
Le fait que MP aspire à se transformer en un parti politique et revendique
également un langage qui rapproche non sans tension ses revendications démocratiques d’une certaine logique du gouvernement, n’est pas alors étranger à cette
conjoncture. C’est comme si dans ce cas-là, la vocation institutionnaliste surgissait
précisément de quelques formes d’action revendiquant d’être en excès sur toute
institutionnalité donnée. Et comme si, avec cette prétention institutionnelle, le
mouvement essayait de créer les conditions pour pouvoir modifier le cadre actuel
de consensus, en ouvrant un espace formellement garanti pour y présenter certains
types d’arguments couramment rejetés en tant que simple bruit de l’ignorant qui
ne peut rien dire de raisonnable ou de l’insurgé qui s’exprime par la force et sans
arguments raisonnables. Pour mieux éclairer cet aspect, on peut se tourner vers
l’Association Paysanne de la Vallée du Rio Cimitarra : une organisation qui fait
partie de MP et qui, malgré le fait d’être reconnue institutionnellement en raison de
ses efforts pour créer des pratiques sociales et productives qui seraient une réponse
positive aux situations de violence, a été récemment cataloguée comme liée aux
forces d’insurrection, en particulier aux FARC. Ceci est dû, semble-t-il, au fait que
cette association a participé récemment à une initiative en faveur d’une issue politique du conflit soulevé par le problème crucial de la terre et pour une discussion
de la loi de restitution des terres (promulguée par le gouvernement) dans les termes
25. Voir Unión patriótica y poder popular, Bogotá : Ediciones CEIS, 1986.
26. Il s’agit du massacre commis par les forces armées de l’État, d’un groupe considérable de manifestants
ouvriers syndicalisés, réunis l’année 1928 à Ciénaga (Magdalena) pour soutenir une grève initiée contre les
déplorables conditions de travail de la compagnie nord-américaine United Fruit Company.
DÉMOCRATIE, CONFLIT, VIOLENCE
d’« un projet alternatif, fondé sur un processus construit à partir des bases sociales
des organisations paysannes, encadré, entre autres choses, par la perspective de participation, de souveraineté alimentaire, de la réforme agricole, de l’agro-écologie, et
de l’accès et de la jouissance effective des droits 27 ».
Si l’on considère que dans le pays de multiples communautés et formes d’actions ont émergé – lesquelles, sans attendre les décisions gouvernementales et sans
s’en tenir à certaines formes institutionnelles, ont tenté de rompre avec les formes
de violence para-étatiques, étatiques et insurrectionnelles, et ont été constamment menacées et exposées à ces violences – on comprend alors que nombre de
ces mouvements prétendent s’accomplir concrètement en défendant un projet
politique qui, comme MP, vise à prendre position dans les centres du pouvoir où
les décisions se prennent et où les politiques publiques se décident. Pour autant,
emprunter cette voie reste problématique. On finit par identifier toute transformation véritable de la réalité à la possibilité d’accéder à l’ordre du gouvernement.
Il en découle que le mouvement émergeant peut perdre en partie son potentiel
critique. Il pourrait perdre de vue que l’efficacité des mouvements sociaux est en
grande partie liée à la manière dont leur irruption peut altérer le tissu des relations
sociales, en défaisant « les séparations rigides entre le privé et le public, entre le
social et le politique 28 », et en modifiant la manière dont l’un et l’autre prennent
en charge les problèmes qui surgissent entre eux, sans attendre que ces transformations aient à venir d’en haut, de certaines instances du gouvernement. Ainsi,
ce qu’un mouvement comme MP risque d’oublier, c’est le pouvoir même qui lui
a donné la vie, et aussi, avec lui, son incapacité à représenter la société comme si
elle était une totalité. Peut-être peut-on apercevoir d’emblée ce danger à travers la
rhétorique même de ce mouvement : dans la prétention que porte le projet social
de pouvoir parler, finalement, au nom de tous les marginaux, et de réaliser un
idéal de justice sociale.
MP fait alors apparaître un dilemme et, peut-être, une certaine impasse pour
les mouvements sociaux en Colombie : s’ils avancent uniquement dans le sens
d’une confrontation de la logique du gouvernement, ils peuvent être facilement
invisibilisés par les gouvernements et les instances institutionnelles qui sont immunisés devant des actions qui ne se contentent pas d’être réformistes ; mais si les
mouvements sociaux décident de jouer la logique du gouvernement, pour résister
de façon organisée à cette invisibilisation, ils risquent de finir par s’assimiler à
cette logique et par perdre leur capacité critique. De mon point de vue, comme
27. Voir : http://www.prensarural.org/acvc/.
28. M. Archila et O. Fals Borda, Movimientos sociales, Estado y democracia en Colombia, op. cit., p. 457.
219
Laura QUINTANA
220
j’ai tenté de le montrer tout au long de ces pages, cette impasse provient de la singularité de la situation colombienne, et suppose de reconnaître la longue histoire
de violence de ce pays, laquelle n’est pas étrangère aux obstacles que les instances
d’intervention non étatiques ont rencontrés dans leur tentative de modifier, reconfigurer et permettre le redéploiement d’une institutionnalité et d’une société
davantage exposées à la démocratie.
Ces considérations me reconduisent, pour terminer, au questionnement qui a
servi de fil conducteur à ce texte. Les réflexions antérieures ont permis de mettre
en évidence que la Colombie n’a pas réussi à déployer des espaces publics de
confrontations qui excèdent les formes de participation institutionnellement
reconnues et qui pourraient avoir une incidence sur l’institutionnalité même,
sans s’y restreindre, en laissant voir ses formes d’inégalités, ses violences et ses
mécanismes d’exclusion. J’ai voulu suggérer que ce qui nous manque – pour parler aussi, en Colombie, d’un processus démocratique – ce ne sont pas les politiques publiques qui tendent à convertir en victimes ceux qui ont été invisibilisés.
Ces politiques fonctionnement simplement à partir de dispositifs de « reconnaissance-inclusion » dans lesquels la diversité est incluse dans un même espace
consensuel, mais qui en réalité rejettent la possibilité que les acteurs mêmes exposent le tort qu’ils ont subi, se déplaçant des lieux auxquels ils ont été assignés
pour modifier la manière dont ils sont perçus et inclus par ceux qui les voient
comme des victimes d’un conflit étranger. Ce qui nous manque en partie, c’est
une visibilisation accrue des formes d’intervention, qui n’a certes pas été sans
exister dans le pays, dans lesquelles le tort – tant de torts auxquels nous nous
sommes habitués dans notre contexte – puisse apparaître dans son irréductible
conflictualité. Peut-être qu’avec tout cela, ce qui manque, c’est l’invention de
formes de relations qui puissent prendre en compte les divisions qui traversent
toute communauté ; de manières d’être qui nous permettent d’accepter comme
nôtres les problèmes des autres qu’on continue d’assumer comme simplement
autres ; de formes de coexistence plus disposées à être interpellées et altérées par
les litiges d’anonymes qui se refusent à être dénombrés.
CRITIQUES
QUAND LA RECHERCHE LITTÉRAIRE
REDÉCOUVRE LES ÉMOTIONS
Jean-Baptiste MATHIEU 1
223
À propos de : L’émotion, puissance de la littérature?, textes réunis et présentés
par Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen, Pessac, PU de Bordeaux, 2013.
L’émotion, puissance de la littérature ?, dernière livraison de la revue Modernités,
témoigne du regain d’intérêt de la recherche littéraire pour un thème fort ancien
de la réflexion sur la littérature : celui de la représentation des émotions dans les
œuvres littéraires, et de l’éveil des émotions par les œuvres littéraires. Dans leur
introduction, les deux éditeurs du volume, Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen,
attribuent le passage de ce thème par le purgatoire de la recherche au « dédain
[…] pour des problématiques apparaissant comme insuffisamment formalistes
et trop “psychologisantes” » (p. 5) qu’affichaient les littéraires il n’y a pas si longtemps. C’est « en profitant de cadres descriptifs et de vocabulaires capables de
rendre compte du travail des émotions – que ceux-ci soient issus de l’ancienne
rhétorique des passions et de son analyse du movere, de la philosophie morale, de
la phénoménologie, de l’anthropologie ou des sciences cognitives 2 » (ibid.) que
ces mêmes littéraires – une partie d’entre eux en tout cas – ont échangé le dédain
pour l’intérêt.
1. Jean-Baptiste Mathieu est un ancien élève de l’ENS (Ulm), professeur agrégé de lettres et membre du conseil
de rédaction de Raison publique.
2. Ne faudrait-il pas ajouter à cette liste l’esthétique philosophique de tradition analytique, dont l’un des
problèmes favoris fut (et demeure ?) celui des émotions relatives à la fiction ? Pour un aperçu, en français, de
la production analytique sur cette question, on consultera avec profit l’anthologie de Jean-Pierre Cometti,
Jacques Morizot et Roger Pouivet intitulée Esthétique contemporaine. Art, représentation et fiction, publiée chez
Vrin en 2005.
Jean-Baptiste MATHIEU
224
Comme nombre de volumes collectifs, L’émotion, puissance de la littérature ?
réunit des articles fort divers, dont il peut sembler difficile, une fois constaté
l’intérêt de chacun d’entre eux, de dégager des orientations pour un examen
méthodique des rapports entre la littérature et les émotions. Bien évidemment,
Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen, dans leur introduction, posent un certain
nombre de questions qui définissent les contours d’un programme de recherche.
Mais entre ce programme et les articles qui viennent après, il n’y a pas nécessairement correspondance. Dans ce qui suit, je m’efforcerai de dégager les lignes de
force qu’il m’a semblé pouvoir repérer dans la douzaine d’articles dont se compose
L’émotion, puissance de la littérature ?
« Comment évaluer l’incidence sur nos comportements des savoirs produits ou
des exemples instanciés par la littérature sans prendre en compte leur puissance
d’affection ? » (p. 5-6) : telle est l’une des questions posées par Emmanuel Bouju et
Alexandre Gefen. Sandrine Darsel, dans son article intitulé « Imagination narrative, émotions et éthique » (p. 13-33), et Frédérique Leichter-Flack, dans son article
intitulé « Une question de vie ou de mort ? Des usages éthiques de l’émotion dans
la fiction » (p. 101-115), prennent en compte cette interrogation. Elles tâchent de
penser, directement pour l’une, indirectement pour l’autre, le rôle des émotions
dans la relation de l’œuvre au lecteur, et du lecteur à l’œuvre, dans la perspective de
la contribution de la littérature à la formation et la réflexion morales.
Ce problème, Sandrine Darsel l’aborde en philosophe – une philosophe dont la
référence dominante est l’esthétique analytique. Restreignant son propos, selon ses
propres termes, aux « œuvres d’art narratives » – catégorie dont relève une grande
partie des œuvres littéraires –, elle envisage la relation du lecteur d’un roman à ce
roman, du spectateur d’un film à ce film, comme une « performance morale ».
Ce qui compte n’est pas tant le contenu moral des œuvres que « [l’]affinement de
nos concepts moraux par l’expérience des œuvres d’art et [l’]éducation des facultés
par l’expérience attentive des œuvres d’art » (p. 23). Les émotions sont impliquées
dans cette performance – des émotions qui, pour être suscitées par des fictions,
n’en sont pas moins authentiques, et qui sont « un moyen de comprendre l’œuvre
d’art » (p. 27). C’est tout particulièrement le cas lorsqu’il y a discordance entre la
réponse émotionnelle appelée par les caractéristiques de l’œuvre, et la désirabilité
morale de cette réponse. Sandrine Darsel observe que « les œuvres d’art qui proposent des géographies éthiques divergentes, problématiques, ne sont pas dénuées
de valeur morale, au sens où elles mobilisent justement ces tensions émotionnelles
et cognitives en général » (p. 28). De son côté, Frédérique Leichter-Flack interroge les « usages éthiques de l’émotion dans la fiction » à partir de trois exemples :
QUAND LA RECHERCHE LITTÉRAIRE REDÉCOUVRE LES ÉMOTIONS
dans Quatre-vingt treize, la volte-face du très royaliste marquis de Lantenac, qui
sauve de la mort par le feu les trois enfants qu’il détenait dans la forteresse de
la Tourgue, incendiée par l’un de ses hommes tandis que lui-même prenait la
fuite – et se jette ainsi dans les bras de ses ennemis républicains ; dans Les Justes,
le renoncement de Kaliayev à jeter sa bombe sur la calèche du Grand-duc, parce
que s’y trouvent également les jeunes neveux de celui-ci ; dans Les Misérables, le
discours de Combeferre, sur la barricade condamnée, appelant ses camarades, au
nom de la pitié, à désigner les hommes utiles chez eux et qui pourront fuir, plutôt
que de se résoudre à ce que tous meurent pour leur idéal républicain. Lantenac,
ému par le sort des trois enfants au point de leur sacrifier la poursuite de son combat et sa propre survie, sème le trouble dans l’esprit de son adversaire, le républicain
Gauvain, qui, au terme d’une longue délibération, « va libérer Lantenac au prix de
sa propre vie » (p. 108), afin de hisser la Révolution « à la hauteur morale à laquelle
Lantenac a hissé sa cause » (p. 107). L’émotion suscitée par le geste de Lantenac a
fonctionné comme « un déclencheur de délibération éthique et politique » (p. 108).
Cet exemple trouve son prolongement dans ceux que Frédérique Leichter-Flack
tire des Justes et des Misérables où, selon son analyse, le renoncement de Kaliayev
comme l’appel à la pitié de Combeferre perturbent le raisonnement politique et
témoignent du « progrès moral précieux » que constitue « l’objection émotionnelle » : « En rendant inconfortable l’action qu’on vient de décider, sans pour
autant la paralyser, le scrupule rend conscient de son inéluctable imperfection,
c’est-à-dire aussi de sa constante perfectibilité » (p. 114). Certes, la perspective de
Frédérique Leichter-Flack est d’abord celle d’un examen de la valeur morale de
l’émotion via des exemples littéraires 3 ; mais son article pose également la question du rôle de l’émotion dans l’impact moral de la fiction littéraire sur le lecteur,
dans la mesure où les émotions comme les raisons des personnages le concernent.
L’aventure intérieure des personnages est d’une certaine façon la sienne, le temps
de la fiction – et même après.
Le problème de l’interaction émotionnelle entre l’œuvre littéraire et le lecteur, et de sa portée morale, n’est cependant pas la préoccupation centrale de la
majorité des articles réunis dans L’émotion, puissance de la littérature ? Par contre,
plusieurs d’entre eux mettent l’accent sur la connaissance des émotions que nous
3. Elle oppose d’ailleurs curieusement l’attention que l’on peut prêter à l’émotion dans la réalité d’une part, le
temps de la lecture d’autre part : « Et si – sur le point d’agir dans le réel – il faut se méfier de cette mauvaise
conseillère, dans la littérature, on peut se permettre d’écouter ce qu’elle a à nous dire » (p. 114). N’est-ce
pas reconduire une conception, vigoureusement battue en brèche dans la philosophie contemporaine, de
l’émotion « supplément d’âme », absolument distincte de la rationalité ? Et quel sens cela aurait-il de l’écouter
le temps de la lecture, si c’est pour n’en tirer aucune conséquence pratique ?
225
Jean-Baptiste MATHIEU
pourrions retirer des œuvres littéraires, ou sur la réflexion que celles-ci peuvent
mener au sujet des émotions. C’est le cas, exemplairement, de l’article de JeanPierre Martin intitulé « Ces émotions à fleur de peau, sans nom pour les désigner » (p. 73-83). Dans ce texte aux accents de manifeste, Jean-Pierre Martin,
s’autorisant des exemples de Proust et de Nathalie Sarraute, revendique pour la
littérature le rôle de dire des émotions ce que n’en peuvent dire les sciences humaines et leurs classifications 4 :
il me paraît souhaitable, plutôt que d’aligner la littérature sur un discours et un savoir préexistant (psychologique ou sociologique), de l’envisager comme une tentative de penser dans une
forme telle qu’elle exprimerait ce qu’on ne peut dire dans le langage des sciences humaines,
comme une manière d’exprimer le reste, le laissé pour compte, comme un désir de ne pas se
laisser enfermer dans le code des expressions qui en prédéterminent la cartographie. (p. 74)
226
La force de la proposition de Jean-Pierre Martin, c’est de reconnaître un rôle
cognitif à la littérature ; sa faiblesse, c’est de le déduire de l’attention spécifique de
la littérature au langage, tout en définissant la littérature comme la conscience des
pièges et des insuffisances du langage : formulation paradoxale qui, pour n’être
pas originale, n’en a pas pour autant la force de l’évidence. On pourrait aussi
bien dire que la littérature offre la représentation d’émotions plus complexes, plus
sophistiquées que celles répertoriées par les classifications scientifiques 5. Martine
Boyer-Weinmann est très proche de Jean-Pierre Martin lorsque, dans son article
« Thymotique d’une passion ordinaire : en quoi la colère est-elle littérairement féconde ? » (p. 85-99), elle propose « d’envisager la littérature comme une anthropologie émotive des conduites humaines et de leur ambivalence, et aussi comme
une lexicologie ou un traité du style des affects : un déplacement des termes convenus, doxiques, pour désigner des sensations ou tropismes plus complexes, une
syntaxe et une rhétorique des émotions mimétiques des nuances en jeu (immédiateté, acuité, percussion, affleurement nerveux, écorchure, électrocution…) »
(p. 87) – l’énumération finale n’est cependant pas des plus éclairantes. L’article de
Martine Boyer-Weinmann porte sur la colère, émotion retenue « pour l’évidente
raison que notre proche xxe siècle en fut tout embrasé, voire calciné » (p. 85), et
dont elle affirme qu’il existe une « pensée poétique », par exemple chez Artaud ou
Michaux, comme une « pensée romanesque » (p. 86), par exemple chez Musil ou
Nizan. Il est alors dommage que l’essentiel de son texte commente l’Esquisse d’une
4. En ce sens, son article s’inscrit dans l’effort contemporain pour redéfinir l’intérêt de la littérature et lui
garantir un avenir scolaire et universitaire.
5. Je reprends cette idée à Roger Pouivet, mais le lieu de son expression m’échappe.
QUAND LA RECHERCHE LITTÉRAIRE REDÉCOUVRE LES ÉMOTIONS
théorie des émotions de Sartre, Le Neutre de Barthes, et Colère et temps : essai politico-psychologique de Peter Sloterdijk, plutôt que les auteurs d’abord mentionnés.
L’idée que la littérature peut être le vecteur d’une connaissance des émotions
et d’une réflexion sur les émotions se retrouve dans les articles moins programmatiques de Jenefer Robinson et Anne Vincent-Buffault. Celui de Jenefer Robinson s’intitule « L’empathie, l’expression, et l’expressivité dans la poésie lyrique »
(p. 119-129). Elle y propose une définition de la poésie lyrique – en tout cas de
la poésie lyrique romantique : « Si le poème lyrique est un bon poème, il invite
la lectrice non seulement à partager les émotions exprimées à travers le poème,
mais aussi à réfléchir aux émotions qu’il évoque » (p. 120). Pour que le partage
des émotions s’opère, il faut que le poème dispose le lecteur à l’empathie avec
le « je » qui s’exprime dans le poème. Ce sera le cas si le poème est expressif.
Jenefer Robinson définit l’expressivité comme « la manière d’exprimer une émotion », précisant qu’« en général, les gestes et les mots les plus expressifs sont
ceux qui réussissent le mieux à communiquer une émotion aux autres » (p. 123).
Elle ajoute : « Ce que je veux soutenir, c’est que les mots et les gestes les plus
expressifs sont ceux qui réussissent à clarifier l’émotion qu’ils expriment – ou
qu’ils semblent exprimer – en communiquant un certain « effet que cela fait » de
ressentir cette émotion » (ibid.). À suivre Jenefer Robinson, le bon poème lyrique,
le poème lyrique expressif, transmet à son lecteur la connaissance des émotions
qu’il exprime, sur le mode non du « savoir que » mais du « savoir comment ».
Ces émotions sont des émotions individualisées : « Dire “Je suis triste” ou “J’en ai
marre”, c’est généraliser ; c’est catégoriser l’émotion avec un mot, “tristesse” par
exemple. Mais le poème qui exprime une émotion décrit cette émotion d’une
manière très individuelle ; il distingue la tristesse de Lamartine de toute autre
tristesse au monde » (p. 122). Différents poèmes de différents auteurs exprimant
la tristesse transmettraient donc la connaissance de différentes modalités de cette
émotion. L’article d’Anne-Vincent Buffault : « Sensibilité et insensibilité : des
larmes à l’indifférence » (p. 51-72), a quant à lui pour sujet la contribution de la
littérature à l’histoire des émotions, envisagée à travers deux exemples : le passage
du xviiie siècle, où la sensibilité était valorisée, au xixe siècle, méfiant à l’égard de
la manifestation des émotions ; dans la littérature de ce même xixe siècle, « la description et la dénonciation de l’indifférence comme phénomène social » (p. 59).
Anne Vincent-Buffault, qui est historienne 6, commence par affirmer la socialité
et l’historicité des émotions : « Les sentiments apparaissent et se transforment.
6. Elle est l’auteur d’une Histoire des larmes, xviiie-xixe siècles, publiée en 1986 chez Rivages.
227
Jean-Baptiste MATHIEU
228
Les émotions sont historiques, même si le langage qui dit l’émotion n’est pas à
prendre à la lettre… » (p. 53). De son point de vue d’historienne des émotions,
l’intérêt de la littérature est multiple : elle témoigne des processus collectifs qui
façonnent les émotions et leur expression, ainsi que de la contestation de ces
processus ; elle est « un espace de réflexivité, le lieu d’émergence de nouveaux modèles de subjectivité pour les lecteurs qui éprouvent des émotions », et non « un
pur reflet du réel » (p. 57) ; enfin, à propos du xixe siècle, Anne Vincent-Buffault
déclare n’être « pas loin de penser, comme Pierre Pachet, que certains écrivains
regardaient déjà eux-mêmes les choses sous l’angle anthropologique. En décrivant
ce qui se présentait à eux (dans les rues aussi bien que dans le déroulement de leur
pensée ou en élaborant des fictions), ils se rendaient et rendaient leurs lecteurs
sensibles aux variabilités des comportements humains » (ibid.).
Enfin, quelques articles de L’émotion, puissance de la littérature ? s’intéressent tout
particulièrement à la manière dont les œuvres littéraires représentent, expriment,
communiquent des émotions. C’est le cas de l’article d’Élisabeth Rallot-Ditche,
intitulé « Voix et émotions dans Daniel Deronda de George Eliot » (p. 147-160) ;
de celui de Maryline Heck, « Les affects entre parenthèses : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec » (p. 161-171) ; et du beau texte d’Élisabeth CardonneArlyck, « Entre humeur et émotions : la mélancolie mobile de Jacques Roubaud
et W. G. Sebald » (p. 173-190). Élisabeth Rallo-Ditche montre comment George
Eliot, dans Daniel Deronda, a symbolisé la plus ou moins grande sensibilité de
ses personnages par leur plus ou moins grande maîtrise de l’art du chant, leur
plus ou moins grande réceptivité à la musique vocale. L’aptitude à bien chanter
comme à bien écouter le chant des autres représente, dans le roman de Georges
Eliot, l’aptitude plus générale à bien écouter les autres – l’aptitude à l’empathie.
Maryline Heck se confronte au « paradoxe apparent » du caractère « particulièrement émouvant » (p. 162) de W ou le souvenir d’enfance, alors même que la critique insiste sur « l’absence remarquable de pathos qui [le] caractérise » (p. 161).
Pourtant, le matériau de W est le matériau pathétique par excellence : la mort du
père de Pérec le jour de l’armistice de 1940, la disparition de sa mère dans les
camps de la mort nazis, sa condition d’orphelin victime de l’Histoire. Maryline
Heck envisage l’abstinence émotionnelle de l’écriture pérecquienne comme la
conséquence du traumatisme vécu par le jeune Pérec : « Le retrait des affects dans
l’écriture perecquienne tient sans doute à une impossibilité ou à une défense,
peut-être inconsciente, contre les émotions et ce qu’elles pourraient laisser affleurer » (p. 167). Elle envisage également cette abstinence comme une manifestation
de la « pudeur quasi légendaire » (p. 168) de Pérec, le conduisant à « neutraliser »
QUAND LA RECHERCHE LITTÉRAIRE REDÉCOUVRE LES ÉMOTIONS
(pour reprendre un terme de Marilyne Heck) l’expression d’affects très intimes et
très puissants, et dont l’écriture pérecquienne ferait cependant percevoir la puissance, comme un effet de sa neutralité. Enfin, Élisabeth Cardonne-Arlyck analyse
Le Grand Incendie de Londres de Jacques Roubaud et Les Anneaux de Saturne de
W. G. Sebald pour montrer comment la mélancolie, humeur plutôt qu’émotion,
trouve dans la littérature un medium apte à rendre sensible sa temporalité singulière, diffuse, son caractère obsessionnel, selon des modalités d’écriture au demeurant très diverses : la composition systématique de l’œuvre de Roubaud s’oppose
au caractère à première vue purement associatif de l’écriture sebaldienne.
De la douzaine d’articles dont se compose L’émotion, puissance de la littérature ?, deux d’entre eux, quel que soit leur intérêt, me paraissent quelque peu
marginaux par rapport au projet exposé par les éditeurs du volume. Il s’agit de
l’article de Maria O’ Sullivan, intitulé « Barthes, art et émotion » (p. 35-50), où
le théâtre et l’image l’emportent sur la littérature, et de l’article de Michel Collot,
« “Cette émotion appelée poésie” (Reverdy) » (p. 131-146), consacré à la définition du lyrisme selon Reverdy – indiscutable et très discutable, comme le sont
les définitions d’écrivains. Quant à l’article de Frédérique Toudoire-Surlapierre,
« Critiques de l’émotion » (p. 191-211), étant incapable d’en dire quoi que ce
soit, je n’en dirai rien.
Ces dernières remarques ne portent nullement atteinte à l’intérêt de L’émotion,
puissance de la littérature ?, dont il faut souhaiter que les directions de recherche
qu’il suggère soient explorées toujours plus précisément par les littéraires.
229
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
Naël DESALDELEER
À propos du dossier « Neo-republicanismo », paru dans la revue Diacritica,
24/2, 2010 1.
Parce qu’il ne se contente pas de présenter une nouvelle fois le principe de
liberté comme non-domination développé par Philip Pettit, le recueil d’articles
« Neo-republicanismo » propose une étude précise de la viabilité des réponses du
néo-républicanisme aux grandes questions contemporaines, telles que le débat
sur le contenu du concept d’égalité, la tension entre le sentiment d’appartenance
national et le fait multiculturel, la protection des individus contre les pouvoirs
injustes, le rapport à l’économie de marché et les conséquences de la mondialisation. Il ne s’agit donc pas d’une introduction au néo-républicanisme à proprement parler, mais d’une étude de son potentiel pour notre temps 2.
Pour pouvoir en saisir la portée, il est donc tout d’abord nécessaire de resituer
la théorie néo-républicaine. Il existe, en France, un important clivage entre les
termes de la réflexion politique publique et les développements théoriques en
philosophie politique. Rappelons-nous des vagues suscitées par Bertrand Delanoë
lorsqu’il affirma adhérer au libéralisme en un sens politique et non pas écono-
1. Bien qu’issu d’une parution portugaise, ce dossier est constitué d’articles en français et en anglais, et est donc
accessible aux non-lusophones.
2. Pour mieux se repérer dans le champ néo-républicain actuel, on pourra se reporter utilement à l’article de
P. Pettit et F. Lovett, « Neorepublicanism : a normative and institutional research program », (Annual Review
of Political Science, vol. 12, juin 2009) qui combine un très bon résumé des principes néo-républicains avec
un panorama de ses applications théoriques.
231
Naël DESALDELEER
232
mique 3. Cette distinction est pourtant un leitmotiv des introductions en philosophie politique. L’usage français dit « libéralisme » pour dire « libéralisme économique », « néo-libéralisme » ou « libertarisme », c’est-à-dire des théories dérivant
du libéralisme politique et n’en conservant que certains traits exacerbés 4. Cette
distinction n’est ni une coquetterie, ni un coup de force de chercheurs désireux
de défendre la pureté de leur pré carré. L’imprécision des termes nuit à la réflexion
ainsi qu’à la pratique politique car, faisant perdre leur force aux idées, elle les
réduit à de simples mots. Certes l’on pourrait objecter que, bien que l’usage courant n’en tienne pas compte, les débats « éclairés » sur la question reconnaissent
aisément la différence entre libéralisme politique et libéralisme économique.
Mais tel n’est pas le cas d’un autre terme central du vocabulaire politique français,
celui de « république ». Quelle opinion publique, quel parti qui ne se prétende
« républicain » ? De droite à gauche, on professe l’attachement à la république, et
l’on se proclame son ardent défenseur. Mais qu’est-ce que la république ? Les principes de la Révolution et des Déclarations des droits de l’homme et des citoyens ?
La laïcité ? La démocratie et le suffrage universel ? L’unité de l’identité nationale ?
Quelques instants de réflexion suffisent pour s’apercevoir de la confusion de nos
représentations. Comme l’écrit Cécile Laborde, « Français, encore un effort pour
être républicains 5  ! » Il est donc urgent de redessiner les frontières de ce concept
fondateur de notre imaginaire politique afin qu’en France, d’une étiquette, le
républicanisme redevienne un élément politique signifiant.
Il n’en existe pas moins un véritable républicanisme français, au sens théorique, qui est le fondement – parfois lointain – de l’invocation publique de la
république. C’est peut-être même en partie parce que l’idée républicaine a eu un
destin privilégié en France qu’elle en a aujourd’hui perdu une partie de sa substance. Ses racines ont été analysées et ses pères fondateurs identifiés 6. Il constitue
3. En mai 2008, autour de la sortie de son livre De l’audace. Nous n’entrons pas ici dans l’interprétation de ses
visées, et les éventuelles critiques que l’on pourrait en faire.
4. Entre autres : réduction du politique à la logique économique, et doctrine du « laisser faire » opposée à
l’intervention étatique. Le libéralisme, quant à lui, défend la liberté inaliénable de l’individu, et donc
notamment son droit à une sphère privée libre de toute intrusion illégitime du pouvoir politique, sans pour
autant chercher nécessairement à minimiser ce dernier. Pour une définition plus complète, on pourra se
reporter à Qu’est-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société (Paris, Gallimard coll. « Folio Essais », 2009)
de C. Audard.
5. Il s’agit du titre de son dernier ouvrage en français (2011, aux éditions du Seuil), qui montre que les principes
républicains s’opposent à la loi de 2004 sur l’interdiction de signes religieux ostentatoires dans les écoles
publiques, alors même qu’ils se trouvent convoqués par ses défenseurs dans le débat national.
6. Voir notamment C. Nicolet, L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique (1789-1924), Gallimard
(1982), coll. « Tel », Paris, 1994 et J. F. Spitz, Le moment républicain français, Gallimard, Paris, 2005.
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
une variante relativement classique de républicanisme, attaché à la priorité du politique sur l’individuel – l’homme est un animal politique – et au bien commun
comme guide de l’action politique – la recherche du bien de chacun fait mon
intérêt personnel davantage que si chacun recherchait isolément le sien. Sur ces
bases, le républicanisme français cherche à protéger l’unité de sa polis et à se peupler de bons citoyens. Il a alors développé une conception spécifique du rapport
entre religion et État – la laïcité – et une forte affirmation de la nécessité d’éduquer les citoyens. Ce faisant, il prête le flanc à la condamnation prononcée par le
libéralisme. En effet, alors que la république triomphe comme forme politique
autour du xviiie siècle, la critique libérale devient le courant politique dominant
en dénonçant dans le républicanisme théorique une conception holiste – priorité
du politique sur l’individuel – et une tentation tyrannique. Le républicanisme
ne prendrait pas en compte l’individu, qui est pourtant le terme fondamental de la politique moderne. Premièrement, le républicanisme l’assujettirait au
groupe – insuffisance de la protection de la sphère privée, exigence de participation politique injuste –, et deuxièmement il dissimulerait un argument de type
perfectionniste, voire paternaliste pour justifier le pouvoir de certains sur tous.
En d’autres termes, en utilisant un argument du type « c’est pour ton bien », le
républicanisme justifierait une gouvernance autoritaire au nom d’un savoir supérieur : si certains citoyens ignorent ce qui est réellement leur plus grand intérêt,
on peut justifier que le citoyen vertueux – celui qui connaît le bien commun, et
donc sait comment atteindre le bonheur que tous visent – force les non-vertueux
à des actions dont ils ne comprennent pas maintenant l’intérêt. Ultimement, les
ignorants choisiraient eux-mêmes de les accomplir, s’ils pouvaient le comprendre.
Mais un courant de philosophie politique réinvestit aujourd’hui ces deux enjeux entremêlés, que l’on nomme « néo-républicanisme ». Sous l’impulsion de
l’historien des idées britannique Quentin Skinner et surtout de celle du philosophe irlandais Philip Pettit 7, l’idéal républicain se trouve réanimé et la distance
entre nos républiques et l’idéal républicain réinterrogé. Pettit s’oppose à la critique libérale qui rejetait le républicanisme dans les limbes de la non-modernité
pour non-respect de l’individu, et s’appuie sur le concept de « liberté comme
non-domination » pour prouver son ancrage légitime dans la modernité. Identifiée comme la marque de reconnaissance des pensées républicaines, la liberté
comme non-domination définit la liberté comme le fait de ne pas être soumis à
une volonté arbitraire. Elle se distingue alors de la liberté politique selon le libéra7. Son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, (1re éd. en 1997), trad. P. Savidan et
J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2004 est l’étendard du mouvement.
233
Naël DESALDELEER
234
lisme, qui n’est qu’absence d’interférence physique : je suis libre pour autant que
personne ne met d’obstacle matériel à la réalisation de ma volonté. La conception
néo-républicaine de la liberté aurait alors un double avantage par rapport à la
liberté politique libérale. D’une part, elle prend en compte à la fois les interférences physiques, et les limitations invisibles qui, pour n’être que potentielles
n’en sont pas pour autant moins réelles. La défense néo-républicaine serait par
conséquent plus large, puisqu’elle permet de considérer comme des atteintes à
ma liberté les situations dans lesquelles j’ai intériorisé ma domination, au point
de me croire libre lorsque je ne fais que me plier par avance aux désirs supposés
de mon maître. D’autre part, la liberté comme non-domination explique que de
même qu’il peut y avoir domination sans interférence – sans obstacle physique –,
l’interférence peut être non dominante lorsqu’elle n’est pas arbitraire. Prenant
en compte mes intérêts tels que je les ai exprimés, elle n’est pas l’imposition d’une
volonté arbitraire sur la mienne. Ce point est de grande importance puisqu’il
légitime la contrainte légale par l’État.
Pettit propose donc sa propre interprétation historiographique de l’évolution
de la pensée républicaine à partir de la liberté comme non-domination. Alors
que le républicanisme classique réservait cette non-domination à une élite – des
hommes, blancs et riches – le néo-républicanisme reconnaît à toute l’humanité le
droit d’en jouir. Les critères d’accession au rang de citoyen auraient donc changé
afin de prendre en compte les nouvelles exigences d’égalité entre les individus.
Par conséquent, on peut présenter le néo-républicanisme 8 comme une théorie
qui, tout en conservant son attachement au bien commun, discute la façon dont
le libéralisme s’est accaparé certaines valeurs, telles que le respect de l’individu.
Ce faisant, il cherche à réactiver l’idéal républicain tout en évitant de le réduire
à sa version la plus classique, holiste et communautarienne. Parce qu’il est une
redéfinition du républicanisme, il représente à la fois la rénovation de certains fils
de la trame de tapisserie qui avaient perdu leur éclat, et de nouvelles variations
de couleur.
Ces deux aspects sont bien visibles dans le dossier qu’y consacre la revue
Diacritica, qui ne se réduit pourtant pas à l’exposition des thèses néo-républicaines. Deux grandes parties le composent. La première regroupe des recherches
néo-républicaines autour de la réflexion sur la mondialisation : l’idéal de nondomination, élaboré par Pettit dans le cadre de la vie politique nationale,
8. Nous limitons ici le « néo-républicanisme » à ce que l’on appelle « républicanisme néo-romain ». Il se
distingue d’un républicanisme « néo-athénien », dont le meilleur exemple est J. G. A. Pocock et qui reste
davantage attaché à la république antique. La défense de ce parti pris dépasserait notre propos.
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
constitue-t-il un modèle applicable dans notre monde globalisé ? En d’autres
termes, la non-domination peut-elle penser le problème de la justice globale 9 ?
La seconde partie présente des études sur le néo-républicanisme ; il ne s’agit
plus de chercher à appliquer un principe, mais d’analyser les modalités exactes
des propositions néo-républicaines. On en identifiera ici deux types. Le premier
est davantage critique, et dénonce des insuffisances dans la théorie néo-républicaine 10, tandis que le second la replace dans l’opposition à la pensée libérale, et
tire de cette confrontation une conclusion favorable au néo-républicanisme 11.
LA NON-DOMINATION EST-ELLE MONDIALISABLE ?
Peut-on convertir le principe de non-domination vers le cadre global d’une
politique mondiale ? L’édifice conceptuel de la non-domination chez Pettit repose
en effet sur les bonnes institutions républicaines et sur la civilité des citoyens, qui
assurent la circulation de l’idéal du bien commun dans la société. On pourrait
donc penser qu’il dépend d’une inscription dans une communauté donnée, et
qu’il ne peut pas constituer le fondement d’une politique globale. Le problème
posé n’implique alors rien de moins que la démonstration d’un des fondements
du néo-républicanisme de Pettit, selon lequel la non-domination serait la « valeur politique suprême 12 ». Afin de répondre à ce doute, Frank Lovett, José Luis
Marti et John Maynor s’appuient sur une même analyse de notre réel : les dangers qui nous menacent ont changé d’échelle. Comme l’actualité nous le rappelle
fréquemment, notre sécurité n’est plus seulement une affaire de police locale.
Les catastrophes naturelles survenues à l’autre bout du globe ainsi que la question
de la gestion du nucléaire sont par exemple un problème mondial. Les illustrations foisonnent, du terrorisme à l’ordre économique global, qui fondent un droit
de regard de chacun dans les affaires des autres pays, au-delà même de ses voisins
immédiats. Notre monde a subi une transformation profonde, et les dominations
ne reconnaissent pas les frontières nationales.
9. Articles « Republican global distributive justice » de F. Lovett, « A global republic to prevent global
domination » de J. L. Marti, et « Fighting back against domination : republican citizenship and unbounded
reciprocity » de J. Maynor.
10. Articles « Reworking the neo-republican sense of belonging » de S. Guérard de Latour et « Le marché est-il
une institution républicaine ? » de J. F. Spitz.
11. Articles « Citoyenneté et propriété : une conception républicaine de la propriété privée » de V. Bourdeau,
« Repenser le concept républicain de domination » de C. Lazzeri, et « Égalité des chances, responsabilité
individuelle et liberté comme non-domination » de R. Merrill.
12. P. Pettit, Républicanisme, p. 110.
235
Naël DESALDELEER
236
C’est sur ce dernier point que Marti prend appui afin de modifier l’analyse
de Pettit. Affirmant que les États-nations demeurent le cadre de notre réflexion,
Pettit transpose la domination nationale au niveau mondial, en suivant un modèle
symétrique : les États sont les sujets de la domination internationale comme les
individus sont ceux de la domination nationale. Chaque État protégera donc
ses membres, sans que les individus eux-mêmes soient directement impliqués.
L’article de Marti présente une analyse développée du constat contraire : nous
devons composer avec le caractère « post-westphalien 13 » de notre monde, sorti
du règne des États-nations. Des volontés arbitraires mondiales s’imposent autant
sur les individus que sur les agents collectifs nationaux : les États ne sont pas – ou
plus – des barrières impénétrables qui filtreraient efficacement les menaces internationales. Par conséquent, la non-domination représente un idéal aussi bien
domestique – national – qu’international, puisqu’il ne suffit pas d’ordonner les
rapports internes à une nation pour pouvoir en jouir. Marti affirme que Pettit
propose une solution correcte, mais en se méprenant sur ses modalités, dépendantes des caractéristiques du monde actuel. Ni les solutions de l’étatisme ni
celles du « jusgentium républicain » ne sont suffisantes, car elles demeurent dans
les limites de l’État-nation et font de la souveraineté nationale l’agent légitime.
Mais il ne suffit pas non plus de s’en remettre à une assemblée transnationale,
non autoritaire pour pouvoir respecter chaque souveraineté nationale. Celleci – la démoi-cratie 14 délibérative transnationale qu’il trouve chez Bohman –, se
contentant d’émettre des résolutions, a prouvé son manque d’efficacité aux yeux
de Marti. Alors qu’il est nécessaire de repenser l’ordre mondial, Marti affirme que
nous devons réexaminer l’idée d’un État mondial, malgré la peur de la tyrannie
qui cause habituellement sa disqualification. En effet ce type d’État implique un
abandon des souverainetés nationales. Selon Marti, cet abandon ne constitue pas
un problème, mais au contraire une partie de la solution. En effet, il en vient à
justifier la création d’un État mondial « autoritaire », c’est-à-dire d’un pouvoir
exécutif direct, par le biais d’un critère d’efficacité : ses institutions ne devront pas
seulement être délibératives, mais disposer du pouvoir nécessaire pour intervenir
dans les affaires domestiques de chaque État. Conscient des critiques soulevées,
il cherche à dépasser la peur de la tyrannie en montrant que la proximité de cet
État mondial avec le modèle délibératif de la démoi-cratie. Cet État se fonde sur
13. En référence au traité de Westphalie (1648), qui mit en place les fondements du système moderne
d’États indépendants.
14. «  Demoi » étant le pluriel de « demos », il s’agit de donner le pouvoir aux peuples, sans tomber dans une
illusion unitaire.
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
la constitution d’une citoyenneté globale, et n’est pas imposé d’en haut ; en cela,
il est démocratique. En outre, Marti défend l’idée que cet État devra prendre la
forme d’une république, disposant ainsi des moyens traditionnels du républicanisme pour prévenir la tyrannie : les structures de contrôle que sont le règne de la
loi ainsi que la séparation constitutionnelle des pouvoirs dans le cadre d’une fédération décentralisée. Ainsi l’on pourrait s’assurer que les décisions prises visent
le bien commun, et non la réalisation des intérêts particuliers des individus au
pouvoir. Mais si l’on applique le parallèle, cela revient à reconnaître qu’au niveau
national, le républicanisme justifie une limitation de souveraineté des individus.
En d’autres termes, la recherche d’efficacité légitimerait dans une certaine mesure
l’imposition d’une conception particulière de la vie bonne.
Selon Marti, seul cet État mondial constituerait aussi bien une réponse à la
transformation de notre monde – l’existence de dominations globales subies au
niveau individuel – qu’un pouvoir qui ne soit pas rendu muet par les souverainetés nationales. Mais si cette démarche se justifie par sa prise en compte des conditions actuelles réelles, elle réouvre l’interrogation sur la forme exacte que prend
le pouvoir républicain, et ses éventuelles tensions avec une théorie démocratique
pure – si l’on peut montrer qu’une telle théorie est applicable.
À la différence de Marti, qui porte son regard sur la macro-organisation,
Maynor explore un autre aspect du retour vers l’individu, que l’application des
principes républicains rendrait nécessaire dans la lutte contre la domination globale. Comme Marti, il remarque que chaque individu est devenu un agent de la
lutte contre la domination, nationale comme globale. La mondialisation a étendu
la société civile, et ma sphère déborde désormais ma société nationale. Or la nondomination répond parfaitement à ce nouvel état des choses car, contrairement
à ce que la plupart des analyses affirment, la liberté comme non-domination ne
se résume pas seulement en un processus institutionnel. Elle possède également
un aspect plus personnel et intime : le « pouvoir réciproque de la non-domination ». Si ma non-domination passe par la prise en compte de mes intérêts par
autrui, la proposition converse est également vraie. Je dois prendre en compte les
intérêts des autres avant d’agir afin de ne pas les dominer, pour que les autres en
fassent autant avec moi. Maynor cherche donc à développer une ressource de sens
inexploitée du concept de citoyenneté républicaine, selon laquelle le mécanisme
social impliqué par la non-domination, de civilité et de respect de l’autre, ignore
la différence entre national et global. Dans ce cas, la non-domination serait un
principe à même de répondre aux nouveaux défis que nous rencontrons.
237
Naël DESALDELEER
238
Maynor forme une conception exigeante du citoyen qui nécessite un respect
mutuel et un effort pour s’impliquer personnellement dans la non-domination
de chacun, puisqu’il faudrait être attentif aux conséquences possibles de chacune
de ses actions sur tous ceux qui pourraient potentiellement en être affectés.
L’argument même de l’extension de nos sphères de « contacts » semble alors jouer
contre lui. Qui pourrait être capable d’une telle dévotion envers le civisme ? Pour
Maynor, ce sont les faits qui obligent le citoyen à recourir à cette stratégie de
protection. Bien qu’il insiste sur le caractère à la fois épisodique et instrumental
de cette exigence citoyenne, n’en demande-t-il pas trop ?
En étendant le principe de non-domination, ces articles reconduisent donc
aussi les limites dénoncées par les critiques libérales. En va-t-il différemment de
celui de Lovett ? Ce dernier creuse la question des modalités pratiques impliquées
par un principe de non-domination à la mesure de la mondialisation. Il renverse alors les représentations courantes exprimées par le libéralisme politique
condamnant l’ancrage national du républicanisme. Lovett explique en effet que
le contractualisme libéral est fondé sur une conception associationnelle de l’obligation selon laquelle la justice consiste à rendre ce que l’on a reçu – que chacun
ait sa part. Il lie à la communauté nationale, envers laquelle je suis redevable de
ce que j’ai directement reçu. Pour le néo-républicanisme, au contraire, le passage
du national au mondial n’est qu’une différence pratique, car j’ai les mêmes obligations en termes de justice envers tous les êtres humains. Mais il ne lui suffit pas
d’affirmer que le néo-républicanisme propose la structure de base la plus juste
sans prendre en compte ce qui est réellement praticable. Or il nous faut reconnaître que les gens ne considèrent pas la liberté comme non-domination comme
équivalente aux biens de base qui leur permettent de survivre. Par exemple, il
y aura toujours des hommes pour accepter d’être des travailleurs clandestins car
cette situation leur sera préférable à leur extrême misère d’hommes libres. C’est
pourquoi la justice requiert la garantie des biens de base. Pour rendre possible la
lutte contre la domination, et donc une justice globale, Lovett propose l’instauration d’un revenu basique inconditionnel – national, dans un premier temps –, qui
fournirait à chacun les moyens matériels d’être un citoyen et non pas seulement
un homme prêt à tout pour une miche de pain. L’argumentaire néo-républicain
s’intègre alors tout à fait, à partir du principe de non-domination, dans une littérature sur la justice distributive mondiale qui était jusque-là dominée par le
libéralisme. Plus encore, le dernier point marque une distinction entre Pettit et
Lovett. Ce dernier fait de nombreuses références au développement de l’humain,
et à sa « prospérité » – « flourishing ». Ce qui permettrait de l’accuser de tomber,
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
comme Maynor, dans le travers souvent dénoncé des républicains, assignant un
but précis à l’humain : le perfectionnisme. Bien au contraire, Lovett se montre
particulièrement sensible aux limites du désir de non-domination. Il reconnaît
explicitement qu’on ne peut prendre la non-domination comme un bien de base
équivalant à ceux qui assurent notre survie. C’est pourquoi il milite pour cette
allocation minimale garantie pour tous ; la pauvreté est incompatible avec l’idéal
de non-domination. Les êtres humains désirent d’abord s’assurer la possession
des biens de base qui permettront sa survie. Il ne serait donc pas déraisonnable
de choisir une forme de servitude volontaire dans le cas contraire. Il ouvre alors la
voie à un traitement plus fin et plus respectueux des données du réel et, tout en
se distinguant de la forme schématique de l’idéal de non-domination de Pettit,
il souligne à la fois la pertinence du néo-républicanisme, et sa capacité à justifier
une justice globale.
Ces trois textes soulignent donc bien que le principe de non-domination
contient en lui-même les ressources pour une application plus que nationale,
et pour la justification d’un système de justice globale. De nombreuses critiques
viennent cependant à l’esprit, portant sur la faisabilité de telles propositions. Les
dimensions du projet d’un revenu basique inconditionnel, potentiellement mondial chez Lovett, les présupposés d’un sentiment civique global chez Maynor et
enfin la mise en place d’un État mondial démocratique mais autoritaire chez
Marti posent des questions qu’ils sont bien loin de résoudre. Nos trois auteurs en
sont toutefois conscients et assument explicitement cette limite. D’une part, ils
ne prétendent pas pousser leur expertise au-delà de leur domaine : ils analysent
la justification d’un principe, mais n’ont pas pour autant la connaissance – par
exemple économique – nécessaire à l’élaboration de sa forme concrète. D’autre
part, ils posent explicitement que ces développements ne représentent qu’une
entrée en matière, traçant une voie à suivre et non un plan achevé. Nous pouvons
saluer cet effort de réalisme et les promesses qu’il peut susciter, quand bien même
chacun d’eux laisse de côté d’épineux problèmes d’applications. Quant aux interrogations théoriques que semblent réactiver ces propositions, elles constituent
autant d’incitations à clarifier les implications du néo-républicanisme afin de renforcer la pertinence de cette voix dans les discussions actuelles.
LES DÉFIS DU NÉO-RÉPUBLICANISME
C’est cet esprit qui anime la seconde partie du dossier, dans laquelle Christian
Lazzeri, Sophie Guérard de Latour et Jean-Fabien Spitz portent un regard critique
239
Naël DESALDELEER
240
sur les travaux de Pettit, afin d’en identifier les faiblesses. Il ne s’agit plus d’élaborer
la théorie néo-républicaine, mais d’analyser sa validité. Est-elle réellement un terme
significativement distinct dans le débat d’idées, et en même temps compatible avec
notre monde, ainsi que le prétend Pettit ? Chacun de ces trois auteurs soulève alors
des apories quant à la place que ce philosophe accorde au néo-républicanisme qu’il
développe : sa définition conceptuelle de la liberté comme non-domination constitue-t-elle un terme signifiant dans le débat avec le libéralisme ? Comment a-t-il
réussi à mêler exigences modernes et valeurs républicaines classiques dans une civilité républicaine, clé de voûte de sa république idéale ? Enfin, le néo-républicanisme
de la non-domination peut-il coexister avec l’économie de marché ?
Il y a maintenant plus de quinze ans que le Républicanisme de Pettit est paru,
et qu’il est la cible des critiques. C’est à partir de ce champ polémique que Lazzeri
se penche une nouvelle fois sur la défense du concept de liberté comme non-domination, par rapport à celui de liberté comme non-interférence. Pettit entendait
justifier son concept, constituant selon lui une protection plus étendue, plus efficace et plus juste, en soulignant les défauts de la conception exprimée par les libéraux. Mais ces derniers ne se sont pas contentés de cette analyse. Lazzeri identifie
deux sensibilités libérales différentes, s’opposant aux termes de ce raisonnement
de Pettit. Il nomme « radicale » ou « restrictiviste » celle qui attaque l’argument
du néo-républicain, car on ne perdrait sa liberté que face à un obstacle purement
physique. Une interférence potentielle rend certes l’acte x plus coûteux, mais ne
m’interdit pas sa réalisation. La liberté est un « concept d’opportunité », qui ne
concerne que les possibilités d’actions ouvertes à l’agent, et non un « concept
d’exercice ». La menace de coercition ne représenterait alors pas une perte de
liberté, contrairement à ce qu’affirme Pettit. Une seconde sensibilité, qualifiée
de « modérée », s’en prend plus généralement à la thèse de Pettit. Abandonnant
la conception de la non-interférence restreinte à l’obstacle physique, ils reconnaissent qu’une contrainte sur les motivations représente une limitation de ma
liberté. C’est ici l’ensemble de la lecture néo-républicaine qui est remise en cause,
puisqu’elle repose sur l’idée que la prise en compte de la domination est spécifiquement républicaine.
Que resterait-il du néo-républicanisme si l’on devait reconnaître que son
concept-clé, définissant l’essence même de la tradition républicaine, était soit vide
quant à sa substance, soit un élément non-discriminant entre les différents types
de pensées ? Face à cette grave menace, Lazzeri s’attache à prouver le potentiel des
thèses néo-républicaines ainsi que leur spécificité. Conservant le cœur du travail
de Pettit, il prend cependant acte des critiques, et remarque que les contours du
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
principe de non-domination doivent être redessinés. Il propose donc de préciser le concept en distinguant explicitement entre interférence restreinte et élargie.
Entrent dans la première catégorie les interférences, physiques ou potentielles,
qui ne sont qu’une simple « pratique de l’obstruction », tandis que l’interférence
élargie regroupe les cas où aucune action d’obstruction n’est nécessaire, même
à l’état de menace potentielle. La rareté d’un bien peut par exemple influencer
mon choix et restreindre mes possibilités, tout comme le charisme d’autrui ou sa
position sociale : sans qu’il y ait pour autant une stratégie de manipulation, mes
préférences sont altérées. Bien qu’elle soit explicitement absente des travaux de
Pettit, Lazzeri retrouve cette diversité des formes de domination dans les exemples
utilisés par le chef de file. Il ne présente donc pas cette distinction comme une invention, mais comme une clarification du potentiel de la non-domination selon
Pettit, qui permettrait en outre au néo-républicanisme d’échapper aux critiques
restrictivistes et modérées. En effet, l’effet de la domination élargie est permanent,
à la différence de la domination restreinte. Un dominé verra sa personnalité ellemême être altérée, et sa capacité de choix définie en conséquence de sa position
sociale – par exemple. Par conséquent, le concept néo-républicain de liberté se
précise, et se distingue de celui des libéraux modérés.
Mais Lazzeri va plus loin encore, et ne se contente pas de remodeler les frontières du concept de non-domination en vue de le distinguer clairement de ses
adversaires. Il remarque que le concept élargi de domination permet le rapprochement du néo-républicanisme avec le concept de reconnaissance 15. Alors que pour
Pettit la non-reconnaissance n’est qu’un effet de la domination, la domination
élargie inclut la représentation que le dominé se fait de lui-même. En d’autres
termes, la non-reconnaissance produit de la domination. En remplaçant une sujétion de la reconnaissance au concept de domination par un renforcement mutuel,
Lazzeri poursuit deux buts. D’une part, il tente de réaliser les promesses du néorépublicanisme, tout en soulignant sa réserve de potentiel malgré certaines faiblesses que l’on pourrait trouver dans l’argumentaire de Pettit. D’autre part, il
propose un rapprochement et un enrichissement mutuel entre les concepts de
reconnaissance et de domination néo-républicain. Les théories de la reconnaissance disposeraient alors d’un concept plus adéquat de la domination, au lieu
de la stigmatiser comme une forme de liberté positive, et le néo-républicanisme
d’une meilleure compréhension des processus de domination.
15. La théorie de la reconnaissance, développée par Axel Honneth, souligne que l’intégrité personnelle de
chacun dépend de la reconnaissance de nos capacités par tous les autres.
241
Naël DESALDELEER
242
Mais l’analyse technique du concept de domination n’est pas le seul élément
qui soulève les critiques. En effet, le système proposé par Pettit pour offrir à chacun les moyens de lutter contre la domination repose sur un certain type de
civilité, qui n’a pas encore répondu à toutes les questions. Car Pettit se distingue
en mettant au cœur de son républicanisme une affirmation du pluralisme moral,
et donc le respect de l’individu et de ses choix en matière de conception de la vie
bonne. On peut se demander, à la suite de Guérard de Latour, comment il parvient à lier ce pluralisme des valeurs au républicanisme traditionnel. Comment
fonctionne le sens de la solidarité néo-républicain, alors qu’il semble reconnaître
à la fois l’idéal républicain classique de citoyenneté et celui, libéral, de refus du
monisme éthique ? Malgré ce que Pettit avance, il ne suffit pas de critiquer les
thèses communautauriennes de Michael Sandel, en affirmant la nécessité d’une
valeur partagée neutre pour éviter tout risque d’intolérance. L’étude de Guérard
de Latour montre ainsi comment il équilibre la diminution de la force d’adhésion
à la communauté, causée par l’abandon de l’unification par un bien commun
substantiel, par l’augmentation du sens de l’appartenance nationale. En d’autres
termes, il resserre les liens sociaux autour de l’identité culturelle commune, et non
plus du bien commun. Mais il néglige alors le fait qu’un même territoire national
n’accueille pas d’identité nationale unifiée. L’identification collective néo-républicaine resterait donc un problème fondamental, car le fondement du patriotisme
républicain est loin d’être clair. C’est pourquoi Guérard de Latour affirme que
le néo-républicanisme présente à la fois des traits libéraux et communautariens :
il ne distingue pas la question du pluralisme des valeurs de celle du pluralisme
culturel, et mêle pluralisme moral et identité culturelle.
Guérard de Latour retrouve cette confusion dans la contestabilité, le dispositif
civique proposé par Pettit. Devant permettre à chacun de se défendre contre les
dominations subies et donc de vivre en citoyen, la contestabilité constitue une
sorte de vaste forum public destiné à l’élaboration dynamique du contenu du
bien commun. Mais selon Guérard de Latour, elle doit pourtant être différenciée de la délibération car une délibération authentique signifie une discussion
d’arguments, un échange de visions du monde. Or la contestabilité de Pettit n’est
que l’expression des vulnérabilités subies, dont on demande la prise en compte.
Par conséquent, elles ne touchent que difficilement les individus n’ayant pas fait
l’expérience de la marginalisation, et renforcent surtout les identifications collectives, sans dépasser le problème des différences de vécus. Contrairement à la
délibération, la contestation serait donc orientée vers l’exclusion, et elle ne ferait
que prolonger les identifications fondées dans l’expérience. Dans ce cas, la contes-
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
tabilité ne pourrait pas être la base commune du sentiment d’appartenance, et la
validité du modèle néo-républicain de non-domination reste alors à démontrer.
Alors que Lazzeri rappelait la pertinence des critiques adressées à Pettit, pour
ensuite montrer comment on pouvait tirer les réponses à ces questions d’un potentiel encore non-développé, Guérard de Latour est ici beaucoup plus critique.
Elle identifie une obscurité cruciale et somme les néo-républicains de préciser leur
théorie sur ce point particulier, mettant ainsi le doigt sur l’un des défis actuels du
néo-républicanisme.
Spitz se penche quant à lui sur un point plus particulier, et dresse une critique
sévère de deux thèses de Pettit qui affirment la compatibilité entre non-domination
et marché 16. Selon la première, l’économie de marché crée des inégalités de propriété 17 mais elle ne serait pas pour autant directement génératrice de domination :
je reste libre même si le nombre de mes options diminue, puisque la liberté est
définie comme garantie contre l’arbitraire. Pettit théorise cette différence en distinguant le fait de « conditionner », qui limite la liberté de choix, et celui de « compromettre » qui limite la liberté de l’agent. Je peux donc être libre, tout en vivant dans
une économie de marché qui m’astreint aux volontés arbitraires de l’offre et de la
demande. Selon Spitz, il s’agit d’un manque de réalisme. En réduisant la limitation
du nombre d’options disponibles à la limitation de mes choix par les lois physiques,
Pettit oublie que toutes nos inégalités découlent d’un choix social qui détermine
quelle caractéristique physique récompenser. La distinction entre conditionner et
compromettre n’est donc qu’un artifice illusoire masquant l’origine sociale des restrictions que m’impose l’économie de marché. De plus, Spitz souligne l’incohérence
du propos de Pettit, qui reconnaît pourtant qu’une augmentation des ressources des
moins favorisés augmente la liberté, alors même qu’il affirme que les inégalités de
ressource ne sont pas un obstacle à la liberté.
La seconde thèse, identifiée par Spitz chez Pettit, pose que l’incompatibilité
du mécanisme offre-demande avec le principe de non-domination n’est qu’apparente : l’échange marchand ne cherche pas intrinsèquement à contraindre le
partenaire dans son action car il repose sur la proposition et non sur la menace.
Je ne suis donc pas en train de lui imposer ma volonté arbitraire, car je ne ferme
pas d’options mais j’en ouvre au contraire. Je ne fais alors que rendre certaines
autres options plus coûteuses. Cette distinction est également insuffisante aux
yeux de Spitz, car elle se contente de mener à un dilemme. Soit je suis libre quand
j’ai seulement le droit de choisir mes options, mais sans avoir l’assurance d’en
16. Voir P. Pettit, « Freedom in the Market », in Politics, Philosophy and Economics, vol. 5, n° 2, 2006.
17. Par définition, l’économie de marché ne vise pas une répartition égalitariste des biens.
243
Naël DESALDELEER
244
maîtriser aucune. Dans ce cas, ma liberté n’est pas atteinte par les échanges marchands, mais c’est une liberté sans substance. Soit la liberté implique que je sois
maître de certaines options effectivement accessibles, et elle est incompatible avec
le marché. Or premièrement, l’économie de marché est une réalité indéniable
de notre temps. Deuxièmement, il apparaît aisément qu’une conception robuste
de la liberté ne peut se contenter d’une liberté formelle. Elle doit comprendre
une maîtrise effective sur certaines options, sans quoi elle n’est qu’une illusion.
Par conséquent, on doit constater que le libre fonctionnement de l’économie de
marché est potentiellement en contradiction avec la liberté.
Mais Spitz n’entend pas être un fossoyeur du néo-républicanisme, malgré
cette analyse sans concession. Au contraire, il exprime la crainte que le grand
inspirateur du néo-républicanisme ne s’engage ici dans une voie peu pertinente,
alors qu’il serait urgent de se poser la bonne question : étant donné le fait du
marché, quel est le système de droits et de répartition des ressources maximisant
la liberté réelle, c’est-à-dire la non-domination en termes de liberté d’options
autant que de liberté de l’agent ? Au lieu de chercher à forcer la compatibilité
entre non-domination et économie de marché, il serait préférable d’assumer la
remise en question du système existant. La critique de Spitz pourrait cependant
être modérée. En effet, Spitz lui-même reconnaît que Pettit ne s’oppose pas à cette
conclusion, et qu’il propose explicitement cette analyse sans préjuger de ce qui
se passe sur les marchés réels où les partenaires peuvent subir des dominations.
Dans ce cas, l’économie de marché dont parle Pettit n’est pas nécessairement
l’économie de marché telle qu’elle existe aujourd’hui. Les incohérences que Spitz
dénonce pourraient alors prendre une autre teinte, bien que l’on puisse toujours
s’interroger sur la pertinence de cette étude.
Pourtant, elle apparaît aussi comme la tentative de résolution de la tension
résultant de l’affirmation d’une conséquence fondamentale du principe de nondomination : je ne suis pas libre si je ne possède pas de capacités matérielles basiques, ainsi que Lovett le soulignait. Si les tentatives théoriques aboutissent parfois à des impasses, comme le montre ici Spitz à propos de Pettit, elles permettent
également de réaffirmer certains critères fondamentaux. L’incompatibilité entre
marché réel et non-domination est plus qu’une apparence, et les conséquences
doivent encore en être tirées.
Aucun de ces trois auteurs ne prétend donc réfuter l’idéal ou le principe du
néo-républicanisme. Mais ils remarquent toutefois des failles dans l’argumentaire
de Pettit qui démontrent que le néo-républicanisme n’est pas une pensée achevée.
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
Si son principe fondamental est posé, il n’est pas encore complètement défini ;
les implications n’en sont pas toutes mesurées et une politique néo-républicaine
reste un défi, tout comme lorsque Pettit signalait dans son Républicanisme qu’il
dessinait une république idéale et non un programme politique prêt à l’emploi.
LA PERTINENCE DU NÉO-RÉPUBLICANISME AUJOURD’HUI
L’article de Vincent Bourdeau répond en un sens à celui de Spitz, puisqu’il explore les rapports entre propriété privée et républicanisme. Alors que Spitz visait
à rappeler, contre la tentative de Pettit, que la non-domination impliquait des
tensions avec l’économie de marché et que ces deux éléments ne pouvaient peutêtre pas coexister, Bourdeau défend l’existence d’une conception spécifiquement
républicaine de la propriété privée. En effet, le républicanisme reconnaît la légitimité d’une certaine forme de propriété privée, nécessaire pour assurer à chacun
son indépendance et sa liberté. En cela, il se distingue clairement du communisme. Pour autant, il serait erroné de rabattre le républicanisme sur la conception
libérale de la propriété privée, alors même que le républicanisme refuse de limiter
l’être humain à l’individu libéral, c’est-à-dire d’entériner la priorité radicale de
l’individu sur le politique, et de justifier par là-même la désaffection pour les
activités citoyennes, la non-intervention de l’État et jusqu’aux théories du laisserfaire économique. Au lieu de chercher à préserver les rapports d’un individu à ses
biens, la propriété privée républicaine est un moyen de défendre la stabilité des
rapports sociaux, en limitant les inégalités qui rendent possible la domination.
La justification en est d’abord politique, et non pas économique : elle permet la
redistribution des ressources nécessaires à la liberté réelle de chacun. La propriété
privée républicaine est donc un attribut du citoyen et non d’individu. Nul ne
peut en être privé et Bourdeau rejoindrait Spitz en ce sens que la propriété privée
républicaine s’opposerait par conséquent au libre fonctionnement de l’économie
de marché. Mais cela ne signifie pas non plus que le républicanisme implique une
égalité stricte et radicale, ennemie de tout type d’appropriation par les individus.
Elle ne tolère les inégalités que tant que les plus mal lotis ne sont pas assujettis par
dénuement. Ce n’est plus, comme chez les libertariens tels que Nozick, la possession de la chose qui ouvre des droits, mais le droit qui ouvre le rapport à la chose.
Cette conception trouve un écho prometteur dans la discussion que Bourdeau
engage avec Pettit à propos des modalités pratiques de cette propriété privée républicaine. Selon Pettit, ce sont les dispositions constitutionnelles qui doivent encadrer la propriété privée, et empêcher qu’autrui ne me domine. Bourdeau reconnaît
245
Naël DESALDELEER
246
la pertinence générale de ce propos, mais remarque l’existence d’une sphère particulière qui autorise une autre modalité : celle du travail. Une forme de gestion coopérative, sur le modèle d’une assemblée de co-propriétaires, y permet
la réciprocité des pouvoirs et déconnecte les inégalités de pouvoir des inégalités de richesses. Ainsi le capital demeure une propriété privée, mais le pouvoir
de contrôle de la propriété est également partagé. La propriété privée serait une
partie nécessaire du système républicain, tant qu’elle est contrôlée soit par une
constitution républicaine, soit par un système de gestion qui ne transforme pas
l’inégalité de ressources en perversion de l’idéal démocratique. Un traitement fin
de la question permet alors de se rendre compte que le néo-républicanisme disposerait de ressources de réformes, y compris sur les objets que l’on présentait
comme entièrement opposés.
Et la réflexion sur la propriété privée n’est pas le seul domaine où le néo-républicanisme peut constituer un apport non-négligeable aux termes habituels. Roberto
Merrill en signale un autre en comparant la conception néo-républicaine de la justice à la théorie égalitariste libérale. Discutant la mainmise de l’égalitarisme libéral
sur la question de la justice sociale, il clarifie le contenu du républicanisme contre
certaines opinions reçues. Malgré une apparente opposition entre libéralisme et
républicanisme, son analyse montre que l’écart entre ces deux courants peut être
réduit sur deux points. Tout d’abord la constitution des camps par adhésion à la
non-domination, telle que Pettit la présente, est critiquable. Certains libéraux acceptent en effet l’élargissement de la liberté à la protection contre les interférences
potentielles 18. Mais c’est surtout le second point qui nous retiendra, où Merrill
explique comment républicanisme et libéralisme rencontrent la même difficulté
dans leur conception de la justice. Ce dernier défend une conception de la justice
comme équité, qui se traduit ici en termes d’égalité des chances. Est alors juste
un système qui assure à chacun d’avoir les mêmes chances au départ. Mais cette
théorie présente un grave problème car elle est trop rigide. La justice n’y implique
qu’une intervention liminaire. Ce qui advient ensuite, étant de la responsabilité
de l’individu et non du hasard de sa naissance, ne concerne pas la collectivité
et chacun doit en porter seul les conséquences. Or une intuition morale nous
pousse à aider les personnes subissant des cas extrêmes de souffrance, qu’elles
en soient elles-mêmes responsables ou non. L’égalitarisme libéral dispose alors
de deux possibilités pour modérer ce problème de dureté : soit en accordant une
aide prioritaire aux plus défavorisés indépendamment de leur responsabilité indi18. Lazzeri exposait le même point dans son article.
LA RÉPUBLIQUE N’A PAS DIT SON DERNIER MOT
viduelle – « prioritarisme » – soit en garantissant un seuil minimal des biens de
base suffisant pour une vie décente – « suffisantisme ». Dans le premier cas, on
enfreint un principe d’égalité strict, et dans le second, on bascule dans le perfectionnisme, voire le paternalisme, puisqu’on détermine et on valorise certains
modes de vie comme étant le niveau minimal requis pour être responsable.
Le néo-républicanisme, quant à lui, est également menacé par le perfectionnisme et le paternalisme. Il défend une conception différente de la justice, pensée
comme non-domination et non plus comme équité. Il ne cherche plus, comme
le libéralisme, à créer seulement une juste distribution des ressources, mais une
société d’égaux non-dominés. Un problème apparaît cependant quand on considère la priorité donnée à la lutte contre la domination, car elle implique que l’on
refuse de laisser les individus subir toutes les conséquences de leurs choix lorsque
ceux-ci les exposeraient à la domination.
Dans ces deux cas, la tension entre égalité des individus et respect de la responsabilité individuelle demeure. Comment trancher ? Merrill souligne deux
points à l’avantage du néo-républicanisme. Premièrement, lorsque le libéralisme
se préoccupe de défendre les individus contre la domination de l’État, le néorépublicanisme y ajoute une préoccupation accrue pour la domination exercée
par les individus. Il a alors l’avantage d’être un idéal plus émancipateur. Le second point décide Merrill en faveur du néo-républicanisme : tandis qu’on peut
observer autant d’incohérences théoriques des deux côtés, entre paternalisme et
responsabilité individuelle, l’égalitarisme libéral ne semble plus capable d’inspirer
aujourd’hui des politiques en faveur d’une réelle égalité des chances. De plus en
plus pris dans les limites étroites d’une discussion interne, il ne bénéficie plus de
la vigueur du souffle qu’il détecte dans le néo-républicanisme. Plus attentif au réel
à l’heure actuelle et plus dynamique, il propose une conception de la justice qui
peut se mesurer à celle de l’égalitarisme libéral.
Ce recueil a donc le grand avantage de nous présenter la pensée néo-républicaine
telle qu’elle existe aujourd’hui : vivante. C’est une véritable philosophie politique,
précisément en ce sens qu’elle est encore sur le métier. Ainsi que Pettit intitulait un
de ces derniers articles, le néo-républicanisme est bien un programme de recherche,
et les oppositions présentes entre ces articles en sont la preuve. La confrontation à
la critique libérale affine le potentiel de la théorie néo-républicaine pour un usage
politique. Des esquisses d’État républicain mondial à la forme républicaine de
l’égalité entre les individus, les deux grandes discussions critiques que le néorépublicanisme ne cesse d’affronter trouvent ici un traitement fin. La première
247
Naël DESALDELEER
tourne autour de la tension entre pluralisme et monisme éthique, que l’on pourrait
schématiser comme une lutte entre inspirations libérales et communautariennes.
La seconde cherche à rendre sa diversité au courant libéral, simplifié par Pettit sous
les traits de la liberté comme non-interférence. En étant plus fidèle à la richesse
de l’adversaire, le néo-républicanisme se trouve dans l’obligation de proposer un
modèle plus développé et donc plus soucieux du réel. À l’image de ce recueil, il
interroge à la fois principes et pratiques et constitue un interlocuteur dont on ne
peut faire l’économie aujourd’hui où, pour reprendre la conclusion de Marti, « il
nous est nécessaire d’entreprendre un énorme exercice d’imagination et de créativité
politique, afin d’innover en ce qui concerne le type de structures qui doivent être
appropriées pour ce monde nouveau. Il s’agit de la sorte d’exercice que l’humanité
a été forcée d’affronter en des temps tout à fait décisifs 19 ».
248
19. J. L. Marti, p. 67. Traduction personnelle.
REVERS SILENCIEUX DE LA VIOLENCE
Diogo SARDINHA
À propos de Michel Naepels, Conjurer la guerre. Violence et pouvoir à Houaïlou
(Nouvelle-Calédonie), Paris, Éd. de l’EHESS, 2013.
Foucault disait de l’ethnologie qu’elle n’était pas une science, mais une
contre-science, essayant ainsi de prolonger l’affirmation de Lévi-Strauss selon
laquelle le but dernier des sciences humaines n’était pas de constituer l’homme,
mais de le dissoudre. À son tour, l’ethnologue Michel Naepels évoque Foucault
pour donner une cohérence à des recherches qu’il mène depuis plus de vingt ans
en Nouvelle-Calédonie et que son dernier ouvrage articule à partir des rapports
entre le pouvoir et la violence. En effet, les références à l’hypothèse généalogique
de la politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens, qui inverse
les termes de la formulation classique de Clausewitz, sont explicites dès les premières pages du livre et elles le mettent d’emblée en rapport avec la philosophie,
ce qui s’exprime déjà dans son titre, vu que « conjurer la guerre » est une formule
inspirée d’« Il faut défendre la société », autant que dans son sous-titre, puisque
« violence et politique » relance une autre paire conceptuelle, « guerre et pouvoir », qui marque les recherches foucaldiennes du milieu des années 1970. À partir de ce double motif, Michel Naepels s’attaque au terrain de Houaïlou, à la fois
commune et chef-lieu de commune de la Province Nord de l’archipel océanien.
La première idée-clé du livre se trouve énoncée dès le début de l’analyse. Plongeant dans les archives coloniales, l’auteur reconstitue avec détail les alliances de
certains chefs kanaks avec les Blancs, dans l’intention de l’emporter sur d’autres
chefs locaux. À partir de là, un principe herméneutique se dégage et demeure
constant à travers toute l’analyse, qui dit qu’il n’y a jamais de règle stable dans
ce jeu des alliances et des compétitions, et encore moins d’amitié claire, à tel
249
Diogo SARDINHA
250
point qu’à partir du milieu du xixe siècle on assiste au plus large éventail possible
d’accords et de désaccords entre des chefs locaux dans leurs rapports entre eux et
avec la puissance colonisatrice : il y a ainsi ceux qui s’opposent à la colonisation et
qui peuvent tantôt être amis, tantôt rivaux entre eux ; ceux qui, au contraire, acceptent le pouvoir des colons et trouvent des avantages à devenir leurs auxiliaires,
mais qui simultanément peuvent être des amis ou bien des adversaires d’autres
chefs également auxiliaires ; il existe encore certains qui à un moment résistent à la
colonisation, mais deviennent plus tard des auxiliaires des autorités, notamment
afin d’acquérir par là des avantages vis-à-vis des chefs leurs rivaux ; tout comme il
y a des auxiliaires capables à leur tour de s’écarter des pratiques administratives et
politiques coloniales, contrairement à ce qu’ils avaient promis (souvent, comme
on le reconnaît bien à la lecture, dans des négociations qui étaient elles-mêmes
truquées depuis le début). Avec détail, l’ouvrage montre donc la multiplication
des synthèses connectives possibles : soit un chef devient auxiliaire pour mieux
faire concurrence à d’autres chefs, soit il devient ou redevient opposant pour
réclamer plus de compensations que celles accordées à ses rivaux, soit il fait la paix
avec ces anciens rivaux dans le but de mieux les concurrencer, et ainsi de suite.
Un premier résultat de ce jeu, passible de s’inverser d’autant plus rapidement
qu’il survient dans le cadre de rapports de violence et de pouvoir sur un territoire
en voie de colonisation, est la profonde métamorphose des prééminences précoloniales de quelques clans à l’égard des autres et, au sein de chaque clan, d’un
lignage sur d’autres. La compétition pour le prestige et l’autorité conduit certains
à tirer parti de la présence française et à s’allier à elle, ce qui mène à un second
résultat : les Français saisissent l’occasion (que par ailleurs ils suscitent ou à tout le
moins exploitent) pour raffermir la dimension territoriale de la chefferie et, par ce
biais, consolider leur contrôle sur la région, en écartant les chefs et les clans moins
accommodants (p. 69). Dans ces échanges, les rapports et les gestes gardent toujours une part essentielle d’ambiguïté, ce que montre Michel Naepels chaque
fois qu’il complexifie les facettes des comportements impliqués dans l’histoire,
de sorte qu’on ne trouverait que difficilement dans ce livre un personnage qui ne
soit ambivalent, sauf sur un point : tous pensent d’abord à assurer leur pouvoir.
La pratique des missionnaires obéit, elle aussi, au même précepte. Ne renonçant pas à exercer une violence symbolique dans leur double effort pour comprendre et éradiquer le paganisme néo-calédonien, catholiques et protestants se
trouvent en compétition, voire « violemment en concurrence » (p. 129) pour
convertir les Kanaks, et éprouvent le besoin, afin de mieux y parvenir, d’en pénétrer les ressorts spirituels, appuyés avant tout sur la magie et ses pouvoirs guer-
REVERS SILENCIEUX DE LA VIOLENCE
riers, la sorcellerie, une vision du monde enchantée et les capacités d’agir attribuées à des puissances ancestrales. Pourtant, le lecteur constate avec intérêt que ce
travail est susceptible d’être réalisé par des voies contraires, par exemple la collecte
d’objets rituels en vue de les détruire, notamment par le feu, comme l’ont fait
aussi bien les premiers évangélistes venus des îles Loyauté que des missionnaires
européens jusque dans la première moitié du xxe siècle ; ou bien en vue de les
conserver, comme dans le cas paradigmatique du ministre protestant Maurice
Leenhardt, devenu ethnologue, et dont l’intention était d’accomplir des conversions jusqu’au bout, ou jusqu’à ce que Michel Naepels appelle la mort du païen
dans le converti (p. 90). Un résultat de ces opérations est la « désaffection sociale
et idéologique » (p. 105) de certains vis-à-vis des leurs anciens rites et pratiques,
même si nombre d’habitants de Houaïlou restent aujourd’hui encore attachés à
des croyances héritées de la période pré-coloniale. Néanmoins, un autre résultat
important est l’accumulation d’objets kanaks, ce à quoi Leenhardt contribue de
façon significative. Sa figure, « aux frontières de la collecte savante et de la mission », accompagne l’ouvrage presque de bout en bout et reste vraisemblablement
un modèle pour percevoir les ambiguïtés de l’histoire qu’il retrace, d’autant plus
que Leenhardt est l’un des plus appliqués à la récolte et la préservation d’objets
rituels locaux, quelqu’un qui met en œuvre une fine stratégie pour se faire reconnaître en Europe des anthropologues de métier, mais aussi un homme dont le
travail n’est pas subordonné à une pure curiosité ultérieurement organisée en
savoir, car chez lui cette curiosité est plutôt un adjuvant afin de parvenir à une
conversion plus générale et plus intime, en bref plus efficace.
Cela a comme conséquence inévitable de soulever de vieux doutes sur les origines de l’anthropologie, en tout cas d’une certaine anthropologie au sujet de
laquelle on pourrait prétendre, dans le sillage de Nietzsche (dont on sait que
sur ce point il demeure une source d’inspiration capitale pour le Foucault des
rapports entre la guerre et le pouvoir), qu’elle est avant tout une connaissance de
l’autre fondée sur l’intention de mieux le maîtriser et, si possible, de l’assimiler,
de le changer complètement dans sa nature pour en faire une partie subordonnée
de soi-même. Bien sûr, Michel Naepels ne connaît que trop ce problème épineux,
raison pour laquelle sans doute il accentue l’écart entre la fin du xixe siècle et le
début du xxe. Auparavant, il y avait certes eu des administrateurs, des naturalistes et des militaires collecteurs, ceux-ci s’intéressant de près aux « objets de la
guerre » – et pour cause, il fallait bien connaître son adversaire. Désormais, avec
la professionnalisation du métier, « les Kanaks de Houaïlou ont affaire à leurs
premiers ethnologues professionnels » (p. 101). Quelque chose change donc au
251
Diogo SARDINHA
252
tournant du siècle dernier, et continue de changer encore, puisque le travail de
Michel Naepels est tout sauf indifférent aux enjeux épistémologiques de l’enquête, comme son livre en témoigne avec le plus grand scrupule. À cette lumière,
on constate même que son entreprise n’appartient plus à l’ethnologie stricto sensu,
ce qui est manifeste dans sa façon de combiner, bien au-delà des entretiens et
des descriptions personnelles d’une petite communauté rurale, le travail sur les
archives datant de la première période de la colonisation de l’île, les documents et
rapports produits pas le gouvernement local et d’autres organismes publics, et les
statistiques existantes jusqu’à la période actuelle de la vie néo-calédonienne ; mais
la mission de l’ethnographe se trouve ici éclaircie par celle de l’historien, peutêtre même celle du sociologue, l’auteur s’efforçant par moments de combler des
lacunes qu’il repère dans la contextualisation sociologique des situations étudiées.
À son tour, ce double travail historique et sociologique illumine autrement les
entretiens menés sur le terrain et concourt au bout du compte, passant outre ce
qui serait une « anthropologie des Kanaks », à un jugement sévère de ce que les
Européens leur ont fait.
C’est précisément alors que la façon agonistique de reconstituer le travail des
missionnaires fait ressortir une dimension cardinale de la conversion des colonisés,
bien plus large qui celle qui touche à l’esprit des prosélytes, puisqu’elle affecte aussi
et surtout leurs corps et leurs dispositions mentales. En effet, ce livre reconstitue fort
bien les multiples degrés et formes d’une violence qui vise à convertir les Kanaks à
un système de production et de vie (voir les règles d’hygiène et de santé publique,
p. 137 et sv.) qui est celui des colons, et à leur véritable transformation en sujets
aptes à fonctionner sur une base commensurable avec celle de la puissance dominatrice, processus dans lequel la conversion strictement religieuse se dévoile comme
un levier, ou, pour garder la référence à « violence et pouvoir », un front dans une
guerre bien plus complexe. Autrement dit, la transmutation des vieilles croyances
en une nouvelle vie spirituelle dans laquelle s’accomplit la mort de l’ancien, n’est pas
seulement à comprendre sur le plan transcendant de l’adoration de nouveaux dieux,
mais encore et plus radicalement sur celui de l’immanence économique, sociale et
morale, puisqu’elle est la conversion d’hommes et de femmes à un autre système de
vie, et, disons-le sans ambages, d’exploitation. Qu’est-ce d’ailleurs que Houaïlou,
sous l’angle épistémologique adopté par l’ouvrage, sinon le nom d’un nouveau système, et même d’un véritable éco-système, dans la mesure où il est dominé par
des enjeux économiques d’exploration – de richesses naturelles et de matières premières tout d’abord, de population, notamment comme source de recrues pour les
deux grandes guerres, ensuite ? En un sens, ce « système-monde » (p. 70) restitué
REVERS SILENCIEUX DE LA VIOLENCE
par l’ouvrage est même post-anthropologique, si par là on entend le fait qu’il ne
concerne plus une communauté archaïque, mais bien un univers dans lequel l’« archaïque » et le « moderne » se sont indissolublement mêlés, pour constituer un petit
reflet de notre expérience commune, conjointement mondialisée et post-coloniale.
Revenons maintenant à l’ambiguïté des rapports et des gestes, pour remarquer une autre idée-force du livre, celle qu’on appellera « la logique du souvenir ».
Dans les phénomènes de violence associés à des enjeux de pouvoir, allant des petites
bagarres aux grands affrontements armés, se trouve souvent actif un élément de
remémoration passible de ranimer des querelles ancestrales, sorte d’inconscient collectif qui pousse à l’action. C’est le cas de ce grand chef de Houaïlou qui, à l’aube
du xxe siècle, participe au processus de spoliation des terres de Kanaks décidé par le
gouverneur français, dans le but de renforcer sa position par rapport à des chefferies
avec lesquelles sa famille était en relation conflictuelle au moins depuis une guerre
de la fin du xviiie siècle (p. 96-97). Cet exemple montre comment la duplicité de
l’agent (il s’agit d’un chef dont la position vis-à-vis de la colonisation « fut complexe
et ambiguë ») se combine de façon éloquente avec la mémorisation de conflits,
transmise dans les familles concernées et capable de refaire surface bien plus tard
autant que de rendre raison de conduites qui sans cette information resteraient
difficilement intelligibles. Michel Naepels profite de ces situations récurrentes pour
se distinguer de ceux qui croient plutôt à une « logique sociale de l’oubli » (p. 61),
sans laquelle aucune société ne serait censée fonctionner. Pour sa part, il préfère
attirer l’attention sur les luttes d’un moment qui, sans le dire, relancent en fait des
rivalités d’autrefois, flagrantes en leur temps, elles-mêmes parfois aux racines déjà
« bien plus anciennes » (p. 130), des affrontements qui s’endorment certes, mais qui
ne sont justement pas oubliés : transmis et modifiés, ils déflagrent plus tard sous des
formes méconnaissables pour un regard distrait.
Toutefois, il convient de dire également que cette logique est susceptible d’être
manifestement réclamée, comme lorsque certaines revendications invoquent des
batailles (et souvent des défaites) révolues, tendance visible dans l’émergence du
mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie à partir de 1969, quand la
mémoire de la « grande guerre coloniale de 1878 » est ravivée (p. 142, voir aussi
p. 82 sv. et 189). On peut même dire que, ici, la remémoration ne véhicule pas
tant un potentiel catastrophique, qu’un potentiel libérateur visant à réclamer des
droits. Pourtant, il est vrai que la trace des violences, aussi bien de leurs formes
d’exercice que de leurs contours historiques, ne réapparaît pas le plus souvent avec
ce caractère explicite, mais plutôt implicite, ainsi dans la voix d’un interlocuteur
de Michel Naepels qui « valorise les techniques de l’embuscade, du guet, de l’at-
253
Diogo SARDINHA
254
tente », ce que l’anthropologue rapproche aussitôt de « ce que l’on peut savoir des
guerres pré-coloniales » (p. 196). On voit alors combien les liens entre violence
et pouvoir suscitent plus le souvenir que l’oubli, en tout cas dans le contexte de
Houaïlou, et sont eux-mêmes plus affectés par le premier que par le dernier.
Nous en venons à une autre idée importante, qui donne un spectre plus large à
la dimension de duplicité qui marque les comportements décrits : celle d’une ambiguïté qui touche à la violence elle-même. C’est au moment de rapporter quelques
perplexités associées à son étude que l’auteur souligne l’ambivalence des personnages auxquels il a affaire, ainsi « des meurtriers que dans d’autres situations ont pu
empêcher des violences ; des victimes mourant sous les coups connues localement
pour leurs violences domestiques ; des individus politiquement et économiquement
dominés, victimes d’une importante violence structurelle, qui sont aussi des acteurs
violents au sein de rapports sociaux internes inégaux (notamment dans les rapports
de genre, de génération ou de statut) » (p. 197). Il en conclut que ce qu’on appelle,
de façon trop souple, la violence physique « n’est certainement pas une réalité unitaire, et sa figure de mal politique obscurcit plutôt qu’elle n’éclaire la spécificité
de chaque cas. » À l’ambiguïté des raisons pour lesquelles quelqu’un a recours à la
force (nous avons brièvement évoqué l’exemple des chefs et celui des missionnaires)
s’ajoute désormais celle des agents, qui tantôt subissent des violences tantôt les
exercent. Et ce n’est pas tout, car Michel Naepels, outre les équivoques du concept
même de violence et du critère censé permettre de distinguer ses différents types et
gradients – violence physique, symbolique, structurelle, ordinaire, extrême (voir
p. 201) –, y joint encore l’équivocité des situations, comme quand simultanément
il semble y avoir et ne pas y avoir de violence : soit « un passage à l’acte interrompu, suspendu […] : tenir en joue son adversaire… pour finalement ne pas tirer »
(p. 210), autant que l’équivocité des récits, par exemple quand à deux moments
différents le même témoin reconstitue de façon positivement diverse ses propres
actions violentes (p. 205-206). L’ouvrage conserve et explore ces incertitudes, qu’il
ne souhaite pas ramener artificiellement à une explication ou un état univoques, en
même temps qu’il suggère qu’il n’existe pas dans cette histoire qu’une seule chose
sûre, l’omniprésence de l’abus de la force en général.
Mais, alors, peut-on éviter de lire ce livre comme un ensemble d’ambiguïtés ;
et, au contraire, est-on en mesure d’y trouver une logique et une cohérence ?
La réponse à cette question nous oblige à faire une remarque méthodologique,
car dans son choix de traiter de « violence et pouvoir », Michel Naepels n’est
pas plus désireux de montrer au lecteur un monde harmonieux et dépourvu de
conflits que de lui faire croire à un manque de clarté incontournable du vocabu-
REVERS SILENCIEUX DE LA VIOLENCE
laire employé pour rendre compte des situations décrites. Son but est plus élevé : il
consiste à nous redire que toutes ces situations ont au moins deux faces, un avers
et un revers, et à montrer les multiples manières par lesquels ce principe s’actualise très précisément dans l’univers néo-calédonien. Au fond, le fil qui parcourt le
livre et lui accorde sa cohésion est le même que celui qui se trouve déjà insinué
dans son titre, « conjurer la guerre » signifiant tantôt l’éviter en en écartant le
danger, tantôt collaborer à sa réalisation en la préparant par des complots, de sorte
qu’on pourrait condenser ce parti pris de méthode dans l’idée que la recherche
se doit de révéler le « revers silencieux » des situations qu’elle examine (p. 230),
en scrutant au moins un autre point de vue sur chacune d’entre elles, ses raisons
cachées, ses origines douteuses. Voilà ou l’ethnologie retrouve la généalogie.
Ce qu’il y a d’également beau, voire de poignant dans cet ouvrage est la façon
dont il nous rappelle combien nos décisions se révèlent paradoxales dès qu’on
les envisage à la lumière de l’histoire. Ainsi, à la fin de Première Guerre mondiale, dans laquelle a péri « un tiers des volontaires » des districts de Houaïlou,
les Kanaks y ayant survécu ambitionnent d’acquérir la nationalité française, dans
le but, comme l’exprime l’un des anciens tirailleurs dans sa lettre au gouverneur,
d’échapper au « commandement de sauvagerie dans quelques tribus » (p. 136).
La subtilité réside ici dans le fait que la violence de cette guerre, à laquelle ils ont
été convoqués par les Blancs et les chefs, guerre sans doute plus meurtrière que la
sauvagerie à laquelle fait allusion la missive du tirailleur, conduit en fin de compte
les colonisés à vouloir s’émanciper en se jetant davantage dans les rets du colonisateur, en souhaitant devenir membres du « peuple français », comme si après
la colonisation aucune émancipation n’était possible qui ne passe pas par le désir
de se voir pleinement assimilé. Cet aspect compte bien comme une facette additionnelle de l’enfantement du pouvoir par la violence, en l’occurrence : pouvoir
du pays colonisateur sur les colonisés par la violence de la colonisation même.
Bien entendu, les mouvements indépendantistes poseront le problème de l’émancipation sur de tout autres bases…
L’ouvrage, qui s’ouvre par des références à Foucault, a en exergue de sa conclusion une citation de Jacques Rancière, par quoi il renoue son dialogue avec la
philosophie. Le partage du sensible qu’il évoque est celui qui, dans toute activité politique, résulte du conflit pour décider qui parle et qui ne parle pas, qui
est vu et qui ne l’est pas, le conflit demeurant bien l’un des maîtres mots de ce
livre, car même si, à l’instar de toute grille d’intelligibilité, le modèle heuristique
foucaldien de la politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens
connaît aussi ses limites, il rend tout de même possible de faire apparaître cer-
255
Diogo SARDINHA
256
taines relations et comportements (dont on croirait de prime abord qu’ils sont
pacifiques) comme étant les signes d’un combat latent et, au fond, ineffaçable :
ce combat s’estompe certes par moments, au point qu’on puisse croire qu’il s’est
arrêté, mais il est toujours susceptible de faire retour, tantôt de façon discrète tantôt de façon éclatante. Justement, Michel Neapels puise chez les philosophes qu’il
cite un raisonnement de ce genre, ce qui accorde une dimension spéculative à
son travail. En même temps, et comme il l’écrit, cela signifie qu’il ne s’agit jamais
de faire un récit théorique, mais (fidèle en ce sens aux leçons de Foucault et de
Rancière) de reconstruire à chaque fois une « histoire circonstanciée », qui seule
« permet de penser le politique » (p. 15) et au centre de laquelle il met les « petits
événements ordinaires ou marginaux » (p. 257).
Enfin, un troisième philosophe nommé, présent de manière parfois discrète
mais toujours efficace, est Étienne Balibar, chez qui Michel Naepels retrouve
l’équation entre rapports sociaux, action politique et effets de subjectivation, et
qui dans ses travaux sur la violence cherche toujours, comme l’auteur de Conjurer
la guerre, l’envers critique des positions données, s’efforçant de rendre patentes
les ambiguïtés là où les choses semblaient claires. Un exemple éclairant de l’usage
de ce principe nous est donné par le sixième et dernier chapitre, qui porte sur
Houaïlou contemporain, avec ses enjeux de gestion des terres, de conflits entre
des clans, de contrôle de la production et du commerce de cannabis et de la
consommation d’alcool, les deux derniers surtout par les jeunes. En comparaison
avec les décennies précédentes, on y assiste aujourd’hui à une pacification des
rapports sociaux. Néanmoins, l’anthropologue n’oppose pas cet apaisement aux
petites et grandes guerres d’autrefois, puisqu’il est une forme d’articulation entre
des rapports sociaux, de force et contractuels, invariablement « en lien avec la violence et le conflit » (p. 215). Encore une fois, l’ambiguïté (c’est son mot) prédomine ; ou plutôt, en suivant un vocabulaire cher à Balibar et dont Michel Naepels
se sert volontiers, il y a de la complexité, de la complication et de l’articulation, et
non pas un passage idéalisé de la violence au doux commerce.
On voit, à la fin, que « Houaïlou » désigne bien plus qu’une contrée lointaine
et qu’il est le nom d’un éco-système avec ses violences, mais aussi ses compromis,
ses stratégies, ses accords, qui à la fois prennent appui les uns sur les autres et
sont en opposition les uns avec les autres. Au-delà donc d’une « enquête sur les
conventions d’usage de la violence à Houaïlou » (p. 71), tâche dont il s’acquitte
en effet, l’ouvrage donne à l’étude de cet espace particulier un caractère d’une plus
grande ampleur, puisque Houaïlou y devient, en quelque sorte, un petit miroir
de notre monde.
INFORMATIONS POUR LES AUTEURS
Dans un monde en constante évolution, s’impose la tâche de mettre au jour
et à l’épreuve les idées, les normes et les valeurs qui animent la vie en société.
Forte de cette conviction, la revue Raison publique se constitue dès lors autour
d’un pari : contribuer, par la critique, l’analyse et la réflexion, à la compréhension
des conditions à travers lesquelles le monde contemporain prend conscience de
lui-même, ainsi que des questionnements qu’il suscite chez tout individu soucieux d’en cerner les trajectoires. Fournir les pièces d’un dossier, identifier les
manières de penser et de figurer un problème, éclairer les termes d’un débat,
mettre à l’épreuve des arguments, tracer des perspectives, en explorer le sens : ces
démarches, qui mobilisent tant les ressources de l’investigation philosophique et
de l’analyse sociale, que celles de la critique littéraire et culturelle, sont requises
par la complexité même des objets dont une raison publique, faisant droit aux
puissances de l’expérience et de l’imagination, peut vouloir se saisir.
Nous remercions les contributeurs de bien vouloir tenir compte des normes
éditoriales que nous présentons sur le site de la revue (http://www.raison-publique.fr/Note-aux-contributeurs.html)
I. ÉTHIQUE, POLITIQUE ET SOCIÉTÉ
Coordonnatrice : Solange Chavel
Raison publique ne privilégie pas d’orientation philosophique particulière.
Elle publie des articles qui, soucieux d’articuler analyse sociale et analyse normative, font porter leurs interrogations sur des domaines ayant un rapport direct
avec des questions intéressant la vie publique et sociale. Les contributions plus
historiques sont également les bienvenues, pour autant que leurs implications du
point de vue de la philosophie pratique contemporaine soient mises en avant.
La revue publie aussi des commentaires et des réponses faisant suite à des articles
parus dans ses pages.
La rédaction privilégie les contributions qui, sans rien sacrifier de la rigueur académique et de la précision requises, restent accessibles à un public non
spécialisé. La revue consacre une large place éditoriale aux contributions libres.
N’hésitez donc pas à nous soumettre tout article relevant des axes de recherche et
de réflexion de Raison publique.
Évaluation des contributions : Pour les dossiers, l’évaluation des articles se
fait en deux temps. Elle porte tout d’abord sur une proposition (3 000 signes
maximum, espaces compris) qui, soulignant le lien avec le thème de l’appel à
contributions, précise la thèse qui sera défendue, ses enjeux ainsi que le corpus
ou le contexte d’application envisagé. Les articles (30 000 signes maximum,
espaces compris) correspondant aux propositions retenues font ensuite l’objet
d’une évaluation en « double aveugle ». Pour la rubrique « questions présentes »,
l’évaluation en « double aveugle » porte directement sur l’article. Nul besoin ici
de proposition préalable.
II. LITTÉRATURE, ARTS ET CULTURE
Coordonnatrice : Sylvie Servoise
Avec le numéro 10 (mai 2009), Raison publique a ouvert ses pages à une nouvelle rubrique, intitulée « Littérature, arts et culture ». Il s’agit d’une ouverture à un
vaste champ de la production culturelle qui, regroupant divers supports (œuvres
littéraires, cinématographiques, artistiques) vise à rappeler simplement ceci : l’art,
au même titre que la philosophie, l’économie, la sociologie ou toute autre science
humaine, est à la fois une représentation de la société et un discours sur celle-ci. Sur
les questions éthiques, politiques, économiques, juridiques et sociales relevant de la
vie collective, l’art a son mot à dire et sa contribution à l’élaboration d’un espace
commun est indéniable. Sans doute le fait-il avec son langage – du reste pluriel – et
les moyens qui lui sont propres, sans doute sa visée n’est-elle pas celle des autres
disciplines qui prennent ces questions comme objet d’étude. Mais il n’empêche que
l’art, à sa manière, constitue un apport essentiel et unique, parce que spécifique, à
toute entreprise de saisie du monde contemporain.
Au sein de chaque numéro de la revue, la rubrique propose un ensemble d’articles réunis autour d’un thème commun.
Évaluation des contributions : Le comité de lecture évalue tout d’abord les
propositions (5 000 signes maximum, espaces compris). Celles-ci doivent indiquer le lien avec le thème de l’appel à contributions et préciser la thèse qui sera
défendue, ses enjeux ainsi que le corpus ou le contexte d’application envisagé.
Ce même comité de lecture examinera également les articles (30 000 signes maximum, espaces compris) correspondant aux propositions retenues.
Retrouvez sur le site de la revue (http://www.raison-publique.fr/article21.
html) le détail et le calendrier des prochains appels à contribution, ainsi que des
précisions relatives au format et à la présentation des articles.
Téléchargement