Raison publique Éthique, politique et société n°5 octobre 2006 Les Métamorphoses de la Souveraineté PUPS raison_publique_5_144_C2.indd 1 13/09/2006 19:46:46 RAISON PUBLIQUE Délibération et gouvernance : l’illustration démocratique RAISON PUBLIQUE [n°1] Vers une e-démocratie ? RAISON PUBLIQUE [n°2] Un nouvel impérialisme ? RAISON PUBLIQUE [n°3] Le socialisme a-t-il un avenir ? RAISON PUBLIQUE [n°4] © Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006 Maison de la recherche Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 28, rue Serpente 75006 – Paris Maquette et réalisation : Lettres d’Or [email protected] D’après le graphisme de Patrick Van Dieren [email protected] http ://www.presses-sorbonne.info ISBN : 2-84050-470-7 raison_publique_5_144_C2.indd 2 13/09/2006 19:46:46 sommaire DOSSIER : LES MÉTAMORPHOSES DE LA SOUVERAINETÉ .............. 5 Ulrich Beck & Anthony Giddens : L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique ................................................................... 7 Daniel Innerarity : Gouverner une société complexe ............................ 17 Jean Louise Cohen : Les transformations contemporaines de la souveraineté .............................................................................................. 31 Ruwen Ogien : Sexe et art. L’invention du moralisme esthétique ..... 57 Christian Nadeau : Autodéfense et conflits internationaux ................ 67 Émeric Travers : Un Libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant ......................................................................... 87 raison publique nO 5 • pups • 2006 QUESTIONS PRÉSENTES .......................................................................... 55 CRITIQUES .................................................................................................. 111 Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France (par Solange Chavel) ....................................................................................................... 113 Carole Reynaud-Paligot, La République raciale (par Mickaël Vaillant) ..................................................................................................... 121 NOTES DE LECTURE .................................................................................. 131 raison_publique_5_144_C2.indd 3 13/09/2006 19:46:46 raison_publique_5_144_C2.indd 4 13/09/2006 19:46:46 Dossier Les métamorphoses de la souveraineté raison_publique_5_144_C2.indd 5 raison publique nO 5 • pups • 2006 Prenons-nous un risque exagéré en affirmant que la souveraineté n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était ? Nous ne le pensons pas. Le caractère supranational des risques et des problèmes auxquels s’affrontent les populations du monde ne fait plus guère de doute. L’économie, la communication, les catastrophes environnementales et humanitaires, certaines formes de violence et de criminalité organisée s’affranchissent toutes des frontières nationales. Il arrive même que la prise de décision politique, le droit ou l’ « opinion publique » se fassent supranationaux. Et pourtant, le discours classique de la souveraineté reste omniprésent qu’il s’agisse de décrire la souveraineté d’un État ou celle d’un peuple. Quelle est cependant cette souveraineté ? À quelles métamorphoses est-elle en proie ? Ce discours de la souveraineté a-t-il encore un sens dans le contexte de la mondialisation et par rapport à des sociétés toujours plus complexes ? Sommes-nous sur le point de voir s’achever l’âge des États-nations ? Ou bien est-ce la souveraineté qui est en train de se réinventer sous nos yeux ? 13/09/2006 19:46:46 raison_publique_5_144_C2.indd 6 13/09/2006 19:46:46 L’Europe telle qu’elle est : un point de vue cosmopolitique Ulrich Beck & Anthony Giddens Une illusion nationale mine la politique européenne raison publique nO 5 • pups • 2006 Les citoyens français et néerlandais ont tranché. Mais que signifient ce « non » et ce « nee » à la Constitution ? « Au secours, nous ne comprenons pas l’Europe. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? L’élargissement en a-t-elle fait une entité bizarre et indéfinissable ? Quel sens pouvons-nous donner à l’Europe ? » En matière de construction institutionnelle, l’Union européenne est pourtant un des exemples les plus originaux et réussis depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Europe n’a pas seulement remis en cause les frontières géographiques, mais aussi les frontières mentales. Il est temps de voir l’Europe telle qu’elle est. Quel est le sens du discours sur l’Europe, en quoi consiste sa légitimité propre ? Envisager l’Europe sous un angle national réveille les plus profondes peurs européennes concernant la nation elle-même : tel est le paradoxe dont il faut rendre compte. Penser en termes de nation, c’est laisser entendre qu’il faudrait choisir entre l’Europe et les nations européennes, sans troisième terme possible. L’Europe et ses États membres deviennent des rivaux dont chacun menace l’existence de l’autre. Ainsi mal comprise, l’européanisation semble devenir un diabolique jeu à somme nulle, où l’Europe et les nations qui la composent finissent par être toutes perdantes. Quant à l’autre face du paradoxe : si l’on veut rassurer les États membres, leur montrer que l’expansion européenne n’équivaut pas à un suicide culturel, alors il faut rejeter les concepts sociaux et politiques de nation pour penser l’Europe en termes cosmopolitiques. Une Europe cosmopolitique est d’abord et avant tout une Europe fondée sur la différence, sur des particularités nationales dûment reconnues. D’un point de vue cosmopolitique, cette diversité (de raison_publique_5_144_C2.indd 7 13/09/2006 19:46:46 langues, d’organisation économique et politique, de culture politique) est l’origine même de la conscience européenne et non pas, comme le suggère le point de vue national, un obstacle à l’intégration. Être européen signifie alors : nous sommes intrinsèquement un choc de cultures. Et pourtant, on continue à penser l’Europe comme si elle était une « nation inachevée » ou un « état fédéral incomplet » ; on persiste à croire qu’il faudrait qu’elle soit effectivement une nation et un état. Cette incapacité à saisir la nouvelle réalité historique incarnée par la construction européenne est la cause principale de l’impasse. Et c’est aussi une des raisons essentielles qui fait que les institutions européennes semblent inaccessibles, irréelles, voire menaçantes pour les citoyens qu’elles prétendent servir. Même la recherche spécialisée sur l’Europe ose à peine dépasser ces schémas de pensée traditionnels. L’Union européenne est envisagée à la lumière des concepts nationaux de territorialité, de souveraineté, de division des compétences et d’indépendance nationale. Même lorsqu’elle mobilise les termes plus complexes de « gouvernance » ou de « système à plusieurs niveaux », la recherche sur l’Europe, fortement influencée par la science politique et le droit, demeure prisonnière de schémas de pensée modelés sur la nation. L’absence de sociologie spécifique à l’Europe est particulièrement frappante. La sociologie a développé ses outils méthodologiques en analysant les sociétés nationales au tournant des xixe et xxe siècles. Comme ces outils ne sont manifestement pas pertinents pour analyser la société européenne, on en conclut qu’il n’y aurait pas de société européenne digne de ce nom. Parmi les nombreuses explications avancées, l’une prête particulièrement le flanc à la critique : l’idée que le concept de société serait le pivot du nationalisme méthodologique de la sociologie. Il faudrait concevoir l’Europe au pluriel, comme une collection de sociétés, c’est-à-dire de manière additive. La société européenne serait équivalente aux sociétés des nations européennes. Avec un tel schéma conceptuel, il n’y a pas lieu de s’étonner que la sociologie échoue à saisir la réalité européenne. Le nationalisme méthodologique des sciences sociales est une erreur historique qui empêche de saisir la complexité des réalités européennes et leur interaction. En un mot : le nationalisme méthodologique, par son aveuglement aux réalités européennes, obscurcit notre horizon. C’est un même schéma de pensée qui soutient la thèse selon laquelle « il n’y a pas de demos européen ». Thèse qui impose immédiatement de préciser à quel demos on fait ici référence : le demos de la cité grecque, celui des cantons suisses, celui des États-nations ? Qu’en est-il des sociétés réelles de nos pays, raison_publique_5_144_C2.indd 8 13/09/2006 19:46:46 raison_publique_5_144_C2.indd 9 ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique intimement liés entre eux ? Les citoyens des États-nations eux-mêmes formentils toujours un demos homogène ? À l’œuvre derrière ces positions, l’idée que l’État-nation est la pierre de touche conceptuelle, à laquelle les réalités européennes ne satisfont pas : pas de demos, pas de nation, pas d’État, pas de démocratie, pas d’espace public. Pourtant, à côté de l’indifférence ou de l’incompréhension pour les débats qui agitent les autres États membres, des processus de communication transnationaux toujours plus nombreux s’organisent sur les défis que rencontrent les différents États-nations : notamment, tout récemment, les réactions à la guerre en Irak, au soulèvement démocratique en Ukraine ou à l’antisémitisme européen. Plutôt que de continuer à répéter obstinément qu’il n’existe pas d’espace public européen, il convient de réviser la notion d’espace public liée à l’Étatnation dans un sens cosmopolitique, pour comprendre les dynamiques réelles qui sont en train de donner forme à un espace public européen qui dépasse les frontières. Il faut penser l’européanisation non seulement de manière verticale (des sociétés nationales qui appliquent une législation européenne, par exemple), mais également de manière horizontale. L’européanisation désigne alors la manière dont les sociétés nationales, les systèmes nationaux d’éducation, les familles, les institutions scientifiques et économiques de chaque pays forment des réseaux et se mêlent les uns aux autres. L’européanisation horizontale signifie alors une ouverture latérale des espaces nationaux. Sont « européens » en ce sens, les formes d’identité, les modes de vie, les modes de production « co-nationaux » qui dépassent les frontières des États singuliers. Ces structures et ces mouvements transgressent continuellement les frontières. De nouvelles réalités émergent dans le sillage de cette européanisation horizontale et prennent corps « en coulisse », se répandent et deviennent des acquis pour les générations suivantes : multilinguisme, réseaux internationaux, mariages mixtes, implantations géographiques multiples, mobilité de l’éducation, carrières internationales, intégration scientifique et économique. Les données sur ces indicateurs clés font terriblement défaut : l’importance et la signification de ces nouvelles formes d’européanisation transnationale passent inaperçues, parce que les statistiques nationales – tout comme la recherche sociologique empirique – restent emprisonnées dans un nationalisme méthodologique. 13/09/2006 19:46:46 Un jeu européen gagnant : des solutions communes qui servent l’intérêt national 10 Partons des dilemmes de la politique d’un État-nation à l’ère de la mondialisation économique. Une seule chose est pire que de se faire engloutir par les entreprises multinationales : ne pas se faire engloutir par les entreprises multinationales ! Ce qui effraie les citoyens des sociétés démocratiques, c’est d’être tout à coup confrontés à un manque béant dans la fabrique du pouvoir politique : les élus assistent, en spectateurs impuissants, aux décisions que prennent des acteurs non élus. En réalité, le vote contre la constitution était un vote contre le dragon de la mondialisation. Mais ce que les eurosceptiques ont du mal à comprendre, c’est qu’il est faux de tout observer à travers des lunettes nationales : bien souvent des accords collectifs au sein de l’Union européenne réussissent mieux à servir l’intérêt national. Ainsi, la création d’un marché intérieur, au prix d’un abandon d’un peu de souveraineté, a apporté d’immenses bénéfices pour les entreprises nationales et leurs salariés. C’est là que se révèle la valeur politique ajoutée de l’Union européenne : des solutions communes sont souvent plus fructueuses que les efforts isolés des nations. Partout en Europe, les gouvernements nationaux luttent contre ce qui semble être des problèmes nationaux : ils essaient d’y faire face par eux-mêmes, et échouent le plus souvent. On peut prendre pour exemples les délocalisations ou la capacité à contrôler la fiscalité des entreprises. Des entreprises mobiles qui opèrent à l’échelle mondiale sont en mesure d’affaiblir les États individuels en les dressant les uns contre les autres. Plus le point de vue national est puissant dans les pensées et les actes des populations et des gouvernements, plus de telles entreprises sont en mesure d’asseoir leur pouvoir. Tel est le paradoxe : le point de vue national est fatal aux intérêts nationaux, parce que ces intérêts sont mieux défendus à un échelon européen, voire mondial ! Le déclin démographique, par exemple, n’est pas un problème national qui affecterait certaines sociétés en particulier, et il ne peut pas être combattu à l’échelle d’une nation. La même situation prévaut partout en Europe. Le nombre de personnes âgées va croissant dans toutes les sociétés, les systèmes de retraite sont exsangues, et pourtant, les réformes nécessaires pour contrer ces tendances sont bloquées par une résistance organisée des groupes mêmes qui sont affectés. Comme le dit Fareed Zakaria, « l’Europe a besoin de ce qui provoque une paranoïa populiste : des réformes économiques pour survivre dans une ère de compétition économique, des jeunes immigrants pour soutenir son marché social, et des relations stratégiques avec le monde musulman, qui progresseraient très nettement grâce à l’intégration européenne de la Turquie ». raison_publique_5_144_C2.indd 10 13/09/2006 19:46:46 raison_publique_5_144_C2.indd 11 11 ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique Une manière constructive de sortir de ce mauvais pas pourrait consister à considérer le réseau de problèmes auquel sont confrontées nos sociétés – déclin démographique, populations vieillissantes, réformes difficiles mais nécessaires de la sécurité sociale et politiques d’immigration ciblées – comme des questions européennes qui doivent être traitées à l’échelon collectif. Tous ces gouvernements embourbés dans l’ornière nationale, qui se satisfont de pseudo solutions, ont tout à y gagner. Le point de vue national ne voit que la fin de la politique ; le point de vue cosmopolitique, en revanche, peut y discerner une renaissance de la politique nationale. Les sociétés les plus égalitaires et solidaires d’Europe (et du monde), les pays scandinaves, sont également les plus réformistes, y compris en accordant du pouvoir aux citoyens et aux échelons locaux. Dans quelle mesure le reste de l’Europe, y compris les nouveaux pays membres, peut-il apprendre de ces pays ? Beaucoup disent : fort peu, parce qu’ils sont relativement petits et que leurs systèmes de protection sociale ne peuvent pas être exportés. Nous disons au contraire : beaucoup. Nous ne pouvons pas tous devenir des Scandinaves. Mais nous pouvons tous, anciens ou nouveaux États membres, tirer profit de ces exemples d’une meilleure pratique. Par exemple, une politique de l’emploi active, telle que la Suède l’a mise en place, est une mesure qui a été adoptée par tous les pays qui connaissent un taux d’emploi élevé. La même chose est vraie des politiques qui mettent en œuvre des réformes de l’éducation, le développement des universités, la diffusion des technologies de l’information, la décentralisation des services de santé, et les dispositifs de garde d’enfants. Ce que nous enseigne le succès de l’européanisation, de manière générale, c’est la nouvelle logique du réalisme cosmopolitique : la meilleure manière de résoudre des problèmes nationaux urgents peut se trouver dans la coopération transnationale. Une coopération permanente entre les États n’affaiblit pas leur pouvoir, mais le renforce. Pour le dire sous une forme paradoxale : abandonner une partie de sa souveraineté, c’est l’augmenter. C’est le secret de la légitimité de l’Union européenne. À l’inverse, ceux qui entreprennent la tâche impossible de s’isoler au niveau national ne réussissent qu’à mettre en danger leur propre prospérité et les libertés démocratiques. La richesse et la croissance économique, tout comme la gestion du chômage et le maintien d’une démocratie stable, dépendent désormais d’une approche cosmopolitique. 13/09/2006 19:46:47 L’européanisation comme culture transnationale du souvenir 12 « Ah, l’Europe », soupire Thomas Mann, évoquant l’histoire calamiteuse de l’Occident. Deux siècles et demi de guerres et de bains de sang. Au centre de n’importe quel village d’Europe, un monument porte gravés les noms de ceux qui sont tombés – 1915, 1917. Un peu plus loin, sur le mur de l’église, une plaque rappelle le souvenir des morts de la Seconde Guerre mondiale. Elle porte les noms de trois hommes de la même famille : mort en 1942, mort en 1944, porté disparu en 1945. Les mémoriaux pour les camps de concentration nous rappellent l’européanisation des haines raciales. Voilà l’Europe telle qu’elle était. Quand tout cela a-t-il eu lieu ? Il n’y a pas si longtemps – pas plus tard qu’à la fin des années 1980, les peuples de cette Europe belligérante étaient bloqués dans une impasse nucléaire. Les mesures de rapprochement entre l’Est et l’Ouest ne semblaient possibles qu’à condition d’accepter l’idée d’une Europe à jamais divisée. Et maintenant ! Le miracle européen a eu lieu : les ennemis sont devenus des alliés. C’est unique dans l’histoire – c’est en fait presque inconcevable. Au moment même où l’histoire des États est la plus instable, une création politique a permis de donner corps à ce qui est presque inconcevable : que les États transforment d’eux-mêmes leur monopole de la violence en tabou contre la violence. La menace de la force comme possibilité politique – entre États membres ou entre institutions supranationales – a été radicalement bannie, une fois pour toutes, de l’horizon européen. Cette possibilité est née d’un événement nouveau dans l’histoire européenne : l’horreur de l’extermination des Juifs ainsi que la souffrance de la guerre et les déplacements forcés de populations. Ces tragédies ne sont plus ressenties comme des événements qui n’affecteraient que des nations singulières. Au contraire, l’espace national du souvenir a dû s’ouvrir – fût-ce douloureusement – à l’espace européen du souvenir, coupant court à l’esprit de clocher issu du nationalisme (méthodologique). Nous assistons aux premières étapes d’une européanisation de l’identité nationale. Ce changement dans la perspective européenne n’est pas le substitut des différentes histoires nationales, mais les enrichit de nouvelles perspectives extérieures, en dépassant les frontières, en les ouvrant, en les élargissant. Hannah Arendt a souligné le lien entre souvenir et action politique. Toute action se trouve enchaînée aux conséquences irréversibles qu’elle entraîne. Dieu n’est pas le seul à devoir pardonner, mais les peuples doivent également pardonner aux autres peuples – publiquement, parce que c’est le seul moyen de recouvrer la possibilité d’agir. Seule cette capacité à pardonner permet une politique transnationale originale. raison_publique_5_144_C2.indd 12 13/09/2006 19:46:47 Un nouveau modèle cosmopolitique d’intégration Le processus de l’expansion européenne et sa politique active vis-à-vis de ses voisins peuvent et doivent être comprises comme un effort d’intégration. L’introduction d’une approche nouvelle d’intégration cosmopolitique qui ne dépend plus de l’harmonisation de règles et de l’élimination des différences raison_publique_5_144_C2.indd 13 13 ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique À cet égard, l’européanisation du souvenir est porteuse d’une contradiction proprement européenne : moralement, légalement, politiquement. Si les traditions qui ont engendré les horreurs de l’Holocauste – mais aussi le colonialisme, le nationalisme, les génocides – sont bien européennes, les valeurs et les catégories juridiques qui permettent de désigner ces actes dans la sphère publique mondiale pour ce qu’ils sont, à savoir des crimes contre l’humanité, sont également européennes. Aussi bien la modernité que la postmodernité fondées sur la nation nous rendent aveugles à l’Europe. L’européanisation est une lutte pour formuler des réponses institutionnelles à la barbarie de l’Europe moderne – et en cela, elle se distingue de la postmodernité qui refuse tout à fait de la reconnaître. En ce sens, une Europe cosmopolitique est une auto-critique institutionalisée de la « voie européenne ». Ce cosmopolitisme se distingue tant du multiculturalisme que d’un postmodernisme flou. Il consiste à ouvrir les lignes de communication, à intégrer l’étranger, tout en se concentrant sur les intérêts communs et en acceptant l’inévitable interdépendance. Il permet aussi d’intégrer les différentes perspectives historiques entre agresseurs et victimes dans l’Europe d’aprèsguerre. Ce cosmopolitisme est fondé sur un modèle de normes contraignantes qui doivent éviter le glissement vers un particularisme postmoderne ; mais il n’est pas simplement universaliste pour autant. Pour une entité comme l’Europe, un engagement actif des différentes cultures, traditions et intérêts dans le sens d’une intégration des sociétés nationales est une question de survie. Seul un pardon fondé sur cet engagement est à même de créer la confiance nécessaire pour définir un intérêt européen commun qui dépasse les frontières. D’un point de vue cosmopolitique, la tolérence culturelle prend la forme d’une tolérance constitutionnelle. Les cultures (politiques) nationales ne sont pas nivelées mais reconnues – elles sont ce qui donne naissance à l’identité européenne. La spécificité de l’Union européenne est d’assurer une coordination politique, en produisant une plus-value politique, tout en respectant la rhétorique puissante et les symboles qui sont toujours attachés à l’identité nationale. 13/09/2006 19:46:47 14 (nationales), mais de leur reconnaissance, ouvre de nouveaux champs de coordination et de puissance institutionnelle pour l’européanisation. Pendant longtemps, le processus européen d’intégration a consisté à éliminer les différences, nationales et locales. Cette « politique d’harmonisation » confond l’unité avec l’uniformité ; elle considère que l’uniformité est la condition préalable de l’unité. À ce titre, l’unité est devenue le principe régulateur le plus important de l’Europe moderne – plutôt que d’appliquer les principes classiques du droit constitutionnel aux institutions européennes. Plus la politique européenne a remporté de succès dans le cadre de ce principe initial d’uniformité, plus grande fut la résistance rencontrée, et plus nets les effets contre-productifs. L’intégration cosmopolitique, en revanche, est fondée sur un changement de paradigme qui proclame : la diversité n’est pas un problème, elle est la solution. De ce point de vue, le processus d’intégration européenne ne doit pas s’appuyer sur les notions classiques d’uniformité et d’ « État fédéral » européen, mais doit considérer la nécessaire diversité européenne comme son point de départ. C’est seulement ainsi qu’il est possible de lier deux exigences du processus d’européanisation qui semblent à première vue incompatibles : la reconnaissance de la différence d’un côté, l’intégration de la différence de l’autre. Pour résumer : l’idée nationale n’est pas capable d’unifier l’Europe. Un vaste super État englobant une Europe étendue effraie. Nous ne pensons pas que l’Europe puisse s’ériger sur les ruines des États-nations. Mais s’il est une idée qui peut aujourd’hui unifier l’Europe, c’est l’idée d’une Europe cosmopolitique, parce qu’elle guérit la peur qu’ont les Européens de perdre leur identité et fait de la tolérance constitutionnelle dans les relations entre les États-nations un but en soi, tout en dégageant de nouveaux terrains d’action politique à l’ère de la mondialisation. Plus les Européens se sentiront sûrs d’eux-mêmes, plus ils seront reconnus dans leur dignité nationale, et plus ils mettront de détermination à défendre les valeurs européennes dans le monde et à épouser la destinée des autres. L’Union européenne doit faire la preuve que ses institutions, mieux que les gouvernements des États pris isolément, peuvent assurer un meilleur avenir aux Européens – considérés comme des individus avec des buts et aspirations personnels et non pas comme les représentants d’identités ethniques particulières. Dans un monde globalisé, un tel espoir n’est pas irréaliste. Pour la politique monétaire commerciale, l’immigration, le droit et l’ordre écologique, la politique étrangère et la défense, l’Union européenne est mieux à même de défendre les intérêts des gens, indépendamment de leur langue ou de leur raison_publique_5_144_C2.indd 14 13/09/2006 19:46:47 origine, que les États constitutionnels. En fait, toutes ces crises peuvent être l’occasion de redéfinir l’Europe comme un projet cosmopolitique, à savoir : une entité totalement nouvelle dans l’histoire, une structure étatique dont la pierre angulaire est la reconnaissance des différences culturelles. 15 ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique raison_publique_5_144_C2.indd 15 13/09/2006 19:46:47 raison_publique_5_144_C2.indd 16 13/09/2006 19:46:47 Gouverner une société complexe 1 Daniel Innerarity 17 raison publique nO 5 • pups • 2006 On choisit les gouvernements, non les peuples. Dans la pratique, rien de moins évident. Celui qui gouverne se plaint fréquemment d’avoir en face de lui un destinataire qui comprend trop mal la difficulté de la tâche. Bertolt Brecht, parodiant cette situation, imagine un gouvernement qui, déçu par le peuple qui lui est échu en partage, envisage la possibilité de le dissoudre et d’en choisir un nouveau. La déformation inévitable de celui qui détient un pouvoir est de considérer qu’il doit accomplir sa mission malgré la société qu’il a en face de lui. Ce qui irrite le pouvoir, c’est la paresse des gouvernés, la complexité de la société, son insuffisante docilité aux impératifs de la planification, son imprévisibilité capricieuse et, dans le pire des cas, une tendance suspecte à s’organiser par elle-même. Le moins irréel, dans cette caricature, est l’existence d’un fort contraste entre la complexité de nos sociétés et les simplifications qui s’imposent dans la sphère de la théorie et de l’action politique. Ce dont manque la politique, c’est d’abord d’une réflexion plus approfondie sur la complexité dans laquelle s’inscrit nécessairement son action aujourd’hui. Il n’y a rien d’étonnant à ce que des gouvernements trop simples soient si souvent amenés à pratiquer une politique autoritaire ou qu’ils finissent par se déclarer impuissants face aux difficultés à gouverner 2 ou à l’autonomie des diverses sphères de la société. Chacun voit que l’État moderne est confronté à des questions qu’il ne pourra ni résoudre ni éliminer tant qu’il sera organisé comme il l’est aujourd’hui. On Ce texte est une version abrégée d’un chapitre de La transformación de la política (Península – Ayuntamiento de Bilbao, Barcelone et Bilbao, 2002), ouvrage qui a obtenu en 2003 le Prix de l’essai Miguel de Unamuno et le Prix National de Littérature (essai). Une traduction française paraîtra à l’automne 2006 aux éditions Climats-Flammarion (traduction de Serge Champeau). NdT. Je traduis los problemas de gobernabilidad par les difficultés à gouverner et ingobernabilidad, qui n’a pas d’équivalent en français, par le caractère ingouvernable de la société. L’ingobernabilidad caractérise, pour l’auteur, la société complexe ou société de la connaissance. raison_publique_5_144_C2.indd 17 13/09/2006 19:46:47 18 peut donc prévoir que la politique, sous sa forme actuelle, échouera face au caractère ingouvernable de la société de la connaissance. Ce qui est arrivé à épuisement n’est pas tant la politique qu’une forme déterminée de celle-ci, concrètement celle qui correspond à l’époque de la société délimitée territorialement et intégrée politiquement. La politique doit changer en raison des profondes transformations de la société, où règne une « nouvelle incompréhensibilité » (Habermas), où se développe un « régime du risque » (Beck), où l’architecture polycentrique (Polanyi) ou pluricontextuelle est un trait dominant. La politique doit passer de la hiérarchie à l’hétérarchie, de l’autorité directe à l’interconnexion par la communication, de la position centrale à la composition polycentrique, de l’hétéronomie à l’autonomie, du contrôle unilatéral à l’implication pluricontextuelle. Elle doit être en mesure d’engendrer le savoir – des idées, des instruments et des procédures – sans lequel il est impossible de modérer une société de la connaissance opérant de manière réticulaire et transnationale. L’architecture polycentrique des sociétés contemporaines Les sociétés fonctionnellement différenciées sont celles dans lesquelles les diverses sphères culturelles – la politique, le droit, l’économie, l’art, la religion… – obéissent à une logique autonome, veillent jalousement à éviter toute intrusion et entrent en relation sans qu’aucune d’entre elles puisse être considérée comme prépondérante. Ce sont, au sens strict, des sociétés sans sommet ni centre. Leurs relations d’interdépendance ne sont plus hiérarchiques mais hétérarchiques, c’est-à-dire structurées en forme de réseau. La complexité contemporaine consiste en cette diversification des centres de décision – correspondant à la différenciation fonctionnelle des systèmes sociaux – qu’aucun ordre hiérarchique n’est en mesure de contrôler. La hiérarchie n’est plus, aujourd’hui, le principe ordonnateur de nos sociétés. Le traitement de la complexité de degré élevé pose de nombreux problèmes qui mettent en échec toute stratégie fondée sur la hiérarchie 3 : les décideurs méconnaissent la dynamique des systèmes complexes du fait qu’en général ils n’incluent pas le déroulement temporel dans leurs calculs ou que, quand ils le font, ils ont tendance à favoriser les extrapolations linéaires ; ils ignorent les effets latéraux, les développements exponentiels ; ils pensent en termes de chaînes causales, non de réseaux et de boucles ; ils s’intéressent de préférence aux détails, à l’immédiat, en sous-estimant les connexions et les perspectives Helmut Willke, Ironie des Staates. Grundlinien einer Staatstheorie polyzentrischer Gesellschaft, Frankfurt, Suhrkamp, 1996, p. 66-67. raison_publique_5_144_C2.indd 18 13/09/2006 19:46:47 19 daniel innerarity Gouverner une société complexe d’ensemble ; ils sont souvent des adeptes du radicalisme du tout ou rien, qui aggrave encore les problèmes. Une des propriétés les plus immédiates de la complexité est qu’elle s’oppose à une conception simpliste de l’ordre, pour laquelle tout se passe comme s’il n’y avait pas d’autre alternative que celle du chaos et de l’unité totale des parties. La dichotomie habituelle entre l’anarchie et l’ordre occulte le vrai problème : trouver la juste mesure entre hasard et nécessité, complexité et contrôle. C’est pourquoi il est nécessaire de penser l’ordre, dans une société complexe, comme aussi distinct du chaos que de l’ordre parfait. Ni l’un ni l’autre ne peut être modifié ni par conséquent gouverné. C’est parce que ni l’un ni l’autre n’existent qu’il y a des gouvernements. Gouverner est une stratégie consistant à construire un ordre sélectif, un équilibre entre chaos et ordre, liberté et nécessité, contexte et autonomie. La politique ne cherche pas seulement à produire de l’unité mais aussi à faciliter l’accord des différences. Le point de départ de la rationalité pratique est aujourd’hui la structure profonde du chaos, du déséquilibre, du désaccord et de la différence. Elle vise à coordonner les rationalités disparates sans l’aide d’une autorité suprême. Dans leur forme actuelle, les sociétés supposent « l’abandon d’une hiérarchisation fixe des fonctions, parce qu’il est impossible de savoir une fois pour toutes si la politique est plus importante que l’économie, l’économie plus importante que le droit, le droit plus important que la science… Au lieu d’une telle hiérarchisation s’impose la règle selon laquelle chaque système fonctionnel donne la primauté à sa propre fonction et, depuis le point de vue qui est le sien, traite les autres systèmes fonctionnels et la société dans son ensemble comme un environnement » 4. Il s’ensuit que les sociétés de la modernité avancée doivent être considérées comme des systèmes sans sommet hiérarchique qui, du fait de la dépendance réciproque entre les systèmes fonctionnels spécialisés et autonomes, engendrent des configurations d’harmonisation et de coordination totalement distinctes en fonction des problèmes en jeu. Les systèmes fonctionnels ne sont pas seulement spécifiques, ils projettent également différentes versions de l’unité. Toute sphère fonctionnelle, que ce soit la science, la politique, l’économie ou l’art, réduit le champ des événements pertinents à celui qui s’accorde avec la logique de sa propre fonction. Chacune d’elles tend à inclure la société entière dans sa sphère, de telle sorte que l’idée d’unité ne disparaît pas mais se diffracte en un ensemble d’unités d’origines diverses. Pour les uns, le monde est ce qui se laisse classer par la dichotomie Niklas Luhmann, Soziologische Aufklärung, 4, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1987, p. 34. raison_publique_5_144_C2.indd 19 13/09/2006 19:46:47 20 du cher et du bon marché, pour d’autres, seules les choses vraies ou fausses existent, pour d’autres encore le monde ne trouve sa justification qu’en tant que phénomène esthétique… Chaque système projette son unité idiosyncrasique de la société en accord avec sa logique propre, et cela vaut aussi du système politique. C’est pourquoi sont dénuées de valeur toutes les représentations de la société qui font de l’un de ces systèmes partiels le représentant de la totalité, qu’il s’agisse de l’économie, du système du salut, de la technologie ou des moyens de communication. Chacune de ces conceptions prend la partie pour le tout et oublie l’interdépendance fondamentale à laquelle sont soumis tous les systèmes fonctionnels. La crise contemporaine de la politique réside justement dans le fait qu’en raison du degré élevé de différenciation fonctionnelle aucun système partiel ne peut assumer le rôle de système dominant. Avec ce constat prend fin une certaine tradition qui cherchait ou inventait l’unité de la société dans la position surplombante d’un de ses systèmes. Nous sommes à une époque où la question n’est plus pertinente de savoir qui de l’économie, de la politique, du système éducatif ou de la science revendique à juste titre la primauté, car chacune de ces réponses unilatérales est précisément le problème, dans une société où il n’est plus possible d’utiliser le mode de fonctionnement d’un quelconque système pour gérer les tensions qui surviennent entre les autres. La complexité engendrée par les systèmes sociaux pose des problèmes d’un genre nouveau à tout projet de construction d’un ordre par l’action politique. Le propre des sociétés fonctionnellement différenciées est qu’elles produisent, en raison de leur structure, une quantité toujours plus grande de possibilités. Mais l’horizon des possibilités de chaque système particulier n’est pas celui de la société. « Le possible n’est pas simplement le possible… Il doit encore, dans la société, être élaboré de manière sélective. Pour utiliser une formule ancienne, on pourrait donc dire que le tout est moins que la somme de ses parties » 5. Cette surproduction de possibilités qu’aucun centre ne peut contrôler ni coordonner finit par conduire le système à un point où il risque de s’autodétruire. Toute forme de gouvernement a pour point de départ le constat suivant : les organisations fonctionnellement diversifiées paient au prix fort leur spécialisation et leur efficacité. Mais il est clair en même temps que les systèmes d’une société développée – la politique, l’économie, l’art, la religion, la science, le droit, la santé, l’éducation, le sport, la famille – ne peuvent être rendus compatibles par une action qui indiquerait de l’extérieur la direction à suivre. Ils sont les seuls Niklas Luhmann, Soziologische Aufklärung, 2, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1975, p. 149. raison_publique_5_144_C2.indd 20 13/09/2006 19:46:47 raison_publique_5_144_C2.indd 21 21 daniel innerarity Gouverner une société complexe en mesure d’écarter la menace que constitue pour eux-mêmes la production de possibilités non viables, par exemple la manipulation génétique pour la science, tel usage de l’énergie pour l’économie, la prétention à l’omniscience pour la politique, le dopage pour le sport, le repliement sur la sphère privée pour la famille, ou encore l’hermétisme croissant des œuvres pour l’art… La tâche la plus difficile, pour celui qui gouverne, est celle qui consiste à coordonner et intégrer ces systèmes spécialisés, dans la mesure où ils constituent divers « jeux de langage », jalousement protégés face aux interventions extérieures. Chacune de ces sphères a tendance à considérer la réalité du point de vue qui lui est le plus familier (comme quelque chose de rentable, opportun, bon ou encore sain) et elle comprend difficilement que d’autres critères entrent en jeu – que l’économie ait des obligations sociales, que la politique doive prendre en compte des principes éthiques, que la bonté morale ait un rapport étroit avec la compétence professionnelle, que la santé ne puisse se permettre de dépenser sans compter… Il y a dans les systèmes sociaux ce que l’on pourrait nommer une « absence de loyauté sociale », car ils doivent une bonne partie de leur efficacité à une totalité qu’ils sont incapables de percevoir. C’est là précisément que se concentre la nouvelle fonction de la politique, fonction de médiation sociale, qui consiste à confronter les systèmes sociaux autonomes à leurs conditions de possibilité et d’impossibilité. Contrecarrer la dynamique centrifuge des systèmes différenciés, voilà où réside le vrai problème de la politique dans une société complexe. Il est illusoire de comprendre la politique comme lieu de l’unité sociale ou comme sphère du général face au pouvoir du particulier (selon le schéma qui régit la distinction classique de l’État et de la société). On ne peut assigner à la politique une tâche qu’elle ne peut mener à bien et qui ferait nécessairement naître l’accusation d’incompétence : représenter l’unité de la société sous des conditions qui ne le permettent plus. Les systèmes complexes ne peuvent pas être gouvernés depuis un sommet hiérarchique, avec ce que cela suppose, une simplification qui ne correspond plus à la richesse, à l’initiative et à la compétence des éléments composant ces systèmes. On pourrait sortir de ce dilemme en développant l’idée d’un gouvernement du contexte social qui mettrait en œuvre des combinaisons plus complexes d’autonomie et de coordination. La principale nouveauté d’une telle idée réside dans le fait qu’elle ne met pas l’accent sur l’unité, à la différence de toutes les théories traditionnelles de la politique. 13/09/2006 19:46:47 Les nouvelles tâches de la politique 22 On attribue à Freud l’idée qu’il y a trois « professions impossibles » : éduquer, guérir et gouverner. Ce sont des tâches qui ont en commun le fait que leur succès ne dépend pas exclusivement de l’agent mais exige la collaboration de ceux qui, au premier abord, paraissent en être les simples destinataires. Sans cette nécessaire complicité, nous n’aurions affaire qu’à un endoctrinement, à un traitement purement chimique ou un à simple contrôle politique, alors qu’éduquer, guérir et gouverner consistent en une modification qui à des degrés divers est toujours une automodification. On ne peut enseigner sans avancer des raisons, guérir en se contentant d’appliquer des recettes ou gouverner par décret. On pourrait donc dire qu’enseigner, guérir ou gouverner relèvent d’une activité plus générale, celle qui consiste à superviser. Par ce terme, on désigne une modification dont le caractère essentiel est sa capacité à réfléchir sur ellemême grâce à un tiers introduisant une perspective de second niveau. Celui qui supervise ne doit pas se substituer à celui qui agit mais l’aider à voir ce qu’il ne peut voir seul. Superviser ne signifie pas contrôler mais rendre capable (to empower). Les stratégies de changement essaient de modifier la situation d’une personne ou d’un système dont la logique ne peut être complètement comprise ni modifiée de l’extérieur. C’est pourquoi ces supposées modifications que sont l’éducation, la médecine ou la politique sont nécessairement des actions sujettes à l’insécurité et au risque. C’est pourquoi aussi l’idée d’une intervention directe et autoritaire dans ces domaines est vaine, toute modification devant y prendre la forme d’une automodification. Aucune modification ne peut être durable si elle ne parvient pas à s’insérer dans la logique propre de l’objet à modifier. S’il en est ainsi, il faut considérer la politique d’une manière nouvelle, comme une activité spécialisée visant à produire des effets qui, dans les sociétés complexes, sont extraordinairement incertains : sa fonction est de modérer l’ensemble social, d’assurer la compatibilité et la compossibilité des systèmes fonctionnels autonomes. L’action politique doit avoir pour point de départ la reconnaissance de la complexité et de la contingence qui caractérisent nos sociétés. La cause principale de cette complexité est l’autonomisation des diverses sphères dans lesquelles sont canalisées les actions sociales. Aucune société moderne ne peut s’organiser en s’opposant au déploiement de la différenciation fonctionnelle, à la dynamique centrifuge des rationalités systémiques autonomes, à l’innovation exponentielle de la spécialisation décentralisée. Comme le dit Stephen Holmes, il n’existe pas de démocratie sans différenciation 6. Bien que Stephen Holmes, « Poesie der Indifferenz », in Baecker D. (dir.), Theorie als Passion. Niklas Luhmann zum 60. Geburtstag, Francfort, Suhrkamp, 1987, p. 25. raison_publique_5_144_C2.indd 22 13/09/2006 19:46:47 raison_publique_5_144_C2.indd 23 23 daniel innerarity Gouverner une société complexe la logique différenciée des systèmes sociaux soit à l’origine de certains effets négatifs, la dédifférenciation n’aurait d’autre signification que celle d’une régression aux coûts incalculables : elle accorderait la primauté à une fonction unique, que ce soit la politique, l’économie, la religion ou la morale. Le problème est de savoir à qui, dans une société polycentrique, revient la tâche de configurer la consonance de la totalité, d’empêcher que le mouvement centrifuge des éléments de celle-ci, déconnectés les uns des autres, finisse par la dissoudre. Certaines des solutions avancées par les mouvements populistes ou communautariens voient le salut dans un appel aux normes et aux valeurs, qui constitueraient le tissu maintenant l’unité de la société. Mais le problème des valeurs englobantes, des intérêts généralisables et de tout ce qui peut être considéré comme un « ciment social » (Jon Elster) est qu’ils sont eux aussi, dans les sociétés différenciées, affectés par l’hétérogénéité. Chaque système fonctionnel a ses propres valeurs, normes et intérêts qu’il estime généralisables, qui constituent son monde et délimitent l’horizon de ses choix possibles. Un gouvernement respectueux de la différenciation sociale doit chercher à sensibiliser chacune des sphères sociales aux coûts systémiques qui résultent de la clôture de son action sur elle-même et à favoriser sa capacité d’autoobservation et de réflexion. Dans cette perspective, la tâche prioritaire est de protéger la politique des exigences excessives et de l’hyperactivité, qui repose sur l’idée selon laquelle sa compétence est illimitée. Cela revient à demander à la politique de s’autolimiter pour respecter l’autonomie des sous-systèmes partiels, d’être capable de réfléchir sur les conditions d’intégration dans une société complexe, d’acquérir la modestie qui naît de la conscience que l’action dans des milieux à risques et opaques implique des formes décentralisées de décision. Faute d’agir ainsi, la politique oscillera entre la passivité et l’activisme, entre la démission face aux aspirations particulières cherchant à se faire reconnaître et l’intervention autoritaire dans les problèmes sociaux. Une auto-limitation active signifie que les agents politiques recherchent des possibilités d’action de manière contre-intuitive et créent les conditions de réflexion nécessaires à une prise de conscience des limites de la politique sans limites. Une intervention attentive à chaque détail signifierait nécessairement la fin de toute vision d’ensemble de la réalité, sans laquelle il n’est pas d’action politique. Il est dans l’intérêt réflexif de la politique d’éviter la surcharge à laquelle elle devrait faire face si sa compétence était illimitée. En réalité, la politique s’est imposé une série de restrictions artificielles afin d’éviter d’avoir plus tard à agir, sous la pression d’un problème déterminé, de manière irrationnelle : c’est le sens de la division fonctionnelle du pouvoir, de la différenciation des tâches 13/09/2006 19:46:47 24 politiques centrales et plus spécialisées, de la reconnaissance du principe de subsidiarité, de l’existence de zones interdites (la banque centrale instituée pour garantir un fonctionnement autonome du système économique, l’autonomie des universités pour protéger le système éducatif des intrusions de la politique, l’indépendance des juges pour assurer l’autonomie du pouvoir judiciaire). De telles formes d’auto-limitation, qui en général ont été conquises à la suite de conflits politiques tragiques, et non sans résistances, garantissent la politique contre sa propre irrationalité. Sans un réel recentrage des tâches de l’État sur son noyau de compétences et sur les biens collectifs fondamentaux, la politique n’a pas, selon moi, la moindre chance de prendre conscience de l’extrême complexité des processus, problèmes et projets sociaux et de parvenir à les gouverner. Il ne s’agit pas tant de réformer l’administration que de reconsidérer la fonction de l’État. C’est seulement quand les tâches de la politique auront été formulées adéquatement – c’est-à-dire en accord avec la réalité sociale – que l’on pourra tirer des conséquences quant à l’organisation de l’administration publique. L’État ne peut plus prendre des décisions souveraines car il dépend dans une trop grande mesure d’un savoir, de conditions de décision et de moyens financiers qui sont largement partagés au sein de la société. Dans les sociétés actuelles, la politique n’a plus le pouvoir d’obliger. Non seulement lui font défaut les moyens nécessaires mais il est de plus en plus difficile, du fait de l’entrelacement et de l’interdépendance des États, d’identifier l’institution qui peut et doit mettre en œuvre une politique déterminée. La politique est devenue un acteur à demi souverain sur une scène où jouent des pouvoirs déterritorialisés. L’État en tant que couronnement d’un ordre hiérarchique est quelque chose d’étrange dans une société qui a renoncé à la hiérarchie en tant que principe organisateur de sa complexité. Même les bonnes intentions du Welfare State ne parviennent pas à sauver le prestige de l’État protecteur de la société. Il convient d’ajouter que cette transformation n’est pas si surprenante et singulière qu’elle en a l’air et que, malgré les apparences, la politique ne perd pas pour autant le poids qui est le sien dans la société. Ce qui a changé, ce sont les fonctions et tâches qui lui reviennent. Coordonner les systèmes ayant des logiques différentes, assurer un minimum d’unité dans la société, modérer les intérêts opposés, ce ne sont pas là des activités de peu d’importance. Le changement décisif réside dans le fait que la politique ne peut plus mener à bien cette fonction sur le mode conventionnel du gouvernement direct et autoritaire mais seulement sur le mode du gouvernement indirect. Corrélativement disparaît aussi la définition autoritaire, hiérarchiquement simplifiée, du bien commun et de l’intérêt public. raison_publique_5_144_C2.indd 24 13/09/2006 19:46:47 L’apprentissage de la coopération 25 daniel innerarity Gouverner une société complexe Dans une société qui n’admet plus le gouvernement direct, centralisé, hiérarchique et autoritaire, mais exige qu’il soit contextuel, hétérarchique et discursif, les tâches de l’État subissent une modification décisive. La complexité signifie qu’en raison des dépendances réciproques aucun système social ne peut décréter que sa vision du monde est exemplaire et obligatoire. La complexité générale ne permet à aucun d’eux de gérer sa propre complexité et de réduire à sa propre logique les opérations de tous les autres. La relation délicate entre complexité et contrôle a pour conséquence qu’il ne suffit plus de détenir un pouvoir pour gouverner. La société de la connaissance met en question la capacité de l’État à prendre les décisions collectives susceptibles de s’imposer à tous. La difficulté réside dans le fait que dans une telle société seuls survivent les systèmes qui sont disposés à apprendre et sont capables de le faire 7. La politique se trouve face à cette question : se transformera-t-elle en modérateur des processus sociaux d’apprentissage ou conservera-t-elle le style normatif traditionnel qui la marginalise par rapport à la nouvelle réalité sociale ? J’entends par style normatif ce que Luhmann, dans un autre contexte, dit au sujet de certaines attentes : qu’elles se caractérisent par la ferme résolution de ne tirer aucune leçon de l’échec 8. Le gouvernement qui ne parvient pas à se faire reconnaître, qui se heurte aux nouvelles formes de savoir ou s’appuie sur des expériences dépassées n’est pas en accord avec le devoir d’apprendre que la société de la connaissance a élevé au rang d’impératif catégorique suprême. Dans une société capable d’apprentissage, tous les systèmes fonctionnels, y compris la politique, renoncent à la prétention de posséder la solution correcte et reconnaissent leur dépendance réciproque, cela afin de parvenir à s’entendre autour de stratégies d’auto-gouvernement et d’éviter au moins le désastre des solutions unilatérales. Reconnaître qu’il est impossible d’administrer le projet social autoritairement, depuis une position centrale, ne signifie pas adopter une attitude passive face au fonctionnement parfois irrationnel ou tragique du système économique. Il existe des stratégies de changement, qui ne sont pas de simples adaptations aux circonstances, qu’on peut mettre en œuvre sans intervention autoritaire, au moyen d’un auto-gouvernement décentralisé cherchant à optimiser les conditions d’évolution de la totalité. Helmut Wiesenthal, « Lernchancen der Risikogesellschaft », in Leviathan, 1999, vol. 22, n° 1, p. 135-159. Niklas Luhmann, Rechtssoziologie, Reinbeck, Rowohlt, 1972, p. 43. raison_publique_5_144_C2.indd 25 13/09/2006 19:46:47 26 À quelles conditions chacun des sous-systèmes peut-il entrer dans un processus de coordination et d’intégration avec les autres à l’intérieur du système d’ensemble ? La difficulté principale réside dans le fait que les soussystèmes n’ont aucune raison de se préoccuper de cette coordination, ceci parce qu’ils sont incapables de se mettre dans la situation insolite où ils verraient ce qui ne dépend pas seulement d’eux, où ils observeraient ce que normalement ils n’observent pas, à savoir les effets de leur mode d’action sur les autres et sur la société dans son ensemble. En raison de leur autoréférentialité, les systèmes sociaux complexes se réfèrent d’abord exclusivement à eux-mêmes, réagissent devant les circonstances qui sont les leurs et perçoivent leur environnement de manière sélective, en fonction de leurs propres critères de pertinence. Grâce aux théories constructivistes de la connaissance, nous comprenons mieux, aujourd’hui, que nous ne pouvons voir ce que nous ne savons pas. Cette cécité spécifique des systèmes autoréférentiels peut être dépassée quand un système cesse de comprendre l’extérieur comme quelque chose qui n’a rien à voir avec lui. En suivant Luhmann 9, on peut nommer réflexion la capacité qu’a un système d’orienter de cette manière ses propres opérations pour configurer son identité. La réflexion est une manière de se gouverner soi-même par laquelle les systèmes thématisent leur propre identité et comprennent que leur environnement est fait d’autres systèmes, que tout système est aussi un environnement pour les autres systèmes. L’idée de réflexion a une conséquence dans le champ politique : une déhiérarchisation n’est possible que si dans tous les systèmes sociaux sont réunies les conditions pour que l’élimination des limitations d’origine externe soit suivie de la mise en place d’un équivalent fonctionnel de l’auto-limitation. La réflexion introduit à l’intérieur des systèmes l’obligation de se limiter, en substituant l’auto-contrôle au contrôle externe. Si l’on veut éviter que la dissolution du contrôle externe débouche sur le chaos, il faut que les mécanismes qui, dans les sous-systèmes, assurent le contrôle garantissant la compatibilité et la configuration décentralisée d’un cadre commun, deviennent des mécanismes d’auto-gouvernement. La question est de savoir si les organisations et corporations ont suffisamment de perspicacité pour protéger leurs propres intérêts contre elles-mêmes. C’est le cas lorsque, à la manière d’Ulysse face au chant des sirènes, elles se lient ellesmêmes dans le présent pour se protéger du danger d’une irrationalité future. L’auto-limitation est une politique par laquelle le système exclut certaines de ses possibilités dans son propre intérêt afin de se protéger contre lui-même, Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grudriss einer allgemeine Theorie, Francfort, Suhrkamp, 1984, p. 617. raison_publique_5_144_C2.indd 26 13/09/2006 19:46:48 27 daniel innerarity Gouverner une société complexe c’est-à-dire contre les conséquences dommageables et autodestructrices de ses actions à court terme. Le postulat de Norbert Elias 10 – le processus de civilisation consiste essentiellement dans la création des conditions psychologiques et sociales qui permettent de substituer à la limitation d’origine externe l’auto-limitation – peut aider à dégager le caractère central de l’idée d’auto-limitation. S’agissant des relations entre les systèmes complexes différenciés, l’auto-limitation d’origine externe est non seulement contre-productive, dans la mesure où elle annule la pluralité et réduit les choix possibles, elle est aussi inopérante, car les systèmes complexes ne peuvent être gouvernés de l’extérieur qu’au prix d’une simplification forcée et jamais de manière adéquate. La coordination est difficile parce qu’elle exige des participants qu’ils développent des capacités de réflexion et de stratégie, qualités qui sont en contradiction avec la logique autoréférentielle des systèmes. Dans un contexte de logiques divergentes, la coordination ne survient pas spontanément mais exige une préparation et un effort sérieux. Étant donné que les systèmes sont à la fois différenciés et interdépendants, il est normal qu’ils donnent naissance à des dynamiques incontrôlées, à des risques et des comportements égoïstes. C’est pourquoi ces systèmes doivent prendre conscience de la nécessité dans laquelle ils sont de contrôler leur pouvoir de produire du chaos. Ils sont poussés à développer leur capacité potentielle de s’autolimiter entre autres par l’espoir du bénéfice commun qui peut résulter des actions intégrées. Alors que l’affrontement des systèmes structurés hiérarchiquement débouche sur des jeux à somme nulle – ce que l’un gagne, l’autre le perd – la coordination offre la possibilité de jeux à somme positive. Pour que de tels jeux aient lieu, il est nécessaire que les agents développent des stratégies qui vont bien au-delà du simple marchandage conjoncturel. Mais il existe également de réelles motivations égoïstes en faveur de la coopération, d’autant plus puissantes que l’incapacité de coopérer est plus coûteuse. Parmi les facteurs permettant de mettre en place ce régime de coordination, Robert Axelrod en signale un particulièrement important : la vision, la capacité de diriger sa propre action en tenant compte des configurations définies par les projets à long terme. La vision est une pré-vision. Il n’y a pas de réflexion sans la capacité d’attendre, de différer la gratification, sans un « égoïsme éclairé ». C’est elle qui permet de raisonner sur les futurs imaginaires, de conduire l’action présente en calculant « dans les ombres du futur » 11. Pour cette raison, ces formes de collaboration ne sont pas fréquentes. 10 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs [1969], trad. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 2002. 11 Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes [1984], trad. M. Garène, Paris, Odile Jacob, 2006. raison_publique_5_144_C2.indd 27 13/09/2006 19:46:48 28 Les particularités d’une structure hiérarchique – rivalités internes, égoïsmes organisés, concurrence improductive – n’ont pas fondamentalement leur origine dans les sous-systèmes mais bien dans les distorsions de la communication qu’engendre la hiérarchie elle-même. Dans une structure différente, la spécificité de chacun des éléments n’a pas à être défendue contre un pouvoir perçu essentiellement comme une instance de contrôle. Chaque élément peut au contraire attendre un appui, des conseils, une médiation, en un mot une aide lui permettant d’exercer sa propre responsabilité. Une telle manière d’agir, décentralisée et réticulaire, accroît la probabilité d’effets avantageux à la fois pour les parties et pour le système tout entier. Dans les situations complexes, il est très peu probable que les conflits prennent la forme de jeux à somme nulle. La coopération augmente la possibilité des jeux à somme positive, où il y plusieurs gagnants, et optimise les avantages qu’on peut attendre, pour l’organisation dans son ensemble, des diverses combinaisons. La première mission de la politique est précisément de faire en sorte que l’unité de la société devienne effective et agissante en tant que valeur ajoutée de la coopération, elle est de passer du critère de négociation de Pareto – dont le résultat est le plus petit commun dénominateur, puisqu’aucun agent ne fait un choix qui a des conséquences négatives pour lui – à cet autre critère que l’on pourrait formuler ainsi : quand l’expérience, les garanties institutionnelles et les autres manières de stabiliser la coopération font naître une grande confiance, les membres d’un réseau peuvent assumer des risques et même des pertes parce qu’ils s’attendent à ce qu’ils soient compensés dans le futur. La confiance ne fait pas tant référence aux agents qu’au système de négociation lui-même, qui permet d’accorder plus d’attention aux avantages communs qu’aux risques de la coopération. L’État superviseur 12 Entre la passivité et la planification hiérarchique, il existe une troisième possibilité, celle qui fait du gouvernement du contexte la caractéristique fondamentale de la supervision politique et la forme de base de l’auto-contrôle des systèmes complexes. Les agents sociaux ont besoin d’une capacité stratégique pour voir les avantages d’une coordination positive. Ces derniers ne deviennent visibles, en 12 NdT. Je me résigne à traduire supervisor par superviseur, conscient du fait que le français utilise peu ce terme importé de l’anglais assez récemment et que le sens plus ancien – qui fait davantage référence au contrôle et à la surveillance bureaucratiques qu’à une action médiatrice, modératrice, cherchant à rendre capables les sujets sur lesquels elle s’exerce – risque d’induire le lecteur en erreur. raison_publique_5_144_C2.indd 28 13/09/2006 19:46:48 29 daniel innerarity Gouverner une société complexe effet, que lorsque la perspective des agents permet de reconnaître un avantage futur qui pourra compenser, ne serait-ce que partiellement, un inconvénient présent. La question est donc de savoir sous quelles conditions contextuelles il peut devenir évident pour les agents, malgré les inévitables zones de cécité, que certaines formes de coordination sont stratégiquement avantageuses, même en présence de coûts réels. La figure décisive est ici celle d’un tiers, qui peut découvrir des perspectives surprenantes et de nouveaux choix possibles – d’une troisième instance sous la forme d’un médiateur, modérateur ou superviseur venant rompre le cercle vicieux engendré par l’étroite autoréférentialité des intéressés et encourager ces derniers à opérer les détours qui, dans un processus de ce type, sont inévitables. Le contrôle décentralisé des conditions contextuelles signifie que la constitution d’une organisation complexe différenciée ne peut se passer d’une orientation commune minimale, mais qu’aucune unité centrale ou sommet hiérarchique du système ne peut produire ce contexte commun. Plutôt que de se focaliser sur les problèmes présents, la planification devrait se proposer la tâche de mettre au point des stratégies ayant comme objectif le changement autonome des systèmes sociaux, de manière à produire des systèmes qui posent moins de problèmes 13. De telles procédures visent à résoudre les problèmes de manière indirecte, elles ne se contentent pas de les laisser tels qu’ils sont mais ne les aggravent pas non plus par la logique perverse de l’action simplificatrice. On peut qualifier ce contrôle d’indirect car il n’est pas dicté par une instance dominante ou centrale. Ce type d’action correspond à des circonstances historiques dans lesquelles l’idée d’un ordre par la hiérarchie et la planification est tout aussi dépassée que celle, libérale, d’un ordre spontané. L’idée de l’État superviseur tend à faire de la politique une instance de supervision ou de révision des décisions fondamentales des autres systèmes sociaux. La supervision est la manière de se gouverner soi-même la plus appropriée dans une société de la connaissance, dont le problème principal, face à la menace écologique, aux risques technologiques et à surabondance d’informations, est sa propre viabilité. Une telle compétence ne prend pas appui sur l’idée ancienne de la primauté – ou ce qu’il en reste – du pouvoir étatique mais sur la fonction spécifique de la politique, dont la responsabilité propre est de produire et de garantir les biens collectifs auxquels la société ne peut renoncer. Une telle fonction est parfaitement compatible avec le principe selon lequel la définition de tels biens, qui n’est plus la prérogative de l’État, est aussi l’affaire des instances de négociation. 13 Jay Forrester, « Planung unter dem dynamischen Einfluß komplexer sozia­ler Systeme », in Volker Ronge & Günter Schmieg (dir.), Politische Planung in Theorie und Praxis, 1971, Munich, Piper, p. 82. raison_publique_5_144_C2.indd 29 13/09/2006 19:46:48 30 La supervision amplifie la différence entre la perspective interne et la perspective externe en faisant intervenir une troisième vision, celle du superviseur. Le croisement des perspectives d’observation, d’information et de communication rendu ainsi possible enrichit l’ensemble des critères pertinents pour la décision et conduit les agents à s’interroger sur celles de leurs actions qui mettent en danger un bien collectif. L’objectif est ici de mettre en place des compatibilités entre différents jeux de langage. Dans les sociétés complexes également, l’ordre tient à la grammaire régissant le transfert des informations compréhensibles. Ces règles de transfert permettent de construire des procédures grâce auxquelles un système devient compréhensible pour un autre et peut obtenir des informations compréhensibles provenant d’autres systèmes. On parvient ainsi à obtenir un ensemble de conditions minimales de compatibilité réciproque. Les règles de transfert sont chargées de réduire, au moins de manière ponctuelle et progressive, la cécité relative aux conditions d’action des autres systèmes, qui est une conséquence de l’autoréférentialité propre à chacun d’eux. La supervision cherche à renforcer la capacité d’observation en multipliant les perspectives. Elle doit agir comme un processus de réflexion permettant de mettre en lumière et de prouver la contingence des zones de cécité et rétrécissements de points de vue qui affectent, dans tout système fonctionnel, les processus de décision : le droit est aveugle à ses propres conditions politiques, la santé ignore les coûts qu’elle engendre, l’économie fuit ses responsabilités sociales, l’art n’est pas sensible à son caractère hermétique, la morale ne perçoit pas la complexité des problèmes… La fonction de la supervision consiste à rendre manifeste ce que les autres agents n’ont pas vu lors du premier processus de décision. Elle cherche à réactiver des possibilités restées latentes. Elle agit comme le complément d’une pratique sociale qui est toujours obligée de réduire à l’unité la pluralité des options. Il faut ajouter que le but du superviseur est de se rendre superflu le plus rapidement possible 14. C’est la raison pour laquelle le régime de la supervision est un régime de responsabilité, qui ferme la porte à la stratégie consistant à faire endosser aux autres ses propres déficiences, puisque les systèmes sont toujours responsables de leurs propres opérations. Traduit de l’espagnol par Serge Champeau 14 Ingrid Derra-Wippich, « Supervision von Supervisoren », in H. Brandau (dir.), Supervision aus systemischer Sicht, Salzbourg, O. Müller, 1991, p. 158. raison_publique_5_144_C2.indd 30 13/09/2006 19:46:48 Les transformations contemporaines de la souveraineté Jean Louise Cohen 31 raison publique nO 5 • pups • 2006 La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son essence » 1. Le caractère supranational des « risques », des problèmes écologiques au terrorisme, souligne combien l’État-nation moderne peine apparemment à contrôler son propre territoire, ses frontières et les dangers que courent ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont prises hors du cadre des législatures nationales. Des organisations supranationales variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des réseaux transgouvernementaux sont impliqués dans la régulation et l’édiction de lois, et évincent l’État pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou souples (soft law). Avec l’Union européenne a surgi une nouvelle forme d’entité politique régionale, dont les compétences prennent directement effet dans les États membres et exercent leur suprématie (ou préséance) en empiétant sur les prérogatives de ces derniers. La loi semble se détacher de l’État territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui laisse entendre que ce dernier a perdu la souveraineté aussi bien politique que juridique. En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme et la volonté de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention militaire, pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur propre État (intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’État (et pas seulement son contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique, et dépend de jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux. Enfin et surtout, la renaissance du concept d’Empire fait signe vers ce qui apparaît comme un projet impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial qu’aurait une superpuissance pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre des formes jugées anachroniques du droit international et des institutions internationales impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’État W. B. Gallie, « Essentially Contested Concept », in M. Black (dir.), The Importance of Language, Englewood Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1962. raison_publique_5_144_C2.indd 31 13/09/2006 19:46:48 souverain et le principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents États semblent être devenus obsolètes. Et pourtant, malgré ces défis nouveaux, la souveraineté demeure un concept fréquemment invoqué aussi bien pour l’autorité de l’État que pour celle du peuple (souveraineté populaire). Ce discours de la souveraineté a-t-il encore un sens dans le contexte de la mondialisation ? L’État a-t-il perdu tout contrôle intérieur réel et toute autorité légitime sur sa population ? Les compétences nouvelles qui viennent s’exercer sur un territoire marquent-elles la fin de la souveraineté ? Est-ce qu’à la société des États 2 se substituent une « société mondiale » et un ordre juridique et politique international 3 ou un empire mondial 4 ? La question que nous étudions est la suivante : le xxie siècle est-il le témoin de la fin du concept de souveraineté, ou bien les transformations et mutations actuelles impliquent-elles au contraire le passage d’un régime de souveraineté à un autre ? 32 Contexte historique et conceptuel Le discours moderne de la souveraineté est lié à deux évolutions : la naissance de la monarchie absolue et la formation de l’État moderne. De ces deux points de vue, affirmer la souveraineté revient à revendiquer l’autorité suprême et le contrôle sur un territoire donné. Ce discours a trouvé sa signification moderne avec la naissance du droit et de la puissance publics, c’est-à-dire avec le gouvernement comme pratique autonome exercée à l’intérieur d’un territoire. Il faut donc distinguer la souveraineté de la suzeraineté, qui désigne l’autorité et le contrôle qu’exerce un seigneur féodal, un roi, ou un empereur au sommet de la hiérarchie féodale, et qui en fait l’autorité suprême sur certains pouvoirs particuliers, le suzerain des suzerains 5. Partie prenante du projet absolutiste royal, l’affirmation de plénitude des pouvoirs impliquait davantage que la volonté d’être le premier parmi ses pairs, le sommet d’une hiérarchie personnelle de commandement et d’obéissance. Ce qui faisait la nouveauté et la modernité de cette revendication de souveraineté, c’était qu’elle affirmait également un pouvoir direct sur les gouvernés. Cela impliquait la destruction Hedley Bull, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977. Gunther Teubner, « Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society », in Gunther Teubner (dir.) Global Law without the State, Brookfield, Dartmouth, 1997, p. 3-15 ; David Held, Democracy and the Global Order, Stanford, Stanford University Press, 1995 ; Daniele Archibugi & David Held, Cosmopolitan Democracy, Stanford, Stanford University Press, 1995. Michael Hart & Antonio Negri, Empire [2000], trad. D.-A. Canal, Paris, Éditions 10/18, 1994. Bertrand de Jouvenel, De la Souveraineté, à la recherche du bien politique, Paris, Génin, 1955. raison_publique_5_144_C2.indd 32 13/09/2006 19:46:48 raison_publique_5_144_C2.indd 33 33 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté de tous les pouvoirs autonomes ou des autorités qui pouvaient gouverner indépendamment du roi ou édicter leur propre loi. La souveraineté en est venue à désigner la cohérence et l’unité de l’autorité qui gouverne une communauté politique sur un territoire donné. La souveraineté intérieure du gouvernant se comprenait comme une suprématie qui mêlait le vieux concept de capacité personnelle avec la revendication de compétence territoriale. La souveraineté intérieure en vint à signifier une autorité unifiée, complète, suprême, exclusive et directe dans les limites d’un territoire sur tous ses habitants qui devenaient ainsi membres d’une entité politique, c’est-à-dire sujets. Cette conception de la souveraineté intérieure (suprématie) avait nécessairement son pendant extérieur : une revendication d’autonomie visà-vis des puissances extérieures. La souveraineté extérieure prit alors la forme de l’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère, d’une protection (impermeability) du territoire à l’égard de toute compétence émanant d’une autorité extérieure. La naissance de la souveraineté moderne s’est donc manifestée comme un double processus : l’affirmation de l’autorité royale contre l’ordre médiéval (constitué de puissances féodales locales et autonomes) et les revendications universalistes de l’empereur et de l’Église qui allaient de pair avec le processus de formation de l’État. Ce dernier entraînait la consolidation du principe de territorialité, la constitution d’entités politiques autonomes limitées par des frontières, la naissance d’un système d’États et enfin, ce qu’on allait baptiser la société internationale. La souveraineté désigne donc une manière d’organiser le pouvoir politique, et le droit public (compétence et autorité). En tant que concept politique, le discours sur la souveraineté était lié à l’affirmation du pouvoir royal dans le contexte de la lutte pour le contrôle politique contre des puissances intérieures et extérieures. Cependant, la déclaration de suprématie et d’indépendance impliquait également des revendications qui tenaient à la compétence et à l’autorité légale (suprématie) d’un certain type de législateur et de la loi ellemême, sur les droits et pouvoirs traditionnels et les sources ou revendications légales extérieures. C’est dire que la souveraineté ne se réduit pas à un pouvoir, contrôle ou force de facto, mais est également un concept juridique qui implique la capacité de délivrer des ordres légitimes qui font autorité (loi). La souveraineté est donc toujours une question de relation entre la loi et le pouvoir. Comme nous le verrons, ces relations varient en fonction des régimes de souveraineté. 13/09/2006 19:46:48 La souveraineté moderne comme souveraineté absolue : la souveraineté intérieure Le modèle absolutiste 34 Les dimensions politique et juridique de la souveraineté, et ses aspects intérieur et extérieur se mêlent sans difficulté apparente dans la conception absolutiste de la souveraineté moderne. C’est tout à fait clair dans les œuvres des deux plus importants théoriciens modernes de la souveraineté : Jean Bodin (1529-1597) et Thomas Hobbes (1588-1679). De la République (1576) de Bodin et le Léviathan (1651) de Hobbes ont été publiées à presque un siècle d’écart, mais les deux œuvres ont en commun d’avoir été écrites dans le contexte de guerres de religion dévastatrices et de rechercher un argument en faveur de la légitimité d’un lieu unique et décisif d’autorité pour la prise de décision politique et la formulation de la loi. Tous les deux trouvèrent cet argument dans une doctrine systématique de la souveraineté dont l’idée phare était que les gouvernants et les gouvernés devaient être regroupés en un seul corps politique unifié. Cette doctrine de la souveraineté était avancée contre le concept de gouvernement mixte et le modèle médiéval sous-jacent d’une société d’ordres. Pour résoudre le problème du désordre civil, la souveraineté – tel était l’argument – devait être incarnée dans un seul corps suprême de gouvernement, qui pouvait être soit un seul (le roi), soit le petit nombre (l’aristocratie), soit l’assemblée du plus grand nombre (le peuple). Mais Bodin, tout comme Hobbes, penchait nettement en faveur de la souveraineté royale qu’il tenait pour la forme la plus achevée, parce qu’elle signifiait qu’une seule personne pouvait exprimer à la fois l’unité de l’entité politique et résoudre tous les désaccords en son sein. Deux aspects de la théorie de la souveraineté de Bodin la distinguent des conceptions antérieures et en font la modernité. Premièrement, au lieu de dresser une liste des prérogatives du souverain et de lui opposer les prérogatives des autres puissances autonomes, Bodin analyse le concept de souveraineté en lui-même et recherche ses fonctions essentielles et ses caractéristiques. Deuxièmement, Bodin modifie la signification juridique de la souveraineté en la distinguant de l’idée médiévale d’une loi découverte et interprétée, d’une souveraineté juridique qui serait affaire de compétence et de résolution de litiges. Au contraire, influencé en cela par la renaissance des conceptions romanistes de la loi, il affirme que la loi est faite par des êtres humains, et fait de la souveraineté juridique la législation d’une instance politique. En conséquence, exercer la souveraineté ne consiste plus tant à rendre la justice qu’à faire la loi et la volonté souveraine devient l’unique source de la loi dans raison_publique_5_144_C2.indd 34 13/09/2006 19:46:48 35 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté le corps politique. Cela signifie que l’ordre juridique tout entier, y compris les puissances subordonnées détenues par d’autres personnes ou groupes « publics », dérive de la volonté du souverain. Les traits essentiels de la doctrine moderne de la souveraineté tirent leur origine de ce monopole de la fonction législative : la souveraineté est absolue, indivisible, compétente dans tous les domaines. Il est vrai que Bodin rappelle que, même si le souverain est la seule source de la loi humaine, il reste lié par la loi naturelle aussi bien que divine. Il pense aussi qu’il est sage que le souverain respecte les droits de propriété et les droits coutumiers. Après tout, la société sur laquelle s’exerce ce pouvoir souverain n’est pas, comme chez Hobbes, une société civile d’individus mais cette société d’ordres désormais constituée en un corps politique. Néanmoins, il n’y a pas de cour d’appel humaine supérieure à ce commandement du souverain, qui puisse juger s’il viole effectivement ou non la loi naturelle ou divine. Les lois édictées par le souverain ne dépendent pas de la délibération ou du consentement d’assemblées constituées par des puissances subordonnées. En ce sens, la souveraineté intérieure est absolue – legibus solutus. L’indivisibilité de la souveraineté trouve son origine dans la doctrine qui fait de la volonté souveraine la source de la loi : dans le cadre de cette théorie de la nature publique et unifiée du pouvoir législatif souverain, il est inconcevable que la souveraineté puisse être divisée. Ce qui est en cause ici n’est pas tant l’arbitraire d’un gouvernement personnel, que l’unité d’un corps politique en tant qu’association légale, où la loi du souverain est désormais tout à la fois publique et suprême. Ces clauses d’unité, d’indivisibilité et de compétence absolue (le souverain décide de tout ce dont il peut décider) assurent la cohérence et l’unité de la loi publique et de l’État, et pas seulement la suprématie de la volonté du souverain. Thomas Hobbes souligne également que la souveraineté implique un pouvoir unifié, absolu, perpétuel et public, même s’il le fait pour des raisons légèrement différentes de celles de son prédécesseur. Le contrat qui crée et donne autorité au souverain se noue, dans cette théorie, entre des individus d’égal statut qui érigent un pouvoir commun au-dessus d’eux, de sorte qu’un seul homme ou une seule assemblée puisse réunir toutes les volontés en une seule 6. La société à laquelle se rapporte cette théorie de la souveraineté est une société individualisée de sujets. En outre, Hobbes développe une théorie de la souveraineté et de la loi séculière de part en part, en se défaisant de l’autre affirmation centrale de la théorie bodinienne : le souverain n’est plus restreint par la loi naturelle, divine ou coutumière. La seule loi qui existe Thomas Hobbes, Léviathan [1651], trad. G. Mairet, Paris, Gallimard « Folio », 2000. raison_publique_5_144_C2.indd 35 13/09/2006 19:46:48 36 est la loi positive, édictée par le souverain. Le caractère unitaire, absolu et indivisible de la souveraineté est la conséquence du but que remplit cette institution : garantir la paix et la sécurité. Cependant, tout en éliminant ce qu’il considérait comme la cause de la guerre civile (le gouvernement mixte et une société d’ordres), et en raison de sa conception sécularisée de la loi et de la politique, Hobbes rencontre le problème de la contingence radicale de l’unité de la société et du corps politique. La souveraineté unifiée est censée maintenir une société atomistique constituée d’individus. Le souverain devient « le représentant souverain », l’incarnation de l’unité sociale, de l’identité et de la cohérence du corps politique. Hobbes affirme que c’est seulement par la représentation qu’une multitude peut devenir une seule personne (publique). Le représentant souverain ne symbolise pas uniquement l’unité, il l’incarne et la produit. Ce modèle de la représentation comme incarnation est au cœur du modèle absolutiste de la souveraineté. En conséquence, la souveraineté ne peut pas être divisée parce qu’il ne peut pas y avoir plus d’un « représentant souverain » d’un même peuple sans créer d’empire dans l’empire. L’existence d’une autre source de loi ou de pouvoir autonome raviverait le spectre de la dislocation, de la fragmentation du corps politique et de la guerre civile. Le modèle absolutiste dessine donc le concept de la souveraineté d’un État unifié (un système public cohérent de loi et une communauté politique unifiée) en se fondant sur l’idée selon laquelle seule une instance de gouvernement unique peut et doit incarner cette souveraineté et exercer ses prérogatives juridiques et politiques. Il ne peut pas y avoir de gouvernement mixte au sens classique, mais il ne peut y avoir non plus quelque séparation des pouvoirs que ce soit. Le gouvernement politique centralisé doit contrôler toutes les fonctions principales du gouvernement, incarner (re-présenter) l’unité du tout, et devenir la seule source extra-juridique de la loi (the command theory of law). Alternatives au modèle absolutiste Au fil des siècles, la conception absolutiste de la souveraineté s’est vue attaquée sur plusieurs fronts. Dès le xviie siècle, les théoriciens de la constitution comme James Harrington et John Locke rejettent l’idée que l’unité politique de l’État doit être intimement liée à la ou les personnes qui le dirigent. Ils adoptent l’État moderne, tout en dissociant le pouvoir public, le droit public et les formes absolutistes de gouvernement. Ce geste se fait à deux niveaux. Premièrement, ils étudient l’idée d’un agencement des institutions en différentes formes de corps législatif et exécutif (l’exécutif comprenant le judiciaire) au sein d’un État souverain unifié. Conséquemment, les tâches raison_publique_5_144_C2.indd 36 13/09/2006 19:46:49 raison_publique_5_144_C2.indd 37 37 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté et prérogatives du gouvernement ne doivent pas nécessairement se trouver dans les mêmes mains : elles peuvent être différenciées fonctionnellement et, ce qui a aussi son importance, distinguées conceptuellement du siège de la souveraineté politique. Deuxièmement, l’idée de loi constitutionnelle met à mal l’idée que le souverain, qui est à la tête du gouvernement, est la source de la loi, mais n’est pas lui-même soumis à la loi. La théorie de la constitution reconnaît la nécessité d’un seul système juridique cohérent, qui articule et régule la séparation politique des pouvoirs. Mais le constitutionnalisme implique l’idée d’une prééminence du droit (rule of law) : aucune instance politique, pas même les membres de la législature suprême « souveraine », ne peut être au-dessus de la loi. En un mot, il est possible de décomposer la souveraineté politique, c’est-à-dire les fonctions gouvernementales, tout en maîtrisant la souveraineté juridique. L’auteur de la loi (le législateur) est soumis à celle-ci. Les révolutions démocratiques du xviiie siècle ont lié ces évolutions de la relation du pouvoir et de la loi au sein de l’État avec un changement du détenteur de la souveraineté. Rousseau avait d’ores et déjà transféré la souveraineté des mains du roi dans celles du peuple, mais il aura fallu les grands événements et les théoriciens de ces révolutions, en particulier Thomas Paine et Emmanuel de Sieyès, pour lier l’idée de souveraineté populaire à une nouvelle conception du gouvernement représentatif et constitutionnel. Paine et Sieyès ont tous deux affirmé qu’une constitution n’est pas un acte du gouvernement, mais du peuple qui se donne à lui-même un gouvernement. Ce qui implique un changement de statut et d’assise de la souveraineté intérieure. L’attribution de la souveraineté au peuple lui donne le rôle de pouvoir constituant : seule source politique de légitimité constitutionnelle et législateur ultime. Cela signifie également que le peuple n’est pas directement impliqué dans le pouvoir constitué ou dans les fonctions courantes du gouvernement. Les pouvoirs constitués – législatif, exécutif et juridique – doivent être exercés par des fonctionnaires qui sont les représentants du peuple souverain. En conséquence, le pouvoir des représentants politiques n’est pas personnel mais public, et les membres du gouvernement ne peuvent être au-dessus de la loi, ni irresponsables devant le peuple souverain. Le discours de la souveraineté populaire et son concept jumeau, le gouvernement représentatif, présupposent donc une rupture radicale avec le modèle absolutiste de la représentation comme « incarnation » : c’est-à-dire qu’aucune instance du gouvernement ne peut prétendre être souveraine. En conséquence, la représentation politique dans une démocratie constitutionnelle comprend un jeu complexe de médiations entre la partie et le tout, la présence 13/09/2006 19:46:49 38 et l’absence : les représentants doivent toujours prétendre représenter le peuple comme un tout, mais ils doivent également représenter les intérêts particuliers des constituants 7. Le peuple souverain est absent du gouvernement tout en étant présent puisqu’il est le référent dynamique de la représentation. C’est dans ce contexte qu’il faut entendre l’institution moderne des élections. Sous un gouvernement constitutionnel, les élections régulières donnent mandat aux représentants, mais ces derniers, au moins en principe, ne peuvent jamais « incarner » la souveraineté populaire parce que leur pouvoir et leur droit sont un pouvoir délégué. L’idée de pouvoir constituant semble cependant impliquer que le peuple lui-même peut en quelque sorte incarner la souveraineté populaire à travers certaines formes directes d’expression politique : convention, référendum, plébiscite. C’est Carl Schmitt, le théoricien de la souveraineté le plus sulfureux du xxe siècle, qui a montré jusqu’où cette idée peut conduire. Dans sa théorie de la dictature souveraine, Schmitt relie le concept de pouvoir constituant du peuple et les expressions démocratiques plébiscitaires de la volonté populaire, au modèle de la représentation comme incarnation et au modèle absolutiste de la souveraineté 8. Autrement dit, un leader élu, à l’instar d’un Président (donc un pouvoir constitué) pourrait, s’il recueillait l’assentiment populaire, incarner et accomplir la volonté du pouvoir constituant et, en endossant le rôle de dictateur souverain, abroger une « constitution morte » pour en instituer une nouvelle. Encore une fois, l’unité du « représentant souverain » est soulignée, cette fois dans le contexte d’ « urgence », pour forger et protéger l’unité (l’homogénéité) du corps politique contre ses ennemis intérieurs et extérieurs. Cette théorie de la « dictature souveraine », inspirée en partie par la théorie marxiste-léniniste de la dictature révolutionnaire du prolétariat, a conduit des théoriciens de la démocratie comme Hannah Arendt 9 à abandonner complètement les concepts de souveraineté populaire et de pouvoir constituant, et à affirmer que la démocratie constitutionnelle la plus stable et couronnée de succès, les États-Unis, en avait fait l’économie dès le départ. Les théoriciens de la démocratie de la fin du xxe siècle et du xxie ont été plus circonspects dans leur réponse au spectre de la dictature invoquant le discours de la souveraineté populaire pour suspendre ou réécrire les Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998. Carl Schmitt, Théologie politique [1922], trad. J. -L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988 ; Théorie de la constitution [1928], trad. O. Beaud, Paris, PUF, 1993 ; Légalité, légitimité, Paris, Pichon et Durand-Aurias, 1936. Hannah Arendt, Essai sur la révolution [1967], trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1990. raison_publique_5_144_C2.indd 38 13/09/2006 19:46:49 39 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté constitutions démocratico-libérales. L’important travail de Bruce Ackerman 10 sur le constitutionnalisme américain réfute la thèse d’Arendt en montrant que les Américains se sont fortement appuyés sur le concept de souveraineté et sur l’idée de pouvoir constituant. Ils n’ont pas abandonné le discours de la souveraineté populaire, mais l’idée que, dans des circonstances ordinaires, elle puisse être incarnée par quelque pouvoir gouvernemental que ce soit ou même par le peuple lui-même. Les expressions démocratiques directes de la volonté populaire, tel un référendum, peuvent compléter, mais non remplacer, la représentation politique. Le modèle de la représentation et de la séparation constitutionnelle des pouvoirs que présente Ackerman est un modèle « antiincarnation » et semble retrouver l’idée habermassienne, développée comme une alternative à Schmitt, de souveraineté populaire procédurale 11. On peut exprimer la même idée en disant que le modèle de la relation entre le peuple et ses représentants comme « incarnation » se voit remplacé par un modèle relationnel dans les démocraties constitutionnelles où la souveraineté circule mais ne peut pas être fixée dans un corps unique. Néanmoins, la théorie du dualisme constitutionnel proposée par Ackerman ne rompt pas entièrement avec l’idée schmittienne selon laquelle le peuple lui-même peut apparaître directement sur la scène politique dans des cas extraordinaires : lorsque de profonds changements constitutionnels (des amendements irréguliers) ou l’élaboration d’une nouvelle constitution sont en jeu. Le souverain assoupi s’éveille dans ces moments cruciaux, s’investissant dans des processus répétés de délibération et de discussion, dans des mouvements sociaux et par une participation accrue aux élections importantes, afin de faire connaître sa volonté et approuver le représentant politique qui l’exprime le plus adéquatement dans ces moments extraordinaires de transformation constitutionnelle. L’idée que le peuple sous la forme du pouvoir constituant puisse effectivement incarner et exprimer directement la souveraineté populaire en ce sens, qu’il soit antérieur à et au-dessus de la loi, a été contestée par la théorie et la pratique récentes de l’élaboration constitutionnelle dans de nombreux pays. La théorie « post-souveraine » de la formation de constitution proposée par Andrew Arato dédramatise le pouvoir constituant et le moment « révolutionnaire » entre les constitutions 12. Il fait l’économie du mythe qui veut qu’une convention constitutionnelle implique directement la souveraineté populaire 10 Bruce Ackerman, Au nom du peuple [1991], trad. J. -F. Spitz, Paris, Calmann-Lévy, 1998. 11 Jürgen Habermas, Droit et démocratie [1992], trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997. 12 Andrew Arato, Civil Society, Constitution and Legitimacy, New York, Rowman & Littlefield, 2000. raison_publique_5_144_C2.indd 39 13/09/2006 19:46:49 40 dans le processus extraordinaire d’établissement de la loi. En abandonnant le dernier refuge du modèle de l’incarnation, cette analyse applique un modèle relationnel de la souveraineté à l’idée du pouvoir constituant. Des exemples couronnés de succès d’établissement de constitution au cours des vingt dernières années montrent qu’il s’agit souvent d’un processus en deux étapes. La première étape comprend idéalement des représentants de tous les principaux groupes sociaux dans les négociations, compromis et délibérations qui visent à produire une constitution temporaire ou intérimaire. Le second moment implique l’esquisse d’une constitution « définitive » qui tire profit de l’important travail d’élaboration qu’ont mené les représentants du pouvoir « constituant » de la première phase. La participation du « peuple » par la ratification est évidemment un moment important du processus. Mais il faut bien voir que, même à ce niveau, on ne peut échapper au cercle de la représentation ; que c’est la relation dynamique et inclusive entre les représentants et les représentés qui importe. Au lieu d’édifier mythiquement le peuple souverain en corps constituant extérieur à la loi et créateur de celle-ci, cette approche souligne les principes nécessaires pour légitimer un processus effectif d’élaboration constitutionnelle. Il plaide aussi en faveur de l’importance de la « fiction » de la continuité juridique au sein d’un contexte de discontinuité entre les ordres constitutionnels. Même dans ce contexte, le pouvoir constituant peut et doit être conçu comme « toujours soumis à la loi ». Une telle visée de la part des acteurs principaux doit aider à prévenir la violence dans des contextes de transition ou des épisodes révolutionnaires. Même si la théorie de ce processus est présentée comme une façon « postsouveraine » de faire les constitutions, le discours de la souveraineté populaire demeure vivant et séduisant, même s’il prend une nouvelle forme. La souveraineté populaire demeure une idée régulatrice, un principe de légitimité, et, dans le modèle relationnel, une importante source de dynamisme au cours de l’établissement de la constitution et pendant la politique ordinaire. Elle demeure une référence indispensable pour tenter d’établir des mécanismes qui assurent le zèle et la responsabilité des représentants, et de construire une démocratie constitutionnelle plus complète et démocratique, non seulement pendant les périodes extraordinaires d’établissement de la constitution, de changement constitutionnel, mais aussi pendant les périodes de gestion politique courante. raison_publique_5_144_C2.indd 40 13/09/2006 19:46:49 La souveraineté moderne : la souveraineté extérieure Le modèle westphalien classique La souveraineté extérieure de l’État impliquait une indépendance politique et la protection juridique du corps politique vis-à-vis des pouvoirs étrangers. Tout comme la souveraineté intérieure, elle a également été conçue au départ en termes de volonté et de droit unifiés, sujette à nulle autre volonté ou législateur plus haut placé. Cette volonté était attribuée à l’État comme tel, et personnifiée par son souverain. L’indépendance politique signifiait qu’un pouvoir souverain n’obéit pas à une autorité supérieure et que ses affaires intérieures sont hors de portée des autres pouvoirs souverains. Le pouvoir raison_publique_5_144_C2.indd 41 41 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté Le développement, la transformation et les critiques de l’idée de souveraineté extérieure suivent un cheminement parallèle à l’émergence et la contestation du modèle absolutiste de la souveraineté intérieure. Il faut rappeler que la revendication de souveraineté extérieure était dirigée contre les puissances qui se situaient hors du territoire où se formait l’État. Cette revendication s’est trouvée liée avec une conception particulière de la relation entre loi et pouvoir entre les États souverains qu’on connaît sous le nom de modèle classique ou westphalien. L’histoire du système international des États souverains commence en Europe. Le Traité de Westphalie, en 1648, est souvent pris comme son point d’origine, même si les spécialistes débattent de la question, parce que le processus de formation des États se déroule sur le long terme. Néanmoins, la paix de Westphalie qui mettait fin à la guerre de Trente ans est devenue le signe de l’émergence du système d’États souverains en Europe pour deux raisons. Premièrement, même si le principe cujus regio, eius religio, qui permettait aux princes allemands d’établir leur propre confession religieuse sur leur territoire avait été défini à la Paix d’Augsburg, presque cent ans auparavant (1555), cette paix était instable. Le traité de Westphalie a permis d’établir effectivement l’autorité religieuse des princes dans leur territoire, et mis fin aux efforts des souverains pour intervenir dans le domaine les uns des autres et affecter la confession religieuse. Deuxièmement, le traité de Westphalie marque la fin de l’autorité du Saint Empire romain germanique sur les États européens quant à la politique étrangère, à la diplomatie et à la capacité à passer des traités. Ces derniers devinrent la seule forme d’autorité constitutionnelle à travers l’Europe, sans être plus longtemps concurrencés par le pouvoir temporel de l’Église, ou le pouvoir impérial. Comment la souveraineté extérieure a-t-elle été conçue au sein du système d’États souverains qui se développa sur ce fondement ? 13/09/2006 19:46:49 42 souverain ne peut pas être exercé à l’intérieur des frontières d’un État étranger. Les structures d’autorité intérieures excluent tout acteur étranger. C’est ce qu’on a appelé le principe politique de non-intervention. L’ « imperméabilité » exprimait l’idée légale de compétence intérieure : aucune autorité juridique extérieure ne peut avoir de revendication juridique sur un État souverain. La souveraineté extérieure signifiait ainsi une compétence complète et exclusive de l’État sur son territoire et sa population. Dès lors, la souveraineté extérieure était affaire de pouvoir (contrôle interne nécessaire à l’indépendance) et de droit (autonomie juridictionnelle). Les deux dimensions essentielles de la souveraineté extérieure impliquent l’existence d’une pluralité d’États souverains et d’une société internationale qui reconnaît ces principes et les attribue de façon cohérente aux entités politiques. C’est vrai également d’une troisième idée constitutive de la souveraineté extérieure, l’égalité des États souverains quant à leur statut légal et leurs droits fondamentaux. Une souveraineté égale n’était pas seulement une condition essentielle de coexistence au sein du système des États ; c’était un principe qui rendait possible la pratique d’une reconnaissance mutuelle et d’une régulation des interactions au sein des États souverains. En conséquence, une société internationale d’États conscients de certains intérêts communs (et peut-être de valeurs communes), liés par un ensemble commun de principes qui régissent leurs interrelations – respect de l’indépendance de chacun et des accords conclus, coopération au sein des institutions communes par la machine diplomatique, techniques d’équilibre des pouvoirs et certaines procédures légales – devint le cadre dans lequel une reconnaissance de l’égale souveraineté extérieure (indépendance et imperméabilité) pouvait fonctionner comme un principe de coordination des relations et du droit internationaux 13. Dans le modèle westphalien, la souveraineté extérieure était assignée exclusivement aux États sur le fondement d’un principe d’efficacité (un contrôle interne réel des puissances intérieures). Parmi les prérogatives politiques de la souveraineté westphalienne se trouvaient le droit de faire des traités qui soient respectés, et le non moins important droit de faire la guerre. Les États souverains, et eux seuls, avaient ce droit de faire la guerre ; celle-ci étant, désormais, davantage comprise comme un conflit politique que comme une croisade morale. La question de la justesse de la cause de la guerre (théorie de la guerre juste) était bannie du droit international comme ne pouvant être tranchée par une société internationale qui ne possède pas d’instance centralisée susceptible de rendre un jugement impartial. Il semblait donc que le droit de faire la guerre, le droit de décider si ses droits et intérêts 13 Hedley Bull, op. cit. raison_publique_5_144_C2.indd 42 13/09/2006 19:46:49 43 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté nationaux avaient été violés ou menacés, et le droit de désigner l’ennemi étaient inhérents au concept même de souveraineté. Néanmoins, cette conception de la souveraineté n’excluait pas des pratiques diplomatiques telles que les conférences internationales entre puissances souveraines pour tenter d’éviter la guerre ou d’atténuer ses conséquences fâcheuses. En outre, des règles limitant la conduite en temps de guerre (jus in bellum) étaient formulées et appliquées aux belligérants. Elles incluaient le concept de neutralité, nouvel outil pour limiter l’expansion géographique de la guerre, qui requiert l’impartialité à l’égard des deux adversaires. Dans le modèle westphalien de la souveraineté, les seuls sujets et sources de droit international sont les États, et les États sont liés par ces règles auxquelles ils ont consenti soit par des traités, soit par une longue pratique (coutume). Les individus ne pouvaient pas avoir le statut de sujets devant le droit international. Ce qui implique un autre sens de l’imperméabilité de l’État souverain : celui-ci se voyait protégé contre des interventions politiques et juridiques non seulement d’autres États, mais aussi du droit international. Le droit international ne pouvait avoir aucun effet direct sur les individus ou sur l’ordre juridique intérieur, à moins d’être intégré par l’État lui-même (principe de consentement) dans son propre système juridique par les autorités et procédures adéquates. Conséquemment, le droit international était un corpus de normes destiné exclusivement à régler les relations entre États souverains 14. Jusqu’à la fin du xixe siècle, le système d’États souverains, la société internationale dans laquelle il s’inscrivait, et le droit international qu’il exprimait étaient exclusivement européens. La conception de la souveraineté sur laquelle il s’appuyait était en partie un arrangement juridique, « Jus Publicum Europaeum », qui n’attribuait la souveraineté « westphalienne » et une reconnaissance égale qu’aux seuls États européens, en donnant à ceuxci le droit d’acquérir des colonies, et de déclarer la guerre pour n’importe quel motif 15. Les principes de non-intervention et de juridiction intérieure, le droit de la guerre et l’obligation de respecter les traités ne s’appliquaient qu’aux États membres européens, et non pas à leurs relations avec le reste du monde – dans ce dernier cas, aucune norme de non-intervention ne s’appliquait pour des entités politiques non européennes auxquelles n’était pas reconnue l’égalité de souveraineté. Ce n’est pas avant la seconde moitié du xixe siècle, cependant, que la souveraineté est apparue comme une revendication de pouvoir entièrement 14 B. Fassbinder, « Sovereignty and Constitutionalism in International Law », in N. Walker (dir.), Sovereignty in Transition, Portland, Hart Publishing, 2003, p. 115-144. 15 Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre [1950], trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 2001 raison_publique_5_144_C2.indd 43 13/09/2006 19:46:49 dégagée de toute contrainte juridique en Europe aussi bien que hors d’Europe. Dès que les idées de souveraineté, d’État-nation et d’impérialisme eurent été rapprochées, une féroce compétition entre les États souverains vint saper les mécanismes de coopération rudimentaires et le concert des nations au sein de la société internationale européenne. La souveraineté de l’État devint synonyme de politique de puissance. Parallèlement, les grandes puissances non européennes – Turquie, Japon, États-Unis – étaient reçues au sein de la société internationale, et on leur reconnaissait la souveraineté. Ces deux évolutions marquèrent le début de la fin de la société internationale européenne et du jus publicum europeanum. Leur conjugaison eut pour résultat que la souveraineté dans les affaires internationales tout comme le « modèle westphalien de la souveraineté » se sont depuis lors confondus avec une politique de puissance arbitraire et avide. 44 Alternatives au modèle westphalien Trois évolutions au cours des xxe et xxie siècles ont fait de la souveraineté un concept contesté. Discrédité pour sa contribution aux comportements qui ont conduit à deux guerres mondiales, le « modèle westphalien » est entré en crise dès les années vingt et a finalement cédé la place au système issu de la Charte des Nations Unies en 1945. En dépit de ses ambiguïtés, l’organisation supranationale établie par cette Charte aspire à faire passer les relations internationales de la concurrence à la coopération et à ranimer le droit international. Le développement du système international des droits de l’homme appuyé par des procédures judiciaires et des institutions vigoureuses (des tribunaux ad hoc, la Cour pénale internationale) et une coercition militaire – intervention humanitaire – depuis les années 1990, tout comme la naissance d’une société civile mondiale et des réseaux de gouvernance transnationale, constituent un deuxième défi adressé au modèle westphalien de la souveraineté nationale. Enfin, la naissance d’une nouvelle forme d’entité supranationale, l’Union européenne, a conduit à d’importants débats sur la pertinence de la souveraineté aussi bien intérieure qu’extérieure dans un monde de gouvernance mondiale et multiscalaire. La question est désormais de savoir si ces évolutions rendent le concept de souveraineté obsolète ou si nous assistons au passage d’une forme de souveraineté donnée à une autre. La souveraineté est-elle toujours un élément constitutif du système international, ou les changements liés à la mondialisation ont-ils remplacé l’international par une société mondiale cosmopolitique, qui rend le discours de la souveraineté anachronique ? raison_publique_5_144_C2.indd 44 13/09/2006 19:46:49 Le système issu de la Charte des Nations Unies raison_publique_5_144_C2.indd 45 45 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté Le système issu de la Charte des Nations Unies en 1945 présente à cet égard un modèle ambigu de gouvernance internationale. D’un côté, la Charte abolit ce qu’on considérait comme les prérogatives essentielles des États souverains et les remplace par les principes de sécurité collective, de coopération internationale et par un nouveau modèle de droit international. Les États souverains ont perdu leur droit de faire la guerre et la guerre d’agression est devenue illégale. La Charte autorise un corps politique collectif, le Conseil de sécurité, à décider s’il y a menace à la paix ou agression, et quelles mesures il convient de prendre pour restaurer la paix et la sécurité. En un mot, la sécurité collective vient remplacer l’auto-assistance des États souverains en bannissant plus fortement l’agression. La Cour internationale de justice établie par la Charte interprète et applique le droit international. En outre, la nouvelle organisation internationale a acquis un droit à l’autorité législative, en devenant elle-même une source d’obligations et de droit international fondé sur le principe de consensus. La formation de la loi par consensus passe outre à la volonté contraire d’une minorité d’États, et les contraint malgré leur opposition. Enfin, les États souverains acceptent d’être tenus par les principes des droits de l’homme, exprimés par la Charte des Nations Unies et les Déclarations et Conventions qui lui sont attachées, renonçant de ce fait à l’imperméabilité vis-à-vis du droit international dans ce domaine, et en affaiblissant potentiellement la juridiction intérieure dans certains domaines. D’un autre côté, et sous les auspices des Nations Unies, l’expansion mondiale des États souverains comme forme du pouvoir politique public – non seulement en Europe, mais dans le monde entier – est devenue un fait établi. L’impérialisme et la forme impériale sont discrédités et à la fin des années 1960, le colonialisme a été démantelé et considéré comme une violation du nouveau principe d’autodétermination. Même si ce dernier mettait à mal la « souveraineté » des empires, il le faisait au nom de la souveraineté des Étatsnations. En effet, le principe d’égalité de souveraineté des États membres (désormais, tous les États) est au cœur du système issu de la Charte des Nations Unies. Les principes connexes de non-intervention et de juridiction intérieure s’appliquent à présent à tous les États. De plus, la Charte établit explicitement que rien en elle n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des domaines qui relèvent essentiellement de la compétence intérieure de chaque État. Les restrictions qui prohibent la menace ou l’usage de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de quelque État que ce soit protègent la souveraineté nationale plutôt qu’elles ne l’abolissent. 13/09/2006 19:46:49 46 Ces dispositions apparemment contradictoires ont ouvert un débat sur le statut et la signification de la souveraineté au sein du système issu de la Charte des Nations Unies. Pour certains, la Charte est menacée par l’interaction destructrice entre le modèle westphalien de l’ordre international qui attribue toujours la souveraineté aux États membres, et un modèle international qui ébranle profondément le concept même de souveraineté nationale en faveur d’une société mondiale coopérative soumise à une constitution mondiale 16. Pour d’autres, la Charte représente le « moment constitutionnel » d’un ordre international nouveau et cohérent qui remplace entièrement le modèle westphalien de souveraineté égale (equal sovereignty) par un concept juridique nouveau et tout à fait différent : « égalité de souveraineté » (sovereign equality). Ce dernier fait dépendre la souveraineté de l’appartenance à une communauté juridique internationale. En renversant la conception westphalienne, elle fait également dépendre les différentes prérogatives de la souveraineté (indépendance, juridiction intérieure) des règles exprimées par la communauté légale internationale et non du concept de souveraineté lui-même 17. Une troisième position consiste à soutenir que le système issu de la Charte des Nations Unies établit un ordre mondial dual, dans lequel la souveraineté nationale telle qu’on vient de la décrire est un principe constitutif de la société internationale. Cet aspect entre en tension avec le principe cosmopolitique des droits de l’homme exprimé par la Charte des Nations Unies et les développements ultérieurs de la législation relative aux droits de l’homme qui placent l’individu aux côtés de l’État comme sujet du droit international 18. Mais au lieu de voir cette tension entre la souveraineté de l’État et les droits de l’homme comme le signe d’un malaise, cette approche la considère comme féconde. Le régime dualiste de la souveraineté exige effectivement de choisir entre la société civile internationale sur le modèle westphalien et un ordre cosmopolitique complet qui abandonne l’égalité de souveraineté. Au contraire, le nouveau régime de la souveraineté édifie une société internationale cosmopolitique dans laquelle des ajustements réguliers entre ses différentes composantes devront être faits (notamment entre les droits et la revendication de souveraineté). Il plaide en faveur de réformes juridiques fondées sur un dualisme qui protégerait à la fois la souveraineté et les droits de l’homme tout en atténuant la tension qu’il y a entre eux. 16 R. Falk, « The Interplay of Westphalia and Charter Conception of International Order », in R. Falk & C. Black (dir.), The Future of the International Legal Order, vol. 1, New Jersey, Princeton University Press, 1969, p. 32-70. 17 B. Fassbinder, op. cit. 18 Jean L. Cohen, « Whose Sovereignty : Empire vs International Law », in Ethics & International Affairs, vol. 18, n° 3, 2004, p. 1-24. raison_publique_5_144_C2.indd 46 13/09/2006 19:46:49 Droits de l’homme, intervention humanitaire et gouvernance mondiale 47 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté Pour nombre de théoriciens des droits de l’homme, cependant, les droits de l’homme entrent en conflit profond et irréductible avec la souveraineté (selon les termes de Henkin). Selon eux, la souveraineté, sous quelque forme que ce soit, implique la préservation de l’État à l’égard d’une intervention extérieure d’ordre moral, juridique ou politique. Le discours des droits de l’homme de l’après-guerre a ouvert la boîte noire de l’État, en déclarant que des principes moraux universels peuvent réduire le champ d’action de l’État sur ses propres citoyens et qu’il revient à la loi internationale d’établir les limites appropriées. Pour ce faire, il faut que le discours de la souveraineté soit purement et simplement abandonné. Même si l’idée des droits de l’homme remonte au xviiie siècle, c’est la Shoah qui l’a mise au centre de la politique internationale. En 1948, une grande majorité d’États se sont engagés à respecter quelques trente droits individuels en signant la Déclaration universelle des droits de l’homme. Même si cette déclaration n’est pas contraignante juridiquement, on estime qu’elle est une importante expression de l’ « opinion publique mondiale ». La convention de 1948 sur les génocides engage ses signataires à réprimer et punir le crime de génocide. La Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales de 1950 institue des mécanismes d’arbitrage et apparaît comme l’une des plus solides conventions en faveur des droits de l’homme. Dans les années 1960, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels engagent légalement les États à respecter les droits de l’homme de leurs propres citoyens. Même si tous ces documents comportent des restrictions concernant la souveraineté et manquent de mécanismes d’application, ils sont le signe d’un important changement à l’égard de ce qui est ou doit être sous la « juridiction intérieure » des États. Au cours des années 1980 et 1990, les acteurs de la société civile mondiale ont cherché à contraindre les États à respecter les droits fondamentaux de leur citoyens en mobilisant l’ « opinion publique mondiale » et en rendant publiques les violations aux droits de l’homme. Le succès de l’ « effet boomerang » 19 qu’obtinrent ces militants transfrontaliers a suscité l’émergence de nouveaux acteurs mondiaux toujours plus influents : les ONG. C’est également le signe d’un important changement dans la manière dont l’ « opinion publique mondiale » comprend les prérogatives de l’État souverain. 19 M. Keck & K. Sikkink, Activits beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1998. raison_publique_5_144_C2.indd 47 13/09/2006 19:46:49 48 Cependant, il fallut attendre que les droits de l’homme soient défendus sur la base d’un principe d’ « ingérence humanitaire » – qui désigne l’intervention de forces armées dans un État donné, exécutée sans le consentement de celuici, avec pour objectif de protéger sa population contre des violations graves et massives de droits – pour que la souveraineté soit véritablement menacée. De telles ingérences dans les affaires intérieures d’un État, en l’absence d’agression contre un autre État, semblent violer le principe de non-intervention établi dans la Charte des Nations Unies. Tandis que certaines interventions ont eu le soutien du Conseil de sécurité, d’autres, comme l’intervention de l’OTAN au Kosovo ou le bombardement de l’Irak par les États-Unis en décembre 1999, n’ont pas obtenu ce soutien. Les désaccords au sujet de l’ « ingérence humanitaire » vont sans doute persister, mais ne perdurera pas moins, pour le « monde », l’exigence de ne pas demeurer les bras croisés tandis que sont perpétrées des violations massives des droits de l’homme – songeons au génocide au Rwanda ou aux « crimes contre l’humanité » commis dans le Darfour. La question de l’application des droits de l’homme a conduit à discuter la valeur de la souveraineté dans le droit international et à multiplier les propositions de réforme. Est-ce que les interventions humanitaires appuyées par les Nations Unies signalent l’abandon de facto de l’idée d’égalité de souveraineté et du droit de la Charte ? Serait-ce souhaitable ? Plusieurs défenseurs du cosmopolitisme moral soulignent que la justice – et pas seulement la paix – est désormais un but essentiel de l’organisation et de la gouvernance supranationale 20. En conséquence, la position par défaut en matière de souveraineté et de nonintervention dans le droit international doit être abandonnée : d’où l’urgence à établir une nouvelle norme fondamentale pour l’ordre international 21. Parmi les candidats : le droit humain fondamental à la sécurité, un droit fondamental à la protection, un principe d’inviolabilité civile, et même un droit à la souveraineté populaire. Considérant que les Nations Unies sont une organisation fondée sur le pouvoir d’États souverains qui n’est pas susceptible d’être réformée, certains proposent comme alternative à l’action unilatérale, l’édification d’une nouvelle coalition d’États démocratiques dotée de son propre « droit » et de ses règles d’intervention 22. D’autres soulignent que toute réforme juridique qui exprime les règles de l’ingérence humanitaire risque de voir proliférer les actions intéressées de la part d’États puissants contre des 20 Allen Buchanan, Justice, Legitimacy and Self-Determination : Moral Foundations for International Law, Oxford, Oxford University Press, 2004. 21 Michael Ignatieff, « Human Rights as Politics », in Amy Gutman (dir.), Human Rights, Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 42. 22 Allen Buchanan, op. cit. raison_publique_5_144_C2.indd 48 13/09/2006 19:46:49 23 Michael Byers & Simon Chesterman, « Changing the Rules about Rules ? Unilateral Humanitarian Intervention and the Future of International Law », in J. L. Holzgerfe & R. O. Keohane, Humanitarian Intervention : Ethical, Legal and Political Dilemmas, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 177-203. 24 Michael Walzer, Guerres justes et injustes [1977], trad. S. Chambon, A. Wicke et P.‑E. Dauzat, Paris, Gallimard, 2006. 25 Anne-Marie Slaughter, A New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2004. 26 Anne-Marie Slaughter, op. cit. ; Julie Alard & Antoine Garapon, Les Juges dans la mondialisation : la nouvelle révolution du droit, Paris, Seuil, 2005. 27 Gunther Teubner, op. cit. 28 David Held, op. cit. raison_publique_5_144_C2.indd 49 49 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté États moins puissants, en réintroduisant de ce fait l’inégalité dans le système international. Il vaut bien mieux que l’intervention humanitaire demeure illégale, comme elle l’est selon les règles des Nations Unies (en particulier lorsqu’elle est unilatérale ou défendue par des coalitions non autorisées de volontaires) que d’essayer de la légaliser 23. La charge de la preuve revient alors aux partisans d’une intervention. Mais même cette position de statu quo fait fond sur des « règles de désobéissance » implicites qui permettraient à la communauté internationale de légitimer de telles actions après coup 24. Une troisième position insiste sur l’aval des Nations Unies tout en plaidant pour une réforme de la Charte des Nations Unies de manière à répondre aux nouvelles formes de violence et de guerre du xxie siècle. Mais aucune des récentes propositions de réforme en ce sens des Nations Unies ne songe à abandonner le principe d’égalité souveraine. La création d’une Cour pénale internationale est intéressante de ce point de vue, parce qu’elle semble respecter la juridiction intérieure de l’État souverain en reconnaissant son « droit » à juger lui-même ses citoyens lorsque ces derniers sont accusés de crimes internationaux. Mais les individus qui sont jugés dans ce cas sont accusés de violations de principes mondiaux de justice (droits de l’homme) qui « pénètrent » ainsi la boîte noire de l’État 25. Il est donc difficile d’évaluer les conséquences de cette évolution pour la souveraineté, ainsi que la prolifération de tribunaux ad hoc dont l’objet est de juger les atteintes au droit international, sans parler de l’idée même de compétence universelle. Les théoriciens du cosmopolitisme soutiennent que ces tribunaux sont partie prenante du phénomène naissant de gouvernance transnationale qui appelle à repenser de manière cosmopolitique l’ordre international politique et juridique. La prolifération de réseaux transnationaux de tribunaux et de régulations 26 ou d’autorités mondiales privées et transnationales 27 et de la société civile mondiale conduit à affirmer que le monde assiste à un mouvement vers un système politique et juridique cosmopolitique dans lequel les individus sont sujets au droit international et acquièrent le nouveau statut de citoyens du monde 28. Le débat se joue ici entre modèles centralisé et décentralisé du 13/09/2006 19:46:49 cosmopolitisme. Des deux côtés, cependant, le discours de la souveraineté est jugé obsolète. D’autre part, il y a bien sûr une grande résistance à la Cour pénale internationale, tout particulièrement de la part des États-Unis, et précisément au nom de la souveraineté. Ces débats et ces évolutions engagent très clairement le principe d’égale souveraineté. Dans les années 1990, on s’est demandé si le système mondial était en train de vivre un nouveau moment constitutionnel. L’effort visant à dépasser une conception étanche et exclusive de la souveraineté signifiait l’abandon du discours de la souveraineté tout court. Le défi était de concilier le principe d’égalité de souveraineté avec la défense des principes des droits de l’homme et une nouvelle constellation du pouvoir au xxie siècle. Sans cela, les principes de justice cosmopolitique pourraient bien conduire à de nouvelles formes d’inégalité et d’injustice. L’Union européenne : la fin de la souveraineté nationale ? 50 Cette problématique est manifeste dans une autre évolution majeure de la souveraineté : l’approfondissement de l’intégration européenne depuis le Traité de Maastricht en 1991. Comme nous l’avons vu, dans le modèle westphalien, la revendication d’autonomie est intimement liée à la revendication d’exclusivité : l’État souverain territorial dans le système des États ne saurait souffrir d’ingérence dans ses « affaires intérieures ». Le système des États souverains se concevait comme une juxtaposition de compétences territoriales complètes et mutuellement exclusives. Ce qui impliquait qu’une autorité non-exclusive était nécessairement dépendante, c’est-à-dire qu’elle était, à l’instar d’une colonie par exemple, une entité non-souveraine. Mais depuis 1991, les pouvoirs de l’Union européenne ont été étendus de façon significative. Elle est passée du statut d’organisation internationale à celui d’entité politique régionale, avec des compétences qui priment sur les prérogatives nationales et exercent, ainsi, des effets directs sur les États membres. Le Conseil des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères de chaque État, établi pour diriger la CECA du traité de Paris de 1950, a été au fil du temps renforcé par la création d’une institution judiciaire, la Cour européenne de justice, et d’un corps législatif, le Parlement européen élu au suffrage universel direct. Ces évolutions montrent qu’il est possible de concevoir l’autonomie sans exclusivité territoriale totale et d’imaginer un empiétement juridictionnel sans soumission 29. Les États membres de l’Union européenne jouissent du statut d’égalité de souveraineté. Cela signifie que l’intégrité et l’autonomie d’une 29 Neil Walker, « Late Sovereignty in the European Union », in Neil Walker (dir.), Sovereignty in Transition, Portland, Hart Publishing, 2003, p. 3-32. raison_publique_5_144_C2.indd 50 13/09/2006 19:46:50 51 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté entité politique en tant que telle ne sont pas nécessairement mises à mal par la coexistence d’autres compétences, même lorsque celles-ci ont préséance sur l’espace territorial. La simple existence de règles qui contraignent les États, ou de règles qui donnent compétence à des entités politiques supranationales sur ce qui était autrefois considéré comme les affaires intérieures, ne signifie pas que les États ne sont plus souverains. De même, le développement de compétences supranationales et transnationales délimitées fonctionnellement peut compléter et se surajouter sans abolir l’autonomie d’États souverains territoriaux distincts les uns des autres. Ces évolutions ont déclenché un important débat sur le statut de la souveraineté dans l’Union européenne et sur le sens de ce terme. Certains soutiennent que les États membres ont tout simplement perdu leur souveraineté et que continuer à utiliser ce terme est dépourvu de sens 30. D’autres parlent de souveraineté partagée ou mise en commun 31, quand un troisième camp souligne que les États membres restent souverains dans leurs rapports avec leurs citoyens et dans des domaines centraux de la vie nationale, même s’ils renoncent à des compétences dans certaines domaines fonctionnels 32. Ils soutiennent en effet que ce qui permet à l’Union européenne de fonctionner est précisément la volonté d’ajourner en permanence la question de savoir où réside la souveraineté, en permettant ainsi à des solutions novatrices de se faire jour pour l’interaction de la démocratie nationale, des droits fondamentaux et des régulations relatives à la communauté. Ces débats sur la signification et la pertinence de la souveraineté sont voués à se poursuivre. Ils englobent la question fondamentale de la relation entre la puissance publique et le droit dans les affaires internationales dans un contexte de mondialisation. Les questions sont pérennes même si tel type de souveraineté particulière ne l’est pas. Pour ma part, je pense que les transformations contemporaines de la souveraineté n’en font pas un concept moins pertinent ni moins important : les tenants du postmodernisme ou du cosmopolitisme se trompent lorsqu’ils en dénoncent l’anachronisme. Nous vivons effectivement une période de transition vers une nouvelle compréhension de la souveraineté aussi bien intérieure qu’extérieure, mais je pense qu’il est plus opportun de comprendre ce changement en termes de passage à un nouveau régime de souveraineté plutôt que comme un saut brusque vers un ordre mondial décentralisé, 30 Neil MacCormik, Questioning Sovereignty, Oxford, Oxford University Press, 1999. 31 Bruno de Witte, « Sovereignty and European Tradition : the Weight of Tradition », in AnneMarie Slaughter & Joseph Weiler (dir.), The European Courts and the National Courts : Doctrine and Jurisprudence, Oxford, Hart Publishing, 1998. 32 Neil Walker, op. cit. raison_publique_5_144_C2.indd 51 13/09/2006 19:46:50 52 déterritorialisé et cosmopolitique. En ce qui concerne la « souveraineté intérieure », j’affirme qu’il est crucial de conserver le concept de souveraineté parce qu’il est essentiellement lié aux notions jumelles de droit public et de puissance publique, ainsi qu’au concept même de gouvernement représentatif. Je pense qu’il est également important de conserver le concept de souveraineté populaire comme idée régulatrice. Il convient en effet d’articuler à nouveaux frais la relation entre le discours de la souveraineté populaire et des formes publiques et démocratiques de gouvernement représentatif. Il est tout à fait précipité de dire qu’il n’y a plus désormais de frontière significative entre privé et public, entre gouvernement et gouvernance, et qu’il faut abandonner les concepts de « peuple » et de souveraineté populaire. Je partage au contraire l’opinion de ceux qui essaient de repenser ces concepts, et de dédramatiser l’idée de pouvoir constituant, en essayant de repenser le constitutionalisme et la démocratie. L’idée centrale est ici que « le peuple » ne peut être incarné par aucune instance gouvernementale constituée, par aucune assemblée politique extraordinaire, ni par aucun groupe empirique. Ce qui signifie qu’est rejetée toute prétention aux pleins pouvoirs qu’elle soit présentée par un gouvernant qui prétend incarner le pouvoir constituant par le truchement d’une approbation populaire, à l’image du « dictateur souverain », ou par une convention extraordinaire qui prétend se situer hors des pouvoirs constitués et, par conséquent, incarner de manière immédiate le peuple et sa volonté. Au lieu de tenter de trouver ou situer le véritable pouvoir constituant dans les périodes de transition (les époques révolutionnaires), l’idée est plutôt d’établir des mécanismes concrets d’inclusion, de compromis et de responsabilité au cours d’un processus d’établissement de la constitution qui promeut l’éducation politique et la prééminence du droit (« rule of law »). Ce processus doit pourtant être autonome, plutôt qu’imposé de l’extérieur pour qu’il puisse être compris comme « nôtre » par les membres d’une communauté politique. Le discours de la souveraineté populaire, du « nous le peuple », demeure alors important parce qu’il est une idée régulatrice qui met en question la responsabilité, la réactivité, la capacité d’inclusion du processus politique, ainsi que l’autonomie politique. L’heure n’est pas encore venue d’abandonner de tels concepts, mais il est urgent de les repenser. La souveraineté populaire comme idéal régulateur – les sujets de la loi sont également ses auteurs – demeure importante et pertinente même si elle doit comprendre de nombreuses médiations. Le même raisonnement vaut pour la « souveraineté extérieure ». Nous entrons en effet dans un nouveau régime de la souveraineté dans lequel les règles de la souveraineté et les prérogatives des États souverains ont radicalement changé. raison_publique_5_144_C2.indd 52 13/09/2006 19:46:50 raison_publique_5_144_C2.indd 53 53 jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté Peut-être la forme de société internationale qui émerge actuellement peutelle être comprise à travers le concept de « communauté internationale », qui fait signe vers l’importance de buts communs (paix, sécurité et, plus récemment, justice), processus coopératifs et même valeurs partagées, qui prennent pour critère l’humanité plutôt que les intérêts des États particuliers. Ce serait pourtant une grave erreur, d’un point de vue empirique et normatif, de prétendre que les individus ont remplacé, ou doivent remplacer, les États comme sujets de la nouvelle forme cosmopolitique du droit international, ou qu’il faut abandonner le principe d’égalité souveraine comme pierre angulaire de l’ordre international établi par la Charte des Nations Unies. L’égalité souveraine comme concept juridique ne peut pas effacer la signification politique de la souveraineté, qui implique une relation entre un gouvernement et un peuple, et le principe, important entre tous, d’autonomie politique. Il ne faut pas surestimer le « consensus » qu’est sensée partager la « communauté internationale » – qui est un concept tout à fait discutable en lui-même. Je préfère donc une compréhension dualiste de l’ordre mondial contemporain à une compréhension téléologique qui verrait un mouvement inexorable vers un système cosmopolitique. L’ordre mondial international est toujours une société internationale, même si c’est sous une nouvelle figure qui comprend des éléments cosmopolitiques tout à fait significatifs. Le concept de communauté internationale, même s’il est contesté, permet bien d’appréhender ces aspects du système. Je préfère néanmoins le modèle dualiste parce qu’il permet d’aborder frontalement le problème suivant : comment ajuster ces deux dimensions souvent conflictuelles de l’ordre mondial actuel, notamment les revendications d’autonomie politique de la part de communautés politiques (en tant que membres de la société internationale des États) et les revendications des droits de l’homme (qui sont affirmées au moyen des valeurs de la communauté internationale). 13/09/2006 19:46:50 raison_publique_5_144_C2.indd 54 13/09/2006 19:46:50 Questions présentes raison_publique_5_144_C2.indd 55 13/09/2006 19:46:50 raison_publique_5_144_C2.indd 56 13/09/2006 19:46:50 SEXE ET ART L’INVENTION DU « MORALISME ESTHÉTIQUE » 1 Ruwen Ogien 57 raison publique nO 5 • pups • 2006 Le sexe serait devenu, en France, une affaire aussi « politique » qu’aux ÉtatsUnis. C’est, du moins, ce que nous disent certains philosophes, juristes ou sociologues lorsqu’ils commentent les débats récents autour du mariage gay, de la prostitution, de la pornographie, etc. 2 : « Hier encore, dans notre pays, on renvoyait ces questions dans l’intimité de notre vie privée. Aujourd’hui, elles appartiennent à la sphère publique ; les débats manifestent au grand jour la politisation des questions sexuelles » 3. C’est une façon de présenter les choses qu’on peut contester. En réalité, les questions sexuelles ont toujours été des questions politiques au sens large, en ce sens qu’elles ont toujours fait l’objet d’interventions répressives de l’État par la menace ou la force ou de pressions informelles (commérages, sarcasmes, insultes, rires, mépris, ostracisme, etc.) de chacun et de tout le monde, c’està-dire de ce qu’on a coutume d’appeler l’ « opinion publique ». Elles n’ont jamais véritablement été renvoyées « à l’intimité de notre vie privée », ni en France, ni ailleurs, dans les sociétés dites « occidentales » ou « modernes » 4. Ni l’État, ni l’ « opinion publique » n’ont eu pour règle de se désintéresser de ce qui passait derrière les portes des chambres à coucher 5. Même dans les sociétés supposées les plus « démocratiques » ou les plus « libérales », des actes aussi intimes que la fellation ou la sodomie entre personnes consentantes, Une première version de ce texte a fait l’objet d’un débat au Festival du film de femmes de Créteil 2006, organisé par Sonia Bressler, avec, entre autres, Catherine Corringer. Merci à Patrick Savidan et aux lecteurs anonymes de Raison publique pour leurs judicieuses remarques sur la deuxième version. Clarisse Fabre & Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Paris, Belfond, 2003 ; Christine Destrez & Anne Simon, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Seuil, 2006, p. 253. Clarisse Fabre & Éric Fassin, op. cit., p. 7. Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements, Paris, Seuil, 1981. Ibid. raison_publique_5_144_C2.indd 57 13/09/2006 19:46:50 58 la masturbation ou la consommation d’œuvres à caractère sexuel, ont été réprimés, parfois très cruellement 6. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, c’est, en réalité, à une tentative de « dépolitiser » et « démoraliser » la sexualité. Je veux dire par là que ce qui prend forme dans ces sociétés, c’est une volonté de limiter autant que possible l’intervention répressive de l’État et les pressions informelles moralistes ou, plus exactement, paternalistes, celles qui visent à empêcher que chacun fasse ce qu’il veut de sa propre vie sexuelle 7. Plus précisément, ce qu’on peut observer, c’est une tendance à rendre ces interventions formelles et informelles illégitimes, à laisser chacun libre de faire ce qu’il veut de sa sexualité (y compris de n’en faire rien du tout) du moment qu’il ne nuit à personne (ou à personne d’autre que lui-même) et respecte des principes généraux d’égalité 8. Certes, le combat politique peut sembler nécessaire à ceux qui croient que le « mouvement de l’histoire » ne suffira pas de lui-même à entraîner ce résultat. On peut aussi avoir des raisons de penser que la mobilisation de l’État restera indispensable pour protéger ces libertés. En ce sens, il n’est pas inexact de dire que l’actualité sexuelle est politique. Mais il ne faut pas, je crois, se tromper sur le sens du mouvement. Il n’est pas de faire entrer la sexualité dans la politique ou la morale mais de l’en sortir, d’en faire, enfin, une question qui ne concerne que les individus du moment qu’ils ne causent de tort à personne, ce qu’elle n’a jamais été en réalité 9. Jusqu’en 2003, aux États-Unis, certains États avaient des lois qui faisaient de la sodomie (notion qui couvrait aussi les rapports bucco-génitaux pour des raisons obscures) un crime passible de plus de cinq ans d’emprisonnement, même lorsqu’elle était le fait de personnes mariées, consentantes et qu’elle était pratiquée dans l’intimité. Il existe différentes conceptions morales. Celles dont il me semble qu’on veut « sortir » dans les sociétés démocratiques, pluralistes et laïques, est la morale dite « paternaliste », celle qui dicte ce qu’on doit faire dans son rapport à soi-même et à autrui, sans tenir compte du consentement des principaux intéressés. Cf. Gerald Dworkin, « Paternalism », The Monist, vol. 56, 1972, p. 64-84. C’est à cette conception que je ferai référence dans ce qui suit, lorsque je parlerai de « morale » ou de « moralisme ». J’aurais pu écrire, pour faire plus bref, « du moment qu’il respecte les principes d’une éthique minimale », mais je préfère laisser cette question de typologie morale de côté. Cf. sur l’éthique minimale, mon La Panique morale, Paris, Grasset, 2004. Je me permettrais de dire, sans être du tout spécialiste de son œuvre, que c’était probablement aussi le diagnostic de Michel Foucault, même si ses formulations complexes ont pu laisser penser autre chose à ses nombreux admirateurs. Ainsi, dans « Sexualité et politique », Michel Foucault s’est demandé si la « revendication des droits sexuels » constituait un « droit politique » et permettait de constituer un mouvement qui ait des objectifs « finalement politiques » (Dits et écrits. 1954-1988, vol. II, 1970-1975, p. 537). Mais que signifie « droits sexuels » dans ce texte ? C’est la possibilité de pratiquer la sexualité qu’on veut et, de façon plus métaphorique, de récupérer son propre corps, c’està-dire de le soustraire à la domination de différents pouvoirs formels et informels (p. 537). C’est cette lutte pour la « récupération des corps », pour « pratiquer la sexualité qu’on raison_publique_5_144_C2.indd 58 13/09/2006 19:46:50 Ce mouvement d’émancipation de la sexualité de la morale et de la politique rencontre évidemment de très nombreux obstacles. À mon avis, on ne fait pas suffisamment attention au fait que, parmi ces derniers, il y a la volonté, toujours puissante, de censurer les représentations sexuelles littéraires et visuelles supposées dépourvues de toute « valeur artistique ». L’invention du moralisme esthétique 10 11 12 13 veut », qui fait de la sexualité un « problème politique ». Pour Foucault donc, si j’ai bien compris, le sens du mouvement de politisation des questions sexuelles, c’est la lutte pour le droit à pratiquer la sexualité qu’on veut dans un objectif plus général d’émancipation de la sexualité de la domination des pouvoirs de l’État et de l’opinion publique. Bref, cette lutte politique est, pour lui aussi, une lutte pour sortir la sexualité de la sphère du politique au sens large, et pour en faire, enfin, une affaire privée. Lori Gruen, « Pornography and Censorship », in R. G. Frey & Christopher Heath Wellman (dir.), A Companion to Applied Ethics, Londres, Blackwell, 2003, p. 154-166 ; R. Post (dir.), Censorship and Silencing: Practices of Cultural Regulation, Los Angeles, The Getty Research Institute, 1998. Pour les « élites », les personnes « cultivées » entre autres. Fabienne Casta-Rosaz, Histoire de la sexualité en Occident, Paris, La Martinière, 2004. Agnès Tricoire, « Le sexe et sa représentation artistique », in Daniel Borillo & Danièle Lochak (dir.), La Liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 131-159. C’est à Henri-Pierre Jeudy qui le premier, à ma connaissance, a utilisé cette expression très heureuse, que je lui emprunte pour lui donner ce sens particulier défini par ces deux principes. Henri-Pierre Jeudy, « Un sanctuaire ethnologique », Libération, mardi 20 juin 2006. raison_publique_5_144_C2.indd 59 59 ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique » Dans les sociétés occidentales, la production, la diffusion et la consommation de représentations sexuelles explicites par textes ou images, ont toujours été plus ou moins contrôlées ou réprimées par l’État, par certaines institutions centrales comme l’Église, ou, tout simplement, par l’ « opinion publique » 10. Mais il y a toujours eu des exceptions 11. Depuis quelques décennies, l’art ou le sentiment esthétique justifient certaines de ces exceptions 12. On pourrait dire qu’une nouvelle forme de moralisme est née : le moralisme esthétique, 13 dont les deux principes sont les suivants. a) Les représentations sexuelles dites « artistiques » sont bonnes, les représentations sexuelles dites « non artistiques » sont mauvaises. b) Les représentations sexuelles qui cherchent à produire un « sentiment esthétique » sont bonnes. Les représentations sexuelles qui cherchent seulement à exciter sexuellement sont mauvaises. Je suis en désaccord avec ces deux principes et je conteste par conséquent le « moralisme esthétique ». Pourquoi ? 13/09/2006 19:46:50 Ce qui ne va pas dans le principe « Les représentations sexuelles dites “artistiques” sont bonnes, les représentations sexuelles dites “non artistiques” sont mauvaises ». 60 Aujourd’hui, en France, une œuvre visuelle ou littéraire qui est jugée « pornographique » peut valoir à son auteur trois ans d’emprisonnement et une amende qui n’est pas légère (75 000 euros) si elle est susceptible d’ « être vue ou perçue par des mineurs » comme dit la loi. De plus, il y a le fameux classement X, qui pénalise financièrement les films à caractère dit « pornographique » et leur interdit l’accès à la distribution normale 14. Mais qu’est-ce qui est « pornographique » ? C’est une question importante dans ce contexte légal, puisqu’elle conditionne le destin économique de certains films et le bien être de certains citoyens. Toute représentation filmée d’un rapport sexuel génital non simulé, en gros plan, bien éclairé, est-elle « pornographique » et susceptible de valoir des sanctions à ceux qui la diffusent sans précautions ? Non ! En réalité, qualifier une représentation sexuelle explicite de « pornographique » revient généralement, en droit, à la déclarer dépourvue de tout « mérite artistique » ou de toute « valeur sociale rédemptrice », selon des critères dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquent de constance et de clarté 15. Ainsi, un film racontant l’histoire d’une maison de tolérance où on voit se succéder divers personnages – le préfet, le notaire, le médecin, l’anarchiste, le curé – fut jugé par le Conseil d’État « non exempt d’humour ou de critique sociale », « de décors et réalisation soignés » et par conséquent « non pornographique » 16. Dans l’affaire Baise-moi, le film de Virginie Despentes qui fut d’abord classé X avant d’être interdit aux moins de 18 ans à la suite d’une modification de la loi, le Conseil d’État, tenant compte de la qualité globale du film l’a déclaré « non pornographique » en dépit du fait qu’il « enchaîne sans interruption des scènes de sexe d’une crudité appuyée » (juin 2002) 17. Dans le domaine littéraire, les arrêts de même style ne manquent pas. Saisi par le président de l’association « Promouvoir » d’une plainte contre le roman de Michel Houellebecq, Plateforme, le Tribunal de Grande Instance de Carpentras la rejette en expliquant : « si le propos litigieux développé par l’auteur défendeur agrémenté de scènes sexuelles complaisamment décrites, 14 Voir Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », in Eric Van Aesche (dir.), Le Sens de l’indécence. La question de la censure à l’âge contemporain, Bruxelles, La lettre volée, 2005, p. 83-106, et les annexes de mon Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003. 15 Ibid. 16 Danièle Lochak, « Le droit à l’épreuve des bonnes mœurs », in C.U.R.A.P.P., Les Bonnes Mœurs, Paris, PUF, 1994, p. 15-53. 17 Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », op. cit., p. 92. raison_publique_5_144_C2.indd 60 13/09/2006 19:46:50 61 ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique » peut certainement apparaître incongru, choquant, ou révoltant, l’ouvrage en cause n’en est pas pour autant dénué de toute valeur artistique ou littéraire, ainsi d’ailleurs l’ont estimé nombre de critiques et de journalistes » 18. Bref, dans tous ces cas, l’Art est supposé offrir une sorte de compensation morale. Il annule, en quelque sorte, le caractère répugnant des représentations sexuelles explicites et non simulées. Il y a quelque chose de « sale » dans ces représentations. Heureusement, il existe un puissant « détergent moral » pour nettoyer les taches, si on ose dire : c’est l’Art ! Moins métaphoriquement, mais aussi vaguement, le sexe est acceptable s’il est de « qualité », de « réalisation soignée », bref « artistique ». Sinon il est « pornographique », et lorsque des mineurs sont susceptibles de tomber dessus, l’auteur et le diffuseur deviennent des délinquants qui méritent des châtiments. Tout cela n’a pas l’air complètement illégitime aux yeux d’authentiques défenseurs des libertés publiques. Certains, parmi eux, ont estimé que l’existence d’une telle « exception artistique » serait vraiment une bonne chose, si son principe était appliqué, ce qui, en fait, n’est pas toujours le cas 19. Ainsi, en 2003, l’éditeur Léo Scheer a été condamné par le tribunal de Carpentras à 7500 euros d’amende pour la publication du roman de Louis Skorecki, Il entrerait dans la légende, en vertu de l’article 227-24 du Code pénal, qui sanctionne la diffusion de « message à caractère violent ou pornographique […] susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». À la suite de cette condamnation, des éditeurs, distributeurs, libraires, auteurs et critiques littéraires, se sont mobilisés, contre ce qu’il est difficile de ne pas appeler une forme de censure. Ils ont réclamé une modification de l’article 227-24, afin qu’il ne puisse plus s’appliquer aux « œuvres de fiction, œuvres littéraires ». Ils estimaient que cette modification permettrait de créer une sorte d’ « exception littéraire » qui n’existe pas explicitement même si elle a orienté les décisions de certains juges dans l’affaire « Baise-moi », par exemple. Personnellement, je suis en désaccord avec cette façon « chic » ou « noble » d’accepter la censure des représentations sexuelles explicites, car elle contredit un principe de justice élémentaire 20. Pourquoi exiger, en effet, des ouvrages à contenu sexuel des qualités « littéraires » qu’on n’exige absolument pas de la plupart des autres livres qu’on trouve librement exposés dans toutes les librairies ? Personne n’a jamais pensé que le roman Le Passage, de l’ex-Président Valéry Giscard d’Estaing, devait être censuré en raison de sa « médiocrité littéraire ». 18 Ibid., p. 95. 19 Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », op. cit. 20 C’est du moins ce que j’ai soutenu dans La Panique morale, op. cit, p. 103-115. raison_publique_5_144_C2.indd 61 13/09/2006 19:46:50 62 Pourquoi aussi exiger des films à contenu sexuel explicites des qualités « artistiques » qu’on n’exige absolument pas de la plupart des autres films qu’on trouve librement projetés dans toutes les salles de cinéma ? Personne n’a jamais pensé que Les Bronzés 3 devait être censuré en raison de sa médiocrité « artistique ». Bref, pourquoi les représentations sexuelles explicites devraient-elles être les seules à être dans l’obligation d’exhiber des qualités « littéraires » ou « artistiques » pour échapper à la censure ? En conclusion, je dirais qu’il n’y a aucune raison d’exiger des représentations sexuelles explicites ce qu’on ne demande à nul autre genre. Par ailleurs, l’idée d’ « exception artistique ou littéraire » a pour conséquence contestable d’admettre la criminalisation du mauvais goût. Pourquoi ? Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste pour savoir qu’une bonne partie de la production pornographique courante est artistiquement nulle, de mauvais goût, ridicule, lourde. Elle ne pourrait donc pas être protégée par le principe de l’ « exception littéraire ou artistique ». Or, si, finalement, dans l’ensemble des représentations sexuelles explicites, écrites et visuelles, seules celles qui sont supposées être « vulgaires » ou de « mauvais goût » étaient déclarées « pornographiques » et censurées à ce titre, ce n’est pas leur caractère sexuellement explicite ou la possibilité qu’elles soient vues par des mineurs qui seraient sanctionnés, mais le fait qu’elles sont de mauvais goût. Cependant, dans nos sociétés démocratiques, le mauvais goût n’est pas un crime (si c’était un crime, qui serait encore en liberté ?). Le principe de l’ « exception littéraire ou artistique » pourrait bien être incompatible avec cette règle des sociétés démocratiques qui nous laisse libre d’avoir mauvais goût. Telles sont donc mes objections au principe disant : Les représentations sexuelles dites « artistiques » sont bonnes, les représentations sexuelles dites « non artistiques » sont mauvaises. Ce qui ne va pas dans le second principe « Les représentations sexuelles qui cherchent à produire un “sentiment esthétique” sont bonnes. Les représentations sexuelles qui cherchent seulement à exciter sexuellement sont mauvaises » En ce qui concerne le second principe, je serai aussi bref. Je me demanderai seulement pourquoi les auteurs de représentations sexuelles explicites devraient se défendre d’avoir eu l’intention de stimuler sexuellement le public. raison_publique_5_144_C2.indd 62 13/09/2006 19:46:50 21 On m’a objecté (communications personnelles) qu’on ne pouvait pas mettre dans le même sac la réaction d’excitation sexuelle et d’autres réactions émotionnelles élémentaires comme rire, avoir peur ou pleurer. Mais pourquoi ? Sur quelles autres réactions émotionnelles faudrait-il aligner l’excitation sexuelle ? Sur les réactions de haine ? Si c’était le cas alors, en effet, il faudrait traiter ceux qui veulent nous exciter sexuellement autrement que ceux qui veulent nous faire rire, pleurer ou trembler. Ils pourraient être sanctionnés pour « incitation à la haine » ! C’est ce que proposeraient sans doute les féministes américaines radicales qui, dans l’esprit de Kant et dans une certaine tradition dite « judéo-chrétienne » estiment que l’excitation sexuelle nous conduit à traiter autrui comme un « objet », nous rabaisse et rabaisse autrui au rang de l’ « animal », etc. (Andrea Dworkin, Pornography. Men Possessing Women, Women’s Press Ltd, 1981.) Mais qui pourrait accepter cette conception sans réserves ? En fait, refuser d’aligner la réaction d’excitation sexuelle sur d’autres réactions émotionnelles élémentaires comme rire, avoir peur ou pleurer, revient à lui donner, a priori, un caractère répugnant, dangereux, injuste, sans justification rationnelle. 22 Lori Gruen, « Pornography and Censorship », in R. G. Frey & Christopher Heath Wellman (dir.), A Companion to Applied Ethics, Londres, Blackwell, 2003, p. 154-166 ; Joseph Bockrath, « Droit constitutionnel », in Alain A. Levasseur (dir.), Droit des États-Unis, Paris, Dalloz, 1990, p. 72-73. 23 Elle fut inspirée par la législation anglaise : Gruen, op. cit. ; Bockrath, op. cit. ; Susan Dwyer (dir.), The Problem of Pornography, Belmont Cal., Wadsworth Publishing Company, 1994. 24 Bokrath, op. cit. raison_publique_5_144_C2.indd 63 63 ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique » Pourquoi serait-il plus « mal » de chercher à stimuler sexuellement le public par des écrits ou des images que de vouloir le faire rire, pleurer ou trembler ? Personne ne reproche à Woody Allen de vouloir nous faire rire avec Prends l’oseille et tire-toi. Personne ne reproche à George Romero de vouloir nous faire peur avec La nuit des morts vivants. Personne ne reproche à Douglas Sirk de vouloir nous faire pleurer avec Le mirage de la vie. Alors pourquoi faudraitil reprocher à Rocco Siffredi de vouloir nous exciter sexuellement 21 ? En posant ces questions, je rejoins certaines interrogations des féministes américaines, qui ont critiqué l’ « obscénité » en tant que critère de justification de la censure des représentations sexuelles explicites. Jusqu’en 1985, les représentations sexuelles explicites par écrit ou images, dites « pornographiques », ont échappé à la protection du Premier amendement à la Constitution des États-Unis qui défend la liberté d’expression 22. La raison de cet état de choses étonnant, dans un pays qui est supposé vouer un véritable culte à cette liberté, c’est qu’une représentation sexuelle par écrit ou images devait être jugée « obscène » pour être dite « pornographique ». Or, selon une jurisprudence remontant au milieu du xixe siècle 23, qualifier une représentation d’ « obscène » revenait à dire d’elle qu’elle n’exprimait aucune opinion clairement argumentée, aucune intention artistique même incroyablement médiocre, qu’elle n’était qu’une pure stimulation sensorielle sans intermédiaire cognitif dont l’unique but était d’exciter ou de susciter des « réactions lascives » 24. 13/09/2006 19:46:50 64 En tant qu’ensemble de représentations « obscènes » supposées dénuées de valeur intellectuelle ou artistique, la pornographie était censée ne pas mériter la protection constitutionnelle du Premier amendement. En l’absence de cette protection constitutionnelle, une loi pouvait interdire la possession ou la diffusion de documents pornographiques 25. La légitimité d’une telle loi pouvait dépendre des « sentiments » ou des « préférences » de la majorité de telle ou telle localité. Mais qui décidait de la valeur artistique, du but ou des effets de ces représentations sexuelles en cas de conflit ? C’est le juge qui l’appréciait en référence vague aux réactions supposées du citoyen « raisonnable » local, d’où des inégalités de traitement d’un endroit à l’autre ou d’une époque à l’autre, qui finirent par faire douter de la légitimité de ce critère 26. D’autre part, on pouvait se demander pourquoi le fait d’éveiller des « réactions lascives » ou de stimuler sexuellement des personnes devrait être puni par la loi d’États démocratiques 27. C’est exactement la question que posèrent les féministes. À partir des années 1980, elles remirent en cause toute la construction intellectuelle qui était au fondement du concept juridique d’ « obscénité ». D’après elles, le critère de l’ « obscénité » est moraliste et élitiste 28. Il repose sur l’idée qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement blâmable dans l’intention d’éveiller des « réactions lascives » ou que l’expression artistique a une valeur « absolue ». Or, pour les féministes, ce qui ne va pas dans la pornographie, ce n’est pas qu’elle éveille des « réactions lascives » ou qu’elle n’est pas assez « artistique », mais qu’elle cause des torts concrets à des personnes particulières, en l’occurrence les femmes, dont elle atteint les droits. En dépit de leur accord de surface avec les conservateurs hostiles à la diffusion de représentations sexuelles explicites, les féministes ont toujours été très attentives à rejeter le moralisme implicitement contenu dans l’idée d’ « obscénité ». Elles ont toujours pris la peine d’insister sur le fait que, ce qui les distinguait principalement des conservateurs, c’est qu’elles ne 25 Ibid. 26 Ibid. 27 On pourrait poser la même question à propos de l’ancienne qualification d’ « outrage aux bonnes mœurs » qui était défini comme « toute manifestation de la pensée ou de l’image qui, sans mériter la qualification d’obscène, et sans être spécialement licencieuse, fait appel, par son caractère offensant pour la pudeur, à la recherche systématique d’une excitation érotique aux instincts et aux appétits les plus grossiers de l’être humain », ancien article 283 du Code Pénal. On peut se demander en vertu de quel principe valable dans une société démocratique, pluraliste et laïque, « la recherche systématique d’une excitation érotique » devrait être punie par la loi. 28 Catharine MacKinnon, « Not a Moral Issue », in Drucilla Cornell, Feminism and Pornography, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 169-197. raison_publique_5_144_C2.indd 64 13/09/2006 19:46:51 65 ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique » condamnaient pas toutes les représentations explicites d’activités sexuelles. Elles ont toujours souligné qu’il convenait de distinguer les « bonnes » et les « mauvaises » représentations de ce genre. Et, ont-elles ajouté, ce n’est pas l’ « obscénité » supposée de certaines représentations sexuelles explicites qui doit servir de critère de distinction. Elles ont systématiquement critiqué ce critère, qui prétend au fond qu’il y aurait quelque chose d’intrinsèquement blâmable dans l’intention de stimuler sexuellement le public par des écrits ou des images et d’intrinsèquement admirable dans le mérite artistique (il aurait toujours une valeur « rédemptrice »). Ces deux idées leur paraissaient, à juste titre, infondées. Le mérite artistique suffit-il à mettre les œuvres d’inspiration nazie à l’abri de la critique politique ou morale ? Qu’y a-t-il d’intrinsèquement blâmable dans l’intention de stimuler sexuellement le public par des écrits ou des images ? Le seul tort réel que, selon elles, ces représentations sexuelles explicites peuvent causer est politique et non moral : elles risquent de disqualifier la voix des femmes. Je suis entièrement d’accord avec la critique féministe lorsqu’elle affirme que l’ « obscénité », définie comme intention exclusive d’exciter sexuellement ou de chercher à provoquer des « pensées lascives » sans souci artistique, n’est pas une justification acceptable de sanctions pénales. L’intention exclusive d’exciter sexuellement ou de chercher à provoquer des « pensées lascives » ne devrait pas être un délit ou un crime dans une société démocratique, pluraliste et laïque. Je me demande, cependant, si la critique féministe a réussi, comme elle se proposait de le faire, à exclure tout moralisme dans sa condamnation de certaines représentations sexuelles explicites. Lorsqu’on lit certains textes sur la distinction entre « érotisme » et « pornographie » plus ou moins inspirés par cette critique, on peut en douter 29. On peut reconnaître la force de la critique féministe de l’idée d’ « obscénité » et de ses usages juridiques sans accepter sa tendance (lorsqu’elle existe) à donner une valeur morale, et pas seulement esthétique, psychologique ou sociale, à la distinction entre « érotisme » et « pornographie ». Ce que j’en retiens personnellement, c’est l’idée que la condamnation de l’intention de provoquer des « réactions lascives » ou d’exciter sexuellement est purement moraliste. 29 L’érotisme serait « bon », (respectueux de la « personne », de la « dignité humaine », etc.) ; la pornographie serait « mauvaise » (« réifiante », promouvant la « barbarie », le « commerce des choses les plus sacrées », etc.). Cf. entre autres, Helen Longino, « Pornographie, oppression, liberté ; en y regardant de plus près… », in Laura Lederer (dir.), L’envers de la nuit. Les femmes contre la pornographie, trad. Monique Audy avec la collaboration de Martin Dufresne, Québec, Les Éditions du Remue-Ménage, 1983, p. 41‑56. raison_publique_5_144_C2.indd 65 13/09/2006 19:46:51 J’ajouterai que ce moralisme a ceci de particulier qu’il est esthétique, en ce sens qu’il condamne les représentations sexuelles explicites lorsqu’elles visent à susciter une réaction sexuelle organique et non un subtil « sentiment esthétique ». Conclusion 66 Aujourd’hui, dans nos sociétés dites « démocratiques, laïques et pluralistes », on assiste à une tentative de sortir le sexe de la politique et de la morale. Ce qui prend forme nos sociétés, c’est une volonté de limiter autant que possible l’intervention répressive de l’État ou de l’opinion publique dans ce domaine, de laisser chacun libre de faire ce qu’il veut de sa sexualité (y compris de n’en faire rien du tout) du moment qu’il ne nuit à personne (ou à personne d’autre que lui-même). Ce mouvement d’émancipation de la sexualité de la morale et de la politique rencontre évidemment de très nombreux obstacles. Ce que je voulais montrer, seulement, c’est que le « moralisme esthétique », ou l’invocation de l’ « Art » comme moyen de rédemption de la supposée « immoralité essentielle de la sexualité », restait un de ces obstacles à la sortie de la sexualité de la morale et de la politique que j’appelle de mes vœux. raison_publique_5_144_C2.indd 66 13/09/2006 19:46:51 Autodéfense et conflits internationaux Le problème de l’analogie entre agent collectif et agent individuel Christian Nadeau raison_publique_5_144_C2.indd 67 67 raison publique nO 5 • pups • 2006 Le problème qui m’intéresse ici est celui des normes morales régissant les conflits militaires entre les États. Plus précisément, j’aimerais présenter ici une réflexion sur ce que l’on a l’habitude de nommer le droit à l’autodéfense, et, dans la même lignée, le devoir d’assistance à l’égard d’un agent en danger, l’agent ici étant un agent collectif. La justification de ce droit à l’autodéfense et de ce devoir d’assistance procède très souvent d’une analogie entre agent collectif et agent individuel. Une très longue tradition intellectuelle refuse de voir une différence importante entre ces deux types d’agents lorsqu’il s’agit de penser le droit de se défendre. Je me propose ici d’examiner quels sont les arguments permettant de défendre la thèse suivant laquelle, pour le droit de se défendre, il n’existe pas de différences significatives entre ces deux agents. Selon moi, cette analogie entre l’agent collectif et l’agent individuel, que je nommerais tout simplement, pour la suite du texte, l’ « analogie » – (ce que l’on nomme en anglais, domestic analogy) –, pose de très sérieux problèmes et n’est peut-être pas très utile. Mon travail se bornera ici à montrer les impasses auxquelles nous conduit l’analogie. Mais l’enjeu réel de cette étude, une fois complétée, serait de savoir si en fait l’analogie sert les fins d’un droit d’ingérence. Un second volet de cette recherche sera d’ailleurs consacré à la question des droits que s’octroient certains agents collectifs sur d’autres, mais ce n’est pas l’objet de ce texte. Il est important de comprendre tout de suite les motivations réelles de ma critique de cette analogie. Ce qui est en cause n’est pas simplement la valeur heuristique de l’analogie, sa cohérence par exemple, mais les justifications qu’elle prétend apporter à une théorie normative du droit pour les agents collectifs (nations, communautés politiques, etc.) de se défendre. L’argument sous-jacent à l’analogie me semble en fait mieux satisfaire les appétits belliqueux des prétendus défenseurs de la veuve et de l’orphelin sur le plan international 13/09/2006 19:46:51 qu’expliquer en toute rigueur le fondement moral du droit pour les peuples de se défendre ou de faire appel à un tiers pour assurer leur défense. 68 Toutefois, l’objectif de ce texte est plus limité : il s’agit de penser le droit à l’autodéfense. Dans un premier temps, je ferai une distinction rapide entre les deux types de droit en cause lorsqu’il s’agit de penser, sur une base éthique et juridique, les conflits internationaux : le jus in bello et le jus ad bellum. J’exposerai ensuite le sens de l’analogie. Enfin, dans un troisième et dernier temps, je démontrerai selon quelles conditions l’analogie domestique peut être utilisée, ce qui implique également de répondre à la question de savoir pourquoi nous avons besoin d’une telle analogie. Une fois mieux définies les raisons pour lesquelles nous avons besoin d’une telle analogie, nous délimiterons par ce fait même le périmètre de sa pertinence. Toutefois, comme j’espère pouvoir le montrer ici, il serait peut-être préférable d’abandonner cette analogie. Comme on le verra, il est possible de demander peu à l’analogie, et par ce fait même de la sauver. Mais en la sauvant, nous sauvons aussi justement ce qui me semble offrir un prétexte au droit d’ingérence. Il existe aussi une autre façon de sauver l’analogie, par le principe de proportionnalité. Mais là aussi, d’importants problèmes apparaissent immédiatement. Enfin, avant de commencer, j’aimerais payer mes dettes intellectuelles à l’égard des thèses développées par David Rodin 1 et par Hidemi Suganami 2 dans leurs ouvrages respectifs consacrés au problème de l’analogie entre agent collectif et agent individuel. Par contre, si mon argument reprend bon nombre des thèses défendues ou analysées par ces auteurs, je ne suis pas sûr d’avoir rendu justice à leurs travaux. Mon but n’était pas ici d’offrir un résumé de leurs recherches, mais plutôt d’utiliser ces dernières afin de mettre en place les éléments théoriques nécessaires à une critique du droit d’ingérence. Jus ad bellum et jus in bello Il n’est pas possible de comprendre le sens et la valeur heuristique de l’analogie sans d’abord savoir sur quel terrain, sur le plan normatif, elle opère. Dans le cadre de cette étude, ce terrain est celui du droit de la guerre et de la paix, et plus précisément, celui de que ce que la tradition philosophique nomme « la David Rodin, War and self-defense, Oxford, Oxford University Press, 2002. Hidemi Suganami, The domestic Analogy and World Order Proposals, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. raison_publique_5_144_C2.indd 68 13/09/2006 19:46:51 69 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux guerre juste » 3. Or, une guerre peut être juste en deux sens dont la hiérarchie entre eux, si elle existe, n’est pas toujours claire. On distingue deux types de droit pour penser le caractère éthico-juridique de la guerre. Le jus ad bellum d’abord, qui est le droit de la guerre. Le jus in bello ensuite, qui est le droit dans la guerre. Le jus ad bellum nous dit si la guerre est juste en elle-même. Le jus in bello nous dit comment combattre une guerre juste. Une guerre peut être juste dans son principe (jus ad bellum : le droit de la guerre) mais ne pas l’être dans la manière dont elle est réalisée (selon les règles du jus in bello : le droit dans la guerre). Les deux droits ne sont pas nécessairement liés. L’un pourrait être pensé sans l’autre, et selon certains, les deux droits devraient être pensés indépendamment l’un de l’autre. En revanche, on pourrait concevoir que la légitimité de la guerre est une condition de possibilité de la moralité des comportements des agents impliqués dans la guerre (des agents, c’est-à-dire ceux qui jouent un rôle actif dans celle-ci : militaires, officiers, hommes politiques, etc.). En ce sens, il ne pourrait pas y avoir de comportements justes dans une guerre donnée si cette guerre n’est pas menée pour une juste cause, la principale étant le droit de se défendre. Dans ce cas, le jus ad bellum est une condition du jus in bello. Cela signifierait aussi que le jus ad bellum définit le jus in bello. Une telle thèse est cependant difficile à soutenir, et est au moins partiellement infirmée par la pratique : même une guerre injuste peut être menée de manière à satisfaire les exigences éthiques et juridiques du jus in bello. Une guerre déclenchée sous un faux prétexte peut néanmoins être menée selon les règles éthiques qui soustendent les Conventions de Genève sur les droits des prisonniers de guerre. Le jus ad bellum, comme mesure normative, implique une série de restrictions ou de conditions pour permettre la guerre. Parmi ces conditions, la décision d’entrer en guerre a été prise par une autorité légitime et avec une intention honnête et juste. Il suppose aussi un espoir raisonnable de succès (le droit de se défendre n’est pas la permission donnée à un peuple par ses dirigeants d’aller droit au suicide). Dans le même esprit, et à condition que l’on accepte cette logique utilitariste, le bien escompté doit être supérieur au mal escompté. Enfin, la guerre doit être le dernier recours afin d’obtenir la paix. Dans le cas du jus in bello, la restriction ou la limitation est à trouver dans le principe de discrimination, suivant lequel les belligérants doivent éviter tout tort direct ou intentionnel aux non-combattants. Il doit également y avoir une certaine proportionnalité dans les moyens : on évitera toute destruction des biens de l’ennemi qui n’est pas absolument nécessaire même si cela est fait L’analogie entre agent collectif et agent individuel est utilisée, par exemple, pour évaluer la responsabilité morale de corporations, les compagnies pharmaceutiques notamment. raison_publique_5_144_C2.indd 69 13/09/2006 19:46:51 pour des fins dont on peut admettre qu’elles sont justifiées. Je reviendrai sur cette idée plus loin. Je vais maintenant expliquer l’analogie en elle-même. Il m’a fallu d’abord décrire la distinction entre jus in bello et jus ad bellum pour mieux faire comprendre la structure juridique dans laquelle s’insère l’analogie. Mais quel est le sens de cette analogie ? À quoi sert-elle ? Pourquoi y avoir fait si souvent référence tout au long de l’histoire intellectuelle de la doctrine de la guerre juste ? L’analogie 4 70 Je me propose maintenant de formuler le plus schématiquement possible le principe de l’analogie pour ensuite poser la question de savoir quelle est exactement sa fonction. À quoi sert-elle exactement ? Il serait plus logique de se poser cette dernière question en premier, mais je crois qu’il vaut mieux, pour la cohérence de l’exposé, commencer par définir l’analogie de manière générale. Un mot d’ordre historique avant de poursuivre. L’analogie n’est pas simplement un principe intuitivement acceptable par la majorité d’entre nous. Elle fut bien au centre de la majorité des théories de la guerre juste, de l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Une première version de ce texte comprenait toute une partie consacrée aux diverses formulations du principe de la guerre juste fondé sur l’analogie, de Grotius (dans le De Jure Praedae commentarius) à Kant (au paragraphe 44 de la Doctrine du droit), en passant par Hobbes (De cive, XIV, 4) et Pufendorf (Du droit de la nature et des gens VIII, 6, 14). Mais même chez les auteurs où nous retrouvons les passages les plus explicites pour la défense de l’analogie, la mise en valeur de cette dernière s’accompagne aussi d’un profond scepticisme à son égard. Cette question étant très complexe sur le plan de l’exégèse des textes, je préfère réserver son analyse pour un autre article 5. Cette partie de l’exposé reprend, sans modification majeure, l’exposition très claire du problème par David Rodin, op. cit. Une excellente étude historique du problème philosophique de la guerre juste à l’époque moderne est celle de Richard Tuck (The Rights of War and Peace, Political Thought and the International Order from Grotius to Kant, Oxford, Oxford University Press, 1999). Tuck me semble cependant aller un peu trop vite au sujet du rôle de l’analogie chez Hobbes. Hobbes, nous dirait, selon Tuck, que sur le plan juridique, les États sont entre eux comme les agents dans l’état de nature. Cette question est plus complexe qu’il n’y paraît, même s’il est vrai que le texte de Hobbes va en ce sens. Sur cette question, voir Noël Malcom, « Hobbes’s Theory of International Relations», in Aspects of Hobbes, Oxford, Oxford University Press, 2002, chap. XIII. raison_publique_5_144_C2.indd 70 13/09/2006 19:46:51 Le principe de l’analogie 71 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux L’analogie pourrait être présentée de la manière suivante : Si vous acceptez que X a le droit de se défendre (de façon préventive ou non) contre Y, alors un tel principe devrait être acceptable quel que soit ce X, qu’il soit un agent individuel ou un agent collectif. L’une des intuitions au fondement de cette analogie est qu’un tort est un tort, quel que soit l’agent pour lequel il est un tort. Un tort est un tort, que cet agent soit un agent collectif ou un agent individuel. Ni le nombre d’agents individuels composant l’agent collectif (la société civile), ni la structure contractualiste permettant d’institutionnaliser l’agent collectif (l’État), ne changent quelque chose au droit de se défendre. La question de la nature du droit à l’autodéfense est donc étrangère à la question de savoir à qui appartient ce droit. Mais si tel est le cas, pourquoi avoir recours l’analogie ? Il s’agirait de se limiter au principe du droit à l’autodéfense et d’oublier la question de savoir à qui appartient ce droit. La réponse est simple : un droit doit être attaché à un agent afin d’avoir un sens sur le plan normatif. Il ne s’agit pas d’inventer un droit qui ne pourrait servir aucune fin dans la mesure où il ne serait attaché à aucun type de revendication. La nécessité de protéger sa personne contre des agressions extérieures est une revendication d’un agent situé dans un contexte bien particulier : celui où son existence est menacée ou est mise à mal par un élément extérieur, un autre agent par exemple. En outre, l’absence de distinction entre agent collectif et agent individuel n’oblige pas à oublier que les droits sont bel et bien relatifs à des agents réels. Un droit, pour être un droit, doit pouvoir être réclamé par quelqu’un. Si je me permets d’énoncer de telles évidences, c’est pour rendre justice, autant que faire se peut, au principe de l’analogie : elle supprime la différence entre agent collectif et agent individuel, mais conserve l’idée qu’un droit est relatif à un agent et que toute offense ou menace à l’intégrité d’un agent, collectif ou individuel, active immédiatement son droit de se défendre. La valeur de l’analogie tient en ce qu’elle confirme notre intuition commune au sujet du droit à l’autodéfense : si ce droit vaut pour les individus, il vaut aussi pour les agents collectifs et se pense de la même manière. On peut concevoir deux manières pour penser l’analogie. Il en existe peutêtre d’autres, mais à première vue, je n’en vois aucune autre dont ne rendraient pas compte ces deux manières. La manœuvre réductionniste Le droit qu’a l’État de se défendre est la forme collective du droit de se défendre. Dans ce modèle, le droit de l’État est le droit de la somme des parties (des citoyens) qui le composent. Il s’agit d’une conception atomiste, raison_publique_5_144_C2.indd 71 13/09/2006 19:46:51 72 en quelque sorte, de l’agent collectif. L’analogie tient à l’idée suivant laquelle si A, qui est un individu, est agressé par X, qui est un État, et si X menace aussi B, C et D – qui sont tous des citoyens d’un même État – tous ont le droit de se défendre et d’employer ce qui leur assure la protection de leur personne publique et privée, l’État. Mais plus encore, l’analogie tient à l’idée suivant laquelle si X menace A, B, C et D, etc., sous prétexte qu’ils sont membres d’un État ennemi de X, disons l’État Y, le fait d’être citoyens de Y n’enlève rien au droit qu’ils ont de se défendre individuellement. L’agression dont ils font l’objet ne se limite cependant pas à leur personne individuelle. Elle ne les menace pas seulement comme individus, mais comme membres d’un État, ce dernier étant entendu comme le moyen de protection des individus ou le moyen dont se sont dotés des individus pour triompher des adversités de toute sorte. Lorsque l’État fait l’objet d’une agression, ce sont les institutions concrétisant le pacte social et assurant la sécurité des citoyens qui font l’objet de cette agression. Les individus se défendront alors comme des citoyens, en faisant appel à ce que leur citoyenneté peut leur offrir comme moyens de protections : l’armée, etc. Mais cela ne change rien au fait que l’analogie réductionniste fait malgré tout référence aux citoyens – qui usent des moyens de protection que leur offre leur citoyenneté – en tant que parties d’une communauté politique. L’analogie directe Le droit qu’a l’État de se défendre est directement analogue au droit qu’a l’agent personnel de se défendre. Rien ne distingue, au niveau du droit, ces deux agents. C’est essentiellement le pacte social constitutif d’un État donné, et non ses seuls signataires, qui est remis en cause par l’agression. L’analogie suppose une logique plus holiste qu’atomiste, même s’il est évident que l’État n’existe pas indépendamment des citoyens qui le composent. Videz un à un l’État de tous ses citoyens et en dernière instance il n’existera plus. Cet argument pourrait donner l’impression qu’en réalité seule la manœuvre réductionniste est pertinente pour penser l’analogie. En réponse à ceci, on peut avancer que le holisme de l’analogie directe n’annule pas la valeur intrinsèque des membres de la communauté politique, mais affirme la valeur intrinsèque du groupe social. Comme c’est le cas dans le cadre de l’analogie réductionniste, lorsque l’État fait l’objet d’une agression, ce sont les institutions concrétisant le pacte social et assurant la sécurité des citoyens qui font l’objet de cette agression. Les individus se défendront aussi comme des citoyens, en faisant appel aux moyens de protections auxquels ils ont droit comme citoyens : l’armée, etc. Il ne s’agit donc pas de nier les droits de l’individu au profit des droits de la communauté raison_publique_5_144_C2.indd 72 13/09/2006 19:46:51 politique. Mais dans la logique de la guerre, ce ne sont pas les individus qui sont attaqués, ce sont bien les citoyens. On ne s’attaque ni à Pierre, ni à Jean ni à Jacques, mais aux membres de la communauté politique X, toutes choses égales par ailleurs. L’utilité de l’analogie raison_publique_5_144_C2.indd 73 73 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux Pourquoi avoir recours à cette analogie ? Est-elle nécessaire à l’élaboration d’une théorie normative du droit de la guerre et de la paix ? Cela n’est pas certain. Il serait possible de concevoir un droit de se défendre qui serait strictement relatif à des conventions passées entre les nations. Certes, on pourrait s’objecter à cette idée en disant que le problème tient précisément en ce qu’en situation de conflit, ces normes sont facilement remises en cause. Un bon exemple est la facilité avec laquelle les nations interprètent les conventions de Genève dans un sens qui leur est favorable. L’utilité de l’analogie vient du fait qu’en principe elle nous aide à répondre à au moins trois problèmes : a) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi est le sujet du droit de se défendre. b) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi fait l’objet de ce droit, c’est-à-dire de savoir contre qui ou quoi ce droit est réclamé. Pour ces deux dernières questions, l’analogie permet de distinguer l’agresseur et l’agressé. Même si un agent attaque un autre agent, quels que soient ces agents, il est permis à l’agent agressé de se défendre et d’employer la force pour se défendre. Le fait d’employer des moyens (l’usage de la force) semblables à ceux utilisés par son agresseur ne le met pas sur un même pied d’égalité que celui-ci. Il lui est supérieur sur le plan moral en ce que l’usage de la force est légitimé par la nécessité de se défendre. c) Elle devrait en outre nous permettre de penser le principe de proportionnalité. Il ne faut pas confondre ce principe avec celui de la loi du talion. En premier lieu, le principe de proportionnalité vise à limiter le droit à l’autodéfense, et n’est aucunement une incitation à venger tout tort par un tort analogue. Il ne suppose pas non plus que la défense face à une agression doive se mesurer exactement à l’aune de cette agression. Il explicite l’intuition selon laquelle il est immoral de se défendre avec une force sans commune mesure avec la nature de l’agression. Il explicite l’intuition selon laquelle il est immoral d’employer un tank contre une attaque commise au lance-pierre. L’idée de base est que l’agression ne justifie pas tous les types de défense, sans quoi il deviendrait difficile de discriminer entre un usage de la force rendu 13/09/2006 19:46:51 74 nécessaire pour se défendre et un usage de la force dont le principe de défense ne serait qu’un prétexte à l’agression. Je précise tout de suite que je n’entends pas défendre la thèse de ce principe de proportionnalité. Je n’y fais référence, d’une part, que dans la mesure où son principe est aussi constamment invoqué que celui de l’analogie entre agents collectifs et agents individuels. D’autre part, on peut difficilement accepter la valeur du principe de proportionnalité sans avoir recours à l’analogie. En fait, puisque ma thèse est ici que nous devrions nous interroger sur le bien-fondé de l’analogie, je n’aurais pas de mal à accepter qu’il faudrait interroger aussi le bien-fondé du principe de proportionnalité, puisqu’il est pour partie fondé sur l’analogie. Mais pour être capable de progresser dans mon argumentation, j’accepterai provisoirement sa validité. Le principe de proportionnalité implique au moins deux conditions de base pour le droit de se défendre. En fait, je ne traite pour le moment, en expliquant ces deux conditions, que de l’un des deux aspects du principe de proportionnalité. J’expliquerai ces deux aspects immédiatement après avoir explicité les conditions du principe de proportionnalité, lesquelles me mèneront à penser la proportionnalité dans le cadre de l’utilitarisme. C’est alors, et alors seulement que je pourrai véritablement distinguer deux aspects du principe de proportionnalité, qui eux aussi sont des conditions du droit de se défendre. Mais les conditions dont je parle pour le moment ne sont pas intimement liées à l’utilitarisme. Quelles sont ces conditions ? a) pour avoir le droit de se défendre, un agent collectif doit pouvoir faire la preuve que l’attaque (ou la menace) dont il est l’objet est une atteinte suffisamment sérieuse à ses droits ou à ses intérêts pour qu’il puisse prétexter le respect de ceux-ci pour se défendre. b) si l’attaque (ou la menace) est suffisamment sérieuse pour justifier une riposte, celle-ci ne devrait pas être complètement disproportionnée par rapport au tort commis à l’agent offensé. La gravité de l’offense est donc une condition de la légitimité de la riposte et un étalon de mesure pour celle-ci. Mais dans les deux cas, le principe de proportionnalité ne peut être pensé comme un principe absolu. Un tort relativement bénin – violer l’espace aérien d’un pays – n’est pas une offense grave en soi ; on peut admettre au moins sans difficultés que ce tort est incomparable avec la destruction de villes et de villages habités, ou avec des pertes importantes en vies humaines. On peut reconnaître cependant que dans un climat particulièrement tendu, les répercussions de ce même acte sur le plan diplomatique pourraient être gravissimes et entraîner la décision pour l’État offensé de se défendre. Mais on devrait aussi concéder que, pour un État donné, répondre par la force – la raison_publique_5_144_C2.indd 74 13/09/2006 19:46:51 75 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux destruction de sites stratégiques appartenant à l’ennemi par exemple – à une agression se limitant en fait au survol non-autorisé de son territoire est pour le moins problématique. Dans le cas de figure du survol non-autorisé d’un territoire ennemi ou potentiellement ennemi par un bombardier ou un avion espion, il est loin d’être certain que le bien escompté est supérieur au mal escompté, et encore moins que la guerre ait été le dernier recours utilisé afin d’obtenir la paix. C’est ici que le principe de proportionnalité implique une logique utilitariste. Le principe de proportionnalité implique que, dans situation telle que celle du survol non-autorisé, toutes choses égales par ailleurs, les voies de la diplomatie seraient préférables aux voies de la guerre, et ce, dans l’intérêt de chacune des parties. Dans The Elements of Politics (1929), Henry Sidgwick mettait en évidence, d’un point de vue utilitariste, deux aspects cruciaux du principe de proportionnalité 6. En premier lieu, dit Sidgwick, une agression n’est possible que si elle répond véritablement au tort causé par l’offenseur. Si la défense est légitime, elle n’inclut pas dans son principe un usage de la force qui n’aurait aucun lien avec l’agression. Ainsi, s’il n’est pas nécessaire à la victoire du pays offensé de détruire les symboles nationaux de celui-ci (ses musées, ses lieux de mémoire, etc.), alors il n’est pas légitime de le faire. L’intention d’un tel geste ne serait plus la défense, mais l’humiliation. La légitimité de la défense (que l’on se défende soi-même ou que l’on fasse appel à autrui) ne devrait jamais offrir une caution aux actes de vengeance contre des torts commis par le passé et sans aucun lien avec l’agression justifiant la défense. Par contre, il est évident que différents types d’agressions, dans le temps et dans l’espace, peuvent être réunis et pensés comme étant une seule et même agression. Dans ce cas, le droit de se défendre respecterait malgré tout les exigences du premier aspect de la proportionnalité. Différentes offenses peuvent être vues comme ayant une même source et il est évident que la défense ne se fait pas contre l’agression en tant que telle, mais contre l’agent qui la commet. Toutefois, le simple fait d’être un agent responsable de plusieurs torts ne signifie pas que la défense contre ces torts soit aveugle à la différence pertinente qui peut exister entre eux. Par exemple, un État peut être à la fois l’origine accidentelle d’un désastre écologique menaçant l’écosystème d’un pays voisin et avoir financé une rébellion au sein de cet État. En se défendant contre lui, l’État victime de ces deux torts ne doit pas négliger le fait que ces deux torts ne sont pas de même nature et qu’ils supposent des mesures de protection différentes. En second lieu, si même l’acte guerrier est véritablement un acte de défense, il Henri Sidgwick, The Elements of Politics, London, MacMillan and Co, ltd., 1929. raison_publique_5_144_C2.indd 75 13/09/2006 19:46:51 76 ne devrait pas être sans commune mesure avec la nature de l’offense commise par l’agresseur 7. La question centrale ici est celle de savoir s’il existe une indépendance de ces deux exigences. Peut-on penser séparément ces deux exigences du principe de proportionnalité ? Il me semble, comme je l’ai dit plus haut et j’y reviendrai plus loin, qu’il est peut-être logiquement possible d’admettre l’indépendance du jus in bello par rapport au jus ad bellum. Cette indépendance ne me semble pas être transposable sur les deux aspects du principe de proportionnalité. Si l’usage de la force n’est légitime qu’en tant qu’il répond à une agression ou une menace donnée, alors il faut en conclure que la légitimité de la défense définit immédiatement les paramètres de celle-ci. Aucune défense incluant des actes militaires dont l’intention serait autre que la défense n’est légitime. Plus encore, aucune défense incluant des actes militaires visant à répondre à des agressions étrangères à la nature de l’agression initiale n’est légitime. Par nature de l’agression initiale, je ne veux pas dire la forme de l’agression initiale. Je veux dire par là qu’aucune défense ne peut être légitimée par le droit de se défendre contre une agression si elle ne répond pas à cette agression mais à une autre qui lui est complètement étrangère. Qu’une attaque soit faite par les airs et par la mer, le droit de se défendre est un droit contre une seule et même agression. Mais qu’une attaque soit faite contre des groupes paramilitaires abrités involontairement par un autre État ne devrait pas justifier l’invasion de cet autre État. Il faut insister sur un élément important du principe de proportionnalité, qui a été mentionné mais qui n’a pas été encore discuté. On doit prendre garde au fait que le principe ne concerne pas les seuls torts effectifs, mais aussi les torts possibles. En effet, ce qui est vrai des torts l’est également pour les menaces. Pour reprendre et souligner ce qui a été dit plus haut, je dirai que pour avoir le droit de se défendre, un agent collectif doit pouvoir faire la preuve que la menace dont il est l’objet est une menace suffisamment sérieuse à ces droits ou à ces intérêts pour qu’il puisse prétexter le respect de ceux-ci pour se défendre. On voit mal cependant comment mesurer la proportionnalité de la riposte à la menace, puisque celle-ci n’est effective qu’en tant que menace et en tant que menace seulement. Ce que je veux dire par là est que la menace ne peut être mesurée que dans son effet immédiat. Si, par exemple, une menace d’agression paralyse un secteur d’activité économique donné, cet effet est immédiat : il ne résulte pas de l’agression mais de la menace en tant que telle. Lorsque des compagnies aériennes doivent annuler leur vol en raison de menaces militaires Henri Sidgwick, op. cit., chap. XVI. raison_publique_5_144_C2.indd 76 13/09/2006 19:46:51 77 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux de la part d’un pays non-allié ou ennemi, c’est la menace et non l’agression qui porte préjudice aux membres du pays offensé et à des secteurs vitaux de son économie. Cet exemple peut paraître un peu trivial, mais il n’en démontre pas moins que la menace peut être un tort avant que le tort même annoncé par la menace ne se produise. En ce sens, il est possible de mesurer le tort relatif à une menace, puisque la menace est déjà un tort avant même qu’elle ne devienne concrète, c’est-à-dire avant que la menace ne soit mise à exécution. On peut cependant considérer que le principe de proportionnalité peut être appliqué à la menace en tant qu’elle est virtuelle, et non en tant qu’elle est effective. Dans ce cas, le principe de proportionnalité ne s’intéresse plus au tort effectif de la menace avant qu’elle ne soit mise à exécution. Ce qui compte est véritablement la menace elle-même. C’est l’argument de Michael Walzer pour défendre le principe des guerres préventives, telles que, selon lui, le fut la Guerre des Six-Jours, opposant Israël et l’Égypte. Pour Walzer, même une menace n’indiquant pas un danger imminent pour un État doit être prise en considération par celui-ci et peut suffire pour assurer la légitimité d’un droit de défense militaire 8. Le principe de proportionnalité s’applique ici dans la mesure où, dit Walzer, la différence existant entre l’agression et la menace n’est pas telle qu’on ne saurait prendre au sérieux cette dernière. Si les circonstances font de la menace un danger réel pour l’État menacé, celui-ci a le droit de se défendre car cette menace est telle qu’elle est comparable à une agression. Que l’agression soit imminente ou non ne change rien à l’affaire si elle est à ce point sérieuse qu’elle paraît inévitable. Avant de poursuivre, il faut souligner que s’il est facile de voir le principe de proportionnalité à l’œuvre dans la justification morale des guerres défensives (X a le droit de répondre aux hostilités de Y parce que ce dernier les a déclenchées) il est rarement explicitement revendiqué pour ce qui a trait à la manière dont seront conduites ces guerres. La raison en est simple : si une guerre défensive est juste en raison de l’atteinte qui a été faite à la souveraineté et à l’intégrité d’un État, il ne serait pas cohérent avec le principe de légitimité de cette défense que l’État attaqué soit limité dans les moyens de se défendre par des instances autres que sa propre volonté. Bon nombre des limites qui sont imposées aux pratiques militaires ne sont pas revendiquées en référence au principe de proportionnalité, mais en référence à des ententes, par exemple, en vertu de traités interdisant l’usage d’armes de destructions massives, les armes nucléaires ou les armes bactériologiques par exemple. On pourrait toutefois dire que si ces ententes ne se réclament pas du principe de proportionnalité, Michaël Walzer, Guerres justes et injustes [1977], trad. fr. S. Chambon & al., Paris, Gallimard, 2006. raison_publique_5_144_C2.indd 77 13/09/2006 19:46:51 78 elles n’en épousent pas moins la thèse de base de ce principe : le droit de riposte face à l’agression ne donne pas le droit de tout faire ; l’attaque aux lance-pierre, si elle est bien une attaque, ne justifie pas pour autant la riposte au lance-roquettes. Même s’il s’agit de traités stratégiques, ces traités sont néanmoins des traités signés dans une logique défense et non offensive. Les limites imposées à la défense le sont afin d’éviter que celle-ci ne cautionne une agression. Il n’est pas du tout rare qu’une défense soit faite sans commune mesure avec la nature de l’agression. L’intervention britannique aux îles Malouines n’était pas limitée à la gravité de l’offense commise dans les faits par les Argentins, puisque les îles ne semblaient plus intéresser les Britanniques depuis longtemps. Cela n’a pas empêché le gouvernement Thatcher d’envoyer, en avril 1982, les deux tiers de la flotte britannique reprendre les îles qui avaient été envahies quelques jours avant par 5000 fusiliers argentins. Un autre exemple : les raids aériens de Tsahal ne sont pas de simples mesures de représailles – venger la mort d’Israéliens par la mort de Palestiniens – mais des opérations militaires dont l’enjeu est moins de venger les morts que d’empêcher toute récidive par l’ennemi, même s’il faut pour cela user d’une force qui n’offre plus de comparaison possible avec la gravité de l’offense commise. Le principe de proportionnalité n’en est pas pour autant remis en cause. D’une part, ce principe est normatif, prescriptif et non descriptif. Les exemples contraires à ce principe ne sont pas des preuves de son inutilité. D’autre part, il n’est pas impossible de faire cohabiter la normativité de la proportionnalité avec la valeur normative du droit à la disproportionnalité. Cette thèse semble un peu étriquée, mais elle est très simple : si un acte militaire est légitime lorsqu’il est un acte de défense, la défense ne se limite pas nécessairement à l’aune de la violence ou de la force de l’agression. Les exemples donnés ici peuvent avoir une valeur normative, en ce qu’ils reflètent une réalité pratique impossible à éviter et dont il faut tenir compte, et plus encore, en ce qu’ils attestent d’une légitimité pour un État de se défendre par tous les moyens nécessaires. Ainsi, s’il faut une offense suffisamment sérieuse pour légitimer une guerre défensive, la réponse à cette offense n’est pas nécessairement limitée à la gravité de cette dernière. En revanche, si la légitimité morale de la manière de se défendre est une question distincte du droit de se défendre, le risque est grand – et ce risque n’en est qu’un sur le plan théorique ; dans les faits, il s’agit d’une pratique courante – de voir le droit de se défendre cautionner des pratiques militaires plus proches de l’impérialisme que de la protection nationale. raison_publique_5_144_C2.indd 78 13/09/2006 19:46:51 Une chose est certaine : pour penser un principe comme celui de la proportionnalité, il nous faut d’abord répondre aux questions posées plus haut de savoir qui est sujet du droit et qui est objet de ce droit, car je ne peux pas savoir dans quelle mesure (jusqu’à quel point) l’agent a le droit de se défendre si je ne connais ni l’agent offensé, ni l’agent offenseur. L’analogie pourrait aider à répondre aux problèmes soulevés par le principe de proportionnalité. La proportionnalité exige que l’on mesure l’offense ou le tort commis à l’égard de l’agent offensé, et une telle chose n’est pas possible si je n’ai pas une certaine idée de qui est cet agent. L’analogie répond à cette question en disant que tout ce dont nous avons besoin de savoir est que les droits de l’agent personnel sont analogues aux droits de l’agent collectif. Ce que nous savons de l’agent collectif, c’est qu’il a le droit de se défendre au même titre que l’agent individuel ou personnel, et que cette défense doit être proportionnelle au tort qu’il subit ou à la menace à laquelle il est exposé. Ce qui vaut intuitivement pour l’un vaut intuitivement pour l’autre. La seconde partie de cette étude sera plus schématique et programmatique. J’estime avoir suffisamment dégagé les principales articulations et mis en lumière les paramètres les plus importants de la problématique dont j’espérais montrer ici la complexité. Il me reste maintenant à montrer les raisons pour lesquelles, selon moi, l’analogie devrait être sinon abandonnée, du moins sérieusement remise en question. Dans Questions mortelles, Thomas Nagel dit que les guerres ne sont jamais que des conflits entre des personnes. Michael Walzer affirme que la guerre n’est pas un conflit entre personnes, mais entre entités politiques. Cette position est nuancée par la distinction qu’admet Walzer entre jus in bello et jus ad bellum. S’il existe une analogie entre l’agent collectif et l’agent personnel lorsqu’il s’agit de penser le droit de se défendre, elle ne devrait pas avoir le même sens pour le jus in bello et le jus ad bellum, si nous acceptons que ces deux droits puissent être liés tout en demeurant malgré tout distincts au moins quant à leur contenu. Reste à savoir où et comment opère l’analogie pour chacun de ces deux droits. Devons-nous croire que l’analogie ne vaut que pour la question de savoir quand une guerre est juste ? Ou devons-nous aussi pouvoir l’employer pour répondre à la question de savoir comment une guerre peutêtre menée en toute justice ? Il me faut rappeler certaines thèses expliquées plus haut. Il s’agit de savoir quelle est l’utilité réelle de l’analogie. À quelles questions doit-elle répondre raison_publique_5_144_C2.indd 79 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux Le droit de se défendre : ébauche d’une critique de l’analogie 79 13/09/2006 19:46:52 pour être pertinente ? Comme je l’ai dit plus haut, l’utilité de l’analogie vient du fait qu’en principe : a) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi est le sujet du droit. b) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi fait l’objet de ce droit, c’est-à-dire de savoir contre qui ou quoi ce droit est réclamé. c) elle devrait nous permettre de penser le principe de proportionnalité. 80 À la question de savoir qui ou quoi fait le sujet ET l’objet du droit de se défendre, nous devons toujours avoir à l’esprit la distinction entre jus in bello et jus ad bellum. Cette distinction nous oblige à concevoir les limites de l’analogie entre agents personnels et agents collectifs. Je proposerai deux thèses, toutes deux intimement liées, pour en proposer ensuite une défense. Ces deux thèses sont liées à la question de savoir quelle est la fonction exacte de l’analogie domestique. J’en déduirai ensuite une troisième thèse, qui sera le centre de ma critique contre l’analogie, qu’elle soit réductionniste ou directe. i) La première thèse soutient que l’analogie réductionniste – où l’analogie est entre l’agent individuel et les agents qui composent l’agent collectif – ne peut être défendue que dans le seul cadre du jus in bello, c’est-à-dire du droit dans la guerre. ii) La seconde thèse soutient que l’analogie directe ne peut être soutenue que pour le jus ad bellum, le droit de la guerre en elle-même, c’est-à-dire sa légitimité sans considération pour les comportements des agents impliqués dans la guerre. La première thèse Il n’est pas difficile de soutenir le lien entre la manœuvre réductionniste et le jus in bello. Elle est en effet plus pertinente ici dans la mesure où elle permet de penser les comportements d’entités distinctes au sein de l’État. Elle permet de soutenir le droit qu’a l’État de se défendre tout en montrant que ce droit n’a pas le même sens selon le rôle que l’on occupe au sein de cet État : un soldat, ou un personnage politique important (un président, premier ministre ou ambassadeur) ne répond pas au jus in bello de la même manière que le simple civil ou le simple citoyen. En revanche, il semble plus difficile d’utiliser la manœuvre réductionniste dans le cadre du jus ad bellum. Penser ce droit, c’est penser la légitimité de la guerre en elle-même, ce qui suppose une uniformité de la volonté des membres de la communauté (tous devraient se reconnaître comme victime d’un tort à leur égard et tous devraient juger nécessaire une réponse au tort commis à leur égard). Une telle chose suppose une telle unité politique qu’il me semble qu’il raison_publique_5_144_C2.indd 80 13/09/2006 19:46:52 vaut mieux lui préférer l’analogie directe comme modèle heuristique du jus ad bellum, (où l’agent collectif est pensé comme tout et non comme ensemble des parties). La manœuvre réductionniste ne permet pas non plus de penser que le droit de l’agent collectif repose sur l’obligation qu’a l’État de protéger ses citoyens, ce qui serait une façon de demeurer dans le cadre atomiste de la manœuvre réductionniste pour réclamer le jus ad bellum. Mais la manœuvre réductionniste ne permet pas une telle chose. Elle ne permet pas de penser que si l’État a le droit de protéger ses citoyens, certaines normes s’appliquent pour penser cette protection. Il est donc préférable de conserver l’analogie réductionniste pour le droit dans la guerre (jus in bello). La seconde thèse raison_publique_5_144_C2.indd 81 81 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux Il est assez facile de soutenir le lien entre l’analogie directe et le jus ad bellum. Lorsqu’un État est attaqué, ce ne sont pas les entités distinctes qui le composent qui revendiquent le droit de se défendre, mais bien l’État tout entier, car, comme je l’ai dit plus haut, c’est essentiellement le pacte social constitutif d’un État donné, et non ses seuls signataires, qui est remis en cause par l’agression. Encore une fois, lorsqu’un État est menacé ou attaqué, le tort n’est pas commis à l’encontre du droit de Pierre ni de Jean, mais l’est à l’égard des membres de la communauté politique toute entière, toutes choses égales par ailleurs. Il n’est en revanche guère aisé de voire la pertinence de l’analogie directe pour le jus in bello. Pour ce faire, il faudrait limiter le mandat de défense conféré par l’État à ses forces armées dans les bornes de l’agression. Or, les règles morales régissant le droit dans la guerre sont indépendantes des justifications de celle-ci. Le seul moyen de concilier le jus ad bellum et le jus in bello dans le cadre de l’analogie directe serait de ne sacrifier aucune des deux exigences du principe de proportionnalité : i) un acte militaire n’est légitime que s’il répond véritablement au tort causé par l’agresseur ; ii) l’acte militaire défensif ne devrait jamais être disproportionné par rapport à la nature de l’offense commise. Selon ce second principe, la gravité de l’offense est une condition de la légitimité de la riposte et surtout un étalon de mesure pour celle-ci. C’est bien du jus in bello dont il est question ici. Mais l’analogie directe peut difficilement ne pas sacrifier la seconde exigence du principe de proportionnalité. De par sa logique holiste, l’analogie directe semble étrangère aux spécificités pratiques du jus in bello : elle ne permet pas de rendre compte de ce qui distingue les citoyens au sein de l’État car telle n’est pas sa fonction (ce serait celle de l’analogie réductionniste). Elle pose que le droit de la guerre est le même dans les deux camps, que ce soit du côté de l’agresseur ou de 13/09/2006 19:46:52 82 l’agressé, car elle ne considère pas les signataires du pacte social mais le pacte lui-même. Les règles régissant le comportement des agents impliqués dans la guerre sont indépendantes de la question de savoir qui est l’agresseur et qui est l’agressé, car elles ne concernent en rien la légitimité du droit de se défendre, ni les raisons pour lesquelles un agresseur aurait choisi d’entrer en guerre avec un autre État. L’analogie directe ne vaut donc que pour le jus ad bellum. Dans ce cas, le droit de la guerre vaut pour un camp seulement, celui des agressés, alors que le droit dans la guerre, le jus in bello, n’accepte pas de différence entre les parties. Elle ne permet pas non plus de penser que l’État doit protéger ses citoyens, mais qu’il doit se protéger lui-même d’abord. Dans ce cas, le droit subjectif de l’agent personnel est transposé sur la personne morale de l’État. iii) La troisième thèse soutient qu’il est impossible de soutenir à la fois l’analogie réductionniste et l’analogie directe. Si l’analogie possède une valeur heuristique et normative, elle doit être décomposée en deux principes distincts et correspondre à deux sphères juridiques distinctes, indépendantes l’une de l’autre. S’il était possible d’accepter le double caractère de l’analogie, il faudrait aussi admettre qu’une guerre peut être juste dans son principe (sur le plan du jus ad bellum) mais injuste dans sa pratique (jus in bello). Inversement, il faudrait admettre qu’une guerre puisse être juste dans sa pratique, mais injuste dans son principe. Or, quiconque accepterait que l’analogie puisse être pensée simultanément de deux manières différentes (en voyant dans les deux principes de l’analogie deux visages d’un même concept) ne devrait pas accepter aussi que ces deux manières puissent se contredire, sans quoi on ne verrait plus la pertinence de les penser simultanément. Comme on peut le voir, la simultanéité des deux manœuvres – réductionniste et directe – est une condition pour que l’analogie opère à la fois dans la sphère du jus in bello et du jus ad bellum. Le problème tient en ce que la simultanéité conduit à la contradiction possible entre les deux droits. Or, le simple fait qu’une contradiction soit possible est suffisant pour remettre en cause l’analogie, du moins si on ne veut pas la diviser. Il reste qu’on pourrait défendre la valeur de l’analogie de deux manières, qui répondraient peut-être aux critiques que je lui ai adressées. La première défense soutient une conception faible de l’analogie. La seconde soutient une conception forte, fondée sur le principe de proportionnalité. raison_publique_5_144_C2.indd 82 13/09/2006 19:46:52 Une défense possible de l’analogie ? raison_publique_5_144_C2.indd 83 83 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux On pourrait soutenir que l’analogie n’a peut-être pas de valeur pour penser les deux sphères du droit de la guerre, mais est au moins un outil très utile pour l’une de ces deux sphères, celle du jus ad bellum. Il s’agit de la version faible de l’analogie. En effet, si nous acceptons qu’une autonomie est possible, voire nécessaire entre jus in bello et jus ad bellum, il ne nous est plus nécessaire de demander à l’analogie de nous indiquer à la fois quand une guerre est juste et comment une guerre est juste. Une version faible de l’analogie soutiendrait qu’une guerre est juste lorsque l’agent use de la force pour se défendre, de la même manière que l’agent individuel use de la force pour se défendre (la sienne ou celle d’une autre personne dont il demande l’assistance). Cette version est faible car elle ne prétend pas résoudre le problème de savoir quelles sont les limites morales du droit de se défendre. Il s’agit d’une version faible car elle ne permet pas de répondre aux questions posées par le jus in bello. Cette version faible est acceptable en toute logique. Elle pose cependant d’importants problèmes. Elle pose d’abord le problème de dissocier les questions de la gravité du tort et des limites du droit de se défendre. Or, j’ai montré plus haut les difficultés d’une autonomie des deux droits. Il reste qu’on peut vouloir défendre une distinction tranchée entre jus in bello et jus ad bellum. L’idée est, je crois, de se rabattre, pour conserver l’idée d’une éthique de la guerre, sur le jus in bello et d’en faire le seul instrument réaliste du droit. C’est ce que confirme le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 1er juillet 2002, et où est affirmée l’autonomie absolue du jus in bello au regard du jus in bellum. Ce qui est en jeu, ici, est de montrer que le jus ad bellum, en distinguant l’agresseur de l’agressé, n’offre pas à ce dernier la possibilité de traiter son adversaire comme bon lui semble. Le fait d’être hors du jus ad bellum ne devrait jamais faire en sorte qu’on se trouve immédiatement exclu du jus in bello. Ne pas être sujet du jus ad bellum ne peut ni ne devrait signifier ne pas être sujet non plus du jus in bello. Ce que veut éviter, notamment, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 1er juillet 2002, c’est la situation des prisonniers talibans de Guantanamo, dont les droits ne sont pas reconnus par les Américains. Mais tout le problème tient en ce que si on ne demande pas à l’analogie de fonder le jus in bello mais seulement le jus ad bellum, ce qui suppose une distinction entre les deux, et si cette distinction est fondée sur la valeur pratique du jus in bello contre le caractère abstrait du jus ad bellum, alors l’analogie n’est plus vraiment utile. Elle ne sert pas le droit auquel nous reconnaissons le plus de pertinence sur le plan pratique. L’analogie faible a cependant le mérite de ne plus prêter le 13/09/2006 19:46:52 84 flanc à la critique d’une éventuelle contradiction entre le jus in bello et le jus ad bellum, car elle ne fonde que le second de ces deux droits. Mais plus important encore est que l’analogie faible ne rend pas compte du double aspect du principe de proportionnalité. Le premier aspect de ce principe suppose qu’aucune défense n’est légitime si elle ne répond pas à une offense ou à une menace. Aucun acte militaire ne peut invoquer, pour être légitime, le droit à l’autodéfense s’il n’y pas eu d’abord menace ou agression. La défense est ici proportionnelle à l’agression dans la mesure où elle répond à cette agression et non à une autre. Il existe un lien fort entre la menace et l’agression, lien dont on doit tenir compte sur le plan normatif pour assurer la légitimité de l’autodéfense. Mais ce lien conduit immédiatement au second aspect du principe de proportionnalité. Selon ce principe, si X a le droit de répondre à l’agression Y (et son droit de se défendre ne l’est que relativement à cette agression Y), cette défense ne saurait permettre tous les moyens possibles : il n’est pas acceptable de répondre aux pierres par les bombes. À supposer qu’on accepte la version faible de l’analogie, on ne pourra plus lui demander de répondre aux questions liées aux deux éléments du principe de proportionnalité. Une défense forte de l’analogie serait de revenir au principe de proportionnalité, et de montrer que si les deux éléments de ce principe (responsabilité du tort et mesure de la riposte) sont difficilement séparables, nous devrions également penser que les deux droits (jus in bello et jus ad bellum) sont difficilement séparables. Or, j’ai montré plus haut que le jus in bello peut très bien être pensé de manière autonome par rapport au jus ad bellum, et vice versa. Le principe de proportionnalité peut être employé comme argument pour penser le lien entre les deux droits. Mais d’autres arguments nous permettent au moins de douter de l’impossibilité de séparer ces deux droits. Plus important encore, le principe de proportionnalité implique une parfaite adéquation de l’analogie directe et de l’analogie réductionniste. Or, j’ai montré ici en quoi une telle adéquation est suspecte. Conclusion La première section de cet article est plus achevée. Elle explicite le vocabulaire et les conditions de ma recherche. La seconde l’est beaucoup moins, et bon nombre des idées qui y sont présentées mériteraient d’être élaborées. Je crois cependant avoir montré la difficulté du problème et au moins avoir réussi à donner de bons arguments pour remettre en cause un principe que nous adoptons généralement facilement parce qu’il est très intuitif. On pourrait raison_publique_5_144_C2.indd 84 13/09/2006 19:46:52 85 christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux dire que ma critique est tout sauf intuitive, et qu’il ne s’agit pas là d’un mérite mais d’un défaut. J’accepterais tout à fait une telle remarque. J’aimerais simplement faire valoir que de nombreuses situations nous encouragent à nous méfier de nos intuitions. L’Assemblée générale des Nations unies a adopté, le 8 décembre 2003, une résolution demandant à la Cour internationale de justice de se prononcer sur la légalité de l’édification par Israël d’un « mur de sécurité » en Cisjordanie. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a indiqué à cette occasion que la ligne de sécurité, quand elle serait achevée, s’enfoncerait jusqu’à 22 kilomètres à l’intérieur de la Cisjordanie et isolerait quelque 400 000 Palestiniens. Suite à l’annonce de la résolution qui débouche sur un constat d’illégalité en 2004, un responsable israélien aurait affirmé que celle-ci « est inacceptable et risque de créer un dangereux précédent en niant à Israël et aux autres pays occidentaux le droit fondamental à l’auto-défense » 9. Quel que soit notre avis sur le conflit israélo-palestinien, cet exemple montre la facilité avec laquelle l’argument de l’auto-défense, fondé sur l’analogie entre le droit privé de se défendre et le droit pour une nation de se défendre, peut être invoqué, mais montre également qu’il est difficile de lui trouver un substitut. Ce à quoi la critique de l’analogie peut conduire, c’est à une limitation importante des droits attachés à la souveraineté des États. Or, il pourrait être extrêmement dangereux de remettre les droits à l’autodéfense entre les mains d’instances tierces, telles que l’ONU. Il se pourrait alors que des États se trouvent complètement dominés par une organisation qui prétend agir pour leur bien. La critique de l’analogie ne doit pas conduire à une thèse où les États se trouvent sans protection contre leurs éventuels agresseurs. Mais elle montre une difficulté réelle du droit de la guerre et de la paix. « Mur israélien : l’ONU saisit la Cour internationale de justice », Le Monde, 8 décembre 2003. raison_publique_5_144_C2.indd 85 13/09/2006 19:46:52 raison_publique_5_144_C2.indd 86 13/09/2006 19:46:52 Un libéralisme enraciné Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant Émeric Travers 87 raison publique nO 5 • pups • 2006 Un des principaux mérites des critiques communautariennes adressées au libéralisme réside dans l’opportunité qu’elles offrent à ce dernier de repenser ses relations avec la question de la subjectivité. En effet, présenté bien souvent comme la simple aspiration à voir les droits individuels protégés et garantis par l’organisation juridique des États, le libéralisme apparaît comme solidaire d’une conception désengagée et abstraite du sujet 1. Parce qu’il instaure un primat du juste sur le bien, on lui fait souvent le reproche de rimer avec indifférence tant téléologique qu’axiologique. Nombre d’auteurs communautariens ciblent leurs attaques sur ce point. Ils critiquent une conception qui aboutit, selon eux, à une approche décontextualisée du politique et de la subjectivité. En concevant une antériorité du sujet politique vis-à-vis de fins qu’il choisit lui-même de poser et qui ne sont plus réductibles aux objectifs qu’une société par ordre, la tradition ou encore son vécu lui assignent, le libéralisme se présenterait comme oublieux du caractère essentiellement engagé et contextualisé de l’existence. Puisque l’homme vit en société et qu’il n’existe de société que différenciée, se contenter de la garantie abstraite des droits n’est-ce pas se montrer oublieux de ce qui constitue l’étoffe même du vécu individuel ? De ce point de vue le passage d’une société par ordre à une société d’égaux a historiquement nécessité une représentation homogène de l’espace social. Espace social qu’il faut dès lors penser comme simple cadre de réalisation de projets individuels et non comme une sphère donatrice de projets et d’orientations. Lorsque régnait l’honneur, on se trouvait guidé par le « préjugé de chaque personne et de chaque condition 2. » Si une société de privilèges dominée par l’honneur et les ordres assigne des bornes et des directions aux individus, une société d’égale dignité laisse à l’individu le soin de poser par lui-même les fins qu’il On songe ici à l’expression disencumbered self chez Sandel. Liberalism and the limits of justice, Cambridge University press, 1982 ; Liberalism and its critics, Cambridge, Blackwell, 1984. Montesquieu, De l’esprit des lois, L. III, ch. VI, Paris, Flammarion, coll. GF, 1979, t. i, p. 149. raison_publique_5_144_C2.indd 87 13/09/2006 19:46:52 88 estime désirables. On quitte ainsi un horizon producteur d’assignations sociales pour un espace non orienté de réalisation des libertés. « Avec le passage de l’honneur à la dignité est venue une politique d’universalisme mettant en valeur l’égale dignité de tous les citoyens et le contenu de cette politique a été l’égalisation des droits et des attributions 3. » Briser les cadres qui entravaient l’exercice égal des libertés exigeait un processus d’abstraction visant à disjoindre l’individu de son insertion sociale afin de lui restituer des droits que l’oubli ou le mépris des hommes lui ont ôtés. Abstraction et anamnèse vont ici de pair. L’histoire des sociétés ayant progressivement voilé l’égale dignité des hommes, il convenait de détourner les yeux des hommes tels qu’ils vivent pour nous tourner vers l’homme sans qualités des Droits de l’homme. Libéralisme et représentation atomiste de la société se trouvent de ce fait très souvent associés. Cette association est opérée par Charles Taylor aux yeux de qui l’atomisme désigne l’ensemble des théories qui, du xviième jusqu’à Rawls, ont « hérité l’idée que la société est constituée, en un sens, par les individus en vue d’accomplir des fins qui sont d’abord individuelles […] Le terme s’applique également aux doctrines contemporaines qui reviennent à la théorie du contrat social, ou à celles qui veulent défendre, d’une façon ou d’une autre, la priorité de l’individu et de ses droits sur la société, ou à celles qui présentent une conception purement instrumentale de la société 4. » Une telle interprétation du libéralisme insiste surtout sur la dimension négative de la liberté, sur la possibilité de ménager pour les hommes un espace où il leur est possible de ne pas être gouvernés, de ne pas être socialement hétéronomes. Dans quelle mesure un courant de pensée qui s’est théoriquement et historiquement construit à partir de son opposition à la résorption du sujet dans le collectif serait-il en mesure d’assurer la prise en compte de la dimension identitaire et culturelle du politique ? L’universalisme juridique solidaire du paradigme libéral est-il en mesure de prendre en charge ce qui précisément « n’est pas universellement partagé » 5 ? Entre une conception négative de la liberté conçue comme absence d’obstacles à nos projets et une liberté entendue comme accomplissement de soi, le libéralisme est souvent réduit à la première option. Cette interprétation négativiste du libéralisme insiste sur l’incapacité de ce dernier à satisfaire aussi bien les revendications d’ordre identitaire que les demandes d’orientation existentielle. Par cette dernière expression nous Charles Taylor, Multiculturalisme, la politique de la reconnaissance, trad. D.-A. Canal, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1994, p. 56. L’Atomisme, in La liberté des modernes, trad. P. de Lara, Paris, PUF, 1997, coll. Philosophie morale, p. 223. C. Taylor, Multiculturalisme, op. cit., p. 58. raison_publique_5_144_C2.indd 88 13/09/2006 19:46:52 Nous reprenons ici le lexique utilisé par C. Taylor dans son essai Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans la liberté négative ? in La Liberté des modernes, op. cit., p. 255-283. « L’origine de l’état social est une grande énigme, mais sa marche est simple et uniforme. Au sortir du nuage impénétrable qui couvre sa naissance, nous voyons le genre humain s’avancer vers l’égalité, sur les débris d’institutions de tout genre », Constant, De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, ch. VII, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1988, p. 79. « Lorsqu’on parcourt les grandes pages de notre histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n’aient tourné au profit de l’égalité », Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, R. Laffont, coll. Bouquins, 1996, Introduction, p. 43. « Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son développement », Ibid. « La perfectibilité de l’espèce humaine n’est autre chose que la tendance vers l’égalité », « De la perfectibilité de l’espèce humaine », Mélanges de littérature et de politique, écrits politiques, Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, 1997, p. 714. 10 « Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés », De la Démocratie en Amérique, introduction, op. cit., p. 41. Ainsi que le souligne Pierre Manent, « L’égalité dont parle Tocqueville, ce qu’il appelle démocratie, c’est ultimement une chose morale, une disposition humaine, c’est le sentiment de la ressemblance humaine », Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, coll. L’esprit de la cité, 2001, p. 63. raison_publique_5_144_C2.indd 89 89 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant désignons les démarches visant à inscrire l’usage de la liberté dans un horizon finalisé à partir duquel l’accomplissement de soi devient pensable 6. S’il est vrai que la dynamique libérale suppose la volonté d’émanciper l’individu des menées collectives, il ne rime pas nécessairement avec un individualisme qui concevrait le sujet comme un simple titulaire de droits. Bien avant que l’assaut communautarien ne vienne porter le fer contre l’indifférentisme libéral, des auteurs libéraux tels que Constant et Tocqueville s’interrogeaient déjà sur les risques qu’un individualisme exagéré ferait courir à l’humanité. Tous deux sont les analystes attentifs de la marche de l’égalité démocratique 7. Tous deux la considèrent comme inexorable. Tocqueville y voit un phénomène doté d’une force analogue à celle de la providence 8. Constant y voit lui la manifestation de la perfectibilité inévitable de l’espèce humaine 9. Leurs analyses respectives ne portent pas sur les mêmes facettes et dimensions de la dynamique démocratique. Tocqueville s’intéresse aux effets de l’égalité, aux passions démocratiques ainsi qu’aux conséquences de l’égalisation des conditions sur l’esprit public 10, Constant examine principalement les déclinaisons constitutionnelles d’une égalité civile en voie d’accomplissement. Si les analyses de Tocqueville relatives aux déviances de l’esprit démocratique sont désormais devenues l’une des clefs à partir desquels notre intelligence de la Modernité politique s’opère, les reproches adressés par Constant à la Modernité nous sont moins familiers. Pourtant, un ensemble 13/09/2006 19:46:52 90 de réserves à l’égard de l’individualisme moderne affleure tout au long de son œuvre. Constant se fait régulièrement le contempteur d’une Modernité libérale à la promotion de laquelle il a œuvré. L’intérêt de ses critiques se trouve dans les similitudes qu’elles partagent avec la critique communautarienne d’aujourd’hui : la perte de toute dimension identitaire pour la citoyenneté, le risque de déliaison sociale lié au désengagement du sujet, l’oubli d’un réel souci pour la destination de l’humanité, ainsi que l’uniformisation abusive des mœurs et la disparition d’authentiques individualités. C’est ainsi que le processus d’abstraction nécessaire au désencastrement social de l’individu solidaire d’une promotion de l’égalité juridique, lui apparaît comme néfaste parce que favorable à un désengagement social de l’individu. Il est donc important pour comprendre la mise à l’épreuve infligée par les communautariens au libéralisme, de retourner à la conception du sujet chez Constant, et ce pour trois raisons. La première porte sur la légitimité d’un recours à la pensée politique pour aborder la notion de subjectivité, les deux autres sont relatives au contenu même du libéralisme de Constant. Le sujet politique, parce qu’il constitue une déclinaison de la subjectivité, est l’une des voies d’accès à l’intelligence de cette dernière. La dimension politique n’est en aucun cas un horizon dont la clôture condamnerait les conclusions de la philosophie politique au confinement. L’interrogation menée par Taylor à propos des sources du moi 11 illustre par exemple clairement qu’une interrogation relative aux droits, à la représentation politique et à la production de la volonté collective exige de penser la question de la subjectivité. Quant à Constant, il nous donne l’exemple d’un projet politique conscient de ses insuffisances lorsqu’il s’agit de prendre en charge la complexité du sujet. En outre, il tente d’apporter des solutions institutionnelles aux tensions propres à la subjectivité des Modernes. Les positions de Constant relatives à la subjectivité correspondent à ce que l’on pourrait nommer un libéralisme de l’enracinement. Aux accusations d’indifférence axiologique relative à la destination humaine, Constant oppose le lien du libéralisme avec l’accomplissement de soi. Quant au déficit identitaire de l’individualisme libéral, Constant va tenter d’y remédier à travers la mise au point d’une théorie de la transaction politique respectueuse des particularismes locaux et identitaires. 11 Sources of the self, the making of the modern identity, Cambridge, Harvard University Press, 1989, Les Sources du moi : la formation de l’identité moderne [1989], trad. C. Mélançon, Paris, Seuil, 1998. raison_publique_5_144_C2.indd 90 13/09/2006 19:46:52 Liberté et accomplissement de soi Une téléologie négative Deux définitions de la liberté coexistent dans l’œuvre de Constant. L’une est institutionnelle et négativiste, l’autre vise la question de l’accomplissement de soi. La première tente de cerner les bornes de l’autorité sociale en délimitant une sphère au sein de laquelle nous avons la garantie de ne pas être gouvernés. 12 Le seconde s’attache à caractériser la liberté comme « triomphe de l’individualité 13 ». Dès 1797, Constant, énonçant ce qu’il nomme « système des principes », associait déjà garantie des droits et émulation des talents individuels. Celle-là formant la condition nécessaire de celle-ci 14. Or, dès 1802, une remarque de son Journal témoigne d’une profonde déception à l’égard d’une Modernité n’ayant rempli qu’une partie des objectifs que Constant lui 12 « La liberté n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de faire, et ce que la société n’a pas celui d’empêcher », Principes de politique, 1806, éd. E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, L. I, ch. 3, t. ii, p. 28. « Il y a des parties de l’existence individuelle sur laquelle la société n’a pas le droit d’avoir une volonté », Ibid., L. II, ch. 3, p. 54. 13 « Par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité », Mélanges de littérature et de politique, préface, Œuvres, éd. A. Roulin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1979, p. 801. 14 « Des calculs politiques rapprochés des sciences exactes par leur précision, des bases inébranlables pour les institutions générales, une garantie positive pour les droits individuels, la sûreté pour ce qu’on possède, une route certaine vers ce qu’on veut acquérir, une indépendance complète des hommes, une obéissance implicite aux lois, l’émulation de tous les talents, de toutes les qualités personnelles », Des réactions politiques, ch. X, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1988, p. 152. raison_publique_5_144_C2.indd 91 91 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant À ceux, qui à la suite de Hobbes, caractérisent la liberté de façon mécanique c’est-à-dire comme absence d’opposition. Constant oppose l’idée selon laquelle être libre ne peut se réduire à la seule disposition de soi. L’usage de notre liberté doit être conçu en fonction d’une destination dont nous devons nous montrer dignes. Notre liberté s’inscrit dans un cadre finalisé, dans une téléologie. Non pas une téléologie conçue à partir d’une Cité ontologiquement antérieure à l’individu - comme c’est le cas chez Aristote - mais à partir d’une volonté d’envisager des emplois proprement humains de la liberté. La liberté humaine est, chez Constant, par elle-même porteuse d’exigences relatives à son usage. Ce souci relatif aux destinations de la liberté est principalement exprimé de façon négative. Constant nous indique surtout les voies à ne pas suivre. Lorsqu’il décrit les comportements contraires aux destinations proprement humaines de la liberté, le gâchis auquel se trouvent exposés les individus, Constant se livre à une critique des errements de la société moderne. En revanche quand il s’agit d’esquisser les comportements à la hauteur de notre destination, le recours aux Anciens s’avère nécessaire. 13/09/2006 19:46:52 92 assignait : « Plus on vit, plus on voit que l’individualité est ce qu’il y a de plus rare, et que la masse des hommes est à la disposition des circonstances qui les façonnent à leur gré 15. » Cette thématique sera reprise et maintes fois exprimée dans la correspondance avec Prosper de Barante. De la garantie des droits de l’individu à l’accomplissement de l’individualité de ce dernier, il n’y a pas nécessité. Si le terme individu désigne chez Constant le titulaire des droits qu’il faut garantir, l’individualité signale l’existence d’une personnalité singulière et authentique. C’est ainsi que la révolution démocratique des droits ne constitue que la condition nécessaire mais non suffisante d’un réel accomplissement de soi. D’après Constant, le risque majeur auquel se trouve exposé la Modernité est l’uniformisation tant administrative que sociale. Il ne cessera de stigmatiser les tendances conformistes de la Révolution française : « Il est assez remarquable que l’uniformité n’ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes 16. » L’esprit de symétrie de la réflexion constitutionnelle et administrative n’épuise pas la dynamique uniformisatrice de la Révolution. C’est la société elle-même qui lui semble affectée par cette tendance. La Modernité, époque tardive d’une humanité si civilisée 17 et éclairée 18 qu’elle craint d’être dupe de ses propres convictions, dissuade les individus d’assumer leur singularité 19. « Les nations qui sont dans la force de l’état social » qui sont parvenues à édifier des institutions conformes aux exigences de la raison donc à la protection des droits, sont celles « qui languissent dans la décrépitude de la civilisation » 20. C’est au moment où les cadres juridiques produisent les circonstances les plus propices à l’exercice de nos libertés que chacun se trouve privé de l’enthousiasme 15 Journal, 19 mars 1804, Œuvres, op. cit., p. 246. 16 De l’esprit de conquête et d’usurpation, 1ère partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 980. 17 « L’excès de civilisation est le seul danger que nous ayons maintenant à redouter », De la religion, ch. I, Œuvres, op. cit., p. 1370. 18 « Nous avons perdu en imagination ce que nous avons gagné en connaissances ; nous sommes par là même incapables d’une exaltation durable : les anciens étaient dans toute la jeunesse de la vie morale ; nous sommes dans la maturité, peut-être dans la vieillesse ; nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière pensée qui naît de l’expérience, et qui défait l’enthousiasme. La première condition de l’enthousiasme c’est de ne pas s’observer soi-même avec finesse. Or, nous craignons tellement d’être dupes, et surtout de le paraître, que nous observons sans cesse nos impressions les plus violentes », ECU, 2e partie, ch. VI, Œuvres, op. cit., p. 1013. 19 « Or, je le demande, que deviendra l’espèce humaine ? […] Elle deviendra une espèce mécanique, qui agira nécessairement d’une manière prévue dans chaque circonstance donnée : et je trouve que ce caractère se fait déjà remarquer. Chacun fait dans chaque circonstance ce que tout le monde ferait dans la même. Peuples, individus, n’importe, on peut mettre les noms dans un sac et tirer au hasard, le nom, l’action et le discours, et être sûr que tout ira de même, la position étant donnée », A. Barante, 8 août 1810, Lettres de B. Constant à P. de Barante, Revue des deux mondes, 1906, n° 4, p. 538. 20 De la religion, L. I, ch. I, Œuvres, op. cit., p. 1366. raison_publique_5_144_C2.indd 92 13/09/2006 19:46:53 21 « L’organisation actuelle de la société pousse tous les hommes vers une situation supérieure à celle où le sort les avait placés d’abord ; il n’est plus question de les parquer dans une profession et de leur refuser toutes les lumières que cette profession n’exige pas », De la monarchie et de la république, Le Temps, 26 mars 1830, Recueil d’articles, 1829-1830, éd. E. Harpaz, Genève, Slatkine, 1991, p. 290. 22 De la force du gouvernement…, ch.VII, op. cit., p. 76. 23 « De la monarchie et de la république », Le Temps, 26 mars 1830, Recueil d’articles, 18291830, éd. E. Harpaz, Genève, Slatkine, 1991, p. 288. 24 Au sens où Durkheim l’entend, il y a fatalisme lorsque les normes sociales réduisent les choix autonomes des individus, lorsque ces normes poussent les individus à renoncer à certaines de leurs ambitions. raison_publique_5_144_C2.indd 93 93 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant nécessaire à l’accomplissement de son individualité. Le triomphe de la rationalité n’est pas nécessairement le triomphe de l’individualité. Certes, les progrès du raisonnement ont détruit les castes et supprimé les rigidités sociales issues de la féodalité. Une telle suppression, en ouvrant la carrière au mérite 21, aurait du logiquement permettre aux individualités de s’accomplir. Au lieu de cela, la Modernité a produit une société de prétendants où les ambitieux sont nombreux, mais les ambitions chétives. À la maturité constitutionnelle d’une époque, se joint donc l’exténuation de l’enthousiasme. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les conséquences de la mentalité démocratique anticipe chez Constant ce qu’ultérieurement Durkheim nommera « anomie ». En effet, une société où les offres de carrière se multiplient ne peut qu’attiser les aspirations. Dans une telle société, « un sentiment profond dit à l’homme, que sa volonté ferme, le courage, la méditation peuvent le placer à tous les rangs 22. » Ainsi, la société moderne « pousse tous les hommes vers une situation supérieure où le sort les avait jetés. […] Beaucoup d’intelligences cherchent leur place, et la trouve prise 23. » La Modernité est à la fois créatrice d’espérances et génératrice de frustrations. Au fatalisme 24 d’une société par ordres s’est substitué la nécessité pour chacun de produire les voies de son propre accomplissement au sein d’un espace social n’assumant plus la fonction d’orientation qui était la sienne. C’est ici que la critique par Constant du conformisme entendu comme soumission aux valeurs et usages dominants se trouve explicitée. Constant déplore qu’une autonomie individuelle juridiquement garantie puisse se muer en hétéronomie. Que l’individu devenu politiquement autonome demeure socialement hétéronome. Les dimensions civiles et civiques de l’existence humaine manifestent ici leur hétérogénéité. La conquête de l’égalité des droits et de l’autonomie politique peut donc parfaitement coexister avec un haut degré de conformisme et de standardisation sociale en vertu de la difficulté pour chacun de forger par luimême un projet existentiel fondamental qu’une société d’égale dignité ne peut fournir. À cet égard, le fait démocratique manifeste une profonde ambiguïté puisqu’il émancipe autant qu’il désoriente. 13/09/2006 19:46:53 94 La position de Constant contient cependant les conditions d’une aporie. Il désire à la fois garantir la dimension négative et privée de la liberté, tout en regrettant le repli des individus sur leur sphère privée. À cette première difficulté, s’ajoute son refus de penser l’accomplissement de soi de façon générique. Il y a bien dans ses écrits la revendication de voir l’humanité s’élever, un refus de la voir stagner dans les seules préoccupations matérielles et égoïstes 25. Constant refuse cependant d’aborder cette question à l’aide d’une téléologie susceptible de fixer un souverain bien dont la validité révèlerait des objectifs clairement identifiables. La téléologie qu’il nous propose pour l’usage de la liberté est une téléologie négative. Définir la liberté comme triomphe de l’individualité assigne certes un objectif à celle-ci, mais cet objectif n’en demeure pas moins fortement problématique. Entendu de façon proprement institutionnelle, il rime avec garantie des droits et refus de la tyrannie majoritaire. Décliné sous la forme de l’accomplissement de soi, il ne fait que souligner la nécessité de ne pas succomber aux tentations de l’uniformité et de la standardisation sociales 26. Cette visée de l’authenticité semble ne pas pouvoir rompre avec une formulation essentiellement négative. C’est sur ce point que la doctrine de Constant révèle sa difficulté à conférer un contenu substantiel à la liberté entendue comme accomplissement. Le libéralisme de Constant échappe à l’accusation d’indifférence axiologique au prix d’une conciliation extrêmement délicate entre un individu capable de fixer des fins qui sont les fruits de ses propres choix, postérieures à ces derniers, et l’assignation d’une destination générique antérieure à ces mêmes choix. Il lui faut à la fois affirmer l’antériorité d’une fin susceptible d’assigner un objectif à l’exercice de la liberté humaine – le triomphe de l’individualité – tout en posant la postérité de projets singuliers en mesure de réaliser cet objectif. Cette difficulté se trouve accentuée par le fait que si Constant est individualiste, il n’est en aucune façon défenseur d’un individualisme absolu selon lequel chaque individu constitue une réalité impossible à subsumer sous l’universalité d’une nature partagée. Constant ne pourrait souscrire à la vision nietzschéenne posant l’inexistence 25 « D’ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur de quelque genre qu’il puisse être soit le but unique de l’espèce humaine ? En ce cas, notre carrière serait bien étroite, et notre destination bien peu relevée », De la liberté des anciens comparée à elle des modernes, Écrits politiques, op. cit., p. 617. Cette idée d’une humanité promise à autre chose qu’à la satisfaction des besoins est également déclinée sous sa forme religieuse : « Il existe donc en nous une tendance qui est en contradiction avec notre but apparent et avec toutes les facultés qui nous aident à marcher vers ce but. Ces facultés, toutes adaptées à notre usage, correspondant entre elles pour nous servir, se dirigent vers notre plus grande utilité, et nous prennent pour unique centre », De la religion, ch. I, Œuvres, op. cit., p. 1380. 26 « Enfin il n’y a plus d’individus, mais des bataillons qui portent des uniformes », A. Barante, le 25 février 1808, op. cit., p. 250. raison_publique_5_144_C2.indd 94 13/09/2006 19:46:53 27 « L’auteur de l’Esprit des lois a dit, avec raison, que tous les êtres avaient leurs lois, la divinité comme le monde, le monde comme les hommes », De la religion, L. I, ch. 1, op. cit., p. 1365. 28 De la force du gouvernement…, op. cit., p. 30. raison_publique_5_144_C2.indd 95 95 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant de l’espèce et affirmant l’existence d’une humanité purement différenciée, composée d’individus radicalement hétérogènes. La dimension générique de la nature humaine est chez lui clairement affirmée. Il y a des lois inhérentes à la nature humaine dont chacun d’entre nous est l’illustration 27. Chaque individu est donc naturellement destiné à accomplir, à actualiser de façon singulière une tâche qui échoit à l’espèce en son ensemble. Si chacun a à être soimême en vertu d’une destination spécifique, cette même destination ne peut qu’être silencieuse au sujet d’une méthode susceptible de la réaliser de façon singulière. La politique, la garantie des droits se doivent d’être organisées en vue de permettre à l’humanité d’actualiser ses potentialités, Constant se refuse toutefois – et ceci est conforme à sa définition individualiste de la liberté – à formuler un bien commun antérieur aux fins que les individus posent par eux-mêmes. C’est à l’individu de fixer par lui-même les voies singulières de son accomplissement. La tension inhérente à la position de Constant tient à la nécessité d’une déclinaison, dans la singularité, d’une visée générique essentiellement indéterminée. En refusant la réduction de la liberté à la seule absence d’obstacles, Constant est tout à la fois un penseur libéral et un théoricien des limites de l’abstraction libérale. C’est principalement sur ce point que la continuité entre les positions du libéral républicain du Directoire et du libéral de la Restauration se remarque. Dans les deux cas, Constant ne réduit jamais le politique au procédural et à l’instrumental. Ce dernier a pour lui un contenu substantiel, un projet pour l’humanité. Ce qui est proprement républicain dans les positions de Constant réside dans la volonté de ne pas disjoindre sa réflexion sur les institutions d’une préoccupation relative aux destinées de l’humanité. Celle-ci est affirmée à plusieurs reprises et tout au long de sa carrière de publiciste. Quand il prend en 1796 la défense du Directoire il nous dit œuvrer à « l’affermissement de la République, à laquelle, d’ailleurs » lui « semble attaché tout ce qu’il y a de noble et de grand dans les destinées humaines 28. De la même façon, lorsqu’il attire notre attention sur les risques générés par la tendance moderne à négliger la participation politique, il ne se contente pas de construire une défense instrumentale du politique. Il ne le présente pas comme un simple moyen de garantir nos droits. Il souligne le lien qu’il entretient avec l’accomplissement individuel : « Non, Messieurs, j’en atteste cette partie meilleure de notre nature, cette noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tourmente, cette ardeur d’étendre nos lumières et de développer nos facultés : ce n’est 13/09/2006 19:46:53 96 pas au bonheur seul, c’est au perfectionnement que notre destin nous appelle ; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le Ciel nous ait donné 29. » Le politique est de ce fait irréductible à la garantie des droits. Il ne peut être pensé qu’en relation avec le perfectionnement et l’accomplissement de l’homme. Si comme le souligne Marc Sadoun « l’affirmation d’une république tient moins à la nature des institutions qu’au développement de l’esprit public » 30, Constant, par son souci de donner un contenu substantiel à l’exercice de la liberté, sa volonté de voir le politique élever l’individu au-dessus de ses seules préoccupations privées et matérielles, ne peut voir ses positions réduites à la seule défense d’une conception négative de la liberté. Il nous faut au contraire reconnaître chez lui un souci républicain pour le devenir de l’humanité. Son libéralisme contient un projet de gouvernement – la limitation des compétences étatiques au strict nécessaire – et un projet de société. La difficulté réside dans le fait que la réalisation de ce projet se voit privée des ressources de l’interventionnisme et du volontarisme politiques en vertu du versant négativiste de la liberté libérale. Il ne suffit pas de dire qu’il y a une partie « de l’existence individuelle sur laquelle la société n’a pas le droit d’avoir une volonté » 31 pour voir s’épanouir et triompher les individualités. Constant se fait le penseur d’un dépassement des procédures et formalités démocratiques impliquées par la reconnaissance de l’égalité civile. Il tente de conférer à l’exercice libéral de la liberté un contenu. La garantie institutionnelle des droits qui assure la réalisation du juste ne peut donc être déconnectée d’un souci axiologique, d’une visée du bien. Le libéralisme de Constant ne peut être réduit à une simple critique du pouvoir politique, à la seule organisation constitutionnelle de la méfiance des gouvernés à l’égard des dérives gouvernementales. C’est un libéralisme doté d’un contenu civique associant promotion de l’humanité et pratique de la citoyenneté. Il est de ce point de vue capital de souligner que le rôle dévolu au politique est chez Constant double. Non seulement, la participation politique offre aux citoyens le moyen de garantir leurs droits, partant la possibilité de se perfectionner, mais encore, il est décrit comme étant par lui-même la voie de ce perfectionnement. La participation politique est à la fois condition et méthode de l’accomplissement de soi. C’est ici que la critique de l’aliénation politique moderne – le fait que les individus se dessaisissent de leur liberté politique – ne trouve pas chez Constant son épilogue dans un rappel à l’ordre fondé sur la seule vision instrumentale du 29 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 617. 30 République et démocratie, Pouvoirs, Paris, Seuil, 2001, n° 100, p. 7. 31 Principes de politique, 1806, L. II, ch. 3, op. cit., p. 54. raison_publique_5_144_C2.indd 96 13/09/2006 19:46:53 politique 32. La pleine compréhension des vertus de la participation politique exige ici de repenser la césure entre Ancien et Modernes. Ce que nous apprennent les Anciens 32 On trouve principalement cette conception dans la conférence de 1819 consacrée à la comparaison entre liberté des Anciens et celle des Modernes. Traitant de la garantie de nos jouissance privées, Constant soulignera : « Où trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique ? Y renoncer, Messieurs serait une démence semblable à celle de l’homme, qui, sous prétexte qu’il n’habite qu’au premier étage, prétendrait bâtir sur le sable un édifice sans fondement », De la liberté des anciens…, op. cit., p. 617. 33 Ibid., p. 603. 34 Constant expliquant leurs penchants belliqueux par le voisinage que l’étroitesse de leur dimension leur imposait : « Toutes les républiques anciennes étaient enfermées dans des limites étroites. […] Par une suite inévitable de leur peu d’étendue, l’esprit de ces républiques était belliqueux », ibid., p. 596. 35 Principes de politique, 1806, op. cit., t. ii, p. 430. 36 Sur cette question voir les analyses de son ouvrage de référence sur Constant : Benjamin Constant and the making of modern liberalism, Yale University, 1984, traduction française : Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, trad. O. Champeau, Paris, PUF, 1994, p. 76-82. 37 Ibid., p. 77. raison_publique_5_144_C2.indd 97 97 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant Il peut paraître paradoxal, voire contradictoire, de trouver chez Constant un éloge appuyé de cette « carrière si vaste » 33 que la situation des Anciens offrait à leurs facultés. Comment en effet concilier les remarques portant sur l’exiguïté de leurs Cités 34 et la pauvreté des rôles sociaux qui leur étaient offerts avec celles relatives à l’accomplissement de leur liberté ? Constant ne cessera jamais de souligner à quel point les « ramifications sociales » sont aujourd’hui « plus multipliées qu’autrefois » 35. Formulée en termes relatifs à la division du travail, il nous faut comprendre que l’activité civique des Anciens, loin d’être la preuve d’un sacrifice de leurs intérêts privés représentait l’unique activité disponible pour des hommes délestés de l’obligation de travailler. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre mérite de Constant que d’avoir œuvré, durant la Révolution, à ce que Stephen Holmes nomme « la déromantisation de la Cité antique » 36. Que ce soit dans les Principes de 1806 ou dans la conférence de 1819, il renversera la vision selon laquelle les Anciens, par l’activité politique dont ils faisaient preuve, étaient plus vertueux que les Modernes, donc susceptibles d’être érigés en modèle de citoyenneté. Les Anciens étaient tout aussi intéressés que les Modernes. S’ils étaient à ce point assidus aux tâches politiques, c’était en raison du poids, de l’influence de chaque citoyen au sein d’une Cité de petite dimension. Participer à la politique leur semblait intéressant pour deux raisons : premièrement, « le plaisir immédiat d’être un gros poisson dans un petit étang était suffisamment intense » 37 et leur faisait 13/09/2006 19:46:53 98 percevoir concrètement l’exercice de leur part de souveraineté ; deuxièmement, le nombre restreint de carrières offertes aux individus. Lorsque Constant parle de la « carrière si vaste » 38 que la situation des Anciens offrait à leurs facultés, il faut prendre soin de renoncer à l’acception « spatiale », quantitative pourrait-on dire. Il convient au contraire d’en saisir la connotation qualitative, et de dépasser la connotation matérielle que sa portée métaphorique peut laisser entendre. La carrière offerte aux Anciens était vaste parce qu’en raison de l’étroitesse de leur Cité, de leur assiduité civique, leurs facultés se trouvaient à proximité d’une activité les portant audelà de leurs seules jouissances. Leur participation politique n’était pas comme aujourd’hui « une supposition abstraite » 39. Constant déplore ce que Hannah Arendt appellera « l’aliénation du monde » 40, le fait que l’homme devienne de plus en plus étranger à son milieu de vie, que ce qui l’entoure lui apparaisse de plus en plus extérieur et hors de lui. Car, c’est bien le caractère abstrait de la citoyenneté moderne qu’il faut interroger pour saisir le sens des critiques opérées par Constant. Les Anciens vivaient, éprouvaient leur insertion dans la Cité. Cette insertion les tirait d’eux-mêmes, et leur évitait une focalisation exclusive sur les jouissances privées. Alors qu’aujourd’hui, « les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes 41 sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties 42. » Constant déplore la dimension excessive des États modernes. « Les grands États ont de grands désavantages » 43. Les lois y sont décidées d’un lieu « éloigné de ceux où elles doivent s’appliquer » 44. Or, « une règle se fausse lorsqu’on l’applique à des cas trop divers ; le joug devient pesant par cela seul qu’on le maintient uniforme, dans des circonstances trop différentes » 45. À ce premier travers qui participe à l’hypertrophie d’une capitale où tout se décide dans l’ignorance des particularismes locaux, s’ajoute la distance creusée entre le citoyen et une nation qui dès lors, prend la forme d’un être purement abstrait 46. La 38 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 603. 39 Ibid., p. 602. 40 « Le concept d’histoire », La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, Folio, 2000, p. 73. 41 Souligné par nous. 42 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 984. 43 Ibid., p. 985. 44 Ibid. 45 Ibid. 46 « La nation entière ? Mais la nation entière n’est rien », Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 5, op. cit., t. II, p. 396. « On parle sans cesse du grand empire, de la nation entière, raison_publique_5_144_C2.indd 98 13/09/2006 19:46:53 notions abstraites, qui n’ont aucune réalité », ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 984. 47 Principes de politique, 1806, L. I, ch. 3, op. cit., t. II, p. 28. 48 Des réactions politiques, ch. VIII, op. cit., p. 135. 49 Sur la fonction seconde du législateur, sur le fait que la loi ne se trouve point à sa disposition, il convient de se reporter au Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri : « L’on a défini les lois l’expression de la volonté générale : c’est une définition très fausse. Les lois sont la déclaration des relations des hommes entre eux. Au moment où la société existe, il s’établit entre les hommes de certaines relations. […] Ces lois ne sont autre chose que ces relations observées et exprimées : elles ne sont pas la cause de ces relations qui au contraire leur sont antérieures. Elles déclarent que ces relations existent. Elles sont la déclaration d’un fait. Elles ne créent, ne déterminent rien, sinon des formes pour garantir ce qui existaient avant leur institution », 1re partie, ch. VII, Œuvres de Filangieri, Librairie J. P. Aillaud, Paris, 1840, t. III, p. 216. raison_publique_5_144_C2.indd 99 99 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant citoyenneté des Modernes est non seulement devenue épisodique – réduite au seul acte électoral – mais encore détachée de tout contenu concret. Elle se tient à distance du monde de la vie. L’intérêt général prend désormais la forme d’un contenu lointain incapable de coïncider avec la singularité de nos soucis singuliers. L’idée de nation assure chez Constant une fonction essentiellement négative. La souveraineté de la nation est pour lui « un principe de garantie » 47. Elle a pour mission d’empêcher toute captation de l’autorité sociale au profit d’un seul ou d’un groupe. Elle représente la condition d’un véritable État de droit libéral. En revanche, n’étant qu’un être de raison purement abstrait, il lui est impossible de vouloir quoi que ce soit de précis. Sa volonté, exprimée par l’intermédiaire de la loi ne peut prétendre constituer le registre des volontés qui sont les seules réelles, celles des individus concrets. Ce que Constant nomme parfois la « chaîne sociale » 48 est à ce point complexe, composé de tant d’éléments différents et cependant inséparables, qu’il est impossible au législateur de cerner l’ensemble des exigences sociales. 49 C’est la raison pour laquelle si Constant est partisan de la souveraineté du peuple en son acception libérale partant négative, il se refuse à opter pour la démocratie entendue comme gouvernement de la volonté générale. C’est principalement en vertu d’une critique de l’abstraction inhérente au gouvernement démocratique que les positions de Constant nous semblent partager un certain nombre de préoccupations formulées par les auteurs communautariens. Cette critique portera principalement sur les modalités de production de l’intérêt général que Constant tentera de repenser à partir d’une théorie de la transaction. 13/09/2006 19:46:53 De la transaction politique 100 La société est pour Constant constituée de l’ensemble des relations que les libres initiatives individuelles sont parvenues à édifier sans l’aide d’aucune instance de concertation centralisée. Son libéralisme implique une sphère sociale autorégulée capable de produire spontanément les ajustements nécessaires à son équilibre. C’est pourquoi le législateur se doit de respecter et de garantir ce que la société a par elle-même produit. De ce point de vue, le légicentrisme, qu’il soit jacobin ou bonapartiste, représente pour Constant une tentation interventionniste, une volonté d’imprimer à la société, à partir d’une instance qui lui est extérieure – l’État – un mouvement qui ne coïncide pas avec ce que le libre déploiement des intérêts est en mesure de produire. Cette critique de l’interventionnisme étatique implique la mise au point de procédures législatives respectueuses de la diversité sociale et des particularismes locaux dans lesquels le patriotisme trouve son énergie et l’individu éprouve l’appartenance concrète à la nation dont il est membre. Ces procédures impliqueront de bien distinguer l’intérêt général de l’intérêt de tous et la mise en place de ce que Constant nommera un nouveau genre de fédéralisme. Intérêt général et intérêt de tous Constant, tout comme le courant communautarien contemporain, déplore les effets destructeurs de l’universalisme démocratique lorsqu’il conditionne la protection des droits individuels à la négation de tout particularisme. D’un point de vue strictement logique, toute particularité, locale, traditionnelle ou encore culturelle, représente ce qui ne peut être partagé par tous. Elle prend ainsi la forme de ce qui résiste, se refuse à être généralisé. L’intérêt général tel qu’il est entendu par Rousseau ou par Siéyès ne peut que récuser les intérêts propres à des sous-ensembles ou groupes sociaux. Or Constant se refuse à sacrifier « les intérêts, les coutumes, les habitudes de localité » 50 aux intérêts de ce grand tout abstrait qu’on appelle nation. Deux raisons justifient cette position. Premièrement, un être aussi abstrait que la nation ne peut motiver aucun patriotisme. Ce dernier a besoin pour être motivé d’avoir accès au cadre de vie concret de chacun. « Le patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes de localité 51. » Selon Constant, l’émergence de la nation au cours de la Révolution a « tari cette source naturelle du patriotisme » en voulant « le remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui 50 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 3, p. 389. 51 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 980. raison_publique_5_144_C2.indd 100 13/09/2006 19:46:53 52 Ibid., p. 981. 53 « Je sens depuis longtemps la nécessité de soumettre la superficie de la France à une nouvelle division. […] Si nous laissons passer cette occasion, elle ne reviendra plus, et les provinces garderont éternellement leur esprit de corps, leurs privilèges, leurs prétentions, leurs jalousies. La France ne parviendra jamais à cette adunation politique si nécessaire pour ne faire qu’un grand peuple régi par les mêmes lois et dans les mêmes formes d’administration », Observations sur le rapport du Comité de constitution, concernant la nouvelle organisation de la France, Versailles, 2 octobre 1789, p. 2. 54 Qu’est-ce que le Tiers État ?, Paris, PUF, Quadrige, 1989, p. 88. 55 Souligné par nous. 56 Ibid., p. 89. raison_publique_5_144_C2.indd 101 101 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant frappe l’imagination et de tout ce qui parle à la mémoire 52. » Ce phénomène apparaît d’autant plus nocif si l’on garde à l’esprit que pour Constant le politique participe à l’accomplissement de soi. Comment en effet profiter des effets bénéfiques du politique à l’égard des destinées de l’humanité si le lien naturel qui conduit les hommes au souci civique se trouve détruit. Il y quelque chose de tragique, d’irréconciliable dans la condition de l’homme moderne, une tension entre un ordre politique orienté vers la protection des droits qui permet aux hommes de disposer d’une sphère émancipée de toute tutelle gouvernementale et l’exigence de l’accomplissement de soi qui implique la participation civique dont le gouvernement représentatif permet de nous délester. De ce point de vue, le parcours révolutionnaire français qui a coïncidé avec la montée en puissance d’un processus d’abstraction, pensant l’émancipation des individus comme conditionnée par la mise en suspens de leur position sociale respective, sera vigoureusement critiqué par Constant. On pense ici à cette opération que Siéyès appelait Adunation 53 et par laquelle les citoyens parviennent à construire l’unité de la nation en faisant abstraction des intérêts qui ne les regardent qu’individuellement ou comme membre d’un corps, pour uniquement considérer ceux qui ne regardent que la communauté. Ce processus, bien que n’étant pas nommé, est décrit dans Qu’est-ce que le Tiers État ? où Siéyès prend soin d’en tirer les conséquences relatives aux missions d’une Assemblée nationale : « Nous connaissons le véritable objet d’une assemblée nationale ; elle n’est point faite pour s’occuper des affaires particulières des citoyens, elle ne les considère qu’en masse et sous le point de vue de l’intérêt commun. Tirons en la conséquence naturelle que le droit à se faire représenter n’appartient qu’aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur sont communes, et non pas celles qui les différencient 54. » Il nous faut de ce fait conclure que « les intérêts par lesquels les citoyens se ressemblent sont donc les seuls qu’ils puissent traiter en commun, les seuls par lesquels, et au nom desquels ils puissent réclamer les droits politiques 55, c’est-à-dire une part active à la formation de la loi sociale, les seuls par conséquent qui impriment au citoyen la qualité de représentable » 56. 13/09/2006 19:46:53 102 C’est donc la matière même, le contenu de la délibération politique qui se trouve ici en question. Dire que seul ce qui est commun aux individus détient le droit d’être représenté, c’est-à-dire d’être pris en charge par les procédures publiques de prise de décision, n’est-ce pas refuser à tous les particularismes l’accès à la législation et interdire leur inscription sur l’agenda des politiques publiques ? Constant s’insurgera contre ce qu’il nommera « une idée très exagérée de l’intérêt général, du but général, de la législation générale » et « de toutes les choses auxquelles cette épithète s’applique » 57. Sa pensée politique manifestera toujours la plus grande méfiance envers ce que Pierre Rosanvallon nomme la « généralité utopique » 58, cette promotion de « la généralité comme forme sociale » 59 exigeant le sacrifice des corps intermédiaires et de toute diversité. Une critique de l’homogène et une défense de la pluralité sociale constituent chez lui les fondements d’une approche délibérative et transactionnelle de la législation. Approche dont les présupposés impliquent le rejet de l’intérêt général tel qu’il est pensé par Rousseau. À ce propos, Bernard Manin a attiré notre attention sur le fait que lorsque Rousseau emploie le terme de délibération, ce dernier ne désigne pas le processus par lequel on parvient à une décision, mais l’acte de décider lui-même 60. Le texte du Contrat social est ici manifeste : « Si quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre des petites différences résulterait toujours la volonté générale et la délibération serait toujours bonne » 61. L’obtention de la volonté générale exige que « chaque citoyen n’opine que d’après lui » 62, qu’aucun groupement intermédiaire entre l’individu et l’État ne vienne fausser le jugement de chaque particulier. Une telle conception implique que pour parvenir à envisager l’intérêt général, l’individu fasse abstraction de tout ce qui constitue la diversité sociale, de son vécu le plus proche bref, de tout ce qui particularise son existence. Or, pour Constant, « l’intérêt général est distinct sans doute des intérêts particuliers, mais il ne leur est point contraire. On parle toujours comme s’il gagnait à ce qu’ils perdent » 63. Il lui faut donc trouver un mode de formation de la loi, une définition de l’intérêt général qui n’impose pas 57 58 59 60 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391. Le Modèle politique français, Paris, Le Seuil, 2004. Ibid. « La délibération désigne dans le vocabulaire philosophique le processus précédant la décision ; elle signifie chez Rousseau la décision elle-même », « Volonté générale ou délibération », Le Débat, Paris, Gallimard, n° 33, 1985. 61 Du Contrat social, L. II, ch. III, Œuvres politiques, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier, 1989, p. 268. 62 Ibid. 63 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391. raison_publique_5_144_C2.indd 102 13/09/2006 19:46:53 64 65 66 67 68 Du Contrat social, L. II, ch. III, op. cit., p. 268. Ibid. L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, volume 15, n° 57, 2002, p. 18. Principes de politique, 1806, L. II, ch. 2, op. cit., t. II, p. 52. Ibid. raison_publique_5_144_C2.indd 103 103 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant le sacrifice des particularismes sociaux. Deux conditions sont nécessaires à cette opération. Il faut premièrement rejeter l’unanimité comme indice de rectitude. Deuxièmement, faire en sorte que la législation soit le plus proche possible des intérêts actifs, c’est-à-dire des relations sociales existantes. Ces deux exigences seront remplies grâce à une redéfinition de la notion d’intérêt général solidaire d’une théorie de la transaction. Rousseau parvenait à indexer la volonté générale sur l’unanimité grâce à une approche monologique de la délibération. C’est lorsque les individus, dans le silence des passions, font abstraction de ce qui les particularise et « ôtent de leurs volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent » 64 qu’ils parviennent à formuler la volonté générale. La rectitude de cette dernière est conditionnée à la neutralisation de toutes les considérations relatives aux « associations partielles » 65. Ce n’est pas du débat, de la rencontre argumentée des préférences productrices de diversités que surgit une décision collective. Il n’est nullement ici question de ce que l’on nomme aujourd’hui un détour délibératif. Une « définition procédurale et discursive de la légitimité » 66 ne constitue pas le cadre de réflexion de Rousseau. Chez Constant, l’intérêt général n’est en revanche jamais compris comme la mise en suspens, la suppression de ce qui est singulier. Son libéralisme est un libéralisme concret, entendons par là une tentative de faire coïncider la généralisation nécessaire à la production de la loi et la défense des particularismes. Constant rejette ce qui oriente le politique vers l’illocal et l’intemporel. Il lui faut pour cela repenser l’intérêt général : « Une source d’erreur continuelle sur la compétence de l’autorité sociale, c’est la confusion constante de l’intérêt commun avec l’intérêt de tous. L’intérêt commun ne regarde que le corps collectif. L’intérêt de tous n’est autre chose que les intérêts de chacun, considérés ensemble » 67 Afin de bien cerner cette distinction, il convient de recourir à une métaphore employée par Constant lui-même : « La portion de fortune que les individus mettent en commun est la fortune commune. L’on pourrait appeler l’agrégation de ce qui reste à chacun des associés la fortune de tous ; mais s’ils ne l’ont pas mise en commun, c’est la fortune de tous, sans être la fortune commune. Elle ne fait pas une et même chose » 68. Une telle distinction repose sur une scission entre ce qui relève de l’État et ce qui relève de la société civile. L’intérêt de tous est ici la somme des intérêts privés certes cumulés, mais non confondus et hors de la compétence de l’autorité sociale. 13/09/2006 19:46:53 104 L’intérêt commun étant la part de « fortune » nécessaire à l’accomplissement des tâches dont l’utilité est collective : défense, police. Ainsi que le souligne Jürgen Habermas, pour le libéralisme, « l’État est programmé dans l’intérêt de la société 69. » Si l’autorité sociale peut s’exercer sur ce qui relève de l’intérêt commun, la garantie de la liberté exige en revanche son incompétence sur ce qui relève de l’agrégation des intérêts privés demeurant extérieurs les uns aux autres mais rendus conciliables par l’effet d’une transaction. Tous les efforts de Constant porteront sur la possibilité de parvenir à un mode de délibération susceptible d’assurer la coexistence des intérêts ainsi que la prise en compte de ce qui particularise l’existence de chacun. Les intérêts partiels, les modes de vie ainsi que les particularismes locaux doivent être protégés. Il n’y a rien de « plus absurde que de violenter les habitudes sous prétextes de servir les intérêts 70. » Ce que Constant appelle l’ « être moral » 71 des individus est une « série d’idées […] formée graduellement » 72 depuis leur enfance que le législateur se doit de respecter et qui « ne peut être modifiée par un arrangement purement nominal, purement extérieur, indépendant de leur volonté 73. » Il y a donc une part de l’existence humaine rétive à toute géométrisation a priori, à toute entreprise visant l’édification abstraite de l’intérêt général. Il n’est donc pas possible de concevoir l’identité individuelle en faisant l’économie d’une dimension narrative. Ce « présent rapide » 74 dont nous parle Constant correspond donc aux effets destructeurs d’un individualisme abusivement abstrait. La subjectivité n’est point réductible à cet atome social que représente le support juridique reconnu titulaire de droits individuels. Le moi concret excède le sujet juridique. Cette position se trouve réitérée lorsque Constant dénonce certaines dérives de l’économie politique : « j’aime bien l’économie politique ; j’applaudis aux calculs qui nous éclairent sur les résultats et sur les chances de notre triste et douteuse destinée ; mais je voudrais qu’on oubliât pas que l’homme n’est pas uniquement un signe arithmétique et qu’il y a du sang dans ses veines et un besoin d’attachement dans son cœur 75. » Constant est à ce point éloigné de toute dérive atomiste affirmant l’antériorité absolue de l’individu que lorsqu’il s’agit de décrire l’influence de la société, il a ces mots : « Il est évident que cette action de la société est ce qu’il y a de plus important dans la vie humaine. C’est de là que tout part ; c’est là que tout aboutit ; c’est à ce préalable, inconsenti, inconnu, qu’il faut se soumettre, sous 69 70 71 72 73 74 75 L’intégration républicaine [1996], trad. R. Rochiltz, Paris, Fayard, 1998, p. 259. ECU, 1re partie, ch. XIII, op. cit., p. 983. Ibid. Ibid. Ibid. ECU, 1re partie, ch. 13, op. cit., p. 984. Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 2e partie, ch. V, op. cit., p. 271. raison_publique_5_144_C2.indd 104 13/09/2006 19:46:54 peine d’être brisé. Cette action de la société décide de la manière dont la force morale de l’homme s’agite et se déploie 76. » Cette immersion sociale de l’individu est telle que Constant critiquera une hypothèse telle que l’État de nature. Hypothèse qui selon lui génère une multiplicité d’interrogations oiseuses 77 et qui, par ses vertus heuristiques et la logique générative dont elle est solidaire, accrédite la vision d’après laquelle le social ne serait qu’un tout décomposable en éléments homogènes 78. Il s’agit donc non seulement pour respecter les conditions d’un patriotisme sincère mais encore pour ne pas porter atteinte au tissu même de la subjectivité individuelle, de repenser la formation de la loi de telle sorte que cette dernière évite les errements de l’abstraction, tendance inhérente aux États de grande dimension. Constant se fera ainsi défenseur du fédéralisme. Un nouveau genre de fédéralisme 76 Réflexions sur la tragédie, 1er article, Œuvres, op. cit., p. 910. 77 « L’on doit savoir gré à Filangieri d’avoir écarté de ses recherches les questions relatives à l’état primitif de l’homme. Les écrivains du xviiie siècle avaient mis ces questions fort à la mode, mais elles sont à la fois insolubles et oiseuses. Il y a dans l’histoire de toutes les origines des faits primordiaux dont on ne doit pas plus rechercher la cause que celle de l’existence. L’existence est un fait qu’il faut admettre sans vouloir l’expliquer », Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1re partie, ch. VIII, op. cit., p. 213. 78 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Benjamin Constant, les principes et l’histoire, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2005, Travaux et recherches de l’Institut Benjamin Constant ; principalement le chapitre portant sur la critique de l’État de nature. 79 ECU, 1re partie, ch. XIII, op. cit., p. 984. 80 Ibid. 81 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391. raison_publique_5_144_C2.indd 105 105 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant Constant fut régulièrement frappé et inquiet en scrutant les effets d’une capitale hypertrophiée où « vont s’agiter toutes les ambitions » 79. La généralisation excessive d’un intérêt général construit de façon abusivement abstraite produit nécessairement une centralisation elle-même exagérée. C’est en récusant toute diversité, en se laissant aller aux exagérations de la généralité, que le législateur finit par produire des décisions coupées des intérêts actifs de la nation. Il n’aura pas de mots assez durs pour stigmatiser les fautes de la centralisation productrice d’uniformité : « La variété c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort 80. » À ceux qui prônent l’unité d’un corps électoral situé au sommet de l’édifice social, chargé de pourvoir aux postes de députés – on songe ici aux listes de notabilité conçues par Sieyès – Constant oppose l’impossibilité pour des députés nommés de la sorte de se « prononcer sur un intérêt public, dont ils ne connaissent pas les éléments » 81. L’intérêt public est donc formé 13/09/2006 19:46:54 106 des différents intérêts propres aux groupes et particularismes sociaux. Ce que les promoteurs de la généralité considèrent comme autant d’intérêts sectionnaires -le terme était utilisé pour les condamner- Constant l’envisage comme le matériau même du débat législatif : « Je veux que le représentant d’une section de l’État soit l’organe de cette section, qu’il n’abandonne aucun de ses droits réels ou imaginaires, qu’après les avoir défendus, qu’il soit partial pour la section dont il est le mandataire, parce que si chacun est partial pour la section dont il est le mandataire, parce que, si chacun est partial pour ses commettants, la partialité de chacun réunie aura tous les avantages de l’impartialité de tous 82. » Cette vision transactionnelle de l’activité législative répond à la nécessité de produire des décisions capables de conjuguer diversité et harmonie. Constant cherche une procédure qui, parce qu’elle veut préserver les intérêts, les fait coexister en ôtant de chacun ce qui est incompatible avec les autres : « Les intérêts individuels sont ce qui intéresse le plus les individus. Les intérêts sectionnaires, pour me servir de l’expression inventée pour les flétrir sont ce qui intéresse le plus les sections. Ce sont par conséquent les intérêts de ces individus et de ces sections qui doivent être protégés. Si on les protège tous, l’on retranchera par cela même de chacun ce qu’il contiendra de nuisible aux autres et de là seulement pourra résulter le véritable intérêt public 83. » À cette première exigence s’ajoute la nécessité d’ajuster les prises de décision selon qu’elles concernent l’ensemble du pays, un arrondissement ou une commune. De l’individu à la nation, Constant conçoit un échelonnement des niveaux de décision. « La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est-à-dire aux représentants et aux délégués de tous. Ce qui n’intéresse qu’une fraction doit être décidé par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne doit être soumis qu’à l’individu 84. » Plutôt que de penser une inclusion des intérêts partiels au sein d’un intérêt national destiné à les subsumer, Constant préfère une répartition des taches confiant à chaque niveau d’administration les objectifs qui sont les siens. « L’autorité nationale, l’autorité d’arrondissement, l’autorité communale, doivent rester chacune dans leur sphère, et ceci nous conduit à établir une vérité que nous regardons comme fondamentale. L’on a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une branche du pouvoir exécutif : au contraire, il ne doit jamais l’entraver, mais il ne doit point en dépendre 85. » Le cadre national demeure ainsi au sommet d’une hiérarchie organisant pour les collectivités locales la possibilité d’adopter toute mesure ne contrevenant pas aux directives dictées par l’intérêt national. 82 83 84 85 Ibid., p. 392. Ibid., p. 391. Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit., p. 1154. Ibid., p. 1155. raison_publique_5_144_C2.indd 106 13/09/2006 19:46:54 86 87 88 89 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 3, op. cit., p. 388. ECU, ch. XIII, op. cit., p. 985. Ibid., p. 983. Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit., p. 1158. raison_publique_5_144_C2.indd 107 107 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant Ce fédéralisme, tout en évitant la dissolution de l’unité nationale – le local ne peut entraver le national – permet trois choses : premièrement, la capitale n’est « plus un centre unique destructif de tout centre » mais « un lien entre des centres divers 86. » On perçoit encore ici à quel point Constant juge indissociables les effets d’une centralisation abusive et les modalités selon lesquelles on procède à la formulation de l’intérêt général. Deuxièmement, ce fédéralisme a l’avantage de créer un cadre de participation politique proportionné aux forces des individus. Un cadre dans lequel l’autorité n’a pas « besoin d’être dure pour être obéie » 87 puisque ses injonctions sont décidées au plus prêt des intérêts actifs et réels des individus. La commune, l’arrondissement sont des réalités à la mesure du souci de chacun. Ils représentent des horizons concrets capables de distraire l’homme de ses seules jouissances privées, parce que contrairement au cadre abstrait de la nation, ils constituent des réalités que l’on peut apercevoir, Tocqueville dirait que l’on peut toucher. Les collectivités locales sont pour Constant les parties d’une nation sur lesquelles il est possible de poser son affection. Parties sans lesquelles la nation demeure purement abstraite. En outre, puisque le patriotisme local est « le seul genre de patriotisme véritable » 88, il se trouve en mesure de participer au perfectionnement intellectuel et moral que la participation politique est susceptible d’induire. Pour Constant, l’activité civique œuvrant à notre perfectionnement exige la médiation, la pratique d’une citoyenneté différenciée, enracinée dans les particularismes propres à notre milieu de vie. Il n’est pas ici question de renoncer à l’universel, à la nation. Il s’agit d’affirmer la nature essentiellement spécifiée des voies d’accès au politique – leur contenu identitaire – contre ceux qui posent une possibilité d’un lien civique entre l’individu et la nation sans passer par la médiation de niveaux intermédiaires tels que la commune, l’arrondissement ou encore le département. Une remarque capitale des Principes de 1815 est là pour nous rappeler à quel point vie sociale et patriotisme sont distincts et concernent des dimensions différentes de l’existence : « On retrouve partout les jouissances de la vie sociale ; il n’y a que les habitudes et les souvenirs qu’on ne retrouve pas. Il faut donc attacher les hommes aux lieux qui leur présentent des souvenirs et des habitudes, et pour atteindre ce but, il faut leur accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs communes, dans leurs arrondissements, autant d’importance politique qu’on peut le faire sans blesser le lien général 89. » Les souvenirs, la biographie subjective ont un lieu 13/09/2006 19:46:54 108 qui s’oppose à l’uniformité. Le lien social lui est valable en tout lieu, il n’est pas en lui-même producteur d’identité. Ce qui n’est pas le cas du lien civique qui nécessite pour être motivé l’enracinement que produit le passé, la dimension narrative toute existence humaine. Le civisme exige un lieu qui lui est propre, son existence, sa vigueur imposent une singularisation à titre de condition. C’est parce que le lien social peut faire l’économie d’une telle singularisation que l’individu peut se trouver projeté dans ce « présent rapide » 90, ce cercle de relations où la dimension narrative du sujet n’est aucunement requise. Le « nouveau genre de fédéralisme » 91 proposé par Constant ne peut donc être compris à la seule lumière de la proximité instaurée entre le citoyen et les instances de décision. Il est aussi question d’un procédé institutionnel capable de convoquer les particularismes locaux permettant une assiduité civique susceptible de contribuer au triomphe de l’individualité. Certes une organisation fédérale imite, chez les Modernes, cette exiguïté qui permettait aux Anciens d’éprouver concrètement leur appartenance à la Cité. Pour autant, Constant ne se fait aucune illusion au sujet d’un modèle qu’il sait révolu. Sa critique des imitateurs de l’Antiquité l’atteste 92. Les temps ont changé. Il n’est pas question de singer les usages antiques en révérant une nation devenue abstraite. Conformément à la conclusion de la conférence de 1819, il lui paraît nécessaire de combiner citoyennetés moderne et antique 93. Cette combinaison est d’autant plus autorisée étant donnée la permanence d’un certain nombre de besoins inhérents à l’humanité. L’évocation du civisme antique, par l’enthousiasme, par la nostalgie qu’elle produit, témoigne d’une communauté de nature entre Anciens et Modernes. « Les vieux éléments d’une nature, antérieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs 94. » Constant n’interprète pas l’histoire donc la Modernité 90 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 984. 91 « L’on a nommé fédéralisme une association de gouvernements qui avaient conservé leur indépendance mutuelle, et ne traitaient ensemble que par des liens politiques extérieurs. Cette institution est singulièrement vicieuse », Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit., p. 1154. 92 Parlant de Rousseau et de Mably et de leurs sectateurs révolutionnaires, il dira : « Ces hommes » les régénérateurs révolutionnaires « avaient puisé plusieurs de leurs théories dans les ouvrages de deux philosophes, qui ne s’étaient pas doutés eux-mêmes des modifications apportées par deux mille ans aux dispositions du genre humain », De la liberté des anciens…, op. cit., p. 604. 93 « Loin donc de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je voue ai parlé, il faut, je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre », ibid., p. 618. 94 Ibid., p. 603. Constant souligne l’existence d’un socle permanent constitutif de la nature de chaque espèce : « Ces lois constituent la nature de chaque espèce ; elles sont la cause générale et permanente du mode d’existence de chacune ; et lorsque des causes extérieures apportent quelque changement partiel à ce mode d’existence, le fond résiste et réagit toujours contre les modifications », De la religion, L. I, ch. 1, op. cit., p. 1365. raison_publique_5_144_C2.indd 108 13/09/2006 19:46:54 qui en est l’un des fruits tardifs en termes de dénaturation. La Modernité constitue à la fois un gain et un risque. L’humanité y a gagné l’affirmation et la reconnaissance de ses droits. Elle s’expose également à la possibilité de voir une part de ses potentialités abandonnées, inexploitées. Combiner les deux libertés revient de ce fait à prendre acte de la scission advenue entre sphères civique et civile et à édifier au moyen d’une dose de fédéralisme les conditions d’un patriotisme que la seule immersion sociale ne peut susciter. La scission entre État et société civile consacrée par le libéralisme ne peut ainsi être réduite au seul problème de la défense des droits. Conclusion 95 Charles Taylor formule d’ailleurs l’idéal type des théories posant la primauté absolue des droits sur tout autre considération : « Les théories de la primauté des droits acceptent le principe de l’attribution aux hommes de droits valant inconditionnellement, c’est-à-dire pour les hommes comme tels. Mais elles n’acceptent aucun principe d’appartenance ou d’obligation avec une inconditionnalité similaire », L’Atomisme, op. cit., p. 224. raison_publique_5_144_C2.indd 109 109 émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant En soulignant le caractère nécessairement enraciné du civisme, la pensée de Constant ne peut être réduite au seul souci de voir les droits individuels garantis. C’est pourquoi il serait inexact de ranger Constant parmi les tenants d’une suprématie des droits sur tout autre principe 95. Les recherches constitutionnelles de Constant sont incontestablement orientées par le principe inconditionnel de la primauté des droits. Cependant, parce qu’il considère la participation politique comme un moyen de défendre nos droits, parce que cette même participation implique pour être effective d’être localisée et particularisée à l’aide de considérations relatives à la dimension narrative du sujet politique, Constant reformule la hiérarchie libérale consacrant la supériorité des droits. On peut même affirmer qu’en considérant les attaches identitaires comme les conditions mêmes d’un civisme protecteur de nos libertés, il nous invite à repenser le modèle de la primauté des droits. Modèle qu’il n’est pas question de récuser mais qu’il nous faut exprimer à l’aide d’une nouvelle formule au sein de laquelle cette primauté est complétée par la prise en compte des conditions concrètes de sa réalisation. Constant nous propose un libéralisme concret, un libéralisme qui se refuse à séparer ce qui dans les faits doit être associé : premièrement, la garantie de nos droits grâce à une ingénierie constitutionnelle adaptée ; deuxièmement, une implication civique participant à l’accomplissement de notre humanité conçue comme potentiel à actualiser. Toute la difficulté de sa position réside dans le fait, qu’en refusant le gouvernement de la volonté générale, il se prive des moyens dont peuvent user les tenants de l’interventionnisme démocratique. Ces derniers, en édifiant 13/09/2006 19:46:54 110 un intérêt général vierge de tout élément identitaire ou particularisant, sont en mesure de gommer l’écart entre l’individu et le cadre national censé le subsumer pleinement. Une telle subsomption justifiant l’interventionnisme d’une législation devenue registre de toutes les volontés. En refusant au cadre national la capacité à cerner la totalité de la vie sociale, en faisant apparaître la nécessité de niveaux intermédiaires de décision seuls capables de prendre en charge les intérêts sectionnaires, Constant pose la nécessité d’un civisme différencié, d’une participation politique distribuée selon une échelle disposée depuis le plus proche, le plus concret – la commune – jusqu’au plus abstrait, le plus lointain – l’État. Il lui faut trouver un moyen de consacrer l’influence de chacun sur la chose publique, encourager les individus à accomplir leur humanité au moyen du civisme sans recourir aux méthodes du volontarisme politique qui ne peut produire qu’un patriotisme factice et abstrait. Les dernières lignes de la conférence de 1819 sont fort éclairantes. Elles énoncent les exigences de ce civisme différencié indispensable au triomphe de l’individualité : « L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens 96. En respectant leurs droits individuels en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner à la fois le désir et la faculté de s’en acquitter 97. » Le politique est moyen de garantir ses droits et instrument d’élévation, d’éducation morale. Afin de concilier ces deux dimensions, Constant nous propose un nouveau genre de fédéralisme permettant de ne pas renoncer au caractère enraciné de notre subjectivité afin de nous faire citoyen. 96 Souligné par nous. 97 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 619. raison_publique_5_144_C2.indd 110 13/09/2006 19:46:54 Critiques raison_publique_5_144_C2.indd 111 13/09/2006 19:46:54 raison_publique_5_144_C2.indd 112 13/09/2006 19:46:54 Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2005, 523 p., 27, 50 €. Le livre de Jean-Fabien Spitz répond à deux objectifs : tout d’abord, contribuer à l’histoire des idées politiques en reconstruisant un pan important de la théorie politique française, le républicanisme à l’époque de l’affaire Dreyfus ; ensuite, contribuer au débat politique contemporain en montrant que le républicanisme fournit une théorie originale de l’articulation de la liberté individuelle et de l’État, et constitue un troisième terme fécond dans le débat qui oppose libéralisme et communautarisme. I raison_publique_5_144_C2.indd 113 raison publique nO 5 • pups • 2006 Jean-Fabien Spitz propose d’abord de relire les auteurs majeurs de la tradition républicaine en France, sur la période 1894-1914 : Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim, Célestin Bouglé. Si les noms sont connus, il faut bien avouer qu’à l’exception sans doute de celles de Durkheim, les œuvres sont rarement lues. Or cette méconnaissance conduit à caricaturer et à biaiser l’image du républicanisme. La lecture qu’en donne Spitz a donc pour but de se démarquer des interprétations proposées par François Furet (dans Penser la révolution française ou encore La Révolution en débat par exemple) ou Pierre Rosanvallon (dans Le Modèle politique français notamment). Le républicanisme qui, dans ces derniers travaux, joue le rôle de repoussoir pour promouvoir une défense du libéralisme, est un républicanisme caricatural et, selon Spitz, peu fidèle à la rigueur théorique des auteurs qu’il présente. Loin de se ramener au positivisme, au moralisme, ou encore à un centralisme jacobin méprisant l’individu, le républicanisme français serait « profondément, viscéralement, décisivement individualiste » (p. 13). Car c’est sur cette question de la place accordée à la liberté individuelle que l’erreur d’interprétation est sans doute la plus néfaste et empêche de mesurer convenablement l’apport du républicanisme au débat contemporain. Le thème introduit par Furet et développé par Rosanvallon d’un « républicanisme illibéral », repose selon Spitz sur une double erreur de lecture : le républicanisme est assimilé au déni de l’individualisme d’une part ; la liberté n’est comprise que comme indépendance, absence de contrainte conquise contre l’État, et non comme non-domination garantie par l’État, d’autre part. Loin de promouvoir une passion égalitariste absolue qui réduirait à néant la liberté individuelle, ou un 113 13/09/2006 19:46:54 moralisme cherchant vainement à ranimer des traditions ou des convictions moribondes, le républicanisme formulé au tournant du xxe siècle propose au contraire une théorie cohérente de l’articulation de la liberté individuelle et de l’État. II 114 Cette controverse sur la place accordée à l’idée de liberté de l’individu par la théorie républicaine permet de mettre en lumière le second enjeu du livre : s’il y a un intérêt à corriger la lecture reçue du républicanisme et à reprendre les œuvres négligées d’Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim et Célestin Bouglé, c’est parce qu’elles offrent une alternative forte et cohérente tant au libéralisme qu’au communautarisme, ou plus exactement à toutes les théories qui ne voient de salut que dans le rétablissement d’idées communes fortes. L’objectif de Jean-Fabien Spitz est de montrer que nous disposons, avec la théorie républicaine française, d’une compréhension différente et pertinente de la manière dont peuvent s’articuler défense de la liberté individuelle et rôle de l’État. Reste alors à faire la preuve que la théorie républicaine permet de concevoir l’individualisme et le lien social non pas comme antagonistes mais complémentaires. S’il faut rattacher le républicanisme français au courant républicain en général, il tient sa physionomie particulière des théories contre lesquelles il s’est constitué dans le contexte français. Trois courants caractérisent principalement ce contexte polémique : l’économisme, sous la forme d’un libéralisme qui se méfie de la puissance de l’État et conçoit la liberté sous la forme de l’indépendance ; certaines versions du républicanisme qui se rapprochent d’une forme de communautarisme, en soutenant qu’il ne peut exister de lien social véritable dès lors que font défaut des croyances partagées substantielles, et en s’inscrivant en faux contre l’individualisme ; les doctrines inspirées de Spencer ou du darwinisme social qui voient dans la société un organisme dont le plein développement exclut l’égalité des chances prônée par le républicanisme. En ce qui concerne le premier courant, les républicains s’emploient à montrer que la thèse défendue par le libéralisme est en réalité incohérente : pour aller au cœur de l’argument, les républicains soutiennent que la défense même de la liberté individuelle repose sur l’existence d’une égalité garantie par la puissance publique, bien plus qu’elle ne l’exclut. Selon la formule de Spitz, « sans la puissance publique, la société n’est pas libérale mais féodale » (p. 46). L’opposition entre égalité et liberté posée par le libéralisme est donc trompeuse : l’égalité est interne à la liberté. Sans garantie d’une égalité des raison_publique_5_144_C2.indd 114 13/09/2006 19:46:54 115 raison publique nO 5 Critiques chances, la liberté des individus disparaît sous le poids des inégalités héritées et des situations objectives de domination. Ce faisant, le républicanisme avance une thèse sur la nature de la liberté et les conditions de son exercice qu’on peut ressaisir à l’aide des concepts proposés par Philip Pettit 1, lorsque celui distingue une compréhension de la liberté comme indépendance et une compréhension de la liberté comme non-domination. Le problème n’est donc pas que le libéralisme défendrait une liberté « négative » et moderne, quand le républicanisme resterait attaché à une défense obsolète de la liberté positive. En réalité, montre Spitz, les républicains sont également engagés dans la défense d’une liberté négative propre aux sociétés individualistes modernes : en revanche, ils conçoivent cette liberté comme non-domination, c’est-à-dire qu’ils font de l’État la condition de possibilité de la liberté. La liberté ne se conquiert pas contre l’État, mais n’est au contraire possible que parce qu’existe cet organe qui s’oppose aux féodalités par la redistribution des héritages et l’établissement de l’égalité des chances. Ce faisant, cette conception de la liberté implique également de prendre position sur le rôle de l’État qui ne peut être dans ces conditions un simple miroir des rapports de force, mais bel et bien une institution autonome définie par une exigence de justice. Dans la conception républicaine, l’État est cet organe des sociétés modernes spécifiquement dévolu à la quête de la légitimité des positions individuelles. Ainsi, « il y a plus et autre chose dans la culture politique républicaine que le fantasme d’une égalité dont la réalisation signifierait l’écrasement de la liberté et des droits de l’individu. Il y a en l’espèce une thèse très puissante sur le fait que l’égalité dans le statut du citoyen est non seulement la condition mais la matière de la liberté dans une société d’individus » (p. 31). Mais comment peut-il exister une obligation envers l’État dans une société d’individus ? Le défi proposé à la théorie républicaine est alors de réussir à montrer comment peut se constituer un véritable lien social autour de la défense de l’individualisme comme valeur commune. C’est ici que le contexte de formulation des théories républicaines françaises prend toute son importance : l’affaire Dreyfus a pu être lue à l’époque comme le symptôme d’une crise sociale due à l’excès de l’individualisme et au dépérissement des valeurs communues partagées : « La société en poussière, on le sait, est l’une des grandes inquiétudes de la seconde moitié du xixe siècle et elle se manifestera à nu à l’occasion de l’affaire Dreyfus, où de nombreuses voix se feront entendre Philip Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr., P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004. raison_publique_5_144_C2.indd 115 13/09/2006 19:46:54 116 pour souligner que la crise est due à une insuffisance de sentiment moral, de représentations communes partagées » (p. 284). Les théories contre lesquelles se construit alors le discours républicain se rapprochent de thèses communautaristes, soutenant qu’il n’y a pas de société, pas de possibilité pour l’État de susciter une véritable obligation, s’il n’y a pas d’abord des valeurs partagées au sein de la communauté. Or, allant sur ce point à l’encontre des opinions reçues sur le républicanisme, Spitz soutient que les républicains comme Durkheim et Bouglé admettent que « les sociétés modernes sont incompatibles avec une conscience collective forte, et [qu’]on ne pourrait recréer cette dernière qu’au prix du sacrifice de la civilisation elle-même » (p. 43). Si pourtant le républicanisme accorde à l’État un rôle fondamental dans la réalisation des conditions de la liberté individuelle, il lui faut montrer comment cet État peut réussir à véritablement obliger les individus, à susciter en eux le sentiment d’un devoir. La réponse républicaine à ce défi peut se formuler de deux manières. L’une se trouve dans l’œuvre de Bourgeois, avec la notion de « quasi-contrat ». Du seul fait que l’individu n’existe que par son inscription dans un corps social, il se trouve redevable à son égard : parce que l’État garantit par l’égalité des chances la liberté individuelle, l’individu se trouve en retour engagé envers lui, il contracte une « dette sociale ». Le « simple fait d’être membre d’une association ainsi marquée par l’indépendance revient à s’engager implicitement envers tous les autres membres » (p. 200). Cette dette vaut contrat, vaut engagement. Un individualisme cohérent doit donc reconnaître sa dépendance à l’égard de l’État. L’autre formulation prend une forme plus paradoxale à première vue : c’est l’idée de « l’individualisme comme lien moral des sociétés modernes » (p. 321). Nul besoin de chercher dans des traditions communes ou des croyances substantielles partagées le fondement du lien social : l’individualisme luimême, rigoureusement compris, suffit à assurer ce lien des individus entre eux par la médiation de l’État. Telle est la thèse que Spitz met en lumière dans l’œuvre de Durkheim notamment. C’est dans le respect même pour l’individualisme que se trouve le fondement véritable du lien social dans les sociétés modernes. Ce qui lie les individus, c’est leur conviction commune que l’État est le garant de leur liberté, par son engagement envers une réelle égalité des chances qui seule peut lui donner corps. La théorie républicaine présente donc, selon Spitz, une articulation originale et efficace des idées de liberté individuelle, légitimité des inégalités, engagement en faveur de l’égalité des chances, lien social et obligation politique. raison_publique_5_144_C2.indd 116 13/09/2006 19:46:54 Car ce que montre bien l’œuvre de Durkheim, c’est que l’anomie constatée dans les sociétés modernes n’est pas l’effet de l’individualisme mais de son inachèvement : c’est parce que se reconstituent des féodalités qui biaisent l’égalité des chances que l’individualisme devient anarchique. « À nouveau nous comprenons que ce qui ronge les sociétés contemporaines, contrairement aux prétentions des communautariens de tout poil qui voudraient voir restaurer une unité de conscience forte, ce n’est pas l’individualisme mais l’inachèvement de l’individualisme » (p. 294). Le républicanisme français fait donc le pari que l’individualisme est en lui-même un lien social suffisamment puissant pour garantir l’attachement et la loyauté des individus envers le tout. raison_publique_5_144_C2.indd 117 117 raison publique nO 5 Critiques Reste enfin au républicanisme à prendre position contre les théories inspirées du darwinisme social qui critiquent les ambitions d’égalité des chances comme autant d’entraves à la poursuite d’un développement sain des sociétés. Or, si un républicain comme Henry Michel argumente d’un point de vue exclusivement moral, en faisant du développement des potentialités de l’individu un bien en soi qu’il convient de poursuivre, les autres auteurs qu’expose Spitz cherchent à combattre les thèses du darwinisme social sur leur propre terrain en adoptant un point de vue scientifique sur le développement des sociétés. « D’Alfred Fouillée à Célestin Bouglé en passant par Bourgeois et Durkheim, c’est donc un même projet philosophique qui se dessine : présenter la république et l’égalité des chances comme la vérité et la réalisation ultime de la société de liberté ou de la société des individus » (p. 112). Le républicanisme a pour tâche de montrer que l’égalité des chances ne s’oppose pas au développement de la société des individus, mais en est au contraire le véritable accomplissement. Un des auteurs majeurs auxquels les républicains s’opposent est alors Spencer, qui soutient que le progrès de l’individualisme dans les sociétés n’est compatible qu’avec un effacement de l’organe central : le développement des potentialités des individus et la complexification des rapports sociaux ne seraient concevables qu’au prix de la réduction du rôle de l’État à la portion congrue. Or, ce que Durkheim ou Bouglé, notamment, tentent d’établir, c’est l’idée qu’au contraire, dans les sociétés modernes, complexification et intégration vont nécessairement de pair : on ne peut concevoir de différenciation et de division des fonctions, que si parallèlement s’affirme l’organe central qui organise, articule, ordonne ces différentes fonctions. Le thème durkheimien de la société « organique » indique précisément cette idée que la différenciation des organes suppose leur intégration. Il s’agit ici d’une thèse sur la nature de l’évolution des sociétés : les progrès de l’indépendance vont de pair avec ceux d’une certaine forme de dépendance : « dans les sociétés modernes, l’indépendance individuelle 13/09/2006 19:46:54 118 n’émerge que dans un contexte d’interdépendance croissante. Appartenance à un organisme fortement intégré et indépendance individuelle sont donc les deux faces d’un seul et même processus et, dans la mesure où l’individualité, loin de préexister au groupe et d’en être indépendante, en résulte, il n’est nullement contradictoire, bien au contraire, d’affirmer conjointement que les citoyens de la société moderne sont des individus libres et qu’ils ont des obligations à l’égard de l’ensemble dont ils sont membres » (p. 179). Ces différentes thèses républicaines se résument dans une affirmation sur la nature et le rôle de l’État : celui-ci ne peut être compris comme un simple arbitre des conflits, il ne peut être simplement le miroir des différents intérêts présents au sein de la société. Il y a une autonomie du politique, qui constitue un lieu privilégié de prise en compte des exigences de justice. Dire cela, c’est s’opposer à une thèse selon laquelle la véritable liberté ne pourrait venir que d’une organisation spontanée de la société civile. Le républicanisme s’oppose à cette thèse d’une organisation spontanée du social : « offrant une version plus subtile de la thèse rousseauiste, les philosophes républicains du tournant du siècle montrent que, hors de la citoyenneté abstraite et de l’égalité des chances, il n’y a que des groupes concrets, figés, fermés sur eux-mêmes, des féodalités où la domination est réelle et l’égalité imaginaire » (p. 36). La société civile indépendamment de la puissance publique n’est pas en mesure de briser ces féodalités. Seul l’État peut avoir spécifiquement en charge la justice, c’est-àdire l’éradication des inégalités illégitimes par le biais de l’égalité des chances. Mais cette thèse forte prête le flanc à deux types de critiques, qui touchent toutes deux à la possibilité effective de l’attachement des individus à l’État par la seule notion de la défense de l’individualisme. La première critique peut apparaître comme un problème pratique dans la discussion du solidarisme de Léon Bourgeois : selon Bourgeois, si l’individualisme peut être au fondement du lien social, c’est parce que l’individu lui-même ne doit son existence qu’à l’existence préalable du tout. Il se trouve donc d’ores et déjà engagé dans des relations de devoir : il se trouve débiteur de l’État et de la société. Mais comment mesurer la dette de chacun ? Comment évaluer dans l’existence et le développement des potentialités de chaque individu, la part qu’il doit à des ressources sociales, et la part qu’il ne doit qu’à lui-même : quand pourra-t-on considérer à juste titre qu’il a suffisamment payé son écot ? D’autre part, quelles sont les inégalités qui sont considérées comme illégitimes et contre lesquelles l’État doit lutter par des mécanismes capables d’assurer une véritable égalité des chances ? Assurément, les inégalités des héritages, matériels ou culturels, appellent à l’évidence une redistribution pour répondre à l’exigence de justice. Mais faut-il considérer, raison_publique_5_144_C2.indd 118 13/09/2006 19:46:55 raison_publique_5_144_C2.indd 119 119 raison publique nO 5 Critiques par exemple, que les différences de talents innées sont également arbitraires, et qu’à ce titre, elles constituent également des inégalités illégitimes contre lesquelles l’État doit réagir ? En effet, les plus doués ne pourraient-ils pas alors répliquer à raison qu’une redistribution consisterait à les exploiter au bénéfice des moins doués ? La question se pose de savoir comment on peut dans les faits établir un consensus sur les inégalités qui sont jugées illégitimes, et celles qu’on juge, en un certain sens, « méritées ». Se confrontant à ce problème, Durkheim lui donne une réponse quelque peu désabusée : les sociétés modernes individualistes ne peuvent selon lui aboutir au même degré de consensus que les sociétés traditionnelles. « La solution d’équilibre se trouve donc nécessairement entre les deux extrêmes qui, en fait, se rejoignent : d’un côté, une société fortement inégalitaire qui accepte sans état d’âme la transmission héréditaire des patrimoines et différentes formes de discordance grossière entre les aptitudes personnelles et les avantages possédés ; de l’autre côté, une société qui aurait poussé l’égalitarisme si loin qu’elle prohiberait tout avantage non mérité, non seulement la richesse héritée, mais aussi les avantages résultant de talents ou de mérites supérieurs, au nom même de l’égalité de traitement » (p. 305-306). Mais cet équilibre ne saurait réunir l’assentiment de tous les individus : dans cette analyse, un certain degré d’anomie semble inhérent à la société des individus. La seconde critique tient à la place assignée par le républicanisme aux corps intermédiaires. D’un côté, le républicanisme semble redouter dans tout corps intermédiaire la reconstitution d’une « féodalité », selon le terme qu’emploie Jean-Fabien Spitz, introduisant un biais illégitime dans les conditions des individus. D’un autre côté, comme Durkheim le reconnaît, le face à face de l’État et de l’individu, dans des sociétés complexes, risque d’atteindre un degré d’abstraction tel qu’il le rend tout à fait incapable de lutter effectivement contre les inégalités instituées. L’exigence de médiations s’impose donc pour rendre effective la volonté d’égalité des chances : « l’union de l’ensemble des individus qui composent une grande nation au sein d’un État qui poursuit un idéal de justice sociale risque d’avoir des effets d’intégration trop faibles pour prévenir les effets anomiques » (p. 338). Mais comment distinguer alors entre des corps intermédiaires capables de promouvoir l’exigence de justice, et des féodalités qui au contraire l’entravent ? Le républicanisme affirme donc à la fois que le seul lien des individus dans les sociétés modernes, la seule croyance commune qui puisse exister, est celle de la valeur de l’individu ; et que pourtant cette union, au sein d’une grande nation moderne, risque d’avoir des vertus intégratrices trop faibles, et que des corps intermédiaires doivent donc nécessairement assurer la médiation de l’individu 13/09/2006 19:46:55 120 à l’État. Comment dire à la fois avec Durkheim que « le respect mutuel de notre personnalité est le seul lien qui nous unit » (p. 330), et souligner en même temps le besoin de corps intermédiaires et d’instances décentralisées qui relaient l’exigence de justice portée par l’État ? L’opposition farouche du républicanisme que décrit Spitz aux théories de type communautariste semble trouver ici sa limite pratique. La lecture du livre de Jean-Fabien Spitz s’impose par la manière remarquable dont il remplit les deux objectifs fixés au départ. Il offre une contribution essentielle à l’histoire des idées politiques françaises, en écrivant ce chapitre de l’histoire de la théorie politique républicaine, jusqu’à présent analysée surtout dans sa branche anglo-saxonne. Ensuite, même si la discussion peut s’ouvrir sur ce point, il souligne la pertinence contemporaine de la position républicaine en présentant avec force la thèse d’un individualisme capable de fonder le lien social, puisqu’il trouve les conditions de sa réalisation dans l’engagement de l’État envers l’égalité des chances : « La philosophie politique de la défense républicaine prend donc position dans un dilemme fondamental pour toute société des individus : l’ordre politique des sociétés libérales est-il obligatoire parce qu’il est consenti ou parce qu’il est juste ? » (p. 457). Solange Chavel raison_publique_5_144_C2.indd 120 13/09/2006 19:46:55 Carole Reynaud-Paligot, La République raciale, 1860-1930. Paradigme racial et idéologie républicaine, Presses Universitaires de France, coll. « Sciences, Histoire et Société », 2006, 338 p., 28 €. raison_publique_5_144_C2.indd 121 121 raison publique nO 5 Critiques À la lecture du travail de Carole Reynaud-Paligot, on peine à croire que les républicains du xixe siècle, héritiers déclarés des Lumières, aient réellement cru avec Descartes que la raison ou le bon sens fut la chose du monde la mieux partagée, tant il apparaît que la croyance en l’inégalité biologique et psychique des races humaines a inspiré bien des esprits jusqu’aux années 1930. Oscillant entre les disciplines, histoire des sciences et sociohistoire principalement, s’appuyant sur des lectures de première main nombreuses et variées, Carole Reynaud Paligot montre dans La République raciale comment, au xixe siècle, s’est construite en France, autour d’hommes de sciences affiliés à la Société d’anthropologie de Paris, une représentation de la différence humaine en termes raciaux et une vision inégalitaire du genre humain. Au cœur de l’intrigue qui constitue ce travail, il y a le constat que les artisans de cette vision « raciologique » du genre humain furent, pour nombre d’entre eux, des savants républicains convaincus et militants, à l’image de Broca, Hovelacque, Mortillet, Topinard ou Thulié. Alors même que ces hommes de science proclament leur ralliement à la Troisième République, ils vont à partir de 1860 consacrer l’essentiel de leurs activités scientifiques à la formulation et la diffusion d’un paradigme raciologique fondé sur les principes 1) d’hérédité des caractères somatiques et psychiques, 2) d’inégalité des capacités et 3) de hiérarchie des groupes humains. Cette vision raciologique du monde va s’énoncer en parfaite cohérence avec l’idéologie républicaine, estime l’auteur, alors même que les présupposés de cette Weltanschauung raciale de l’humanité apparaissent moralement antinomiques avec les valeurs républicaines puisant dans l’universalisme des Lumières. À travers une reconstitution des origines et des étapes de la construction scientifique du paradigme racial autour de la Société d’anthropologie de Paris (1860-1900), l’étude rappelle les évolutions d’une pensée sur l’homme allant de la notion de « race » à la formation d’un paradigme racial. Soulignant l’apport des naturalistes et des philosophes des Lumières ayant par le passé développé une pensée hiérarchique et inégalitaire, l’auteur estime que l’avènement du paradigme racial s’inscrit dans une longue tradition dépréciative de l’altérité. Nouvelle science de l’homme, l’anthropologie raciale se veut science autonome fondée sur l’usage systématique de l’anatomie comparée des groupes humains étudiés dans une logique hiérarchique. Le « portrait-robot du raciologue fin de siècle » est précis. Il est généralement médecin, libre-penseur, matérialiste, opposant à l’Empire avant de devenir 13/09/2006 19:46:55 122 « républicain modéré ou radical mais non pas modérément républicain » (p. 320). Il est avant tout un partisan zélé d’une anthropologie raciale appelée à révolutionner notre vision de l’humanité et des sociétés. L’année 1885 marque le point culminant de l’offensive publique des « raciologues ». Cette année-là, la Société d’anthropologie de Paris compte un maximum de 757 membres œuvrant collectivement à la diffusion, dans la sphère publique, d’une authentique culture raciale vulgarisée via revues, conférences et manuels scolaires. Pour l’auteur, on observe alors une véritable « osmose entre pensée raciale et idéologie républicaine […]. Partie intégrante des valeurs républicaines, le paradigme racial a pu trouver place au sein des publications grand public, des revues de vulgarisation scientifique jusqu’aux manuels scolaires » (p. 147). Militants de la République laïque, les raciologues s’identifient bien au camp républicain tant par leurs origines sociales que par leur formation et leur carrière, entretenant des liens étroits avec la libre pensée et la franc-maçonnerie. Aux heures les plus graves du régime, ils apporteront un soutien sans faille à cette République. Cette fidélité à la République rehausse le prestige et l’influence de la communauté des anthropologues raciaux dont l’influence dans le débat public atteint son apogée à la fin des années 1880. La naissance des sciences sociales et la défiance à l’égard des doctrines racistes vont contribuer à la baisse d’audience du paradigme racial à la fin du xixe siècle, mais non à son éviction du débat public. La croyance diffuse en une inégalité biologique des races va résister au cœur même des sciences humaines et sociales qui s’affirment pourtant en rupture avec la logique biodéterministe du paradigme raciologique. Les sciences humaines et sociales vont ainsi préserver en partie les cadres d’une représentation raciale de la nature humaine, perpétuant certains schémas différentialistes et biodéterministes pourtant en contradiction avec « l’explication du social par le social ». C’est le cas de la sociologie durkheimienne qui, en théorie, s’oppose radicalement à la raciologie et la sociobiologie, mais qui, en pratique, perpétue une vague croyance en l’inégalité des races et en la détermination psychophysiologiques de certains phénomènes sociaux (voir Durkheim, De la division du travail social). Ainsi, affirme Carole Reynaud-Paligot, si la sociologie durkheimienne opère bien une rupture avec la pensée raciologique, celle-ci doit cependant être relativisée, car si les facteurs de la race et de l’hérédité cèdent bien le pas devant le social, la causalité sociologique supplantant la causalité biologique dans l’explication des faits sociaux, ils ne disparaissent pas totalement de l’appareil épistémologique durkheimien (p. 212). Jusqu’aux années 30, les sciences humaines et sociales vont demeurer dans une position ambiguë par rapport raison_publique_5_144_C2.indd 122 13/09/2006 19:46:55 raison_publique_5_144_C2.indd 123 123 raison publique nO 5 Critiques au paradigme raciologique, oscillant entre permanences et ruptures dans des schémas naturalistes, héréditaristes, inégalitaires et mixophobes (psychologie des peuples de Taine et Boutmy, histoire et géographie, Renan, Fouillée). Dans le débat public, plusieurs querelles idéologiques donnent corps à cette diffusion du paradigme racial : monogénisme versus polygénisme, créationnisme versus transformisme, perfectibilité versus décadence. Mais c’est l’aventure coloniale de la République qui favorise la large diffusion d’une vision raciale des différences ethnosociologiques. Le monde colonial contribue largement au maintien d’une vision raciologique et inégalitaire de l’altérité. Les usages scientifiques et coloniaux du paradigme racial sont nombreux (1880-1930), montrant que la République ne serait pas incompatible avec une vision raciale et inégalitaire de l’humanité. Cette intrusion des problématiques raciologiques dans les colonies a des implications idéologiques vitales sur le destin des peuples conquis. Anthropométrie et classifications raciales sont en effet de lourds arguments dans les débats sur les fins de la politique coloniale : association ou assimilation ? Quels droits et quelle représentation pour les indigènes ? Quelle éducation pour des races différentes ? En France métropolitaine aussi, les théories raciologiques guident la gestion de la maind’œuvre exotique importée des colonies pour contribuer en 1914 à l’effort de guerre. Mais tout bien pesé, estime Carole Reynaud Paligot, ces égarements raciologiques des Républicains seraient sans graves conséquences idéologiques dans la mesure où la pensée raciale républicaine se distinguerait par son refus de l’antisémitisme et du nationalisme. Ces analyses appellent quelques remarques critiques. Tout d’abord, Carole Reynaud-Paligot semble souscrire à une vision continuiste de la pensée raciale. Or, il n’y a pas de continuité épistémologique de la « race » des théologiens du Moyen Âge, des naturalistes et des philosophes des Lumières à celle des raciologues du xixe siècle, tenants de l’inégalité biologique des races. Car le signe distinctif de l’anthropologie raciale de Broca et de ses disciples, c’est l’affirmation d’une « causalité biologique » comme principe d’explication universel des identités et des différences. C’est cette causalité biologique qui trace une frontière nette entre l’ethnocentrisme des Lumières et l’anthropologie raciale, cette « biologie du genre humain » (Broca) qui sanctionne la conversion biologique de l’idée de « race » désormais fondée sur des principes d’hérédité et d’irréversibilité. Schéma de pensée biodéterministe prétendant expliquer tous les évènements et toutes les actions par un fait, la « race biologique », le racialisme inaugure l’âge du fatalisme bioracial. Il fait pénétrer la pensée sur l’homme dans l’ère du déterminisme biologique où, remarque Michel Foucault, « classer ne sera 13/09/2006 19:46:55 124 donc plus référer le visible à lui-même, en chargeant l’un de ses éléments de représenter les autres ; ce sera, dans un mouvement qui fait pivoter l’analyse, rapporter le visible à l’invisible, comme à sa raison profonde, puis remonter de cette secrète architecture vers les signes manifestes qui en sont donnés à la surface des corps » 2. En outre, la dimension idéologique des théories raciologiques paraît insuffisamment traitée. Or, en France et aux États-Unis, pays où les théories anthroporaciales et les doctrines racistes connaissent leur développement le plus puissant entre 1850 et 1900, les thèses raciologiques s’énoncent parallèlement à la formulation d’une pensée raciste antilibérale. C’est précisément la conversion biologique de l’idée de race qui marque le saut idéologique de la pensée raciale. Cette idéologie raciste se construit explicitement comme une doctrine anti-individualiste, opposant un déterminisme bioracial universel aux revendications de l’individualisme libéral. En France et aux États-Unis, l’idéologie raciste va s’énoncer dans le débat public sous la forme d’une critique systématique et cohérente de la doctrine libérale dans ses aspects philosophiques, éthiques, juridiques, politiques, et même sociologiques. Aux États-Unis, l’idéologie raciste incarne, au cœur de la querelle sur l’institution esclavagiste, une authentique « réaction » contre les sources libérales de la doctrine abolitionniste. En France, elle revêt la forme d’une critique radicale de l’héritage des Lumières, de la Révolution et de la République. L’avènement de la raciologie marque donc une sorte de reconversion de la pensée raciste dans le champ scientifique, favorisée par la double dimension de l’idéologie raciste qui, comme toute idéologie, a une fonction praticonormative et une fonction explicative. Ainsi, après avoir été partiellement défaite sur le terrain politique, elle va former la base d’un paradigme socioexplicatif hégémonique au 19e siècle. Les notions d’hérédité et de race biologique, revisitées et adaptées au cadre d’une philosophie évolutionniste, deviennent les variables incontournables pour toute tentative d’explication de l’Histoire et des sociétés. En France et aux États-Unis, le développement d’une vision biologique et racialiste du social s’opère dans la diffusion des modèles évolutionniste et darwiniste. Une vision raciologique des sociétés humaines va dès lors constituer la base commune et dominante des premières « sciences humaines » : philosophie, anthropologie, psychologie, sociologie. Si cette dimension idéologique de la raciologie est insuffisamment perçue, c’est sans doute parce qu’il manque à ce travail très franco-français une dimension comparative qui permettrait de relativiser « l’exceptionnalisme » républicain Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines [1966], Paris, Gallimard « Tel », 1998, p. 242. raison_publique_5_144_C2.indd 124 13/09/2006 19:46:55 raison_publique_5_144_C2.indd 125 125 raison publique nO 5 Critiques vers lequel tend la démonstration. Même si la France peut être considérée comme terre de naissance des doctrines racistes (E. Balibar), le racialisme n’est pas spécifiquement français. Aux États-Unis, l’école d’anthropologie raciale de Morton, Nott, Gliddon, Agassiz dispute tout au long du siècle à Broca et à ses disciples la paternité du paradigme racial. Ce détour par l’exemple américain aurait aussi été utile du point de vue de l’histoire des idées, car il montre que le clivage entre raciologues d’ « extrême droite » et raciologues « républicains » ne porte pas tant sur l’acceptation de la République que sur l’adhésion ou le refus des valeurs du libéralisme ou de l’individualisme libéral contestées au nom de la causalité biologique incarnée par l’idée de déterminisme racial. Véritable « philosophie scientifique » (Arendt), la raciologie des anthropologues matérialistes ne saurait être traitée dans une comptabilité en partie double distinguant discours « scientifique » et discours « idéologique ». Les théories raciologiques de Le Bon, Topinard ou Broca emportent de manière explicite ou implicite des préférences idéologiques portées par l’idée de « race biologique ». Avec la notion de « race biologique », omniprésente dans le débat public des sociétés française et américaine à la fin du xixe siècle, c’est une vision biodéterministe et hiérarchique des identités humaines qui domine les grands enjeux du débat public. Ainsi, en France, les doctrines racialistes furent-elles ordinairement convoquées dans le débat « républicain » sur l’immigration, la colonisation et le racisme. Au cœur des querelles sur les fondements de l’identité nationale et de la citoyenneté, la mission de la République dans son Empire colonial et la place de l’Autre dans la société française, les théories racialistes occupent une place bien plus importante que ne veut bien s’en souvenir la mémoire républicaine. Aux États-Unis, après la guerre de Sécession, le « problème noir » et la question de l’immigration vont, là aussi, être systématiquement formulés en des termes raciologiques. Et la « question sociale » comme celle de l’immigration vont être interprétées dans une logique nativiste et eugéniste perpétuant les présupposés inégalitaires de l’idéologie raciste. Ainsi, la dimension idéologique et normative du racialisme est par trop ignorée, les débats idéologiques n’étant rappelés que comme la trame de fond de querelles « scientifiques ». L’implication des raciologues dans les débats idéologiques (voir la querelle sur l’esclavage au sein de la Société d’anthropologie), est également passée sous silence, l’auteur semblant prendre un peu vite acte de la déclaration de Broca qu’il « ne peut y avoir de science des races humaines sans une solide méthode scientifique » et que « les débats politiques doivent impérativement rester à l’écart des recherches scientifiques » (p. 28). 13/09/2006 19:46:55 126 C’est dans ce contexte idéologique où la réflexion sur le social et les identités est dominée par des schèmes bio-héréditaires et racialistes que les sciences sociales « modernes » naissent dans une volonté d’affirmer l’autonomie d’un modèle et la spécificité d’un point de vue sur le social. En France, la sociologie durkheimienne s’affirme bien, comme le rappelle Carole Reynaud-Paligot, dans un combat contre les paradigmes sociobiologiques, mais aussi contre les modèles psychologiques du social. Pour les durkheimiens, la fondation de la « sociologie » passe par une invalidation des facteurs de la « race » et de l’ « hérédité » auxquels la pensée durkheimienne oppose la « causalité sociologique ». Pour Durkheim, la critique des paradigmes concurrents doit se placer exclusivement sur un terrain théorique et méthodologique, même si, face aux paradigmes racialistes, la critique durkheimienne comporte aussi une défense philosophique et éthique de l’individualisme. En revanche, pour Célestin Bouglé, durkheimien « ambivalent », l’évaluation des implications éthiques et pratiques des doctrines racialistes doit être au cœur de la critique pour être effective. Entre apolitisme et neutralité, l’engagement des durkheimiens dans la lutte contre le racisme est marqué par des ambiguïtés et des hésitations. L’opposition entre Durkheim et Bouglé sur le traitement des paradigmes racialistes éclaire les contradictions du « sociologisme » durkheimien. L’attitude de Bouglé au sein du camp durkheimien nous paraît d’ailleurs sousestimée. Celui-ci, estime Carole Reynaud-Paligot, ne serait « guère intervenu dans le débat sur l’égalité ou l’inégalité des races humaines […] sa position rest[ant] déterminée par des motivations méthodologiques – la défense de l’approche sociologique – et par motivations idéologiques qui l’amènent à mener son combat égalitaire à l’intérieur du monde occidental […] » (p. 196). Ce jugement ignore tout simplement que Bouglé est, au sein du groupe durkheimien, celui qui ferraillera avec le plus d’abnégation et de constance contre les paradigmes raciologiques et sociobiologiques, bien après que Durkheim eût jugé le débat clos dans l’Année sociologique dès 1899. Pour Bouglé, le combat des sociologues contre les paradigmes racialistes et sociobiologiques a des implications non seulement méthodologiques, mais surtout éthiques et idéologiques décisives pour la constitution d’une sociologie démocratique et libérale. Pour ce durkheimien, taxé par son collègue Halbwachs de « moraliste [ayant] gardé des sympathies pour la psychologie métaphysique, dans le camp des sociologues » 3, résister à la raciologie et au racialisme, c’est défendre, au cœur même du discours des sciences sociales, la liberté de l’individu et les Maurice Halbwachs, « Célestin Bouglé, sociologue », Revue de métaphysique et de morale, 1941, vol. 48, n° 1, p. 47. raison_publique_5_144_C2.indd 126 13/09/2006 19:46:55 127 raison publique nO 5 Critiques valeurs de la démocratie contre les assauts de la sociobiologie et de la causalité biologique. Cet engagement sociologique de Bouglé trouvera dans les années 1930 son prolongement direct dans la fondation de la revue Races et racisme (1937-1939) opposée aux délires raciologiques de l’idéologie nazie. L’exemple américain est intéressant pour la compréhension de cette raciologie républicaine : aux États-Unis, à la différence du cas français, la critique des paradigmes racialistes et sociobiologiques est d’abord l’œuvre, non de sociologues, mais d’anthropologues (Boas) qui vont forger pour les sciences sociales un concept non biologique de « culture » comme substitut à la « race biologique ». L’influence de Boas et de ses élèves (Mead, Benedict, Sapir) sur l’école de sociologie de Chicago sera même décisive. Contre l’évolutionnisme et le racialisme, l’anthropologie culturelle boasienne impose une vision rénovée des rapports entre facteurs héréditaires et environnementaux (« co-agissants »), décisive pour invalider la croyance en l’existence de « races pures ». La « révolution boasienne » marque l’avènement d’une conception dynamique et pluraliste des « cultures », ancrée dans une vision psychosociologique et interactionniste des identités et une pétition d’indépendance de la culture par rapport à la biologie. Cette critique boasienne du racialisme et de l’évolutionnisme est indissociable d’une critique des présupposés anti-individualistes et inégalitaires de l’idéologie raciste, car il y a pour les boasiens, comme pour les philosophes pragmatistes (Dewey) dont ils se rapprochent, une antinomie radicale entre la pensée raciste et les principes de l’individualisme libéral. Concernant la spécificité de la pensée raciale républicaine, il est inexact, si l’on songe à Renan, « républicain tardif » selon la juste formule de Joël Roman, mais certes aussi « un des plus sincères convertis », de faire du refus de l’antisémitisme et du nationalisme, ainsi que de l’absence de nostalgie de la pureté raciale et du refus d’établir une hiérarchie à l’intérieur de la race blanche, des spécificités de la pensée raciale républicaine. Le parcours intellectuel et politique de Renan est, il est vrai, pour le moins complexe 4. Il y a bien cependant chez Renan, que la mémoire glorieuse de la République a de longue date élevé au rang de grand théoricien de la conception universaliste et démocratique de la nation fondée sur le consentement et la volonté des individus de vivre ensemble et non sur des critères ethniques (Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882), une vision raciale et hiérarchique de l’humanité. Derrière l’icône républicaine, on trouve en Renan un théoricien des races et un défenseur de la colonisation, un lecteur admiratif de Gobineau convaincu Voir Joël Roman, Préface à Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 5 et 23. raison_publique_5_144_C2.indd 127 13/09/2006 19:46:55 128 que l’humanité se divise en espèces inégales formant des « parties basses de l’humanité » et des « parties élevées », un de ceux qui ont « le plus fait pour accréditer l’idée de tempérament nationaux, qui s’originent dans la race, puis se sédimente dans la langue ». Car Renan n’est pas seulement le théoricien français de l’antisémitisme savant (voir son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de 1855), le représentant le plus illustre de cette « tyrannie des linguistes » prompts à amalgamer langue et race, selon Léon Poliakov 5, défenseur d’un aryanisme opposé à « l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate». Admirateur de Gobineau, avec lequel il entretient une correspondance assidue, il rejoint en 1871 l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines dans l’affirmation de l’inégalité biologique des races et de la division de l’humanité entre maîtres et esclaves. Commentant l’accueil réservé au livre de Gobineau, il regrette d’ailleurs que « l’esprit français se prête si peu aux considérations ethnographiques : la France croit très peu à la race, précisément parce que le fait de la race s’est presque effacé de son sein » 6. Si Renan et Gobineau divergent sur le devenir des races supérieures, promises à la décadence selon Gobineau, et à se fondre dans un « grand fleuve » d’après Renan, ils s’accordent en revanche sur le principe de l’inégalité naturelle des races. « Les hommes, déclare Renan, ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc ». C’est la nature qui a fait une « race d’ouvriers » – la race chinoise, « d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice […] au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite » – et une « race de travailleurs de la terre » – la race nègre : « soyez pour [elle] bon et humain, et tout sera dans l’ordre » – auxquelles commande une « race de maîtres et de soldats » incarnée par la race européenne. Dans cette division raciale et fonctionnelle de l’humanité, il importe, estime Renan comme une justification élémentaire de la colonisation, « que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien » 7. Certes, on constate une atténuation progressive du facteur racial dans la pensée sociale et politique de Renan dont sa conception « volontariste » de la nation forgée en 1892 forme le point d’achèvement. Après 1871, la pensée de Renan entame en effet une sorte de « conversion » libérale conduisant à un Sur l’antisémitisme savant et racialiste de Renan, voir Pierre-André Taguieff, « Quand on pensait le monde en termes de races », entretien, L’Histoire, n° 214, octobre 1997, ainsi que Léon Poliakov, Le Mythe aryen, Paris, Presses Pocket, 1994, p. 327. Lettre de Renan à Gobineau, 26 juin 1856, in Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, t. 9, 1961, p. 203. Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale [1871], Bruxelles, Éditions Complexe, 1990. raison_publique_5_144_C2.indd 128 13/09/2006 19:46:55 129 raison publique nO 5 Critiques abandon progressif d’une conception raciale et fataliste des identités au profit d’une conception libérale de la nation 8. Renan en viendra alors à relativiser la division anthropologique de l’espèce humaine en races, estimant que « la division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant vraiment une race pure, ne peut mener qu’à des guerres d’exterminations, à des guerres “zoologiques” […] analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie » 9. Contre l’autorité de la race et de l’hérédité, il oppose alors le consentement des peuples. « Notre politique, lance ainsi Renan aux savants d’outre-Rhin, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races : nous croyons que la nôtre vaut mieux […] Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale » 10. Au-delà de ces points méritant discussion, la République raciale, 1860-1930 est donc un travail utile en ce qu’il balaie quelques mythes et brouille les frontières, que l’on croyait bien établies, entre des républicains défenseurs de l’universalité des droits de l’homme et de l’égalité entre individus, d’un côté, et, de l’autre, une « droite réactionnaire » antirévolutionnaire, nationaliste et raciste. Carole Reynaud-Paligot montre bien comment la réflexion sur la diversité de l’espère humaine a été le lieu de convergences idéologiques multiples et durables entre les républicains et leurs adversaires, tous convaincus de l’existence de « races humaines » inégales. En rappelant ces accointances, l’ouvrage se situe en décalage par rapport aux études antérieures généralement focalisées sur les penseurs racistes de la droite extrême tout en négligeant l’examen de la pensée raciale républicaine de ces savants, hommes politiques et administrateurs coloniaux dévoués à la République. Par là, il contribue à une relecture plus claire de l’histoire républicaine. Mickaël Vaillant « Lettre à M. Strauss », in Ernest Renan, op. cit., p. 197-198. Ibid., p. 199. 10 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882), in Œuvres complètes, Paris, CalmannLévy, t. I, 1947, p. 895-898. raison_publique_5_144_C2.indd 129 13/09/2006 19:46:55 raison_publique_5_144_C2.indd 130 13/09/2006 19:46:55 Notes de lecture raison_publique_5_144_C2.indd 131 13/09/2006 19:46:55 raison_publique_5_144_C2.indd 132 13/09/2006 19:46:55 Les notes de lecture ont été rédigées par Solange Chavel (Université de Picardie), Bernard Gagnon (Université du Québec), Justine Lacroix (Université Libre de Bruxelles), et Hélène L’Heuillet (Université Paris-Sorbonne). Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity [2004], Princeton, Princeton University Press, 2005, 384 p., 25 €. raison_publique_5_144_C2.indd 133 133 raison publique nO 5 • pups • 2006 L’affirmation grandissante des identités collectives – qu’elles soient liées à l’ethnie, à la nationalité, à la religion ou au genre – est régulièrement interprétée comme un redoutable défi lancé à la tradition libérale. Le libéralisme classique, dit-on, se fonderait sur un individualisme abstrait peu soucieux de nos contextes d’appartenance et de nos différences culturelles. Il serait indissociable d’une philosophie « moniste » peu adaptée au pluralisme des sociétés contemporaines. En réaction à cette lecture, commune à nombre de penseurs dits « multiculturalistes », l’intuition à l’origine de l’ouvrage d’Anthony Appiah, professeur de philosophie à Princeton, est double. D’une part, les ressources conceptuelles du libéralisme classique sont loin d’être aussi pauvres qu’on veut bien le croire. Une lecture attentive de John Stuart Mill permet ainsi de dessiner les contours d’une « éthique de l’individualité », située à mi-chemin d’une vision romantique où le sujet ne fait que « découvrir » son identité sans participer à son élaboration et d’une conception existentialiste où rien n’échappe au libre choix de l’agent. D’autre part, souligne Appiah, toute omission – autrement dit : toute « mise entre parenthèse des différences » – n’est pas forcément un mal. Toute la force de l’abstraction libérale fut précisément d’autoriser le respect des personnes par une extension du principe d’égale dignité à ceux qui en étaient privés. Ce combat pour la reconnaissance du « même » en tout homme a été trop durement mené pour être aujourd’hui écarté au profit de la seule glorification de la diversité. D’où le refus de l’auteur de ramener le débat contemporain sur la diversité culturelle versus l’autonomie individuelle à un affrontement entre « eux » et « nous » – entre l’Occident et tous les autres. Il ne s’agit là que d’un conflit ancien entre conceptions atomistes et holistes de la société, conflit interne à l’Occident. Ceux qui usent de « l’argument des autres cultures » pour dénier toute prétention universelle au principe d’autonomie sont comme cet « astronome qui confond la mouche à l’autre bout de son télescope avec une planète lointaine ». En réalité, réduire l’universalisme libéral à une simple singularité occidentale, c’est se résoudre 13/09/2006 19:46:55 à une partition de la société politique par un repli des communautés sur des mondes moraux hermétiquement fermés les uns aux autres. D’où le plaidoyer d’Appiah pour un « cosmopolitanisme enraciné » soucieux de respecter les particularités, mais seulement en tant qu’elles sont une des conditions susceptibles de favoriser l’expression de l’autonomie individuelle. Avec autant d’élégance dans la critique que de fermeté dans ses arguments, Appiah trace ainsi les contours d’un libéralisme humaniste où, selon ses propres termes, « la politique de la reconnaissance » devrait être équilibrée par « une reconnaissance de la politique ». J. L. Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism. Ethics in a World of Strangers, New York, W. W. Norton & Company, 2006, 196 p., 24,50 €. 134 Les récits de Sir Richard Francis Burton (1821-1890) illustrent l’intérêt manifeste de l’anthropologie naissante pour les arts et la littérature venus d’ailleurs ; c’est ce que nous expose K. W. Appiah comme entrée en matière. La recherche de l’exotisme était l’expression légitime d’une curiosité pour les cultures étrangères, mais elle n’incluait pas de responsabilité envers les membres de ces cultures lointaines. Vue par le prisme d’un « miroir déformant », l’ « étrangeté » maintenait la distance entre eux et nous, et n’ébranlait pas les frontières étanches des appartenances. Pour Appiah, malgré la mondialisation et l’ouverture des frontières, nos pensées et nos sensibilités sont encore aujourd’hui trop ancrées dans ce monde des allégeances locales, alors qu’il est demandé de développer les idées et de créer les institutions adaptées à la tribu globale à laquelle dorénavant nous appartenons. « L’étranger » n’est plus uniquement l’Autre à qui l’on voue une curiosité sans compassion, il est l’Autre avec qui je partage un monde commun. Le cosmopolitisme, que l’auteur ne veut identifier ni à une théorie ni à une idéologie, est cet autre regard – une « perspective » pour reprendre ses propres mots – qui manquait à Sir Burton et à son goût pour l’exotisme : la curiosité envers autrui ne doit pas oblitérer la responsabilité (de chacun) envers (tous) les autres. C’est le second versant du cosmopolitisme, une éthique universelle du devoir, que le mariage parfois houleux avec le principe de différence rend encore plus nécessaire. L’universalisme, hérité du stoïcisme romain et reconduit par les Lumières, élargit nos responsabilités bien au-delà de nos allégeances premières (famille, amis, nation) pour les étendre à tout le genre humain. Il s’agit toutefois de deux versants d’une même montagne, puisque prendre au sérieux la valeur de la vie humaine en général va de pair raison_publique_5_144_C2.indd 134 13/09/2006 19:46:56 raison_publique_5_144_C2.indd 135 135 raison publique nO 5 Notes de lecture avec une considération similaire pour la valeur des vies humaines particulières, pour les pratiques et les croyances qu’elles portent. L’idéal cosmopolitiste, une fois réconcilié avec lui-même, est celui d’un monde dans lequel chacun, tout en ayant la liberté d’exprimer ses traditions et ses cultures, prend plaisir à la différence d’autrui et se sent humainement responsable envers ce dernier, au même titre qu’il exerce ses devoirs envers ses proches. C’est cet idéal qu’Appiah s’efforce de présenter dans son livre. Il expose – de manière peut-être trop succincte – les fondements du cosmopolitisme et ses principales conséquences qui consistent à se détourner du positivisme et du relativisme ambiants. Le premier n’est pas en mesure de rendre compte de l’importance des valeurs dans nos modes de pensées et d’actions, et le second sous-estime les facultés du dialogue. Toute culture, dans une perspective de la diversité, dispose d’un vocabulaire de valeurs suffisamment riche pour entreprendre une conversation, et il n’est pas nécessaire qu’un vocabulaire unique de valeurs préexiste à l’échange. Le fait de s’engager dans la conversation, malgré nos différences, constitue déjà un référent commun qui peut être la base d’un intérêt envers des manières différentes de penser, de ressentir et d’agir. La curiosité que l’on voue aux autres cultures ne doit toutefois pas se transformer en prison pour ses membres. Les enjeux contemporains de la protection des biens culturels, de la sauvegarde des cultures et du patrimoine, et de l’entraide internationale – auxquels Appiah consacre la moitié de son livre – requièrent une réponse équilibrée entre universalisme et différentialisme. Le devoir d’assistance ne doit pas confondre nos valeurs avec le bien d’autrui, mais considérer la pluralité des points de vue. Les lois, conventions et mesures protectrices des cultures doivent être telles qu’elles favorisent la diversité des conditions de vie, sans enfermer quiconque dans une identité imposée. Il n’y a aucun sens, écrit Appiah, à vouloir préserver des différences culturelles qui ne survivraient pas sans la libre allégeance de leurs membres. Un anthropologue contemporain, aussi curieux que Sir Burton, mais inspiré par le cosmopolitisme, intégrerait à ses récits quelques considérations sur les points communs et les différences entre les valeurs de sa tribu et celles des pays explorés, du moins rechercherait-il les jalons d’un dialogue. Cette ouverture commune et réciproque à la différence ne signifie aucun relâchement du point de vue des droits de l’homme – la diversité a ses propres limites, dont celle de ne pas tolérer l’intolérance. On aurait apprécié qu’Appiah ouvre le débat avec quelques théoriciens contemporains et qu’il introduise davantage la diversité des points de vue concernant les enjeux pratiques qu’il soulève. Son livre constitue néanmoins un plaidoyer riche et nuancé en faveur de la diversité culturelle, qui ne renonce ni à l’universalisme ni à la différence, 13/09/2006 19:46:56 et offre des analyses fines des enjeux pratiques, politiques et éthiques, de la reconnaissance. B. G. Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Les Éditions du Cerf, 2005, 216 p., 28 €. 136 L’ouvrage de Jean-Marc Ferry est traversé par une question centrale : comment peut-on penser le lien capable de fonder une véritable union politique européenne ? Si la voie nationaliste se trouve dépassée, Ferry soutient dans une première partie le pari qu’il est possible de donner au principe républicain une pertinence post-nationale. Il s’articule autour du principe, inspiré notamment de Habermas d’un « patriotisme constitutionnel », appuyé sur la mise en commun de l’histoire européenne. Car la forme spécifique d’intégration républicaine pertinente pour une union européenne post-nationale devrait se frayer un chemin entre deux illusions. L’illusion rationaliste que la raison publique pourrait faire l’économie des traditions culturelles et des convictions morales s’oppose à l’illusion identitaire qui confondrait communauté morale et communauté historique : la deuxième partie est donc un plaidoyer pour la formation d’une culture publique commune et d’une mémoire historique partagée en ouvrant à la raison publique des intuitions privées longtemps exclues du champ politique. Le « sens de l’Europe » (troisième partie) peut alors être mis à l’épreuve sur les deux sujets sensibles que sont la question de la Turquie et la Constitution européenne : l’identité européenne, en ce sens, ne réside pas dans des frontières géographiques ou une culture historiquement fixée, mais dans un projet philosophique. Celui-ci trouve son expression dans l’idée kantienne du cosmopolitisme, que Ferry reprend au Projet de paix perpétuelle de 1795. L’Union européenne, loin de confisquer la souveraineté des États dans un processus d’exercice vertical du pouvoir qui gommerait les identités, est le pari de l’invention d’une forme cosmopolitique d’intégration horizontale, où coordination et concertation limitent la souveraineté nationale sans pour autant la rendre caduque. Les deux dernières parties prolongent la réflexion en tentant de saisir la spécificité de la souveraineté et de la citoyenneté au sein des institutions originales de l’Union européenne. « Paysage institutionnel atypique », l’Union européenne cherche à articuler un cadre juridique unifié, un respect pour le pluralisme des cultures et des traditions historiques, et une culture publique commune. À la question « comment former une communauté qui soit à la fois politiquement unie, socialement consistante et culturellement pluraliste », Jean-Marc Ferry répond raison_publique_5_144_C2.indd 136 13/09/2006 19:46:56 par une réflexion stimulante qui met l’accent sur l’importance de la formation pragmatique d’une culture politique partagée. S. C. Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006, 309 p., 18,50 €. raison_publique_5_144_C2.indd 137 137 raison publique nO 5 Notes de lecture La guerre n’existe plus. Les notions d’ « état de guerre » et d’ « état de nature » sont désormais inappropriées pour rendre compte des nouvelles formes de violence que nous connaissons. Tel est le constat dont part Frédéric Gros pour mener sa réflexion sur les « états de violence ». C’est en effet sous ce concept, dont il nous avertit qu’il ne vaut que « par provision », qu’il tente de regrouper les phénomènes qui adviennent en lieu et place de la guerre dans le monde d’aujourd’hui. Le terrorisme est emblématique de ce passage de l’état de guerre à l’état de violence, mais il n’en constitue pas la seule modalité. Plus généralement, il faut montrer, selon Frédéric Gros, qu’aux armées hiérarchisées se sont substitués de petits groupes doués d’une grande marge d’initiative et conçus comme de groupes d’intérêt (factions armées, maffias, groupes paramilitaires ou terroristes). Si la guerre classique se déroulait à la campagne – sur des champs de bataille – les nouvelles formes de violence élisent le centre des grandes villes. La violence s’est professionnalisée, mais ses cibles, à l’inverse, ne sont plus des soldats mais des civils. La guerre, enfin, avait sa temporalité propre, qui s’opposait à celle de la paix, en un rythme où l’une excluait l’autre. Au contraire, la bombe éclate un instant qui installe la terreur et la perpétue indéfiniment, faisant oublier jusqu’à la différence de la guerre et de la paix. L’ouvrage a une portée descriptive affichée. Il s’agit en effet de prendre la mesure de ce qu’était la guerre sur les trois plans de la morale, de la politique, et du droit. Il comporte d’ailleurs d’assez belles pages sur les qualités du guerrier, notamment celles du sage stoïcien – dont le courage consiste à « tenir bon » face à l’adversité –, ou sur la notion de « guerre totale », qui est à la fois la vérité de la guerre et sa négation, car c’est une guerre qui veut essentiellement « en finir », autant avec les ennemis qu’avec la guerre elle-même. La thèse de l’auteur est pourtant très polémique. Contre la tentation de penser la fin de la guerre en termes de désymbolisation, ou contre toute nostalgie schmittienne de la guerre et de ses lois, il faut selon Frédéric Gros saisir les principes et les structurations de ces états de violence, dans leur « logique positive ». On comprend pourquoi il tient tant à déspécifier le terrorisme, trop aisément identifié selon lui à une destructuration de la guerre. La thèse 13/09/2006 19:46:56 138 de Frédéric Gros se situe dans la suite des analyses développées par Michel Foucault dans ses cours au Collège de France : après l’âge de la discipline est venu celui de la sécurité 1. La logique de la sécurité est celle des états de violence, et plus que le terrorisme, c’est la notion d’ « intervention » qui est emblématique de ceux-ci. L’ «intervention, qu’elle soit militaire, policière, sanitaire, ou autre », prétend remplacer l’agression et se dispense même d’alléguer une juste cause, car elle n’a pour but déclaré que la protection de la vie ; bref, elle est « la pointe armée d’un dispositif général de sécurité ». Cette thèse pose bien des problèmes. La généalogie des formes de violence contemporaines est ici produite dans une totale extériorité. Si la démarche s’inscrit dans une filiation foucaldienne, elle n’obéit pas au souci d’empiricité qui était celui de Foucault, et se présente davantage comme une spéculation sur la guerre que comme une analyse des buts et des stratégies des acteurs de la violence contemporaine. Que disent et que pensent les acteurs de la violence d’aujourd’hui ? On ne l’apprend pas. En revanche, on saisit bien la portée idéologique de l’analyse. Négligeant la critique, Frédéric Gros va directement au procès et accuse de racisme et d’ethnocentrisme les intellectuels « criant au nihilisme » en pensant analyser la violence terroriste. Le nihilisme est pourtant un élément de généalogie de la violence politique nécessaire pour penser les formes nouvelles de la violence, et les ouvrages déjà écrits sur le sujet, par exemple Dostoïevski à Manhattan, d’André Glucksmann 2, s’ils ne sont pas exempts de défauts, méritent cependant un autre traitement. À s’en tenir à la dénonciation de ce qu’il nomme les « indignations écœurées » de certains intellectuels, l’ouvrage de Frédéric Gros, peut lui-même encourir le reproche de développer une forme sophistiquée de la culture politique de l’excuse du terrorisme analysée par Michael Walzer dans De la guerre et du terrorisme 3. H. L. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004. André Glucksmann, Dostoïevski à Manhattan, Paris, Robert Laffont, 2002. Michael Walzer, De la guerre et du terrorisme (2004), trad. par C. Fort, Paris, Bayard, 2004. raison_publique_5_144_C2.indd 138 13/09/2006 19:46:56 Ont contribué à ce numéro Ulrich Beck, sociologue, est notamment l’auteur de La Société du risque ([1986], Paris, Flammarion, 2003), Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (Paris, Flammarion, 2005) ou encore, en 2006, The Cosmopolitan Vision (Polity Press). Il est actuellement professeur à l’Institut für Soziologie de l’Université Ludwig-Maximilian de Munich et à la London School of Economics. Jean Louise Cohen est professeur en sciences politiques à l’Université Columbia de New York. Elle est l’auteur de Class and Civil Society : The Limits of Marxian Critical Theory (The University of Massachussets Press, 1982) et de Regulating Intimacy : A New Legal Paradigm (Princeton University Press, 2004). Elle travaille actuellement sur les questions liées à la souveraineté et au droit international. Anthony Giddens est l’ancien directeur de la London School of Economics and Political Science. Il est actuellement Life Fellow au King’s College, à Cambridge et membre de la chambre des Lords. Il est notamment l’auteur de La Troisième voie face : Le Renouveau de la social-démocratie (avec Tony Blair, Paris, Seuil, 2002) et de La Constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration (trad. M. Audet, Paris, PUF, 2005) 139 raison publique nO 5 • pups • 2006 Solange Chavel est une ancienne élève de l’École Normale, agrégée de philosophie, doctorante en philosophie à l’Université Picardie-Jules Verne, à Amiens. Daniel Innerarity est professeur de philosophie à l’Université de Saragosse. Son dernier livre, La transformación de la política, a obtenu en 2003 le Prix de l’essai Miguel de Unamuno et le Prix national de Littérature (essai). Il est également l’auteur de La sociedad invisible, paru en 2004. Ruwen Ogien, philosophe et directeur de recherches au CNRS. Ses travaux portent sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales. Parmi ses ouvrages récents, on peut citer notamment Penser la pornographie (Paris, PUF, 2003), La Panique morale (Paris, Grasset, raison_publique_5_144_C2.indd 139 13/09/2006 19:46:56 2004) ou encore la direction avec Jean-Cassien Billier du numéro de la revue Comprendre sur « La Sexualité » (Paris, PUF, 2005). Christian Nadeau est professeur de philosophie morale et politique à l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur les théories de l’obligation morale et de l’obéissance politique, sur l’histoire du républicanisme et sur la question des conflits sociaux. Il a notamment dirigé, avec Daniel Weinstock, l’ouvrage Republicanism : History, Theory, and Practice (Londres, Portland, 2004). Émeric Travers, professeur agrégé de philosophie, est l’auteur d’une thèse intitulée Benjamin Constant et la question des principes dans leur relation à l’histoire. Il a publié récemment Benjamin Constant, les principes et l’histoire (Paris, Honoré Champion, 2005). 140 Mickaël Vaillant est docteur en science politique de l’IEP de Paris. Il est l’auteur d’une thèse intitulée Race et culture. Les sciences sociales face au racisme. Étude comparative de la genèse et des modalités de la rupture épistémologique de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago avec la pensée racialiste (fin xixe siècle - 1945). raison_publique_5_144_C2.indd 140 13/09/2006 19:46:56 BULLETIN D’ABONNEMENT Institution : ….....................................…..……….……………….………. ou Nom : ………............................................................................................... Prénom : …………….................................................……………………. Adresse : …………………...........................................…………………… Ville : ………………..............................................………….…………… Pays : ………………………………............................................................ Code Postal : ……......................................................…………………….. Abonnement à Raison publique pour 12 mois (2 numéros par an) – Institutions et particuliers (France et DOM-TOM) : 26 euros (frais de port inclus) – Institutions et particuliers (Étranger) : 30 euros (frais de port inclus) – Étudiant (joindre photocopie de la carte étudiant) : 23 euros (frais de port inclus) Année 2007 (deux numéros : 6 et 7) Année 2008 (deux numéros : 8 et 9) Date : ………………………….. Renvoyer ce document dûment rempli, accompagné de votre règlement par chèque à l’ordre de Raison publique, à l’adresse suivante : Raison publique Abonnement 4, impasse Viala F–37000 – Tours Le formulaire d’abonnement est actuellement téléchargeable sur le site de la revue : http://www.raison-publique.fr raison_publique_5_144_C2.indd 141 13/09/2006 19:46:56 raison_publique_5_144_C2.indd 142 13/09/2006 19:46:56 raison_publique_5_144_C2.indd 143 13/09/2006 19:46:56 raison_publique_5_144_C2.indd 144 13/09/2006 19:46:56