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Raison publique
Éthique, politique et société
n°5 octobre 2006
Les Métamorphoses de la Souveraineté
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RAISON PUBLIQUE
Délibération et gouvernance : l’illustration démocratique
RAISON PUBLIQUE [n°1]
Vers une e-démocratie ?
RAISON PUBLIQUE [n°2]
Un nouvel impérialisme ?
RAISON PUBLIQUE [n°3]
Le socialisme a-t-il un avenir ?
RAISON PUBLIQUE [n°4]
© Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006
Maison de la recherche
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
28, rue Serpente
75006 – Paris
Maquette et réalisation : Lettres d’Or
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D’après le graphisme de Patrick Van Dieren
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ISBN : 2-84050-470-7
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sommaire
DOSSIER : LES MÉTAMORPHOSES DE LA SOUVERAINETÉ ..............
5
Ulrich Beck & Anthony Giddens : L’Europe telle qu’elle est. Un
point de vue cosmopolitique ...................................................................
7
Daniel Innerarity : Gouverner une société complexe ............................
17
Jean Louise Cohen : Les transformations contemporaines de la
souveraineté ..............................................................................................
31
Ruwen Ogien : Sexe et art. L’invention du moralisme esthétique ..... 57
Christian Nadeau : Autodéfense et conflits internationaux ................ 67
Émeric Travers : Un Libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité
chez Benjamin Constant ......................................................................... 87
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QUESTIONS PRÉSENTES .......................................................................... 55
CRITIQUES .................................................................................................. 111
Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France (par Solange
Chavel) ....................................................................................................... 113
Carole Reynaud-Paligot, La République raciale (par Mickaël
Vaillant) ..................................................................................................... 121
NOTES DE LECTURE .................................................................................. 131
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Dossier
Les métamorphoses de la souveraineté
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Prenons-nous un risque exagéré en affirmant que la souveraineté n’est
plus aujourd’hui ce qu’elle était ? Nous ne le pensons pas. Le caractère
supranational des risques et des problèmes auxquels s’affrontent les populations
du monde ne fait plus guère de doute. L’économie, la communication, les
catastrophes environnementales et humanitaires, certaines formes de violence
et de criminalité organisée s’affranchissent toutes des frontières nationales.
Il arrive même que la prise de décision politique, le droit ou l’ « opinion
publique » se fassent supranationaux. Et pourtant, le discours classique de la
souveraineté reste omniprésent qu’il s’agisse de décrire la souveraineté d’un
État ou celle d’un peuple. Quelle est cependant cette souveraineté ? À quelles
métamorphoses est-elle en proie ? Ce discours de la souveraineté a-t-il encore
un sens dans le contexte de la mondialisation et par rapport à des sociétés
toujours plus complexes ? Sommes-nous sur le point de voir s’achever l’âge des
États-nations ? Ou bien est-ce la souveraineté qui est en train de se réinventer
sous nos yeux ?
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L’Europe telle qu’elle est :
un point de vue cosmopolitique
Ulrich Beck & Anthony Giddens
Une illusion nationale mine la politique européenne
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Les citoyens français et néerlandais ont tranché. Mais que signifient ce
« non » et ce « nee » à la Constitution ? « Au secours, nous ne comprenons
pas l’Europe. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? L’élargissement en a-t-elle
fait une entité bizarre et indéfinissable ? Quel sens pouvons-nous donner à
l’Europe ? » En matière de construction institutionnelle, l’Union européenne
est pourtant un des exemples les plus originaux et réussis depuis la Seconde
Guerre mondiale. L’Europe n’a pas seulement remis en cause les frontières
géographiques, mais aussi les frontières mentales. Il est temps de voir l’Europe
telle qu’elle est. Quel est le sens du discours sur l’Europe, en quoi consiste sa
légitimité propre ?
Envisager l’Europe sous un angle national réveille les plus profondes peurs
européennes concernant la nation elle-même : tel est le paradoxe dont il faut
rendre compte. Penser en termes de nation, c’est laisser entendre qu’il faudrait
choisir entre l’Europe et les nations européennes, sans troisième terme possible.
L’Europe et ses États membres deviennent des rivaux dont chacun menace
l’existence de l’autre. Ainsi mal comprise, l’européanisation semble devenir
un diabolique jeu à somme nulle, où l’Europe et les nations qui la composent
finissent par être toutes perdantes.
Quant à l’autre face du paradoxe : si l’on veut rassurer les États membres, leur
montrer que l’expansion européenne n’équivaut pas à un suicide culturel, alors
il faut rejeter les concepts sociaux et politiques de nation pour penser l’Europe
en termes cosmopolitiques. Une Europe cosmopolitique est d’abord et avant
tout une Europe fondée sur la différence, sur des particularités nationales
dûment reconnues. D’un point de vue cosmopolitique, cette diversité (de
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langues, d’organisation économique et politique, de culture politique) est
l’origine même de la conscience européenne et non pas, comme le suggère le
point de vue national, un obstacle à l’intégration. Être européen signifie alors :
nous sommes intrinsèquement un choc de cultures.
Et pourtant, on continue à penser l’Europe comme si elle était une « nation
inachevée » ou un « état fédéral incomplet » ; on persiste à croire qu’il faudrait
qu’elle soit effectivement une nation et un état. Cette incapacité à saisir la
nouvelle réalité historique incarnée par la construction européenne est la cause
principale de l’impasse. Et c’est aussi une des raisons essentielles qui fait que
les institutions européennes semblent inaccessibles, irréelles, voire menaçantes
pour les citoyens qu’elles prétendent servir. Même la recherche spécialisée sur
l’Europe ose à peine dépasser ces schémas de pensée traditionnels. L’Union
européenne est envisagée à la lumière des concepts nationaux de territorialité,
de souveraineté, de division des compétences et d’indépendance nationale.
Même lorsqu’elle mobilise les termes plus complexes de « gouvernance »
ou de « système à plusieurs niveaux », la recherche sur l’Europe, fortement
influencée par la science politique et le droit, demeure prisonnière de schémas
de pensée modelés sur la nation.
L’absence de sociologie spécifique à l’Europe est particulièrement frappante.
La sociologie a développé ses outils méthodologiques en analysant les sociétés
nationales au tournant des xixe et xxe siècles. Comme ces outils ne sont
manifestement pas pertinents pour analyser la société européenne, on en
conclut qu’il n’y aurait pas de société européenne digne de ce nom. Parmi
les nombreuses explications avancées, l’une prête particulièrement le flanc à
la critique : l’idée que le concept de société serait le pivot du nationalisme
méthodologique de la sociologie. Il faudrait concevoir l’Europe au pluriel,
comme une collection de sociétés, c’est-à-dire de manière additive. La société
européenne serait équivalente aux sociétés des nations européennes. Avec un
tel schéma conceptuel, il n’y a pas lieu de s’étonner que la sociologie échoue
à saisir la réalité européenne. Le nationalisme méthodologique des sciences
sociales est une erreur historique qui empêche de saisir la complexité des réalités
européennes et leur interaction. En un mot : le nationalisme méthodologique,
par son aveuglement aux réalités européennes, obscurcit notre horizon.
C’est un même schéma de pensée qui soutient la thèse selon laquelle « il n’y
a pas de demos européen ». Thèse qui impose immédiatement de préciser à
quel demos on fait ici référence : le demos de la cité grecque, celui des cantons
suisses, celui des États-nations ? Qu’en est-il des sociétés réelles de nos pays,
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ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique
intimement liés entre eux ? Les citoyens des États-nations eux-mêmes formentils toujours un demos homogène ?
À l’œuvre derrière ces positions, l’idée que l’État-nation est la pierre de touche
conceptuelle, à laquelle les réalités européennes ne satisfont pas : pas de demos,
pas de nation, pas d’État, pas de démocratie, pas d’espace public. Pourtant,
à côté de l’indifférence ou de l’incompréhension pour les débats qui agitent
les autres États membres, des processus de communication transnationaux
toujours plus nombreux s’organisent sur les défis que rencontrent les différents
États-nations : notamment, tout récemment, les réactions à la guerre en Irak,
au soulèvement démocratique en Ukraine ou à l’antisémitisme européen.
Plutôt que de continuer à répéter obstinément qu’il n’existe pas d’espace
public européen, il convient de réviser la notion d’espace public liée à l’Étatnation dans un sens cosmopolitique, pour comprendre les dynamiques réelles
qui sont en train de donner forme à un espace public européen qui dépasse
les frontières.
Il faut penser l’européanisation non seulement de manière verticale (des
sociétés nationales qui appliquent une législation européenne, par exemple),
mais également de manière horizontale. L’européanisation désigne alors la
manière dont les sociétés nationales, les systèmes nationaux d’éducation, les
familles, les institutions scientifiques et économiques de chaque pays forment
des réseaux et se mêlent les uns aux autres. L’européanisation horizontale
signifie alors une ouverture latérale des espaces nationaux.
Sont « européens » en ce sens, les formes d’identité, les modes de vie, les
modes de production « co-nationaux » qui dépassent les frontières des États
singuliers. Ces structures et ces mouvements transgressent continuellement
les frontières. De nouvelles réalités émergent dans le sillage de cette
européanisation horizontale et prennent corps « en coulisse », se répandent et
deviennent des acquis pour les générations suivantes : multilinguisme, réseaux
internationaux, mariages mixtes, implantations géographiques multiples,
mobilité de l’éducation, carrières internationales, intégration scientifique et
économique. Les données sur ces indicateurs clés font terriblement défaut :
l’importance et la signification de ces nouvelles formes d’européanisation
transnationale passent inaperçues, parce que les statistiques nationales – tout
comme la recherche sociologique empirique – restent emprisonnées dans un
nationalisme méthodologique.
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Un jeu européen gagnant : des solutions communes qui servent
l’intérêt national
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Partons des dilemmes de la politique d’un État-nation à l’ère de la
mondialisation économique. Une seule chose est pire que de se faire engloutir
par les entreprises multinationales : ne pas se faire engloutir par les entreprises
multinationales ! Ce qui effraie les citoyens des sociétés démocratiques, c’est
d’être tout à coup confrontés à un manque béant dans la fabrique du pouvoir
politique : les élus assistent, en spectateurs impuissants, aux décisions que
prennent des acteurs non élus. En réalité, le vote contre la constitution était
un vote contre le dragon de la mondialisation.
Mais ce que les eurosceptiques ont du mal à comprendre, c’est qu’il est faux
de tout observer à travers des lunettes nationales : bien souvent des accords
collectifs au sein de l’Union européenne réussissent mieux à servir l’intérêt
national. Ainsi, la création d’un marché intérieur, au prix d’un abandon d’un
peu de souveraineté, a apporté d’immenses bénéfices pour les entreprises
nationales et leurs salariés. C’est là que se révèle la valeur politique ajoutée de
l’Union européenne : des solutions communes sont souvent plus fructueuses
que les efforts isolés des nations.
Partout en Europe, les gouvernements nationaux luttent contre ce qui semble
être des problèmes nationaux : ils essaient d’y faire face par eux-mêmes, et
échouent le plus souvent. On peut prendre pour exemples les délocalisations
ou la capacité à contrôler la fiscalité des entreprises. Des entreprises mobiles qui
opèrent à l’échelle mondiale sont en mesure d’affaiblir les États individuels en
les dressant les uns contre les autres. Plus le point de vue national est puissant
dans les pensées et les actes des populations et des gouvernements, plus de
telles entreprises sont en mesure d’asseoir leur pouvoir. Tel est le paradoxe : le
point de vue national est fatal aux intérêts nationaux, parce que ces intérêts
sont mieux défendus à un échelon européen, voire mondial !
Le déclin démographique, par exemple, n’est pas un problème national qui
affecterait certaines sociétés en particulier, et il ne peut pas être combattu
à l’échelle d’une nation. La même situation prévaut partout en Europe. Le
nombre de personnes âgées va croissant dans toutes les sociétés, les systèmes
de retraite sont exsangues, et pourtant, les réformes nécessaires pour contrer
ces tendances sont bloquées par une résistance organisée des groupes mêmes
qui sont affectés. Comme le dit Fareed Zakaria, « l’Europe a besoin de ce qui
provoque une paranoïa populiste : des réformes économiques pour survivre
dans une ère de compétition économique, des jeunes immigrants pour soutenir
son marché social, et des relations stratégiques avec le monde musulman, qui
progresseraient très nettement grâce à l’intégration européenne de la Turquie ».
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ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique
Une manière constructive de sortir de ce mauvais pas pourrait consister à
considérer le réseau de problèmes auquel sont confrontées nos sociétés
– déclin démographique, populations vieillissantes, réformes difficiles mais
nécessaires de la sécurité sociale et politiques d’immigration ciblées – comme
des questions européennes qui doivent être traitées à l’échelon collectif. Tous
ces gouvernements embourbés dans l’ornière nationale, qui se satisfont de
pseudo solutions, ont tout à y gagner.
Le point de vue national ne voit que la fin de la politique ; le point de vue
cosmopolitique, en revanche, peut y discerner une renaissance de la politique
nationale.
Les sociétés les plus égalitaires et solidaires d’Europe (et du monde), les pays
scandinaves, sont également les plus réformistes, y compris en accordant du
pouvoir aux citoyens et aux échelons locaux. Dans quelle mesure le reste de
l’Europe, y compris les nouveaux pays membres, peut-il apprendre de ces
pays ? Beaucoup disent : fort peu, parce qu’ils sont relativement petits et que
leurs systèmes de protection sociale ne peuvent pas être exportés. Nous disons
au contraire : beaucoup. Nous ne pouvons pas tous devenir des Scandinaves.
Mais nous pouvons tous, anciens ou nouveaux États membres, tirer profit de
ces exemples d’une meilleure pratique. Par exemple, une politique de l’emploi
active, telle que la Suède l’a mise en place, est une mesure qui a été adoptée
par tous les pays qui connaissent un taux d’emploi élevé. La même chose
est vraie des politiques qui mettent en œuvre des réformes de l’éducation, le
développement des universités, la diffusion des technologies de l’information,
la décentralisation des services de santé, et les dispositifs de garde d’enfants.
Ce que nous enseigne le succès de l’européanisation, de manière générale,
c’est la nouvelle logique du réalisme cosmopolitique : la meilleure manière de
résoudre des problèmes nationaux urgents peut se trouver dans la coopération
transnationale. Une coopération permanente entre les États n’affaiblit pas leur
pouvoir, mais le renforce. Pour le dire sous une forme paradoxale : abandonner
une partie de sa souveraineté, c’est l’augmenter. C’est le secret de la légitimité
de l’Union européenne. À l’inverse, ceux qui entreprennent la tâche impossible
de s’isoler au niveau national ne réussissent qu’à mettre en danger leur propre
prospérité et les libertés démocratiques. La richesse et la croissance économique,
tout comme la gestion du chômage et le maintien d’une démocratie stable,
dépendent désormais d’une approche cosmopolitique.
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L’européanisation comme culture transnationale du souvenir
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« Ah, l’Europe », soupire Thomas Mann, évoquant l’histoire calamiteuse de
l’Occident. Deux siècles et demi de guerres et de bains de sang. Au centre de
n’importe quel village d’Europe, un monument porte gravés les noms de ceux
qui sont tombés – 1915, 1917. Un peu plus loin, sur le mur de l’église, une
plaque rappelle le souvenir des morts de la Seconde Guerre mondiale. Elle
porte les noms de trois hommes de la même famille : mort en 1942, mort en
1944, porté disparu en 1945. Les mémoriaux pour les camps de concentration
nous rappellent l’européanisation des haines raciales. Voilà l’Europe telle
qu’elle était.
Quand tout cela a-t-il eu lieu ? Il n’y a pas si longtemps – pas plus tard
qu’à la fin des années 1980, les peuples de cette Europe belligérante étaient
bloqués dans une impasse nucléaire. Les mesures de rapprochement entre
l’Est et l’Ouest ne semblaient possibles qu’à condition d’accepter l’idée d’une
Europe à jamais divisée. Et maintenant ! Le miracle européen a eu lieu : les
ennemis sont devenus des alliés. C’est unique dans l’histoire – c’est en fait
presque inconcevable. Au moment même où l’histoire des États est la plus
instable, une création politique a permis de donner corps à ce qui est presque
inconcevable : que les États transforment d’eux-mêmes leur monopole de la
violence en tabou contre la violence. La menace de la force comme possibilité
politique – entre États membres ou entre institutions supranationales – a été
radicalement bannie, une fois pour toutes, de l’horizon européen.
Cette possibilité est née d’un événement nouveau dans l’histoire
européenne : l’horreur de l’extermination des Juifs ainsi que la souffrance de
la guerre et les déplacements forcés de populations. Ces tragédies ne sont
plus ressenties comme des événements qui n’affecteraient que des nations
singulières. Au contraire, l’espace national du souvenir a dû s’ouvrir – fût-ce
douloureusement – à l’espace européen du souvenir, coupant court à l’esprit de
clocher issu du nationalisme (méthodologique). Nous assistons aux premières
étapes d’une européanisation de l’identité nationale.
Ce changement dans la perspective européenne n’est pas le substitut des
différentes histoires nationales, mais les enrichit de nouvelles perspectives
extérieures, en dépassant les frontières, en les ouvrant, en les élargissant.
Hannah Arendt a souligné le lien entre souvenir et action politique. Toute
action se trouve enchaînée aux conséquences irréversibles qu’elle entraîne.
Dieu n’est pas le seul à devoir pardonner, mais les peuples doivent également
pardonner aux autres peuples – publiquement, parce que c’est le seul moyen
de recouvrer la possibilité d’agir. Seule cette capacité à pardonner permet une
politique transnationale originale.
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Un nouveau modèle cosmopolitique d’intégration
Le processus de l’expansion européenne et sa politique active vis-à-vis de
ses voisins peuvent et doivent être comprises comme un effort d’intégration.
L’introduction d’une approche nouvelle d’intégration cosmopolitique qui ne
dépend plus de l’harmonisation de règles et de l’élimination des différences
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ulrich beck & anthony giddens L’Europe telle qu’elle est. Un point de vue cosmopolitique
À cet égard, l’européanisation du souvenir est porteuse d’une contradiction
proprement européenne : moralement, légalement, politiquement. Si les
traditions qui ont engendré les horreurs de l’Holocauste – mais aussi le
colonialisme, le nationalisme, les génocides – sont bien européennes, les valeurs
et les catégories juridiques qui permettent de désigner ces actes dans la sphère
publique mondiale pour ce qu’ils sont, à savoir des crimes contre l’humanité,
sont également européennes. Aussi bien la modernité que la postmodernité
fondées sur la nation nous rendent aveugles à l’Europe. L’européanisation
est une lutte pour formuler des réponses institutionnelles à la barbarie de
l’Europe moderne – et en cela, elle se distingue de la postmodernité qui refuse
tout à fait de la reconnaître. En ce sens, une Europe cosmopolitique est une
auto-critique institutionalisée de la « voie européenne ».
Ce cosmopolitisme se distingue tant du multiculturalisme que d’un
postmodernisme flou. Il consiste à ouvrir les lignes de communication, à
intégrer l’étranger, tout en se concentrant sur les intérêts communs et en
acceptant l’inévitable interdépendance. Il permet aussi d’intégrer les différentes
perspectives historiques entre agresseurs et victimes dans l’Europe d’aprèsguerre. Ce cosmopolitisme est fondé sur un modèle de normes contraignantes
qui doivent éviter le glissement vers un particularisme postmoderne ; mais
il n’est pas simplement universaliste pour autant. Pour une entité comme
l’Europe, un engagement actif des différentes cultures, traditions et intérêts
dans le sens d’une intégration des sociétés nationales est une question de
survie. Seul un pardon fondé sur cet engagement est à même de créer la
confiance nécessaire pour définir un intérêt européen commun qui dépasse
les frontières.
D’un point de vue cosmopolitique, la tolérence culturelle prend la forme
d’une tolérance constitutionnelle. Les cultures (politiques) nationales
ne sont pas nivelées mais reconnues – elles sont ce qui donne naissance à
l’identité européenne. La spécificité de l’Union européenne est d’assurer
une coordination politique, en produisant une plus-value politique, tout en
respectant la rhétorique puissante et les symboles qui sont toujours attachés à
l’identité nationale.
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(nationales), mais de leur reconnaissance, ouvre de nouveaux champs de
coordination et de puissance institutionnelle pour l’européanisation.
Pendant longtemps, le processus européen d’intégration a consisté à éliminer
les différences, nationales et locales. Cette « politique d’harmonisation »
confond l’unité avec l’uniformité ; elle considère que l’uniformité est la
condition préalable de l’unité. À ce titre, l’unité est devenue le principe
régulateur le plus important de l’Europe moderne – plutôt que d’appliquer
les principes classiques du droit constitutionnel aux institutions européennes.
Plus la politique européenne a remporté de succès dans le cadre de ce principe
initial d’uniformité, plus grande fut la résistance rencontrée, et plus nets les
effets contre-productifs.
L’intégration cosmopolitique, en revanche, est fondée sur un changement
de paradigme qui proclame : la diversité n’est pas un problème, elle est la
solution. De ce point de vue, le processus d’intégration européenne ne doit
pas s’appuyer sur les notions classiques d’uniformité et d’ « État fédéral »
européen, mais doit considérer la nécessaire diversité européenne comme son
point de départ. C’est seulement ainsi qu’il est possible de lier deux exigences
du processus d’européanisation qui semblent à première vue incompatibles :
la reconnaissance de la différence d’un côté, l’intégration de la différence de
l’autre.
Pour résumer : l’idée nationale n’est pas capable d’unifier l’Europe. Un vaste
super État englobant une Europe étendue effraie. Nous ne pensons pas que
l’Europe puisse s’ériger sur les ruines des États-nations. Mais s’il est une idée qui
peut aujourd’hui unifier l’Europe, c’est l’idée d’une Europe cosmopolitique,
parce qu’elle guérit la peur qu’ont les Européens de perdre leur identité et
fait de la tolérance constitutionnelle dans les relations entre les États-nations
un but en soi, tout en dégageant de nouveaux terrains d’action politique à
l’ère de la mondialisation. Plus les Européens se sentiront sûrs d’eux-mêmes,
plus ils seront reconnus dans leur dignité nationale, et plus ils mettront de
détermination à défendre les valeurs européennes dans le monde et à épouser
la destinée des autres.
L’Union européenne doit faire la preuve que ses institutions, mieux que les
gouvernements des États pris isolément, peuvent assurer un meilleur avenir
aux Européens – considérés comme des individus avec des buts et aspirations
personnels et non pas comme les représentants d’identités ethniques
particulières. Dans un monde globalisé, un tel espoir n’est pas irréaliste. Pour la
politique monétaire commerciale, l’immigration, le droit et l’ordre écologique,
la politique étrangère et la défense, l’Union européenne est mieux à même de
défendre les intérêts des gens, indépendamment de leur langue ou de leur
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origine, que les États constitutionnels. En fait, toutes ces crises peuvent être
l’occasion de redéfinir l’Europe comme un projet cosmopolitique, à savoir :
une entité totalement nouvelle dans l’histoire, une structure étatique dont la
pierre angulaire est la reconnaissance des différences culturelles.
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Gouverner une société complexe 1
Daniel Innerarity
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On choisit les gouvernements, non les peuples. Dans la pratique, rien de
moins évident. Celui qui gouverne se plaint fréquemment d’avoir en face de
lui un destinataire qui comprend trop mal la difficulté de la tâche. Bertolt
Brecht, parodiant cette situation, imagine un gouvernement qui, déçu par le
peuple qui lui est échu en partage, envisage la possibilité de le dissoudre et d’en
choisir un nouveau. La déformation inévitable de celui qui détient un pouvoir
est de considérer qu’il doit accomplir sa mission malgré la société qu’il a en
face de lui. Ce qui irrite le pouvoir, c’est la paresse des gouvernés, la complexité
de la société, son insuffisante docilité aux impératifs de la planification, son
imprévisibilité capricieuse et, dans le pire des cas, une tendance suspecte à
s’organiser par elle-même.
Le moins irréel, dans cette caricature, est l’existence d’un fort contraste
entre la complexité de nos sociétés et les simplifications qui s’imposent dans
la sphère de la théorie et de l’action politique. Ce dont manque la politique,
c’est d’abord d’une réflexion plus approfondie sur la complexité dans laquelle
s’inscrit nécessairement son action aujourd’hui. Il n’y a rien d’étonnant à ce
que des gouvernements trop simples soient si souvent amenés à pratiquer une
politique autoritaire ou qu’ils finissent par se déclarer impuissants face aux
difficultés à gouverner 2 ou à l’autonomie des diverses sphères de la société.
Chacun voit que l’État moderne est confronté à des questions qu’il ne pourra
ni résoudre ni éliminer tant qu’il sera organisé comme il l’est aujourd’hui. On
Ce texte est une version abrégée d’un chapitre de La transformación de la política (Península
– Ayuntamiento de Bilbao, Barcelone et Bilbao, 2002), ouvrage qui a obtenu en 2003 le
Prix de l’essai Miguel de Unamuno et le Prix National de Littérature (essai). Une traduction
française paraîtra à l’automne 2006 aux éditions Climats-Flammarion (traduction de Serge
Champeau).
NdT. Je traduis los problemas de gobernabilidad par les difficultés à gouverner et
ingobernabilidad, qui n’a pas d’équivalent en français, par le caractère ingouvernable de
la société. L’ingobernabilidad caractérise, pour l’auteur, la société complexe ou société de
la connaissance.
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peut donc prévoir que la politique, sous sa forme actuelle, échouera face au
caractère ingouvernable de la société de la connaissance.
Ce qui est arrivé à épuisement n’est pas tant la politique qu’une forme
déterminée de celle-ci, concrètement celle qui correspond à l’époque de la
société délimitée territorialement et intégrée politiquement. La politique doit
changer en raison des profondes transformations de la société, où règne une
« nouvelle incompréhensibilité » (Habermas), où se développe un « régime du
risque » (Beck), où l’architecture polycentrique (Polanyi) ou pluricontextuelle
est un trait dominant. La politique doit passer de la hiérarchie à l’hétérarchie,
de l’autorité directe à l’interconnexion par la communication, de la position
centrale à la composition polycentrique, de l’hétéronomie à l’autonomie, du
contrôle unilatéral à l’implication pluricontextuelle. Elle doit être en mesure
d’engendrer le savoir – des idées, des instruments et des procédures – sans
lequel il est impossible de modérer une société de la connaissance opérant de
manière réticulaire et transnationale.
L’architecture polycentrique des sociétés contemporaines
Les sociétés fonctionnellement différenciées sont celles dans lesquelles
les diverses sphères culturelles – la politique, le droit, l’économie, l’art, la
religion… – obéissent à une logique autonome, veillent jalousement à éviter
toute intrusion et entrent en relation sans qu’aucune d’entre elles puisse
être considérée comme prépondérante. Ce sont, au sens strict, des sociétés
sans sommet ni centre. Leurs relations d’interdépendance ne sont plus
hiérarchiques mais hétérarchiques, c’est-à-dire structurées en forme de réseau.
La complexité contemporaine consiste en cette diversification des centres
de décision – correspondant à la différenciation fonctionnelle des systèmes
sociaux – qu’aucun ordre hiérarchique n’est en mesure de contrôler.
La hiérarchie n’est plus, aujourd’hui, le principe ordonnateur de nos sociétés.
Le traitement de la complexité de degré élevé pose de nombreux problèmes
qui mettent en échec toute stratégie fondée sur la hiérarchie 3 : les décideurs
méconnaissent la dynamique des systèmes complexes du fait qu’en général ils
n’incluent pas le déroulement temporel dans leurs calculs ou que, quand ils
le font, ils ont tendance à favoriser les extrapolations linéaires ; ils ignorent
les effets latéraux, les développements exponentiels ; ils pensent en termes de
chaînes causales, non de réseaux et de boucles ; ils s’intéressent de préférence
aux détails, à l’immédiat, en sous-estimant les connexions et les perspectives
Helmut Willke, Ironie des Staates. Grundlinien einer Staatstheorie polyzentrischer
Gesellschaft, Frankfurt, Suhrkamp, 1996, p. 66-67.
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d’ensemble ; ils sont souvent des adeptes du radicalisme du tout ou rien, qui
aggrave encore les problèmes.
Une des propriétés les plus immédiates de la complexité est qu’elle s’oppose
à une conception simpliste de l’ordre, pour laquelle tout se passe comme s’il
n’y avait pas d’autre alternative que celle du chaos et de l’unité totale des
parties. La dichotomie habituelle entre l’anarchie et l’ordre occulte le vrai
problème : trouver la juste mesure entre hasard et nécessité, complexité et
contrôle. C’est pourquoi il est nécessaire de penser l’ordre, dans une société
complexe, comme aussi distinct du chaos que de l’ordre parfait. Ni l’un ni
l’autre ne peut être modifié ni par conséquent gouverné. C’est parce que
ni l’un ni l’autre n’existent qu’il y a des gouvernements. Gouverner est une
stratégie consistant à construire un ordre sélectif, un équilibre entre chaos et
ordre, liberté et nécessité, contexte et autonomie.
La politique ne cherche pas seulement à produire de l’unité mais aussi à
faciliter l’accord des différences. Le point de départ de la rationalité pratique
est aujourd’hui la structure profonde du chaos, du déséquilibre, du désaccord
et de la différence. Elle vise à coordonner les rationalités disparates sans l’aide
d’une autorité suprême. Dans leur forme actuelle, les sociétés supposent
« l’abandon d’une hiérarchisation fixe des fonctions, parce qu’il est impossible
de savoir une fois pour toutes si la politique est plus importante que l’économie,
l’économie plus importante que le droit, le droit plus important que la
science… Au lieu d’une telle hiérarchisation s’impose la règle selon laquelle
chaque système fonctionnel donne la primauté à sa propre fonction et, depuis
le point de vue qui est le sien, traite les autres systèmes fonctionnels et la
société dans son ensemble comme un environnement » 4. Il s’ensuit que les
sociétés de la modernité avancée doivent être considérées comme des systèmes
sans sommet hiérarchique qui, du fait de la dépendance réciproque entre les
systèmes fonctionnels spécialisés et autonomes, engendrent des configurations
d’harmonisation et de coordination totalement distinctes en fonction des
problèmes en jeu.
Les systèmes fonctionnels ne sont pas seulement spécifiques, ils projettent
également différentes versions de l’unité. Toute sphère fonctionnelle, que ce
soit la science, la politique, l’économie ou l’art, réduit le champ des événements
pertinents à celui qui s’accorde avec la logique de sa propre fonction. Chacune
d’elles tend à inclure la société entière dans sa sphère, de telle sorte que l’idée
d’unité ne disparaît pas mais se diffracte en un ensemble d’unités d’origines
diverses. Pour les uns, le monde est ce qui se laisse classer par la dichotomie
Niklas Luhmann, Soziologische Aufklärung, 4, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1987,
p. 34.
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du cher et du bon marché, pour d’autres, seules les choses vraies ou fausses
existent, pour d’autres encore le monde ne trouve sa justification qu’en tant que
phénomène esthétique… Chaque système projette son unité idiosyncrasique
de la société en accord avec sa logique propre, et cela vaut aussi du système
politique.
C’est pourquoi sont dénuées de valeur toutes les représentations de la société
qui font de l’un de ces systèmes partiels le représentant de la totalité, qu’il
s’agisse de l’économie, du système du salut, de la technologie ou des moyens
de communication. Chacune de ces conceptions prend la partie pour le tout et
oublie l’interdépendance fondamentale à laquelle sont soumis tous les systèmes
fonctionnels. La crise contemporaine de la politique réside justement dans le
fait qu’en raison du degré élevé de différenciation fonctionnelle aucun système
partiel ne peut assumer le rôle de système dominant. Avec ce constat prend fin
une certaine tradition qui cherchait ou inventait l’unité de la société dans la
position surplombante d’un de ses systèmes. Nous sommes à une époque où
la question n’est plus pertinente de savoir qui de l’économie, de la politique,
du système éducatif ou de la science revendique à juste titre la primauté, car
chacune de ces réponses unilatérales est précisément le problème, dans une
société où il n’est plus possible d’utiliser le mode de fonctionnement d’un
quelconque système pour gérer les tensions qui surviennent entre les autres.
La complexité engendrée par les systèmes sociaux pose des problèmes d’un
genre nouveau à tout projet de construction d’un ordre par l’action politique.
Le propre des sociétés fonctionnellement différenciées est qu’elles produisent,
en raison de leur structure, une quantité toujours plus grande de possibilités.
Mais l’horizon des possibilités de chaque système particulier n’est pas celui
de la société. « Le possible n’est pas simplement le possible… Il doit encore,
dans la société, être élaboré de manière sélective. Pour utiliser une formule
ancienne, on pourrait donc dire que le tout est moins que la somme de
ses parties » 5. Cette surproduction de possibilités qu’aucun centre ne peut
contrôler ni coordonner finit par conduire le système à un point où il risque
de s’autodétruire. Toute forme de gouvernement a pour point de départ le
constat suivant : les organisations fonctionnellement diversifiées paient au
prix fort leur spécialisation et leur efficacité.
Mais il est clair en même temps que les systèmes d’une société développée
– la politique, l’économie, l’art, la religion, la science, le droit, la santé,
l’éducation, le sport, la famille – ne peuvent être rendus compatibles par une
action qui indiquerait de l’extérieur la direction à suivre. Ils sont les seuls
Niklas Luhmann, Soziologische Aufklärung, 2, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1975,
p. 149.
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en mesure d’écarter la menace que constitue pour eux-mêmes la production
de possibilités non viables, par exemple la manipulation génétique pour la
science, tel usage de l’énergie pour l’économie, la prétention à l’omniscience
pour la politique, le dopage pour le sport, le repliement sur la sphère privée
pour la famille, ou encore l’hermétisme croissant des œuvres pour l’art…
La tâche la plus difficile, pour celui qui gouverne, est celle qui consiste à
coordonner et intégrer ces systèmes spécialisés, dans la mesure où ils constituent
divers « jeux de langage », jalousement protégés face aux interventions
extérieures. Chacune de ces sphères a tendance à considérer la réalité du point
de vue qui lui est le plus familier (comme quelque chose de rentable, opportun,
bon ou encore sain) et elle comprend difficilement que d’autres critères entrent
en jeu – que l’économie ait des obligations sociales, que la politique doive
prendre en compte des principes éthiques, que la bonté morale ait un rapport
étroit avec la compétence professionnelle, que la santé ne puisse se permettre
de dépenser sans compter… Il y a dans les systèmes sociaux ce que l’on pourrait
nommer une « absence de loyauté sociale », car ils doivent une bonne partie
de leur efficacité à une totalité qu’ils sont incapables de percevoir. C’est là
précisément que se concentre la nouvelle fonction de la politique, fonction de
médiation sociale, qui consiste à confronter les systèmes sociaux autonomes à
leurs conditions de possibilité et d’impossibilité. Contrecarrer la dynamique
centrifuge des systèmes différenciés, voilà où réside le vrai problème de la
politique dans une société complexe.
Il est illusoire de comprendre la politique comme lieu de l’unité sociale ou
comme sphère du général face au pouvoir du particulier (selon le schéma qui
régit la distinction classique de l’État et de la société). On ne peut assigner à la
politique une tâche qu’elle ne peut mener à bien et qui ferait nécessairement
naître l’accusation d’incompétence : représenter l’unité de la société sous des
conditions qui ne le permettent plus. Les systèmes complexes ne peuvent pas
être gouvernés depuis un sommet hiérarchique, avec ce que cela suppose,
une simplification qui ne correspond plus à la richesse, à l’initiative et à la
compétence des éléments composant ces systèmes. On pourrait sortir de
ce dilemme en développant l’idée d’un gouvernement du contexte social
qui mettrait en œuvre des combinaisons plus complexes d’autonomie et de
coordination. La principale nouveauté d’une telle idée réside dans le fait
qu’elle ne met pas l’accent sur l’unité, à la différence de toutes les théories
traditionnelles de la politique.
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Les nouvelles tâches de la politique
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On attribue à Freud l’idée qu’il y a trois « professions impossibles » : éduquer,
guérir et gouverner. Ce sont des tâches qui ont en commun le fait que leur
succès ne dépend pas exclusivement de l’agent mais exige la collaboration de
ceux qui, au premier abord, paraissent en être les simples destinataires. Sans
cette nécessaire complicité, nous n’aurions affaire qu’à un endoctrinement,
à un traitement purement chimique ou un à simple contrôle politique,
alors qu’éduquer, guérir et gouverner consistent en une modification qui à
des degrés divers est toujours une automodification. On ne peut enseigner
sans avancer des raisons, guérir en se contentant d’appliquer des recettes ou
gouverner par décret.
On pourrait donc dire qu’enseigner, guérir ou gouverner relèvent d’une
activité plus générale, celle qui consiste à superviser. Par ce terme, on désigne
une modification dont le caractère essentiel est sa capacité à réfléchir sur ellemême grâce à un tiers introduisant une perspective de second niveau. Celui
qui supervise ne doit pas se substituer à celui qui agit mais l’aider à voir ce qu’il
ne peut voir seul. Superviser ne signifie pas contrôler mais rendre capable (to
empower). Les stratégies de changement essaient de modifier la situation d’une
personne ou d’un système dont la logique ne peut être complètement comprise
ni modifiée de l’extérieur. C’est pourquoi ces supposées modifications que
sont l’éducation, la médecine ou la politique sont nécessairement des actions
sujettes à l’insécurité et au risque. C’est pourquoi aussi l’idée d’une intervention
directe et autoritaire dans ces domaines est vaine, toute modification devant y
prendre la forme d’une automodification. Aucune modification ne peut être
durable si elle ne parvient pas à s’insérer dans la logique propre de l’objet
à modifier. S’il en est ainsi, il faut considérer la politique d’une manière
nouvelle, comme une activité spécialisée visant à produire des effets qui, dans
les sociétés complexes, sont extraordinairement incertains : sa fonction est de
modérer l’ensemble social, d’assurer la compatibilité et la compossibilité des
systèmes fonctionnels autonomes.
L’action politique doit avoir pour point de départ la reconnaissance de
la complexité et de la contingence qui caractérisent nos sociétés. La cause
principale de cette complexité est l’autonomisation des diverses sphères dans
lesquelles sont canalisées les actions sociales. Aucune société moderne ne peut
s’organiser en s’opposant au déploiement de la différenciation fonctionnelle,
à la dynamique centrifuge des rationalités systémiques autonomes, à
l’innovation exponentielle de la spécialisation décentralisée. Comme le dit
Stephen Holmes, il n’existe pas de démocratie sans différenciation 6. Bien que
Stephen Holmes, « Poesie der Indifferenz », in Baecker D. (dir.), Theorie als Passion. Niklas
Luhmann zum 60. Geburtstag, Francfort, Suhrkamp, 1987, p. 25.
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la logique différenciée des systèmes sociaux soit à l’origine de certains effets
négatifs, la dédifférenciation n’aurait d’autre signification que celle d’une
régression aux coûts incalculables : elle accorderait la primauté à une fonction
unique, que ce soit la politique, l’économie, la religion ou la morale.
Le problème est de savoir à qui, dans une société polycentrique, revient la
tâche de configurer la consonance de la totalité, d’empêcher que le mouvement
centrifuge des éléments de celle-ci, déconnectés les uns des autres, finisse par
la dissoudre. Certaines des solutions avancées par les mouvements populistes
ou communautariens voient le salut dans un appel aux normes et aux valeurs,
qui constitueraient le tissu maintenant l’unité de la société. Mais le problème
des valeurs englobantes, des intérêts généralisables et de tout ce qui peut être
considéré comme un « ciment social » (Jon Elster) est qu’ils sont eux aussi,
dans les sociétés différenciées, affectés par l’hétérogénéité. Chaque système
fonctionnel a ses propres valeurs, normes et intérêts qu’il estime généralisables,
qui constituent son monde et délimitent l’horizon de ses choix possibles.
Un gouvernement respectueux de la différenciation sociale doit chercher à
sensibiliser chacune des sphères sociales aux coûts systémiques qui résultent
de la clôture de son action sur elle-même et à favoriser sa capacité d’autoobservation et de réflexion.
Dans cette perspective, la tâche prioritaire est de protéger la politique des
exigences excessives et de l’hyperactivité, qui repose sur l’idée selon laquelle
sa compétence est illimitée. Cela revient à demander à la politique de
s’autolimiter pour respecter l’autonomie des sous-systèmes partiels, d’être
capable de réfléchir sur les conditions d’intégration dans une société complexe,
d’acquérir la modestie qui naît de la conscience que l’action dans des milieux
à risques et opaques implique des formes décentralisées de décision. Faute
d’agir ainsi, la politique oscillera entre la passivité et l’activisme, entre la
démission face aux aspirations particulières cherchant à se faire reconnaître
et l’intervention autoritaire dans les problèmes sociaux. Une auto-limitation
active signifie que les agents politiques recherchent des possibilités d’action de
manière contre-intuitive et créent les conditions de réflexion nécessaires à une
prise de conscience des limites de la politique sans limites.
Une intervention attentive à chaque détail signifierait nécessairement la fin de
toute vision d’ensemble de la réalité, sans laquelle il n’est pas d’action politique.
Il est dans l’intérêt réflexif de la politique d’éviter la surcharge à laquelle elle
devrait faire face si sa compétence était illimitée. En réalité, la politique s’est
imposé une série de restrictions artificielles afin d’éviter d’avoir plus tard à
agir, sous la pression d’un problème déterminé, de manière irrationnelle : c’est
le sens de la division fonctionnelle du pouvoir, de la différenciation des tâches
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politiques centrales et plus spécialisées, de la reconnaissance du principe de
subsidiarité, de l’existence de zones interdites (la banque centrale instituée pour
garantir un fonctionnement autonome du système économique, l’autonomie
des universités pour protéger le système éducatif des intrusions de la politique,
l’indépendance des juges pour assurer l’autonomie du pouvoir judiciaire). De
telles formes d’auto-limitation, qui en général ont été conquises à la suite de
conflits politiques tragiques, et non sans résistances, garantissent la politique
contre sa propre irrationalité.
Sans un réel recentrage des tâches de l’État sur son noyau de compétences
et sur les biens collectifs fondamentaux, la politique n’a pas, selon moi, la
moindre chance de prendre conscience de l’extrême complexité des processus,
problèmes et projets sociaux et de parvenir à les gouverner. Il ne s’agit pas tant
de réformer l’administration que de reconsidérer la fonction de l’État. C’est
seulement quand les tâches de la politique auront été formulées adéquatement
– c’est-à-dire en accord avec la réalité sociale – que l’on pourra tirer des
conséquences quant à l’organisation de l’administration publique.
L’État ne peut plus prendre des décisions souveraines car il dépend dans
une trop grande mesure d’un savoir, de conditions de décision et de moyens
financiers qui sont largement partagés au sein de la société. Dans les sociétés
actuelles, la politique n’a plus le pouvoir d’obliger. Non seulement lui font
défaut les moyens nécessaires mais il est de plus en plus difficile, du fait de
l’entrelacement et de l’interdépendance des États, d’identifier l’institution
qui peut et doit mettre en œuvre une politique déterminée. La politique est
devenue un acteur à demi souverain sur une scène où jouent des pouvoirs
déterritorialisés. L’État en tant que couronnement d’un ordre hiérarchique
est quelque chose d’étrange dans une société qui a renoncé à la hiérarchie en
tant que principe organisateur de sa complexité. Même les bonnes intentions
du Welfare State ne parviennent pas à sauver le prestige de l’État protecteur
de la société.
Il convient d’ajouter que cette transformation n’est pas si surprenante et
singulière qu’elle en a l’air et que, malgré les apparences, la politique ne perd
pas pour autant le poids qui est le sien dans la société. Ce qui a changé, ce
sont les fonctions et tâches qui lui reviennent. Coordonner les systèmes ayant
des logiques différentes, assurer un minimum d’unité dans la société, modérer
les intérêts opposés, ce ne sont pas là des activités de peu d’importance. Le
changement décisif réside dans le fait que la politique ne peut plus mener
à bien cette fonction sur le mode conventionnel du gouvernement direct
et autoritaire mais seulement sur le mode du gouvernement indirect.
Corrélativement disparaît aussi la définition autoritaire, hiérarchiquement
simplifiée, du bien commun et de l’intérêt public.
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L’apprentissage de la coopération
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daniel innerarity Gouverner une société complexe
Dans une société qui n’admet plus le gouvernement direct, centralisé,
hiérarchique et autoritaire, mais exige qu’il soit contextuel, hétérarchique
et discursif, les tâches de l’État subissent une modification décisive. La
complexité signifie qu’en raison des dépendances réciproques aucun système
social ne peut décréter que sa vision du monde est exemplaire et obligatoire.
La complexité générale ne permet à aucun d’eux de gérer sa propre complexité
et de réduire à sa propre logique les opérations de tous les autres. La relation
délicate entre complexité et contrôle a pour conséquence qu’il ne suffit plus
de détenir un pouvoir pour gouverner.
La société de la connaissance met en question la capacité de l’État à prendre
les décisions collectives susceptibles de s’imposer à tous. La difficulté réside
dans le fait que dans une telle société seuls survivent les systèmes qui sont
disposés à apprendre et sont capables de le faire 7. La politique se trouve
face à cette question : se transformera-t-elle en modérateur des processus
sociaux d’apprentissage ou conservera-t-elle le style normatif traditionnel qui
la marginalise par rapport à la nouvelle réalité sociale ? J’entends par style
normatif ce que Luhmann, dans un autre contexte, dit au sujet de certaines
attentes : qu’elles se caractérisent par la ferme résolution de ne tirer aucune
leçon de l’échec 8. Le gouvernement qui ne parvient pas à se faire reconnaître,
qui se heurte aux nouvelles formes de savoir ou s’appuie sur des expériences
dépassées n’est pas en accord avec le devoir d’apprendre que la société de la
connaissance a élevé au rang d’impératif catégorique suprême. Dans une
société capable d’apprentissage, tous les systèmes fonctionnels, y compris
la politique, renoncent à la prétention de posséder la solution correcte et
reconnaissent leur dépendance réciproque, cela afin de parvenir à s’entendre
autour de stratégies d’auto-gouvernement et d’éviter au moins le désastre des
solutions unilatérales.
Reconnaître qu’il est impossible d’administrer le projet social autoritairement,
depuis une position centrale, ne signifie pas adopter une attitude passive face
au fonctionnement parfois irrationnel ou tragique du système économique.
Il existe des stratégies de changement, qui ne sont pas de simples adaptations
aux circonstances, qu’on peut mettre en œuvre sans intervention autoritaire,
au moyen d’un auto-gouvernement décentralisé cherchant à optimiser les
conditions d’évolution de la totalité.
Helmut Wiesenthal, « Lernchancen der Risikogesellschaft », in Leviathan, 1999, vol. 22,
n° 1, p. 135-159.
Niklas Luhmann, Rechtssoziologie, Reinbeck, Rowohlt, 1972, p. 43.
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À quelles conditions chacun des sous-systèmes peut-il entrer dans un
processus de coordination et d’intégration avec les autres à l’intérieur du
système d’ensemble ? La difficulté principale réside dans le fait que les soussystèmes n’ont aucune raison de se préoccuper de cette coordination, ceci parce
qu’ils sont incapables de se mettre dans la situation insolite où ils verraient ce
qui ne dépend pas seulement d’eux, où ils observeraient ce que normalement
ils n’observent pas, à savoir les effets de leur mode d’action sur les autres et sur
la société dans son ensemble. En raison de leur autoréférentialité, les systèmes
sociaux complexes se réfèrent d’abord exclusivement à eux-mêmes, réagissent
devant les circonstances qui sont les leurs et perçoivent leur environnement
de manière sélective, en fonction de leurs propres critères de pertinence. Grâce
aux théories constructivistes de la connaissance, nous comprenons mieux,
aujourd’hui, que nous ne pouvons voir ce que nous ne savons pas. Cette cécité
spécifique des systèmes autoréférentiels peut être dépassée quand un système
cesse de comprendre l’extérieur comme quelque chose qui n’a rien à voir avec
lui. En suivant Luhmann 9, on peut nommer réflexion la capacité qu’a un
système d’orienter de cette manière ses propres opérations pour configurer
son identité. La réflexion est une manière de se gouverner soi-même par
laquelle les systèmes thématisent leur propre identité et comprennent que
leur environnement est fait d’autres systèmes, que tout système est aussi un
environnement pour les autres systèmes.
L’idée de réflexion a une conséquence dans le champ politique : une déhiérarchisation n’est possible que si dans tous les systèmes sociaux sont réunies
les conditions pour que l’élimination des limitations d’origine externe soit
suivie de la mise en place d’un équivalent fonctionnel de l’auto-limitation.
La réflexion introduit à l’intérieur des systèmes l’obligation de se limiter,
en substituant l’auto-contrôle au contrôle externe. Si l’on veut éviter que
la dissolution du contrôle externe débouche sur le chaos, il faut que les
mécanismes qui, dans les sous-systèmes, assurent le contrôle garantissant la
compatibilité et la configuration décentralisée d’un cadre commun, deviennent
des mécanismes d’auto-gouvernement.
La question est de savoir si les organisations et corporations ont suffisamment
de perspicacité pour protéger leurs propres intérêts contre elles-mêmes. C’est
le cas lorsque, à la manière d’Ulysse face au chant des sirènes, elles se lient ellesmêmes dans le présent pour se protéger du danger d’une irrationalité future.
L’auto-limitation est une politique par laquelle le système exclut certaines de
ses possibilités dans son propre intérêt afin de se protéger contre lui-même,
Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grudriss einer allgemeine Theorie, Francfort, Suhrkamp,
1984, p. 617.
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c’est-à-dire contre les conséquences dommageables et autodestructrices de ses
actions à court terme.
Le postulat de Norbert Elias 10 – le processus de civilisation consiste
essentiellement dans la création des conditions psychologiques et sociales qui
permettent de substituer à la limitation d’origine externe l’auto-limitation –
peut aider à dégager le caractère central de l’idée d’auto-limitation. S’agissant
des relations entre les systèmes complexes différenciés, l’auto-limitation
d’origine externe est non seulement contre-productive, dans la mesure où elle
annule la pluralité et réduit les choix possibles, elle est aussi inopérante, car les
systèmes complexes ne peuvent être gouvernés de l’extérieur qu’au prix d’une
simplification forcée et jamais de manière adéquate.
La coordination est difficile parce qu’elle exige des participants qu’ils
développent des capacités de réflexion et de stratégie, qualités qui sont en
contradiction avec la logique autoréférentielle des systèmes. Dans un contexte
de logiques divergentes, la coordination ne survient pas spontanément mais
exige une préparation et un effort sérieux. Étant donné que les systèmes sont
à la fois différenciés et interdépendants, il est normal qu’ils donnent naissance
à des dynamiques incontrôlées, à des risques et des comportements égoïstes.
C’est pourquoi ces systèmes doivent prendre conscience de la nécessité dans
laquelle ils sont de contrôler leur pouvoir de produire du chaos. Ils sont
poussés à développer leur capacité potentielle de s’autolimiter entre autres
par l’espoir du bénéfice commun qui peut résulter des actions intégrées. Alors
que l’affrontement des systèmes structurés hiérarchiquement débouche sur
des jeux à somme nulle – ce que l’un gagne, l’autre le perd – la coordination
offre la possibilité de jeux à somme positive.
Pour que de tels jeux aient lieu, il est nécessaire que les agents développent
des stratégies qui vont bien au-delà du simple marchandage conjoncturel. Mais
il existe également de réelles motivations égoïstes en faveur de la coopération,
d’autant plus puissantes que l’incapacité de coopérer est plus coûteuse. Parmi
les facteurs permettant de mettre en place ce régime de coordination, Robert
Axelrod en signale un particulièrement important : la vision, la capacité de
diriger sa propre action en tenant compte des configurations définies par les
projets à long terme. La vision est une pré-vision. Il n’y a pas de réflexion sans
la capacité d’attendre, de différer la gratification, sans un « égoïsme éclairé ».
C’est elle qui permet de raisonner sur les futurs imaginaires, de conduire
l’action présente en calculant « dans les ombres du futur » 11. Pour cette raison,
ces formes de collaboration ne sont pas fréquentes.
10 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs [1969], trad. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy,
2002.
11 Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes [1984], trad. M. Garène, Paris,
Odile Jacob, 2006.
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Les particularités d’une structure hiérarchique – rivalités internes, égoïsmes
organisés, concurrence improductive – n’ont pas fondamentalement
leur origine dans les sous-systèmes mais bien dans les distorsions de la
communication qu’engendre la hiérarchie elle-même. Dans une structure
différente, la spécificité de chacun des éléments n’a pas à être défendue contre
un pouvoir perçu essentiellement comme une instance de contrôle. Chaque
élément peut au contraire attendre un appui, des conseils, une médiation,
en un mot une aide lui permettant d’exercer sa propre responsabilité. Une
telle manière d’agir, décentralisée et réticulaire, accroît la probabilité d’effets
avantageux à la fois pour les parties et pour le système tout entier.
Dans les situations complexes, il est très peu probable que les conflits prennent
la forme de jeux à somme nulle. La coopération augmente la possibilité des
jeux à somme positive, où il y plusieurs gagnants, et optimise les avantages
qu’on peut attendre, pour l’organisation dans son ensemble, des diverses
combinaisons. La première mission de la politique est précisément de faire en
sorte que l’unité de la société devienne effective et agissante en tant que valeur
ajoutée de la coopération, elle est de passer du critère de négociation de Pareto
– dont le résultat est le plus petit commun dénominateur, puisqu’aucun
agent ne fait un choix qui a des conséquences négatives pour lui – à cet autre
critère que l’on pourrait formuler ainsi : quand l’expérience, les garanties
institutionnelles et les autres manières de stabiliser la coopération font naître
une grande confiance, les membres d’un réseau peuvent assumer des risques
et même des pertes parce qu’ils s’attendent à ce qu’ils soient compensés dans
le futur. La confiance ne fait pas tant référence aux agents qu’au système de
négociation lui-même, qui permet d’accorder plus d’attention aux avantages
communs qu’aux risques de la coopération.
L’État superviseur 12
Entre la passivité et la planification hiérarchique, il existe une troisième
possibilité, celle qui fait du gouvernement du contexte la caractéristique
fondamentale de la supervision politique et la forme de base de l’auto-contrôle
des systèmes complexes.
Les agents sociaux ont besoin d’une capacité stratégique pour voir les
avantages d’une coordination positive. Ces derniers ne deviennent visibles, en
12 NdT. Je me résigne à traduire supervisor par superviseur, conscient du fait que le français
utilise peu ce terme importé de l’anglais assez récemment et que le sens plus ancien – qui
fait davantage référence au contrôle et à la surveillance bureaucratiques qu’à une action
médiatrice, modératrice, cherchant à rendre capables les sujets sur lesquels elle s’exerce –
risque d’induire le lecteur en erreur.
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effet, que lorsque la perspective des agents permet de reconnaître un avantage
futur qui pourra compenser, ne serait-ce que partiellement, un inconvénient
présent. La question est donc de savoir sous quelles conditions contextuelles il
peut devenir évident pour les agents, malgré les inévitables zones de cécité, que
certaines formes de coordination sont stratégiquement avantageuses, même
en présence de coûts réels. La figure décisive est ici celle d’un tiers, qui peut
découvrir des perspectives surprenantes et de nouveaux choix possibles – d’une
troisième instance sous la forme d’un médiateur, modérateur ou superviseur
venant rompre le cercle vicieux engendré par l’étroite autoréférentialité des
intéressés et encourager ces derniers à opérer les détours qui, dans un processus
de ce type, sont inévitables.
Le contrôle décentralisé des conditions contextuelles signifie que la
constitution d’une organisation complexe différenciée ne peut se passer d’une
orientation commune minimale, mais qu’aucune unité centrale ou sommet
hiérarchique du système ne peut produire ce contexte commun. Plutôt que
de se focaliser sur les problèmes présents, la planification devrait se proposer
la tâche de mettre au point des stratégies ayant comme objectif le changement
autonome des systèmes sociaux, de manière à produire des systèmes qui posent
moins de problèmes 13. De telles procédures visent à résoudre les problèmes de
manière indirecte, elles ne se contentent pas de les laisser tels qu’ils sont mais
ne les aggravent pas non plus par la logique perverse de l’action simplificatrice.
On peut qualifier ce contrôle d’indirect car il n’est pas dicté par une instance
dominante ou centrale. Ce type d’action correspond à des circonstances
historiques dans lesquelles l’idée d’un ordre par la hiérarchie et la planification
est tout aussi dépassée que celle, libérale, d’un ordre spontané.
L’idée de l’État superviseur tend à faire de la politique une instance de
supervision ou de révision des décisions fondamentales des autres systèmes
sociaux. La supervision est la manière de se gouverner soi-même la plus
appropriée dans une société de la connaissance, dont le problème principal,
face à la menace écologique, aux risques technologiques et à surabondance
d’informations, est sa propre viabilité. Une telle compétence ne prend pas
appui sur l’idée ancienne de la primauté – ou ce qu’il en reste – du pouvoir
étatique mais sur la fonction spécifique de la politique, dont la responsabilité
propre est de produire et de garantir les biens collectifs auxquels la société ne
peut renoncer. Une telle fonction est parfaitement compatible avec le principe
selon lequel la définition de tels biens, qui n’est plus la prérogative de l’État,
est aussi l’affaire des instances de négociation.
13 Jay Forrester, « Planung unter dem dynamischen Einfluß komplexer sozia­ler Systeme »,
in Volker Ronge & Günter Schmieg (dir.), Politische Planung in Theorie und Praxis, 1971,
Munich, Piper, p. 82.
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La supervision amplifie la différence entre la perspective interne et la
perspective externe en faisant intervenir une troisième vision, celle du
superviseur. Le croisement des perspectives d’observation, d’information et de
communication rendu ainsi possible enrichit l’ensemble des critères pertinents
pour la décision et conduit les agents à s’interroger sur celles de leurs actions
qui mettent en danger un bien collectif. L’objectif est ici de mettre en place
des compatibilités entre différents jeux de langage. Dans les sociétés complexes
également, l’ordre tient à la grammaire régissant le transfert des informations
compréhensibles. Ces règles de transfert permettent de construire des
procédures grâce auxquelles un système devient compréhensible pour un
autre et peut obtenir des informations compréhensibles provenant d’autres
systèmes. On parvient ainsi à obtenir un ensemble de conditions minimales
de compatibilité réciproque. Les règles de transfert sont chargées de réduire,
au moins de manière ponctuelle et progressive, la cécité relative aux conditions
d’action des autres systèmes, qui est une conséquence de l’autoréférentialité
propre à chacun d’eux.
La supervision cherche à renforcer la capacité d’observation en multipliant
les perspectives. Elle doit agir comme un processus de réflexion permettant
de mettre en lumière et de prouver la contingence des zones de cécité et
rétrécissements de points de vue qui affectent, dans tout système fonctionnel,
les processus de décision : le droit est aveugle à ses propres conditions
politiques, la santé ignore les coûts qu’elle engendre, l’économie fuit ses
responsabilités sociales, l’art n’est pas sensible à son caractère hermétique,
la morale ne perçoit pas la complexité des problèmes… La fonction de la
supervision consiste à rendre manifeste ce que les autres agents n’ont pas vu
lors du premier processus de décision. Elle cherche à réactiver des possibilités
restées latentes. Elle agit comme le complément d’une pratique sociale qui est
toujours obligée de réduire à l’unité la pluralité des options. Il faut ajouter que
le but du superviseur est de se rendre superflu le plus rapidement possible 14.
C’est la raison pour laquelle le régime de la supervision est un régime de
responsabilité, qui ferme la porte à la stratégie consistant à faire endosser aux
autres ses propres déficiences, puisque les systèmes sont toujours responsables
de leurs propres opérations.
Traduit de l’espagnol par Serge Champeau
14 Ingrid Derra-Wippich, « Supervision von Supervisoren », in H. Brandau (dir.), Supervision
aus systemischer Sicht, Salzbourg, O. Müller, 1991, p. 158.
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Les transformations contemporaines de la
souveraineté
Jean Louise Cohen
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raison publique nO 5 • pups • 2006
La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son essence » 1.
Le caractère supranational des « risques », des problèmes écologiques au
terrorisme, souligne combien l’État-nation moderne peine apparemment
à contrôler son propre territoire, ses frontières et les dangers que courent
ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont prises
hors du cadre des législatures nationales. Des organisations supranationales
variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des réseaux
transgouvernementaux sont impliqués dans la régulation et l’édiction de
lois, et évincent l’État pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou
souples (soft law). Avec l’Union européenne a surgi une nouvelle forme
d’entité politique régionale, dont les compétences prennent directement
effet dans les États membres et exercent leur suprématie (ou préséance) en
empiétant sur les prérogatives de ces derniers. La loi semble se détacher de
l’État territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui laisse entendre
que ce dernier a perdu la souveraineté aussi bien politique que juridique.
En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme
et la volonté de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention
militaire, pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur
propre État (intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’État (et pas
seulement son contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique,
et dépend de jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux.
Enfin et surtout, la renaissance du concept d’Empire fait signe vers ce qui
apparaît comme un projet impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial
qu’aurait une superpuissance pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre
des formes jugées anachroniques du droit international et des institutions
internationales impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’État
W. B. Gallie, « Essentially Contested Concept », in M. Black (dir.), The Importance of
Language, Englewood Cliffs, N. J., Prentice Hall, 1962.
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souverain et le principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents
États semblent être devenus obsolètes.
Et pourtant, malgré ces défis nouveaux, la souveraineté demeure un concept
fréquemment invoqué aussi bien pour l’autorité de l’État que pour celle du
peuple (souveraineté populaire). Ce discours de la souveraineté a-t-il encore
un sens dans le contexte de la mondialisation ? L’État a-t-il perdu tout contrôle
intérieur réel et toute autorité légitime sur sa population ? Les compétences
nouvelles qui viennent s’exercer sur un territoire marquent-elles la fin de la
souveraineté ? Est-ce qu’à la société des États 2 se substituent une « société
mondiale » et un ordre juridique et politique international 3 ou un empire
mondial 4 ? La question que nous étudions est la suivante : le xxie siècle est-il
le témoin de la fin du concept de souveraineté, ou bien les transformations
et mutations actuelles impliquent-elles au contraire le passage d’un régime de
souveraineté à un autre ?
32
Contexte historique et conceptuel
Le discours moderne de la souveraineté est lié à deux évolutions : la naissance
de la monarchie absolue et la formation de l’État moderne. De ces deux points
de vue, affirmer la souveraineté revient à revendiquer l’autorité suprême et
le contrôle sur un territoire donné. Ce discours a trouvé sa signification
moderne avec la naissance du droit et de la puissance publics, c’est-à-dire
avec le gouvernement comme pratique autonome exercée à l’intérieur d’un
territoire. Il faut donc distinguer la souveraineté de la suzeraineté, qui désigne
l’autorité et le contrôle qu’exerce un seigneur féodal, un roi, ou un empereur au
sommet de la hiérarchie féodale, et qui en fait l’autorité suprême sur certains
pouvoirs particuliers, le suzerain des suzerains 5. Partie prenante du projet
absolutiste royal, l’affirmation de plénitude des pouvoirs impliquait davantage
que la volonté d’être le premier parmi ses pairs, le sommet d’une hiérarchie
personnelle de commandement et d’obéissance. Ce qui faisait la nouveauté et
la modernité de cette revendication de souveraineté, c’était qu’elle affirmait
également un pouvoir direct sur les gouvernés. Cela impliquait la destruction
Hedley Bull, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977.
Gunther Teubner, « Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society », in Gunther
Teubner (dir.) Global Law without the State, Brookfield, Dartmouth, 1997, p. 3-15 ; David
Held, Democracy and the Global Order, Stanford, Stanford University Press, 1995 ; Daniele
Archibugi & David Held, Cosmopolitan Democracy, Stanford, Stanford University Press,
1995.
Michael Hart & Antonio Negri, Empire [2000], trad. D.-A. Canal, Paris, Éditions 10/18,
1994.
Bertrand de Jouvenel, De la Souveraineté, à la recherche du bien politique, Paris, Génin,
1955.
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
de tous les pouvoirs autonomes ou des autorités qui pouvaient gouverner
indépendamment du roi ou édicter leur propre loi. La souveraineté en est venue
à désigner la cohérence et l’unité de l’autorité qui gouverne une communauté
politique sur un territoire donné. La souveraineté intérieure du gouvernant se
comprenait comme une suprématie qui mêlait le vieux concept de capacité
personnelle avec la revendication de compétence territoriale. La souveraineté
intérieure en vint à signifier une autorité unifiée, complète, suprême, exclusive
et directe dans les limites d’un territoire sur tous ses habitants qui devenaient
ainsi membres d’une entité politique, c’est-à-dire sujets.
Cette conception de la souveraineté intérieure (suprématie) avait
nécessairement son pendant extérieur : une revendication d’autonomie visà-vis des puissances extérieures. La souveraineté extérieure prit alors la forme
de l’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère, d’une protection
(impermeability) du territoire à l’égard de toute compétence émanant d’une
autorité extérieure. La naissance de la souveraineté moderne s’est donc
manifestée comme un double processus : l’affirmation de l’autorité royale
contre l’ordre médiéval (constitué de puissances féodales locales et autonomes)
et les revendications universalistes de l’empereur et de l’Église qui allaient
de pair avec le processus de formation de l’État. Ce dernier entraînait la
consolidation du principe de territorialité, la constitution d’entités politiques
autonomes limitées par des frontières, la naissance d’un système d’États et
enfin, ce qu’on allait baptiser la société internationale.
La souveraineté désigne donc une manière d’organiser le pouvoir politique,
et le droit public (compétence et autorité). En tant que concept politique, le
discours sur la souveraineté était lié à l’affirmation du pouvoir royal dans le
contexte de la lutte pour le contrôle politique contre des puissances intérieures
et extérieures. Cependant, la déclaration de suprématie et d’indépendance
impliquait également des revendications qui tenaient à la compétence et à
l’autorité légale (suprématie) d’un certain type de législateur et de la loi ellemême, sur les droits et pouvoirs traditionnels et les sources ou revendications
légales extérieures. C’est dire que la souveraineté ne se réduit pas à un pouvoir,
contrôle ou force de facto, mais est également un concept juridique qui
implique la capacité de délivrer des ordres légitimes qui font autorité (loi).
La souveraineté est donc toujours une question de relation entre la loi et le
pouvoir. Comme nous le verrons, ces relations varient en fonction des régimes
de souveraineté.
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La souveraineté moderne comme souveraineté absolue :
la souveraineté intérieure
Le modèle absolutiste
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Les dimensions politique et juridique de la souveraineté, et ses aspects
intérieur et extérieur se mêlent sans difficulté apparente dans la conception
absolutiste de la souveraineté moderne. C’est tout à fait clair dans les œuvres
des deux plus importants théoriciens modernes de la souveraineté : Jean
Bodin (1529-1597) et Thomas Hobbes (1588-1679). De la République (1576)
de Bodin et le Léviathan (1651) de Hobbes ont été publiées à presque un
siècle d’écart, mais les deux œuvres ont en commun d’avoir été écrites dans
le contexte de guerres de religion dévastatrices et de rechercher un argument
en faveur de la légitimité d’un lieu unique et décisif d’autorité pour la prise
de décision politique et la formulation de la loi. Tous les deux trouvèrent cet
argument dans une doctrine systématique de la souveraineté dont l’idée phare
était que les gouvernants et les gouvernés devaient être regroupés en un seul
corps politique unifié. Cette doctrine de la souveraineté était avancée contre
le concept de gouvernement mixte et le modèle médiéval sous-jacent d’une
société d’ordres. Pour résoudre le problème du désordre civil, la souveraineté
– tel était l’argument – devait être incarnée dans un seul corps suprême de
gouvernement, qui pouvait être soit un seul (le roi), soit le petit nombre
(l’aristocratie), soit l’assemblée du plus grand nombre (le peuple). Mais Bodin,
tout comme Hobbes, penchait nettement en faveur de la souveraineté royale
qu’il tenait pour la forme la plus achevée, parce qu’elle signifiait qu’une seule
personne pouvait exprimer à la fois l’unité de l’entité politique et résoudre
tous les désaccords en son sein.
Deux aspects de la théorie de la souveraineté de Bodin la distinguent des
conceptions antérieures et en font la modernité. Premièrement, au lieu de
dresser une liste des prérogatives du souverain et de lui opposer les prérogatives
des autres puissances autonomes, Bodin analyse le concept de souveraineté
en lui-même et recherche ses fonctions essentielles et ses caractéristiques.
Deuxièmement, Bodin modifie la signification juridique de la souveraineté
en la distinguant de l’idée médiévale d’une loi découverte et interprétée,
d’une souveraineté juridique qui serait affaire de compétence et de résolution
de litiges. Au contraire, influencé en cela par la renaissance des conceptions
romanistes de la loi, il affirme que la loi est faite par des êtres humains, et
fait de la souveraineté juridique la législation d’une instance politique. En
conséquence, exercer la souveraineté ne consiste plus tant à rendre la justice
qu’à faire la loi et la volonté souveraine devient l’unique source de la loi dans
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
le corps politique. Cela signifie que l’ordre juridique tout entier, y compris
les puissances subordonnées détenues par d’autres personnes ou groupes
« publics », dérive de la volonté du souverain.
Les traits essentiels de la doctrine moderne de la souveraineté tirent leur
origine de ce monopole de la fonction législative : la souveraineté est absolue,
indivisible, compétente dans tous les domaines. Il est vrai que Bodin rappelle
que, même si le souverain est la seule source de la loi humaine, il reste lié par la
loi naturelle aussi bien que divine. Il pense aussi qu’il est sage que le souverain
respecte les droits de propriété et les droits coutumiers. Après tout, la société
sur laquelle s’exerce ce pouvoir souverain n’est pas, comme chez Hobbes, une
société civile d’individus mais cette société d’ordres désormais constituée en un
corps politique. Néanmoins, il n’y a pas de cour d’appel humaine supérieure
à ce commandement du souverain, qui puisse juger s’il viole effectivement ou
non la loi naturelle ou divine. Les lois édictées par le souverain ne dépendent
pas de la délibération ou du consentement d’assemblées constituées par des
puissances subordonnées. En ce sens, la souveraineté intérieure est absolue
– legibus solutus.
L’indivisibilité de la souveraineté trouve son origine dans la doctrine qui fait
de la volonté souveraine la source de la loi : dans le cadre de cette théorie de la
nature publique et unifiée du pouvoir législatif souverain, il est inconcevable
que la souveraineté puisse être divisée. Ce qui est en cause ici n’est pas tant
l’arbitraire d’un gouvernement personnel, que l’unité d’un corps politique en
tant qu’association légale, où la loi du souverain est désormais tout à la fois
publique et suprême. Ces clauses d’unité, d’indivisibilité et de compétence
absolue (le souverain décide de tout ce dont il peut décider) assurent
la cohérence et l’unité de la loi publique et de l’État, et pas seulement la
suprématie de la volonté du souverain.
Thomas Hobbes souligne également que la souveraineté implique un
pouvoir unifié, absolu, perpétuel et public, même s’il le fait pour des raisons
légèrement différentes de celles de son prédécesseur. Le contrat qui crée et
donne autorité au souverain se noue, dans cette théorie, entre des individus
d’égal statut qui érigent un pouvoir commun au-dessus d’eux, de sorte qu’un
seul homme ou une seule assemblée puisse réunir toutes les volontés en une
seule 6. La société à laquelle se rapporte cette théorie de la souveraineté est
une société individualisée de sujets. En outre, Hobbes développe une théorie
de la souveraineté et de la loi séculière de part en part, en se défaisant de
l’autre affirmation centrale de la théorie bodinienne : le souverain n’est plus
restreint par la loi naturelle, divine ou coutumière. La seule loi qui existe
Thomas Hobbes, Léviathan [1651], trad. G. Mairet, Paris, Gallimard « Folio », 2000.
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est la loi positive, édictée par le souverain. Le caractère unitaire, absolu et
indivisible de la souveraineté est la conséquence du but que remplit cette
institution : garantir la paix et la sécurité. Cependant, tout en éliminant ce
qu’il considérait comme la cause de la guerre civile (le gouvernement mixte
et une société d’ordres), et en raison de sa conception sécularisée de la loi et
de la politique, Hobbes rencontre le problème de la contingence radicale de
l’unité de la société et du corps politique. La souveraineté unifiée est censée
maintenir une société atomistique constituée d’individus. Le souverain devient
« le représentant souverain », l’incarnation de l’unité sociale, de l’identité et
de la cohérence du corps politique. Hobbes affirme que c’est seulement par la
représentation qu’une multitude peut devenir une seule personne (publique).
Le représentant souverain ne symbolise pas uniquement l’unité, il l’incarne et
la produit. Ce modèle de la représentation comme incarnation est au cœur
du modèle absolutiste de la souveraineté. En conséquence, la souveraineté ne
peut pas être divisée parce qu’il ne peut pas y avoir plus d’un « représentant
souverain » d’un même peuple sans créer d’empire dans l’empire. L’existence
d’une autre source de loi ou de pouvoir autonome raviverait le spectre de la
dislocation, de la fragmentation du corps politique et de la guerre civile.
Le modèle absolutiste dessine donc le concept de la souveraineté d’un État
unifié (un système public cohérent de loi et une communauté politique unifiée)
en se fondant sur l’idée selon laquelle seule une instance de gouvernement
unique peut et doit incarner cette souveraineté et exercer ses prérogatives
juridiques et politiques. Il ne peut pas y avoir de gouvernement mixte au sens
classique, mais il ne peut y avoir non plus quelque séparation des pouvoirs
que ce soit. Le gouvernement politique centralisé doit contrôler toutes les
fonctions principales du gouvernement, incarner (re-présenter) l’unité du
tout, et devenir la seule source extra-juridique de la loi (the command theory
of law).
Alternatives au modèle absolutiste
Au fil des siècles, la conception absolutiste de la souveraineté s’est vue
attaquée sur plusieurs fronts. Dès le xviie siècle, les théoriciens de la
constitution comme James Harrington et John Locke rejettent l’idée que
l’unité politique de l’État doit être intimement liée à la ou les personnes qui le
dirigent. Ils adoptent l’État moderne, tout en dissociant le pouvoir public, le
droit public et les formes absolutistes de gouvernement. Ce geste se fait à deux
niveaux. Premièrement, ils étudient l’idée d’un agencement des institutions
en différentes formes de corps législatif et exécutif (l’exécutif comprenant le
judiciaire) au sein d’un État souverain unifié. Conséquemment, les tâches
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
et prérogatives du gouvernement ne doivent pas nécessairement se trouver
dans les mêmes mains : elles peuvent être différenciées fonctionnellement et,
ce qui a aussi son importance, distinguées conceptuellement du siège de la
souveraineté politique. Deuxièmement, l’idée de loi constitutionnelle met à
mal l’idée que le souverain, qui est à la tête du gouvernement, est la source de
la loi, mais n’est pas lui-même soumis à la loi. La théorie de la constitution
reconnaît la nécessité d’un seul système juridique cohérent, qui articule et
régule la séparation politique des pouvoirs. Mais le constitutionnalisme
implique l’idée d’une prééminence du droit (rule of law) : aucune instance
politique, pas même les membres de la législature suprême « souveraine »,
ne peut être au-dessus de la loi. En un mot, il est possible de décomposer
la souveraineté politique, c’est-à-dire les fonctions gouvernementales, tout
en maîtrisant la souveraineté juridique. L’auteur de la loi (le législateur) est
soumis à celle-ci.
Les révolutions démocratiques du xviiie siècle ont lié ces évolutions de la
relation du pouvoir et de la loi au sein de l’État avec un changement du détenteur
de la souveraineté. Rousseau avait d’ores et déjà transféré la souveraineté des
mains du roi dans celles du peuple, mais il aura fallu les grands événements et
les théoriciens de ces révolutions, en particulier Thomas Paine et Emmanuel
de Sieyès, pour lier l’idée de souveraineté populaire à une nouvelle conception
du gouvernement représentatif et constitutionnel. Paine et Sieyès ont tous
deux affirmé qu’une constitution n’est pas un acte du gouvernement, mais
du peuple qui se donne à lui-même un gouvernement. Ce qui implique un
changement de statut et d’assise de la souveraineté intérieure. L’attribution
de la souveraineté au peuple lui donne le rôle de pouvoir constituant :
seule source politique de légitimité constitutionnelle et législateur ultime.
Cela signifie également que le peuple n’est pas directement impliqué dans
le pouvoir constitué ou dans les fonctions courantes du gouvernement. Les
pouvoirs constitués – législatif, exécutif et juridique – doivent être exercés
par des fonctionnaires qui sont les représentants du peuple souverain. En
conséquence, le pouvoir des représentants politiques n’est pas personnel mais
public, et les membres du gouvernement ne peuvent être au-dessus de la loi,
ni irresponsables devant le peuple souverain.
Le discours de la souveraineté populaire et son concept jumeau, le
gouvernement représentatif, présupposent donc une rupture radicale avec le
modèle absolutiste de la représentation comme « incarnation » : c’est-à-dire
qu’aucune instance du gouvernement ne peut prétendre être souveraine. En
conséquence, la représentation politique dans une démocratie constitutionnelle
comprend un jeu complexe de médiations entre la partie et le tout, la présence
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et l’absence : les représentants doivent toujours prétendre représenter le peuple
comme un tout, mais ils doivent également représenter les intérêts particuliers
des constituants 7. Le peuple souverain est absent du gouvernement tout en
étant présent puisqu’il est le référent dynamique de la représentation. C’est
dans ce contexte qu’il faut entendre l’institution moderne des élections. Sous
un gouvernement constitutionnel, les élections régulières donnent mandat
aux représentants, mais ces derniers, au moins en principe, ne peuvent jamais
« incarner » la souveraineté populaire parce que leur pouvoir et leur droit sont
un pouvoir délégué.
L’idée de pouvoir constituant semble cependant impliquer que le peuple
lui-même peut en quelque sorte incarner la souveraineté populaire à travers
certaines formes directes d’expression politique : convention, référendum,
plébiscite. C’est Carl Schmitt, le théoricien de la souveraineté le plus sulfureux
du xxe siècle, qui a montré jusqu’où cette idée peut conduire. Dans sa théorie
de la dictature souveraine, Schmitt relie le concept de pouvoir constituant du
peuple et les expressions démocratiques plébiscitaires de la volonté populaire,
au modèle de la représentation comme incarnation et au modèle absolutiste
de la souveraineté 8. Autrement dit, un leader élu, à l’instar d’un Président
(donc un pouvoir constitué) pourrait, s’il recueillait l’assentiment populaire,
incarner et accomplir la volonté du pouvoir constituant et, en endossant
le rôle de dictateur souverain, abroger une « constitution morte » pour en
instituer une nouvelle. Encore une fois, l’unité du « représentant souverain »
est soulignée, cette fois dans le contexte d’ « urgence », pour forger et protéger
l’unité (l’homogénéité) du corps politique contre ses ennemis intérieurs et
extérieurs. Cette théorie de la « dictature souveraine », inspirée en partie par
la théorie marxiste-léniniste de la dictature révolutionnaire du prolétariat,
a conduit des théoriciens de la démocratie comme Hannah Arendt 9 à
abandonner complètement les concepts de souveraineté populaire et de
pouvoir constituant, et à affirmer que la démocratie constitutionnelle la plus
stable et couronnée de succès, les États-Unis, en avait fait l’économie dès le
départ.
Les théoriciens de la démocratie de la fin du xxe siècle et du xxie ont été
plus circonspects dans leur réponse au spectre de la dictature invoquant
le discours de la souveraineté populaire pour suspendre ou réécrire les
Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998.
Carl Schmitt, Théologie politique [1922], trad. J. -L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988 ;
Théorie de la constitution [1928], trad. O. Beaud, Paris, PUF, 1993 ; Légalité, légitimité,
Paris, Pichon et Durand-Aurias, 1936.
Hannah Arendt, Essai sur la révolution [1967], trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1990.
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
constitutions démocratico-libérales. L’important travail de Bruce Ackerman 10
sur le constitutionnalisme américain réfute la thèse d’Arendt en montrant
que les Américains se sont fortement appuyés sur le concept de souveraineté
et sur l’idée de pouvoir constituant. Ils n’ont pas abandonné le discours de
la souveraineté populaire, mais l’idée que, dans des circonstances ordinaires,
elle puisse être incarnée par quelque pouvoir gouvernemental que ce soit ou
même par le peuple lui-même. Les expressions démocratiques directes de la
volonté populaire, tel un référendum, peuvent compléter, mais non remplacer,
la représentation politique. Le modèle de la représentation et de la séparation
constitutionnelle des pouvoirs que présente Ackerman est un modèle « antiincarnation » et semble retrouver l’idée habermassienne, développée comme
une alternative à Schmitt, de souveraineté populaire procédurale 11. On peut
exprimer la même idée en disant que le modèle de la relation entre le peuple
et ses représentants comme « incarnation » se voit remplacé par un modèle
relationnel dans les démocraties constitutionnelles où la souveraineté circule
mais ne peut pas être fixée dans un corps unique.
Néanmoins, la théorie du dualisme constitutionnel proposée par Ackerman
ne rompt pas entièrement avec l’idée schmittienne selon laquelle le peuple
lui-même peut apparaître directement sur la scène politique dans des cas
extraordinaires : lorsque de profonds changements constitutionnels (des
amendements irréguliers) ou l’élaboration d’une nouvelle constitution sont en
jeu. Le souverain assoupi s’éveille dans ces moments cruciaux, s’investissant dans
des processus répétés de délibération et de discussion, dans des mouvements
sociaux et par une participation accrue aux élections importantes, afin de
faire connaître sa volonté et approuver le représentant politique qui l’exprime
le plus adéquatement dans ces moments extraordinaires de transformation
constitutionnelle.
L’idée que le peuple sous la forme du pouvoir constituant puisse effectivement
incarner et exprimer directement la souveraineté populaire en ce sens, qu’il soit
antérieur à et au-dessus de la loi, a été contestée par la théorie et la pratique
récentes de l’élaboration constitutionnelle dans de nombreux pays. La théorie
« post-souveraine » de la formation de constitution proposée par Andrew
Arato dédramatise le pouvoir constituant et le moment « révolutionnaire »
entre les constitutions 12. Il fait l’économie du mythe qui veut qu’une
convention constitutionnelle implique directement la souveraineté populaire
10 Bruce Ackerman, Au nom du peuple [1991], trad. J. -F. Spitz, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
11 Jürgen Habermas, Droit et démocratie [1992], trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris,
Gallimard, 1997.
12 Andrew Arato, Civil Society, Constitution and Legitimacy, New York, Rowman & Littlefield,
2000.
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40
dans le processus extraordinaire d’établissement de la loi. En abandonnant
le dernier refuge du modèle de l’incarnation, cette analyse applique un
modèle relationnel de la souveraineté à l’idée du pouvoir constituant. Des
exemples couronnés de succès d’établissement de constitution au cours des
vingt dernières années montrent qu’il s’agit souvent d’un processus en deux
étapes. La première étape comprend idéalement des représentants de tous les
principaux groupes sociaux dans les négociations, compromis et délibérations
qui visent à produire une constitution temporaire ou intérimaire. Le second
moment implique l’esquisse d’une constitution « définitive » qui tire profit
de l’important travail d’élaboration qu’ont mené les représentants du pouvoir
« constituant » de la première phase. La participation du « peuple » par
la ratification est évidemment un moment important du processus. Mais
il faut bien voir que, même à ce niveau, on ne peut échapper au cercle de
la représentation ; que c’est la relation dynamique et inclusive entre les
représentants et les représentés qui importe. Au lieu d’édifier mythiquement
le peuple souverain en corps constituant extérieur à la loi et créateur de
celle-ci, cette approche souligne les principes nécessaires pour légitimer un
processus effectif d’élaboration constitutionnelle. Il plaide aussi en faveur de
l’importance de la « fiction » de la continuité juridique au sein d’un contexte
de discontinuité entre les ordres constitutionnels. Même dans ce contexte,
le pouvoir constituant peut et doit être conçu comme « toujours soumis à la
loi ». Une telle visée de la part des acteurs principaux doit aider à prévenir la
violence dans des contextes de transition ou des épisodes révolutionnaires.
Même si la théorie de ce processus est présentée comme une façon « postsouveraine » de faire les constitutions, le discours de la souveraineté populaire
demeure vivant et séduisant, même s’il prend une nouvelle forme. La
souveraineté populaire demeure une idée régulatrice, un principe de légitimité,
et, dans le modèle relationnel, une importante source de dynamisme au cours
de l’établissement de la constitution et pendant la politique ordinaire. Elle
demeure une référence indispensable pour tenter d’établir des mécanismes
qui assurent le zèle et la responsabilité des représentants, et de construire une
démocratie constitutionnelle plus complète et démocratique, non seulement
pendant les périodes extraordinaires d’établissement de la constitution,
de changement constitutionnel, mais aussi pendant les périodes de gestion
politique courante.
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La souveraineté moderne : la souveraineté extérieure
Le modèle westphalien classique
La souveraineté extérieure de l’État impliquait une indépendance politique
et la protection juridique du corps politique vis-à-vis des pouvoirs étrangers.
Tout comme la souveraineté intérieure, elle a également été conçue au départ
en termes de volonté et de droit unifiés, sujette à nulle autre volonté ou
législateur plus haut placé. Cette volonté était attribuée à l’État comme tel,
et personnifiée par son souverain. L’indépendance politique signifiait qu’un
pouvoir souverain n’obéit pas à une autorité supérieure et que ses affaires
intérieures sont hors de portée des autres pouvoirs souverains. Le pouvoir
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41
jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
Le développement, la transformation et les critiques de l’idée de souveraineté
extérieure suivent un cheminement parallèle à l’émergence et la contestation
du modèle absolutiste de la souveraineté intérieure. Il faut rappeler que la
revendication de souveraineté extérieure était dirigée contre les puissances qui
se situaient hors du territoire où se formait l’État. Cette revendication s’est
trouvée liée avec une conception particulière de la relation entre loi et pouvoir
entre les États souverains qu’on connaît sous le nom de modèle classique ou
westphalien.
L’histoire du système international des États souverains commence en
Europe. Le Traité de Westphalie, en 1648, est souvent pris comme son point
d’origine, même si les spécialistes débattent de la question, parce que le
processus de formation des États se déroule sur le long terme. Néanmoins, la
paix de Westphalie qui mettait fin à la guerre de Trente ans est devenue le signe
de l’émergence du système d’États souverains en Europe pour deux raisons.
Premièrement, même si le principe cujus regio, eius religio, qui permettait aux
princes allemands d’établir leur propre confession religieuse sur leur territoire
avait été défini à la Paix d’Augsburg, presque cent ans auparavant (1555), cette
paix était instable. Le traité de Westphalie a permis d’établir effectivement
l’autorité religieuse des princes dans leur territoire, et mis fin aux efforts des
souverains pour intervenir dans le domaine les uns des autres et affecter la
confession religieuse. Deuxièmement, le traité de Westphalie marque la fin de
l’autorité du Saint Empire romain germanique sur les États européens quant
à la politique étrangère, à la diplomatie et à la capacité à passer des traités.
Ces derniers devinrent la seule forme d’autorité constitutionnelle à travers
l’Europe, sans être plus longtemps concurrencés par le pouvoir temporel de
l’Église, ou le pouvoir impérial.
Comment la souveraineté extérieure a-t-elle été conçue au sein du système
d’États souverains qui se développa sur ce fondement ?
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souverain ne peut pas être exercé à l’intérieur des frontières d’un État étranger.
Les structures d’autorité intérieures excluent tout acteur étranger. C’est ce
qu’on a appelé le principe politique de non-intervention. L’ « imperméabilité »
exprimait l’idée légale de compétence intérieure : aucune autorité juridique
extérieure ne peut avoir de revendication juridique sur un État souverain. La
souveraineté extérieure signifiait ainsi une compétence complète et exclusive
de l’État sur son territoire et sa population. Dès lors, la souveraineté extérieure
était affaire de pouvoir (contrôle interne nécessaire à l’indépendance) et de
droit (autonomie juridictionnelle).
Les deux dimensions essentielles de la souveraineté extérieure impliquent
l’existence d’une pluralité d’États souverains et d’une société internationale
qui reconnaît ces principes et les attribue de façon cohérente aux entités
politiques. C’est vrai également d’une troisième idée constitutive de la
souveraineté extérieure, l’égalité des États souverains quant à leur statut légal
et leurs droits fondamentaux. Une souveraineté égale n’était pas seulement
une condition essentielle de coexistence au sein du système des États ; c’était
un principe qui rendait possible la pratique d’une reconnaissance mutuelle et
d’une régulation des interactions au sein des États souverains. En conséquence,
une société internationale d’États conscients de certains intérêts communs (et
peut-être de valeurs communes), liés par un ensemble commun de principes
qui régissent leurs interrelations – respect de l’indépendance de chacun et des
accords conclus, coopération au sein des institutions communes par la machine
diplomatique, techniques d’équilibre des pouvoirs et certaines procédures
légales – devint le cadre dans lequel une reconnaissance de l’égale souveraineté
extérieure (indépendance et imperméabilité) pouvait fonctionner comme un
principe de coordination des relations et du droit internationaux 13.
Dans le modèle westphalien, la souveraineté extérieure était assignée
exclusivement aux États sur le fondement d’un principe d’efficacité (un
contrôle interne réel des puissances intérieures). Parmi les prérogatives
politiques de la souveraineté westphalienne se trouvaient le droit de faire
des traités qui soient respectés, et le non moins important droit de faire la
guerre. Les États souverains, et eux seuls, avaient ce droit de faire la guerre ;
celle-ci étant, désormais, davantage comprise comme un conflit politique
que comme une croisade morale. La question de la justesse de la cause de la
guerre (théorie de la guerre juste) était bannie du droit international comme
ne pouvant être tranchée par une société internationale qui ne possède pas
d’instance centralisée susceptible de rendre un jugement impartial. Il semblait
donc que le droit de faire la guerre, le droit de décider si ses droits et intérêts
13 Hedley Bull, op. cit.
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
nationaux avaient été violés ou menacés, et le droit de désigner l’ennemi étaient
inhérents au concept même de souveraineté. Néanmoins, cette conception
de la souveraineté n’excluait pas des pratiques diplomatiques telles que les
conférences internationales entre puissances souveraines pour tenter d’éviter la
guerre ou d’atténuer ses conséquences fâcheuses. En outre, des règles limitant
la conduite en temps de guerre (jus in bellum) étaient formulées et appliquées
aux belligérants. Elles incluaient le concept de neutralité, nouvel outil pour
limiter l’expansion géographique de la guerre, qui requiert l’impartialité à
l’égard des deux adversaires.
Dans le modèle westphalien de la souveraineté, les seuls sujets et sources
de droit international sont les États, et les États sont liés par ces règles
auxquelles ils ont consenti soit par des traités, soit par une longue pratique
(coutume). Les individus ne pouvaient pas avoir le statut de sujets devant
le droit international. Ce qui implique un autre sens de l’imperméabilité de
l’État souverain : celui-ci se voyait protégé contre des interventions politiques
et juridiques non seulement d’autres États, mais aussi du droit international.
Le droit international ne pouvait avoir aucun effet direct sur les individus
ou sur l’ordre juridique intérieur, à moins d’être intégré par l’État lui-même
(principe de consentement) dans son propre système juridique par les
autorités et procédures adéquates. Conséquemment, le droit international
était un corpus de normes destiné exclusivement à régler les relations entre
États souverains 14.
Jusqu’à la fin du xixe siècle, le système d’États souverains, la société
internationale dans laquelle il s’inscrivait, et le droit international qu’il
exprimait étaient exclusivement européens. La conception de la souveraineté
sur laquelle il s’appuyait était en partie un arrangement juridique, « Jus
Publicum Europaeum », qui n’attribuait la souveraineté « westphalienne » et
une reconnaissance égale qu’aux seuls États européens, en donnant à ceuxci le droit d’acquérir des colonies, et de déclarer la guerre pour n’importe quel
motif 15. Les principes de non-intervention et de juridiction intérieure, le droit
de la guerre et l’obligation de respecter les traités ne s’appliquaient qu’aux États
membres européens, et non pas à leurs relations avec le reste du monde – dans
ce dernier cas, aucune norme de non-intervention ne s’appliquait pour des
entités politiques non européennes auxquelles n’était pas reconnue l’égalité
de souveraineté.
Ce n’est pas avant la seconde moitié du xixe siècle, cependant, que la
souveraineté est apparue comme une revendication de pouvoir entièrement
14 B. Fassbinder, « Sovereignty and Constitutionalism in International Law », in N. Walker
(dir.), Sovereignty in Transition, Portland, Hart Publishing, 2003, p. 115-144.
15 Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre [1950], trad. L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 2001
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dégagée de toute contrainte juridique en Europe aussi bien que hors d’Europe.
Dès que les idées de souveraineté, d’État-nation et d’impérialisme eurent été
rapprochées, une féroce compétition entre les États souverains vint saper les
mécanismes de coopération rudimentaires et le concert des nations au sein
de la société internationale européenne. La souveraineté de l’État devint
synonyme de politique de puissance. Parallèlement, les grandes puissances non
européennes – Turquie, Japon, États-Unis – étaient reçues au sein de la société
internationale, et on leur reconnaissait la souveraineté. Ces deux évolutions
marquèrent le début de la fin de la société internationale européenne et du jus
publicum europeanum. Leur conjugaison eut pour résultat que la souveraineté
dans les affaires internationales tout comme le « modèle westphalien de la
souveraineté » se sont depuis lors confondus avec une politique de puissance
arbitraire et avide.
44
Alternatives au modèle westphalien
Trois évolutions au cours des xxe et xxie siècles ont fait de la souveraineté
un concept contesté. Discrédité pour sa contribution aux comportements
qui ont conduit à deux guerres mondiales, le « modèle westphalien » est
entré en crise dès les années vingt et a finalement cédé la place au système
issu de la Charte des Nations Unies en 1945. En dépit de ses ambiguïtés,
l’organisation supranationale établie par cette Charte aspire à faire passer les
relations internationales de la concurrence à la coopération et à ranimer le
droit international. Le développement du système international des droits de
l’homme appuyé par des procédures judiciaires et des institutions vigoureuses
(des tribunaux ad hoc, la Cour pénale internationale) et une coercition
militaire – intervention humanitaire – depuis les années 1990, tout comme
la naissance d’une société civile mondiale et des réseaux de gouvernance
transnationale, constituent un deuxième défi adressé au modèle westphalien
de la souveraineté nationale. Enfin, la naissance d’une nouvelle forme d’entité
supranationale, l’Union européenne, a conduit à d’importants débats sur
la pertinence de la souveraineté aussi bien intérieure qu’extérieure dans un
monde de gouvernance mondiale et multiscalaire. La question est désormais
de savoir si ces évolutions rendent le concept de souveraineté obsolète ou si
nous assistons au passage d’une forme de souveraineté donnée à une autre. La
souveraineté est-elle toujours un élément constitutif du système international,
ou les changements liés à la mondialisation ont-ils remplacé l’international par
une société mondiale cosmopolitique, qui rend le discours de la souveraineté
anachronique ?
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Le système issu de la Charte des Nations Unies
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
Le système issu de la Charte des Nations Unies en 1945 présente à cet égard
un modèle ambigu de gouvernance internationale. D’un côté, la Charte abolit
ce qu’on considérait comme les prérogatives essentielles des États souverains
et les remplace par les principes de sécurité collective, de coopération
internationale et par un nouveau modèle de droit international. Les États
souverains ont perdu leur droit de faire la guerre et la guerre d’agression est
devenue illégale. La Charte autorise un corps politique collectif, le Conseil
de sécurité, à décider s’il y a menace à la paix ou agression, et quelles mesures
il convient de prendre pour restaurer la paix et la sécurité. En un mot, la
sécurité collective vient remplacer l’auto-assistance des États souverains en
bannissant plus fortement l’agression. La Cour internationale de justice
établie par la Charte interprète et applique le droit international. En outre, la
nouvelle organisation internationale a acquis un droit à l’autorité législative,
en devenant elle-même une source d’obligations et de droit international
fondé sur le principe de consensus. La formation de la loi par consensus passe
outre à la volonté contraire d’une minorité d’États, et les contraint malgré
leur opposition. Enfin, les États souverains acceptent d’être tenus par les
principes des droits de l’homme, exprimés par la Charte des Nations Unies
et les Déclarations et Conventions qui lui sont attachées, renonçant de ce
fait à l’imperméabilité vis-à-vis du droit international dans ce domaine, et en
affaiblissant potentiellement la juridiction intérieure dans certains domaines.
D’un autre côté, et sous les auspices des Nations Unies, l’expansion mondiale
des États souverains comme forme du pouvoir politique public – non
seulement en Europe, mais dans le monde entier – est devenue un fait établi.
L’impérialisme et la forme impériale sont discrédités et à la fin des années
1960, le colonialisme a été démantelé et considéré comme une violation du
nouveau principe d’autodétermination. Même si ce dernier mettait à mal la
« souveraineté » des empires, il le faisait au nom de la souveraineté des Étatsnations. En effet, le principe d’égalité de souveraineté des États membres
(désormais, tous les États) est au cœur du système issu de la Charte des Nations
Unies. Les principes connexes de non-intervention et de juridiction intérieure
s’appliquent à présent à tous les États. De plus, la Charte établit explicitement
que rien en elle n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des domaines
qui relèvent essentiellement de la compétence intérieure de chaque État. Les
restrictions qui prohibent la menace ou l’usage de la force contre l’intégrité
territoriale ou l’indépendance politique de quelque État que ce soit protègent
la souveraineté nationale plutôt qu’elles ne l’abolissent.
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Ces dispositions apparemment contradictoires ont ouvert un débat sur le
statut et la signification de la souveraineté au sein du système issu de la Charte
des Nations Unies. Pour certains, la Charte est menacée par l’interaction
destructrice entre le modèle westphalien de l’ordre international qui attribue
toujours la souveraineté aux États membres, et un modèle international qui
ébranle profondément le concept même de souveraineté nationale en faveur
d’une société mondiale coopérative soumise à une constitution mondiale 16.
Pour d’autres, la Charte représente le « moment constitutionnel » d’un
ordre international nouveau et cohérent qui remplace entièrement le
modèle westphalien de souveraineté égale (equal sovereignty) par un concept
juridique nouveau et tout à fait différent : « égalité de souveraineté » (sovereign
equality). Ce dernier fait dépendre la souveraineté de l’appartenance à
une communauté juridique internationale. En renversant la conception
westphalienne, elle fait également dépendre les différentes prérogatives de
la souveraineté (indépendance, juridiction intérieure) des règles exprimées
par la communauté légale internationale et non du concept de souveraineté
lui-même 17. Une troisième position consiste à soutenir que le système issu
de la Charte des Nations Unies établit un ordre mondial dual, dans lequel
la souveraineté nationale telle qu’on vient de la décrire est un principe
constitutif de la société internationale. Cet aspect entre en tension avec le
principe cosmopolitique des droits de l’homme exprimé par la Charte des
Nations Unies et les développements ultérieurs de la législation relative aux
droits de l’homme qui placent l’individu aux côtés de l’État comme sujet du
droit international 18. Mais au lieu de voir cette tension entre la souveraineté
de l’État et les droits de l’homme comme le signe d’un malaise, cette approche
la considère comme féconde. Le régime dualiste de la souveraineté exige
effectivement de choisir entre la société civile internationale sur le modèle
westphalien et un ordre cosmopolitique complet qui abandonne l’égalité de
souveraineté. Au contraire, le nouveau régime de la souveraineté édifie une
société internationale cosmopolitique dans laquelle des ajustements réguliers
entre ses différentes composantes devront être faits (notamment entre les
droits et la revendication de souveraineté). Il plaide en faveur de réformes
juridiques fondées sur un dualisme qui protégerait à la fois la souveraineté et
les droits de l’homme tout en atténuant la tension qu’il y a entre eux.
16 R. Falk, « The Interplay of Westphalia and Charter Conception of International Order », in
R. Falk & C. Black (dir.), The Future of the International Legal Order, vol. 1, New Jersey,
Princeton University Press, 1969, p. 32-70.
17 B. Fassbinder, op. cit.
18 Jean L. Cohen, « Whose Sovereignty : Empire vs International Law », in Ethics & International
Affairs, vol. 18, n° 3, 2004, p. 1-24.
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Droits de l’homme, intervention humanitaire et gouvernance mondiale
47
jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
Pour nombre de théoriciens des droits de l’homme, cependant, les droits de
l’homme entrent en conflit profond et irréductible avec la souveraineté (selon
les termes de Henkin). Selon eux, la souveraineté, sous quelque forme que ce
soit, implique la préservation de l’État à l’égard d’une intervention extérieure
d’ordre moral, juridique ou politique. Le discours des droits de l’homme de
l’après-guerre a ouvert la boîte noire de l’État, en déclarant que des principes
moraux universels peuvent réduire le champ d’action de l’État sur ses propres
citoyens et qu’il revient à la loi internationale d’établir les limites appropriées.
Pour ce faire, il faut que le discours de la souveraineté soit purement et
simplement abandonné.
Même si l’idée des droits de l’homme remonte au xviiie siècle, c’est la Shoah
qui l’a mise au centre de la politique internationale. En 1948, une grande
majorité d’États se sont engagés à respecter quelques trente droits individuels
en signant la Déclaration universelle des droits de l’homme. Même si cette
déclaration n’est pas contraignante juridiquement, on estime qu’elle est une
importante expression de l’ « opinion publique mondiale ». La convention de
1948 sur les génocides engage ses signataires à réprimer et punir le crime de
génocide. La Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme
et des Libertés Fondamentales de 1950 institue des mécanismes d’arbitrage
et apparaît comme l’une des plus solides conventions en faveur des droits de
l’homme. Dans les années 1960, le Pacte international relatif aux droits civils
et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux
et culturels engagent légalement les États à respecter les droits de l’homme de
leurs propres citoyens. Même si tous ces documents comportent des restrictions
concernant la souveraineté et manquent de mécanismes d’application, ils sont
le signe d’un important changement à l’égard de ce qui est ou doit être sous la
« juridiction intérieure » des États.
Au cours des années 1980 et 1990, les acteurs de la société civile mondiale
ont cherché à contraindre les États à respecter les droits fondamentaux de leur
citoyens en mobilisant l’ « opinion publique mondiale » et en rendant publiques
les violations aux droits de l’homme. Le succès de l’ « effet boomerang » 19
qu’obtinrent ces militants transfrontaliers a suscité l’émergence de nouveaux
acteurs mondiaux toujours plus influents : les ONG. C’est également le
signe d’un important changement dans la manière dont l’ « opinion publique
mondiale » comprend les prérogatives de l’État souverain.
19 M. Keck & K. Sikkink, Activits beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics,
Ithaca, New York, Cornell University Press, 1998.
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Cependant, il fallut attendre que les droits de l’homme soient défendus sur
la base d’un principe d’ « ingérence humanitaire » – qui désigne l’intervention
de forces armées dans un État donné, exécutée sans le consentement de celuici, avec pour objectif de protéger sa population contre des violations graves et
massives de droits – pour que la souveraineté soit véritablement menacée. De
telles ingérences dans les affaires intérieures d’un État, en l’absence d’agression
contre un autre État, semblent violer le principe de non-intervention établi
dans la Charte des Nations Unies. Tandis que certaines interventions ont eu
le soutien du Conseil de sécurité, d’autres, comme l’intervention de l’OTAN
au Kosovo ou le bombardement de l’Irak par les États-Unis en décembre
1999, n’ont pas obtenu ce soutien. Les désaccords au sujet de l’ « ingérence
humanitaire » vont sans doute persister, mais ne perdurera pas moins, pour
le « monde », l’exigence de ne pas demeurer les bras croisés tandis que sont
perpétrées des violations massives des droits de l’homme – songeons au
génocide au Rwanda ou aux « crimes contre l’humanité » commis dans le
Darfour.
La question de l’application des droits de l’homme a conduit à discuter la valeur
de la souveraineté dans le droit international et à multiplier les propositions de
réforme. Est-ce que les interventions humanitaires appuyées par les Nations
Unies signalent l’abandon de facto de l’idée d’égalité de souveraineté et du droit
de la Charte ? Serait-ce souhaitable ? Plusieurs défenseurs du cosmopolitisme
moral soulignent que la justice – et pas seulement la paix – est désormais
un but essentiel de l’organisation et de la gouvernance supranationale 20. En
conséquence, la position par défaut en matière de souveraineté et de nonintervention dans le droit international doit être abandonnée : d’où l’urgence
à établir une nouvelle norme fondamentale pour l’ordre international 21.
Parmi les candidats : le droit humain fondamental à la sécurité, un droit
fondamental à la protection, un principe d’inviolabilité civile, et même un
droit à la souveraineté populaire. Considérant que les Nations Unies sont une
organisation fondée sur le pouvoir d’États souverains qui n’est pas susceptible
d’être réformée, certains proposent comme alternative à l’action unilatérale,
l’édification d’une nouvelle coalition d’États démocratiques dotée de son
propre « droit » et de ses règles d’intervention 22. D’autres soulignent que toute
réforme juridique qui exprime les règles de l’ingérence humanitaire risque de
voir proliférer les actions intéressées de la part d’États puissants contre des
20 Allen Buchanan, Justice, Legitimacy and Self-Determination : Moral Foundations for
International Law, Oxford, Oxford University Press, 2004.
21 Michael Ignatieff, « Human Rights as Politics », in Amy Gutman (dir.), Human Rights,
Princeton, Princeton University Press, 2001, p. 42.
22 Allen Buchanan, op. cit.
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23 Michael Byers & Simon Chesterman, « Changing the Rules about Rules ? Unilateral
Humanitarian Intervention and the Future of International Law », in J. L. Holzgerfe
& R. O. Keohane, Humanitarian Intervention : Ethical, Legal and Political Dilemmas,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 177-203.
24 Michael Walzer, Guerres justes et injustes [1977], trad. S. Chambon, A. Wicke et P.‑E. Dauzat,
Paris, Gallimard, 2006.
25 Anne-Marie Slaughter, A New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2004.
26 Anne-Marie Slaughter, op. cit. ; Julie Alard & Antoine Garapon, Les Juges dans la
mondialisation : la nouvelle révolution du droit, Paris, Seuil, 2005.
27 Gunther Teubner, op. cit.
28 David Held, op. cit.
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49
jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
États moins puissants, en réintroduisant de ce fait l’inégalité dans le système
international. Il vaut bien mieux que l’intervention humanitaire demeure
illégale, comme elle l’est selon les règles des Nations Unies (en particulier
lorsqu’elle est unilatérale ou défendue par des coalitions non autorisées de
volontaires) que d’essayer de la légaliser 23. La charge de la preuve revient
alors aux partisans d’une intervention. Mais même cette position de statu
quo fait fond sur des « règles de désobéissance » implicites qui permettraient
à la communauté internationale de légitimer de telles actions après coup 24.
Une troisième position insiste sur l’aval des Nations Unies tout en plaidant
pour une réforme de la Charte des Nations Unies de manière à répondre aux
nouvelles formes de violence et de guerre du xxie siècle. Mais aucune des
récentes propositions de réforme en ce sens des Nations Unies ne songe à
abandonner le principe d’égalité souveraine.
La création d’une Cour pénale internationale est intéressante de ce point de
vue, parce qu’elle semble respecter la juridiction intérieure de l’État souverain
en reconnaissant son « droit » à juger lui-même ses citoyens lorsque ces derniers
sont accusés de crimes internationaux. Mais les individus qui sont jugés dans
ce cas sont accusés de violations de principes mondiaux de justice (droits de
l’homme) qui « pénètrent » ainsi la boîte noire de l’État 25. Il est donc difficile
d’évaluer les conséquences de cette évolution pour la souveraineté, ainsi que
la prolifération de tribunaux ad hoc dont l’objet est de juger les atteintes au
droit international, sans parler de l’idée même de compétence universelle.
Les théoriciens du cosmopolitisme soutiennent que ces tribunaux sont partie
prenante du phénomène naissant de gouvernance transnationale qui appelle à
repenser de manière cosmopolitique l’ordre international politique et juridique.
La prolifération de réseaux transnationaux de tribunaux et de régulations 26
ou d’autorités mondiales privées et transnationales 27 et de la société civile
mondiale conduit à affirmer que le monde assiste à un mouvement vers un
système politique et juridique cosmopolitique dans lequel les individus sont
sujets au droit international et acquièrent le nouveau statut de citoyens du
monde 28. Le débat se joue ici entre modèles centralisé et décentralisé du
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cosmopolitisme. Des deux côtés, cependant, le discours de la souveraineté
est jugé obsolète. D’autre part, il y a bien sûr une grande résistance à la Cour
pénale internationale, tout particulièrement de la part des États-Unis, et
précisément au nom de la souveraineté.
Ces débats et ces évolutions engagent très clairement le principe d’égale
souveraineté. Dans les années 1990, on s’est demandé si le système mondial
était en train de vivre un nouveau moment constitutionnel. L’effort visant
à dépasser une conception étanche et exclusive de la souveraineté signifiait
l’abandon du discours de la souveraineté tout court. Le défi était de concilier
le principe d’égalité de souveraineté avec la défense des principes des droits de
l’homme et une nouvelle constellation du pouvoir au xxie siècle. Sans cela, les
principes de justice cosmopolitique pourraient bien conduire à de nouvelles
formes d’inégalité et d’injustice.
L’Union européenne : la fin de la souveraineté nationale ?
50
Cette problématique est manifeste dans une autre évolution majeure de la
souveraineté : l’approfondissement de l’intégration européenne depuis le Traité
de Maastricht en 1991. Comme nous l’avons vu, dans le modèle westphalien, la
revendication d’autonomie est intimement liée à la revendication d’exclusivité :
l’État souverain territorial dans le système des États ne saurait souffrir
d’ingérence dans ses « affaires intérieures ». Le système des États souverains se
concevait comme une juxtaposition de compétences territoriales complètes et
mutuellement exclusives. Ce qui impliquait qu’une autorité non-exclusive était
nécessairement dépendante, c’est-à-dire qu’elle était, à l’instar d’une colonie
par exemple, une entité non-souveraine. Mais depuis 1991, les pouvoirs de
l’Union européenne ont été étendus de façon significative. Elle est passée du
statut d’organisation internationale à celui d’entité politique régionale, avec
des compétences qui priment sur les prérogatives nationales et exercent, ainsi,
des effets directs sur les États membres. Le Conseil des ministres, composé des
ministres des Affaires étrangères de chaque État, établi pour diriger la CECA
du traité de Paris de 1950, a été au fil du temps renforcé par la création d’une
institution judiciaire, la Cour européenne de justice, et d’un corps législatif, le
Parlement européen élu au suffrage universel direct.
Ces évolutions montrent qu’il est possible de concevoir l’autonomie sans
exclusivité territoriale totale et d’imaginer un empiétement juridictionnel sans
soumission 29. Les États membres de l’Union européenne jouissent du statut
d’égalité de souveraineté. Cela signifie que l’intégrité et l’autonomie d’une
29 Neil Walker, « Late Sovereignty in the European Union », in Neil Walker (dir.), Sovereignty
in Transition, Portland, Hart Publishing, 2003, p. 3-32.
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51
jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
entité politique en tant que telle ne sont pas nécessairement mises à mal par
la coexistence d’autres compétences, même lorsque celles-ci ont préséance sur
l’espace territorial. La simple existence de règles qui contraignent les États,
ou de règles qui donnent compétence à des entités politiques supranationales
sur ce qui était autrefois considéré comme les affaires intérieures, ne signifie
pas que les États ne sont plus souverains. De même, le développement de
compétences supranationales et transnationales délimitées fonctionnellement
peut compléter et se surajouter sans abolir l’autonomie d’États souverains
territoriaux distincts les uns des autres.
Ces évolutions ont déclenché un important débat sur le statut de la
souveraineté dans l’Union européenne et sur le sens de ce terme. Certains
soutiennent que les États membres ont tout simplement perdu leur souveraineté
et que continuer à utiliser ce terme est dépourvu de sens 30. D’autres parlent
de souveraineté partagée ou mise en commun 31, quand un troisième camp
souligne que les États membres restent souverains dans leurs rapports avec
leurs citoyens et dans des domaines centraux de la vie nationale, même s’ils
renoncent à des compétences dans certaines domaines fonctionnels 32. Ils
soutiennent en effet que ce qui permet à l’Union européenne de fonctionner
est précisément la volonté d’ajourner en permanence la question de savoir où
réside la souveraineté, en permettant ainsi à des solutions novatrices de se faire
jour pour l’interaction de la démocratie nationale, des droits fondamentaux et
des régulations relatives à la communauté.
Ces débats sur la signification et la pertinence de la souveraineté sont voués
à se poursuivre. Ils englobent la question fondamentale de la relation entre
la puissance publique et le droit dans les affaires internationales dans un
contexte de mondialisation. Les questions sont pérennes même si tel type de
souveraineté particulière ne l’est pas.
Pour ma part, je pense que les transformations contemporaines de la
souveraineté n’en font pas un concept moins pertinent ni moins important :
les tenants du postmodernisme ou du cosmopolitisme se trompent lorsqu’ils
en dénoncent l’anachronisme. Nous vivons effectivement une période de
transition vers une nouvelle compréhension de la souveraineté aussi bien
intérieure qu’extérieure, mais je pense qu’il est plus opportun de comprendre
ce changement en termes de passage à un nouveau régime de souveraineté
plutôt que comme un saut brusque vers un ordre mondial décentralisé,
30 Neil MacCormik, Questioning Sovereignty, Oxford, Oxford University Press, 1999.
31 Bruno de Witte, « Sovereignty and European Tradition : the Weight of Tradition », in AnneMarie Slaughter & Joseph Weiler (dir.), The European Courts and the National Courts :
Doctrine and Jurisprudence, Oxford, Hart Publishing, 1998.
32 Neil Walker, op. cit.
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déterritorialisé et cosmopolitique. En ce qui concerne la « souveraineté
intérieure », j’affirme qu’il est crucial de conserver le concept de souveraineté
parce qu’il est essentiellement lié aux notions jumelles de droit public et de
puissance publique, ainsi qu’au concept même de gouvernement représentatif.
Je pense qu’il est également important de conserver le concept de souveraineté
populaire comme idée régulatrice. Il convient en effet d’articuler à nouveaux
frais la relation entre le discours de la souveraineté populaire et des formes
publiques et démocratiques de gouvernement représentatif. Il est tout à fait
précipité de dire qu’il n’y a plus désormais de frontière significative entre privé
et public, entre gouvernement et gouvernance, et qu’il faut abandonner les
concepts de « peuple » et de souveraineté populaire. Je partage au contraire
l’opinion de ceux qui essaient de repenser ces concepts, et de dédramatiser
l’idée de pouvoir constituant, en essayant de repenser le constitutionalisme
et la démocratie. L’idée centrale est ici que « le peuple » ne peut être incarné
par aucune instance gouvernementale constituée, par aucune assemblée
politique extraordinaire, ni par aucun groupe empirique. Ce qui signifie
qu’est rejetée toute prétention aux pleins pouvoirs qu’elle soit présentée par
un gouvernant qui prétend incarner le pouvoir constituant par le truchement
d’une approbation populaire, à l’image du « dictateur souverain », ou par une
convention extraordinaire qui prétend se situer hors des pouvoirs constitués
et, par conséquent, incarner de manière immédiate le peuple et sa volonté.
Au lieu de tenter de trouver ou situer le véritable pouvoir constituant dans les
périodes de transition (les époques révolutionnaires), l’idée est plutôt d’établir
des mécanismes concrets d’inclusion, de compromis et de responsabilité
au cours d’un processus d’établissement de la constitution qui promeut
l’éducation politique et la prééminence du droit (« rule of law »). Ce processus
doit pourtant être autonome, plutôt qu’imposé de l’extérieur pour qu’il puisse
être compris comme « nôtre » par les membres d’une communauté politique.
Le discours de la souveraineté populaire, du « nous le peuple », demeure
alors important parce qu’il est une idée régulatrice qui met en question la
responsabilité, la réactivité, la capacité d’inclusion du processus politique, ainsi
que l’autonomie politique. L’heure n’est pas encore venue d’abandonner de tels
concepts, mais il est urgent de les repenser. La souveraineté populaire comme
idéal régulateur – les sujets de la loi sont également ses auteurs – demeure
importante et pertinente même si elle doit comprendre de nombreuses
médiations.
Le même raisonnement vaut pour la « souveraineté extérieure ». Nous entrons
en effet dans un nouveau régime de la souveraineté dans lequel les règles de la
souveraineté et les prérogatives des États souverains ont radicalement changé.
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jean louise cohen Les transformations contemporaines de la souveraineté
Peut-être la forme de société internationale qui émerge actuellement peutelle être comprise à travers le concept de « communauté internationale »,
qui fait signe vers l’importance de buts communs (paix, sécurité et, plus
récemment, justice), processus coopératifs et même valeurs partagées, qui
prennent pour critère l’humanité plutôt que les intérêts des États particuliers.
Ce serait pourtant une grave erreur, d’un point de vue empirique et normatif,
de prétendre que les individus ont remplacé, ou doivent remplacer, les États
comme sujets de la nouvelle forme cosmopolitique du droit international, ou
qu’il faut abandonner le principe d’égalité souveraine comme pierre angulaire
de l’ordre international établi par la Charte des Nations Unies. L’égalité
souveraine comme concept juridique ne peut pas effacer la signification
politique de la souveraineté, qui implique une relation entre un gouvernement
et un peuple, et le principe, important entre tous, d’autonomie politique. Il
ne faut pas surestimer le « consensus » qu’est sensée partager la « communauté
internationale » – qui est un concept tout à fait discutable en lui-même. Je
préfère donc une compréhension dualiste de l’ordre mondial contemporain
à une compréhension téléologique qui verrait un mouvement inexorable vers
un système cosmopolitique. L’ordre mondial international est toujours une
société internationale, même si c’est sous une nouvelle figure qui comprend des
éléments cosmopolitiques tout à fait significatifs. Le concept de communauté
internationale, même s’il est contesté, permet bien d’appréhender ces aspects du
système. Je préfère néanmoins le modèle dualiste parce qu’il permet d’aborder
frontalement le problème suivant : comment ajuster ces deux dimensions
souvent conflictuelles de l’ordre mondial actuel, notamment les revendications
d’autonomie politique de la part de communautés politiques (en tant que
membres de la société internationale des États) et les revendications des droits
de l’homme (qui sont affirmées au moyen des valeurs de la communauté
internationale).
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Questions présentes
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SEXE ET ART
L’INVENTION DU « MORALISME ESTHÉTIQUE » 1
Ruwen Ogien
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raison publique nO 5 • pups • 2006
Le sexe serait devenu, en France, une affaire aussi « politique » qu’aux ÉtatsUnis. C’est, du moins, ce que nous disent certains philosophes, juristes ou
sociologues lorsqu’ils commentent les débats récents autour du mariage gay,
de la prostitution, de la pornographie, etc. 2 : « Hier encore, dans notre pays,
on renvoyait ces questions dans l’intimité de notre vie privée. Aujourd’hui,
elles appartiennent à la sphère publique ; les débats manifestent au grand jour
la politisation des questions sexuelles » 3.
C’est une façon de présenter les choses qu’on peut contester. En réalité, les
questions sexuelles ont toujours été des questions politiques au sens large, en
ce sens qu’elles ont toujours fait l’objet d’interventions répressives de l’État
par la menace ou la force ou de pressions informelles (commérages, sarcasmes,
insultes, rires, mépris, ostracisme, etc.) de chacun et de tout le monde, c’està-dire de ce qu’on a coutume d’appeler l’ « opinion publique ». Elles n’ont
jamais véritablement été renvoyées « à l’intimité de notre vie privée », ni en
France, ni ailleurs, dans les sociétés dites « occidentales » ou « modernes » 4.
Ni l’État, ni l’ « opinion publique » n’ont eu pour règle de se désintéresser de
ce qui passait derrière les portes des chambres à coucher 5. Même dans les
sociétés supposées les plus « démocratiques » ou les plus « libérales », des actes
aussi intimes que la fellation ou la sodomie entre personnes consentantes,
Une première version de ce texte a fait l’objet d’un débat au Festival du film de femmes de
Créteil 2006, organisé par Sonia Bressler, avec, entre autres, Catherine Corringer. Merci
à Patrick Savidan et aux lecteurs anonymes de Raison publique pour leurs judicieuses
remarques sur la deuxième version.
Clarisse Fabre & Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Paris, Belfond, 2003 ; Christine
Destrez & Anne Simon, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre
moral, Paris, Seuil, 2006, p. 253.
Clarisse Fabre & Éric Fassin, op. cit., p. 7.
Jean-Louis Flandrin, Le Sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des comportements,
Paris, Seuil, 1981.
Ibid.
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la masturbation ou la consommation d’œuvres à caractère sexuel, ont été
réprimés, parfois très cruellement 6.
Ce à quoi on assiste aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, c’est,
en réalité, à une tentative de « dépolitiser » et « démoraliser » la sexualité. Je
veux dire par là que ce qui prend forme dans ces sociétés, c’est une volonté de
limiter autant que possible l’intervention répressive de l’État et les pressions
informelles moralistes ou, plus exactement, paternalistes, celles qui visent à
empêcher que chacun fasse ce qu’il veut de sa propre vie sexuelle 7.
Plus précisément, ce qu’on peut observer, c’est une tendance à rendre ces
interventions formelles et informelles illégitimes, à laisser chacun libre de faire
ce qu’il veut de sa sexualité (y compris de n’en faire rien du tout) du moment
qu’il ne nuit à personne (ou à personne d’autre que lui-même) et respecte des
principes généraux d’égalité 8.
Certes, le combat politique peut sembler nécessaire à ceux qui croient que le
« mouvement de l’histoire » ne suffira pas de lui-même à entraîner ce résultat.
On peut aussi avoir des raisons de penser que la mobilisation de l’État restera
indispensable pour protéger ces libertés. En ce sens, il n’est pas inexact de dire
que l’actualité sexuelle est politique.
Mais il ne faut pas, je crois, se tromper sur le sens du mouvement. Il n’est
pas de faire entrer la sexualité dans la politique ou la morale mais de l’en sortir,
d’en faire, enfin, une question qui ne concerne que les individus du moment
qu’ils ne causent de tort à personne, ce qu’elle n’a jamais été en réalité 9.
Jusqu’en 2003, aux États-Unis, certains États avaient des lois qui faisaient de la sodomie
(notion qui couvrait aussi les rapports bucco-génitaux pour des raisons obscures) un crime
passible de plus de cinq ans d’emprisonnement, même lorsqu’elle était le fait de personnes
mariées, consentantes et qu’elle était pratiquée dans l’intimité.
Il existe différentes conceptions morales. Celles dont il me semble qu’on veut « sortir »
dans les sociétés démocratiques, pluralistes et laïques, est la morale dite « paternaliste »,
celle qui dicte ce qu’on doit faire dans son rapport à soi-même et à autrui, sans tenir
compte du consentement des principaux intéressés. Cf. Gerald Dworkin, « Paternalism »,
The Monist, vol. 56, 1972, p. 64-84. C’est à cette conception que je ferai référence dans ce
qui suit, lorsque je parlerai de « morale » ou de « moralisme ».
J’aurais pu écrire, pour faire plus bref, « du moment qu’il respecte les principes d’une
éthique minimale », mais je préfère laisser cette question de typologie morale de côté. Cf.
sur l’éthique minimale, mon La Panique morale, Paris, Grasset, 2004.
Je me permettrais de dire, sans être du tout spécialiste de son œuvre, que c’était
probablement aussi le diagnostic de Michel Foucault, même si ses formulations complexes
ont pu laisser penser autre chose à ses nombreux admirateurs. Ainsi, dans « Sexualité
et politique », Michel Foucault s’est demandé si la « revendication des droits sexuels »
constituait un « droit politique » et permettait de constituer un mouvement qui ait des
objectifs « finalement politiques » (Dits et écrits. 1954-1988, vol. II, 1970-1975, p. 537).
Mais que signifie « droits sexuels » dans ce texte ? C’est la possibilité de pratiquer la
sexualité qu’on veut et, de façon plus métaphorique, de récupérer son propre corps, c’està-dire de le soustraire à la domination de différents pouvoirs formels et informels (p. 537).
C’est cette lutte pour la « récupération des corps », pour « pratiquer la sexualité qu’on
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Ce mouvement d’émancipation de la sexualité de la morale et de la politique
rencontre évidemment de très nombreux obstacles.
À mon avis, on ne fait pas suffisamment attention au fait que, parmi ces
derniers, il y a la volonté, toujours puissante, de censurer les représentations
sexuelles littéraires et visuelles supposées dépourvues de toute « valeur
artistique ».
L’invention du moralisme esthétique
10
11
12
13
veut », qui fait de la sexualité un « problème politique ». Pour Foucault donc, si j’ai bien
compris, le sens du mouvement de politisation des questions sexuelles, c’est la lutte pour
le droit à pratiquer la sexualité qu’on veut dans un objectif plus général d’émancipation
de la sexualité de la domination des pouvoirs de l’État et de l’opinion publique. Bref, cette
lutte politique est, pour lui aussi, une lutte pour sortir la sexualité de la sphère du politique
au sens large, et pour en faire, enfin, une affaire privée.
Lori Gruen, « Pornography and Censorship », in R. G. Frey & Christopher Heath Wellman
(dir.), A Companion to Applied Ethics, Londres, Blackwell, 2003, p. 154-166 ; R. Post
(dir.), Censorship and Silencing: Practices of Cultural Regulation, Los Angeles, The Getty
Research Institute, 1998.
Pour les « élites », les personnes « cultivées » entre autres. Fabienne Casta-Rosaz, Histoire
de la sexualité en Occident, Paris, La Martinière, 2004.
Agnès Tricoire, « Le sexe et sa représentation artistique », in Daniel Borillo & Danièle
Lochak (dir.), La Liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 131-159.
C’est à Henri-Pierre Jeudy qui le premier, à ma connaissance, a utilisé cette expression
très heureuse, que je lui emprunte pour lui donner ce sens particulier défini par ces deux
principes. Henri-Pierre Jeudy, « Un sanctuaire ethnologique », Libération, mardi 20 juin
2006.
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59
ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique »
Dans les sociétés occidentales, la production, la diffusion et la consommation
de représentations sexuelles explicites par textes ou images, ont toujours été
plus ou moins contrôlées ou réprimées par l’État, par certaines institutions
centrales comme l’Église, ou, tout simplement, par l’ « opinion publique » 10.
Mais il y a toujours eu des exceptions 11. Depuis quelques décennies, l’art ou
le sentiment esthétique justifient certaines de ces exceptions 12.
On pourrait dire qu’une nouvelle forme de moralisme est née : le moralisme
esthétique, 13 dont les deux principes sont les suivants.
a) Les représentations sexuelles dites « artistiques » sont bonnes, les
représentations sexuelles dites « non artistiques » sont mauvaises.
b) Les représentations sexuelles qui cherchent à produire un « sentiment
esthétique » sont bonnes. Les représentations sexuelles qui cherchent
seulement à exciter sexuellement sont mauvaises.
Je suis en désaccord avec ces deux principes et je conteste par conséquent le
« moralisme esthétique ». Pourquoi ?
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Ce qui ne va pas dans le principe « Les représentations sexuelles dites
“artistiques” sont bonnes, les représentations sexuelles dites “non artistiques”
sont mauvaises ».
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Aujourd’hui, en France, une œuvre visuelle ou littéraire qui est jugée
« pornographique » peut valoir à son auteur trois ans d’emprisonnement
et une amende qui n’est pas légère (75 000 euros) si elle est susceptible
d’ « être vue ou perçue par des mineurs » comme dit la loi. De plus, il y a
le fameux classement X, qui pénalise financièrement les films à caractère dit
« pornographique » et leur interdit l’accès à la distribution normale 14.
Mais qu’est-ce qui est « pornographique » ? C’est une question importante
dans ce contexte légal, puisqu’elle conditionne le destin économique de
certains films et le bien être de certains citoyens.
Toute représentation filmée d’un rapport sexuel génital non simulé, en gros
plan, bien éclairé, est-elle « pornographique » et susceptible de valoir des
sanctions à ceux qui la diffusent sans précautions ? Non !
En réalité, qualifier une représentation sexuelle explicite de « pornographique »
revient généralement, en droit, à la déclarer dépourvue de tout « mérite
artistique » ou de toute « valeur sociale rédemptrice », selon des critères dont
le moins qu’on puisse dire est qu’ils manquent de constance et de clarté 15.
Ainsi, un film racontant l’histoire d’une maison de tolérance où on voit se
succéder divers personnages – le préfet, le notaire, le médecin, l’anarchiste,
le curé – fut jugé par le Conseil d’État « non exempt d’humour ou de
critique sociale », « de décors et réalisation soignés » et par conséquent « non
pornographique » 16. Dans l’affaire Baise-moi, le film de Virginie Despentes
qui fut d’abord classé X avant d’être interdit aux moins de 18 ans à la suite d’une
modification de la loi, le Conseil d’État, tenant compte de la qualité globale
du film l’a déclaré « non pornographique » en dépit du fait qu’il « enchaîne
sans interruption des scènes de sexe d’une crudité appuyée » (juin 2002) 17.
Dans le domaine littéraire, les arrêts de même style ne manquent pas.
Saisi par le président de l’association « Promouvoir » d’une plainte contre le
roman de Michel Houellebecq, Plateforme, le Tribunal de Grande Instance
de Carpentras la rejette en expliquant : « si le propos litigieux développé par
l’auteur défendeur agrémenté de scènes sexuelles complaisamment décrites,
14 Voir Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », in Eric Van Aesche (dir.),
Le Sens de l’indécence. La question de la censure à l’âge contemporain, Bruxelles, La lettre
volée, 2005, p. 83-106, et les annexes de mon Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003.
15 Ibid.
16 Danièle Lochak, « Le droit à l’épreuve des bonnes mœurs », in C.U.R.A.P.P., Les Bonnes
Mœurs, Paris, PUF, 1994, p. 15-53.
17 Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », op. cit., p. 92.
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ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique »
peut certainement apparaître incongru, choquant, ou révoltant, l’ouvrage en
cause n’en est pas pour autant dénué de toute valeur artistique ou littéraire,
ainsi d’ailleurs l’ont estimé nombre de critiques et de journalistes » 18.
Bref, dans tous ces cas, l’Art est supposé offrir une sorte de compensation
morale. Il annule, en quelque sorte, le caractère répugnant des représentations
sexuelles explicites et non simulées. Il y a quelque chose de « sale » dans ces
représentations. Heureusement, il existe un puissant « détergent moral » pour
nettoyer les taches, si on ose dire : c’est l’Art !
Moins métaphoriquement, mais aussi vaguement, le sexe est acceptable
s’il est de « qualité », de « réalisation soignée », bref « artistique ». Sinon il
est « pornographique », et lorsque des mineurs sont susceptibles de tomber
dessus, l’auteur et le diffuseur deviennent des délinquants qui méritent des
châtiments.
Tout cela n’a pas l’air complètement illégitime aux yeux d’authentiques
défenseurs des libertés publiques. Certains, parmi eux, ont estimé que
l’existence d’une telle « exception artistique » serait vraiment une bonne chose,
si son principe était appliqué, ce qui, en fait, n’est pas toujours le cas 19.
Ainsi, en 2003, l’éditeur Léo Scheer a été condamné par le tribunal de
Carpentras à 7500 euros d’amende pour la publication du roman de Louis
Skorecki, Il entrerait dans la légende, en vertu de l’article 227-24 du Code
pénal, qui sanctionne la diffusion de « message à caractère violent ou
pornographique […] susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». À la
suite de cette condamnation, des éditeurs, distributeurs, libraires, auteurs et
critiques littéraires, se sont mobilisés, contre ce qu’il est difficile de ne pas
appeler une forme de censure. Ils ont réclamé une modification de l’article
227-24, afin qu’il ne puisse plus s’appliquer aux « œuvres de fiction, œuvres
littéraires ». Ils estimaient que cette modification permettrait de créer une sorte
d’ « exception littéraire » qui n’existe pas explicitement même si elle a orienté
les décisions de certains juges dans l’affaire « Baise-moi », par exemple.
Personnellement, je suis en désaccord avec cette façon « chic » ou « noble »
d’accepter la censure des représentations sexuelles explicites, car elle contredit
un principe de justice élémentaire 20.
Pourquoi exiger, en effet, des ouvrages à contenu sexuel des qualités
« littéraires » qu’on n’exige absolument pas de la plupart des autres livres qu’on
trouve librement exposés dans toutes les librairies ? Personne n’a jamais pensé
que le roman Le Passage, de l’ex-Président Valéry Giscard d’Estaing, devait
être censuré en raison de sa « médiocrité littéraire ».
18 Ibid., p. 95.
19 Agnès Tricoire, « C’est pas de l’art, c’est de la pornographie », op. cit.
20 C’est du moins ce que j’ai soutenu dans La Panique morale, op. cit, p. 103-115.
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Pourquoi aussi exiger des films à contenu sexuel explicites des qualités
« artistiques » qu’on n’exige absolument pas de la plupart des autres films
qu’on trouve librement projetés dans toutes les salles de cinéma ? Personne n’a
jamais pensé que Les Bronzés 3 devait être censuré en raison de sa médiocrité
« artistique ».
Bref, pourquoi les représentations sexuelles explicites devraient-elles être
les seules à être dans l’obligation d’exhiber des qualités « littéraires » ou
« artistiques » pour échapper à la censure ?
En conclusion, je dirais qu’il n’y a aucune raison d’exiger des représentations
sexuelles explicites ce qu’on ne demande à nul autre genre.
Par ailleurs, l’idée d’ « exception artistique ou littéraire » a pour conséquence
contestable d’admettre la criminalisation du mauvais goût. Pourquoi ?
Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste pour savoir qu’une bonne
partie de la production pornographique courante est artistiquement nulle,
de mauvais goût, ridicule, lourde. Elle ne pourrait donc pas être protégée par
le principe de l’ « exception littéraire ou artistique ». Or, si, finalement, dans
l’ensemble des représentations sexuelles explicites, écrites et visuelles, seules
celles qui sont supposées être « vulgaires » ou de « mauvais goût » étaient
déclarées « pornographiques » et censurées à ce titre, ce n’est pas leur caractère
sexuellement explicite ou la possibilité qu’elles soient vues par des mineurs qui
seraient sanctionnés, mais le fait qu’elles sont de mauvais goût.
Cependant, dans nos sociétés démocratiques, le mauvais goût n’est pas
un crime (si c’était un crime, qui serait encore en liberté ?). Le principe de
l’ « exception littéraire ou artistique » pourrait bien être incompatible avec
cette règle des sociétés démocratiques qui nous laisse libre d’avoir mauvais
goût.
Telles sont donc mes objections au principe disant : Les représentations
sexuelles dites « artistiques » sont bonnes, les représentations sexuelles dites
« non artistiques » sont mauvaises.
Ce qui ne va pas dans le second principe « Les représentations sexuelles
qui cherchent à produire un “sentiment esthétique” sont bonnes. Les
représentations sexuelles qui cherchent seulement à exciter sexuellement
sont mauvaises »
En ce qui concerne le second principe, je serai aussi bref. Je me demanderai
seulement pourquoi les auteurs de représentations sexuelles explicites devraient
se défendre d’avoir eu l’intention de stimuler sexuellement le public.
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21 On m’a objecté (communications personnelles) qu’on ne pouvait pas mettre dans le même
sac la réaction d’excitation sexuelle et d’autres réactions émotionnelles élémentaires
comme rire, avoir peur ou pleurer. Mais pourquoi ? Sur quelles autres réactions
émotionnelles faudrait-il aligner l’excitation sexuelle ? Sur les réactions de haine ? Si
c’était le cas alors, en effet, il faudrait traiter ceux qui veulent nous exciter sexuellement
autrement que ceux qui veulent nous faire rire, pleurer ou trembler. Ils pourraient être
sanctionnés pour « incitation à la haine » ! C’est ce que proposeraient sans doute les
féministes américaines radicales qui, dans l’esprit de Kant et dans une certaine tradition
dite « judéo-chrétienne » estiment que l’excitation sexuelle nous conduit à traiter autrui
comme un « objet », nous rabaisse et rabaisse autrui au rang de l’ « animal », etc. (Andrea
Dworkin, Pornography. Men Possessing Women, Women’s Press Ltd, 1981.) Mais qui
pourrait accepter cette conception sans réserves ? En fait, refuser d’aligner la réaction
d’excitation sexuelle sur d’autres réactions émotionnelles élémentaires comme rire, avoir
peur ou pleurer, revient à lui donner, a priori, un caractère répugnant, dangereux, injuste,
sans justification rationnelle.
22 Lori Gruen, « Pornography and Censorship », in R. G. Frey & Christopher Heath Wellman
(dir.), A Companion to Applied Ethics, Londres, Blackwell, 2003, p. 154-166 ; Joseph
Bockrath, « Droit constitutionnel », in Alain A. Levasseur (dir.), Droit des États-Unis, Paris,
Dalloz, 1990, p. 72-73.
23 Elle fut inspirée par la législation anglaise : Gruen, op. cit. ; Bockrath, op. cit. ; Susan Dwyer
(dir.), The Problem of Pornography, Belmont Cal., Wadsworth Publishing Company, 1994.
24 Bokrath, op. cit.
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63
ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique »
Pourquoi serait-il plus « mal » de chercher à stimuler sexuellement le public
par des écrits ou des images que de vouloir le faire rire, pleurer ou trembler ?
Personne ne reproche à Woody Allen de vouloir nous faire rire avec Prends
l’oseille et tire-toi. Personne ne reproche à George Romero de vouloir nous
faire peur avec La nuit des morts vivants. Personne ne reproche à Douglas Sirk
de vouloir nous faire pleurer avec Le mirage de la vie. Alors pourquoi faudraitil reprocher à Rocco Siffredi de vouloir nous exciter sexuellement 21 ?
En posant ces questions, je rejoins certaines interrogations des féministes
américaines, qui ont critiqué l’ « obscénité » en tant que critère de justification
de la censure des représentations sexuelles explicites.
Jusqu’en 1985, les représentations sexuelles explicites par écrit ou images, dites
« pornographiques », ont échappé à la protection du Premier amendement
à la Constitution des États-Unis qui défend la liberté d’expression 22. La
raison de cet état de choses étonnant, dans un pays qui est supposé vouer
un véritable culte à cette liberté, c’est qu’une représentation sexuelle par écrit
ou images devait être jugée « obscène » pour être dite « pornographique ».
Or, selon une jurisprudence remontant au milieu du xixe siècle 23, qualifier
une représentation d’ « obscène » revenait à dire d’elle qu’elle n’exprimait
aucune opinion clairement argumentée, aucune intention artistique même
incroyablement médiocre, qu’elle n’était qu’une pure stimulation sensorielle
sans intermédiaire cognitif dont l’unique but était d’exciter ou de susciter des
« réactions lascives » 24.
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En tant qu’ensemble de représentations « obscènes » supposées dénuées de
valeur intellectuelle ou artistique, la pornographie était censée ne pas mériter
la protection constitutionnelle du Premier amendement. En l’absence de
cette protection constitutionnelle, une loi pouvait interdire la possession ou
la diffusion de documents pornographiques 25. La légitimité d’une telle loi
pouvait dépendre des « sentiments » ou des « préférences » de la majorité de
telle ou telle localité.
Mais qui décidait de la valeur artistique, du but ou des effets de ces
représentations sexuelles en cas de conflit ? C’est le juge qui l’appréciait en
référence vague aux réactions supposées du citoyen « raisonnable » local, d’où
des inégalités de traitement d’un endroit à l’autre ou d’une époque à l’autre,
qui finirent par faire douter de la légitimité de ce critère 26.
D’autre part, on pouvait se demander pourquoi le fait d’éveiller des « réactions
lascives » ou de stimuler sexuellement des personnes devrait être puni par la
loi d’États démocratiques 27.
C’est exactement la question que posèrent les féministes. À partir des années
1980, elles remirent en cause toute la construction intellectuelle qui était au
fondement du concept juridique d’ « obscénité ». D’après elles, le critère de
l’ « obscénité » est moraliste et élitiste 28. Il repose sur l’idée qu’il y a quelque
chose d’intrinsèquement blâmable dans l’intention d’éveiller des « réactions
lascives » ou que l’expression artistique a une valeur « absolue ».
Or, pour les féministes, ce qui ne va pas dans la pornographie, ce n’est pas
qu’elle éveille des « réactions lascives » ou qu’elle n’est pas assez « artistique »,
mais qu’elle cause des torts concrets à des personnes particulières, en
l’occurrence les femmes, dont elle atteint les droits.
En dépit de leur accord de surface avec les conservateurs hostiles à la
diffusion de représentations sexuelles explicites, les féministes ont toujours
été très attentives à rejeter le moralisme implicitement contenu dans l’idée
d’ « obscénité ». Elles ont toujours pris la peine d’insister sur le fait que,
ce qui les distinguait principalement des conservateurs, c’est qu’elles ne
25 Ibid.
26 Ibid.
27 On pourrait poser la même question à propos de l’ancienne qualification d’ « outrage aux
bonnes mœurs » qui était défini comme « toute manifestation de la pensée ou de l’image
qui, sans mériter la qualification d’obscène, et sans être spécialement licencieuse, fait
appel, par son caractère offensant pour la pudeur, à la recherche systématique d’une
excitation érotique aux instincts et aux appétits les plus grossiers de l’être humain »,
ancien article 283 du Code Pénal. On peut se demander en vertu de quel principe valable
dans une société démocratique, pluraliste et laïque, « la recherche systématique d’une
excitation érotique » devrait être punie par la loi.
28 Catharine MacKinnon, « Not a Moral Issue », in Drucilla Cornell, Feminism and Pornography,
Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 169-197.
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ruwen ogien Sexe et art. L’invention du « moralisme esthétique »
condamnaient pas toutes les représentations explicites d’activités sexuelles.
Elles ont toujours souligné qu’il convenait de distinguer les « bonnes » et les
« mauvaises » représentations de ce genre. Et, ont-elles ajouté, ce n’est pas
l’ « obscénité » supposée de certaines représentations sexuelles explicites qui
doit servir de critère de distinction. Elles ont systématiquement critiqué ce
critère, qui prétend au fond qu’il y aurait quelque chose d’intrinsèquement
blâmable dans l’intention de stimuler sexuellement le public par des écrits ou
des images et d’intrinsèquement admirable dans le mérite artistique (il aurait
toujours une valeur « rédemptrice »).
Ces deux idées leur paraissaient, à juste titre, infondées. Le mérite artistique
suffit-il à mettre les œuvres d’inspiration nazie à l’abri de la critique politique
ou morale ? Qu’y a-t-il d’intrinsèquement blâmable dans l’intention de
stimuler sexuellement le public par des écrits ou des images ? Le seul tort
réel que, selon elles, ces représentations sexuelles explicites peuvent causer est
politique et non moral : elles risquent de disqualifier la voix des femmes.
Je suis entièrement d’accord avec la critique féministe lorsqu’elle affirme que
l’ « obscénité », définie comme intention exclusive d’exciter sexuellement ou
de chercher à provoquer des « pensées lascives » sans souci artistique, n’est pas
une justification acceptable de sanctions pénales.
L’intention exclusive d’exciter sexuellement ou de chercher à provoquer des
« pensées lascives » ne devrait pas être un délit ou un crime dans une société
démocratique, pluraliste et laïque.
Je me demande, cependant, si la critique féministe a réussi, comme elle
se proposait de le faire, à exclure tout moralisme dans sa condamnation de
certaines représentations sexuelles explicites. Lorsqu’on lit certains textes sur
la distinction entre « érotisme » et « pornographie » plus ou moins inspirés par
cette critique, on peut en douter 29.
On peut reconnaître la force de la critique féministe de l’idée d’ « obscénité »
et de ses usages juridiques sans accepter sa tendance (lorsqu’elle existe) à donner
une valeur morale, et pas seulement esthétique, psychologique ou sociale, à la
distinction entre « érotisme » et « pornographie ».
Ce que j’en retiens personnellement, c’est l’idée que la condamnation de
l’intention de provoquer des « réactions lascives » ou d’exciter sexuellement
est purement moraliste.
29 L’érotisme serait « bon », (respectueux de la « personne », de la « dignité humaine »,
etc.) ; la pornographie serait « mauvaise » (« réifiante », promouvant la « barbarie »,
le « commerce des choses les plus sacrées », etc.). Cf. entre autres, Helen Longino,
« Pornographie, oppression, liberté ; en y regardant de plus près… », in Laura Lederer
(dir.), L’envers de la nuit. Les femmes contre la pornographie, trad. Monique Audy avec
la collaboration de Martin Dufresne, Québec, Les Éditions du Remue-Ménage, 1983,
p. 41‑56.
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J’ajouterai que ce moralisme a ceci de particulier qu’il est esthétique, en
ce sens qu’il condamne les représentations sexuelles explicites lorsqu’elles
visent à susciter une réaction sexuelle organique et non un subtil « sentiment
esthétique ».
Conclusion
66
Aujourd’hui, dans nos sociétés dites « démocratiques, laïques et pluralistes »,
on assiste à une tentative de sortir le sexe de la politique et de la morale. Ce
qui prend forme nos sociétés, c’est une volonté de limiter autant que possible
l’intervention répressive de l’État ou de l’opinion publique dans ce domaine,
de laisser chacun libre de faire ce qu’il veut de sa sexualité (y compris de n’en
faire rien du tout) du moment qu’il ne nuit à personne (ou à personne d’autre
que lui-même). Ce mouvement d’émancipation de la sexualité de la morale et
de la politique rencontre évidemment de très nombreux obstacles.
Ce que je voulais montrer, seulement, c’est que le « moralisme esthétique »,
ou l’invocation de l’ « Art » comme moyen de rédemption de la supposée
« immoralité essentielle de la sexualité », restait un de ces obstacles à la sortie
de la sexualité de la morale et de la politique que j’appelle de mes vœux.
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Autodéfense et conflits internationaux
Le problème de l’analogie entre agent collectif
et agent individuel
Christian Nadeau
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raison publique nO 5 • pups • 2006
Le problème qui m’intéresse ici est celui des normes morales régissant les
conflits militaires entre les États. Plus précisément, j’aimerais présenter ici
une réflexion sur ce que l’on a l’habitude de nommer le droit à l’autodéfense,
et, dans la même lignée, le devoir d’assistance à l’égard d’un agent en danger,
l’agent ici étant un agent collectif. La justification de ce droit à l’autodéfense
et de ce devoir d’assistance procède très souvent d’une analogie entre agent
collectif et agent individuel. Une très longue tradition intellectuelle refuse de
voir une différence importante entre ces deux types d’agents lorsqu’il s’agit
de penser le droit de se défendre. Je me propose ici d’examiner quels sont les
arguments permettant de défendre la thèse suivant laquelle, pour le droit de
se défendre, il n’existe pas de différences significatives entre ces deux agents.
Selon moi, cette analogie entre l’agent collectif et l’agent individuel, que je
nommerais tout simplement, pour la suite du texte, l’ « analogie » – (ce que
l’on nomme en anglais, domestic analogy) –, pose de très sérieux problèmes et
n’est peut-être pas très utile. Mon travail se bornera ici à montrer les impasses
auxquelles nous conduit l’analogie. Mais l’enjeu réel de cette étude, une
fois complétée, serait de savoir si en fait l’analogie sert les fins d’un droit
d’ingérence. Un second volet de cette recherche sera d’ailleurs consacré à la
question des droits que s’octroient certains agents collectifs sur d’autres, mais
ce n’est pas l’objet de ce texte.
Il est important de comprendre tout de suite les motivations réelles de ma
critique de cette analogie. Ce qui est en cause n’est pas simplement la valeur
heuristique de l’analogie, sa cohérence par exemple, mais les justifications
qu’elle prétend apporter à une théorie normative du droit pour les agents
collectifs (nations, communautés politiques, etc.) de se défendre. L’argument
sous-jacent à l’analogie me semble en fait mieux satisfaire les appétits belliqueux
des prétendus défenseurs de la veuve et de l’orphelin sur le plan international
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qu’expliquer en toute rigueur le fondement moral du droit pour les peuples de
se défendre ou de faire appel à un tiers pour assurer leur défense.
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Toutefois, l’objectif de ce texte est plus limité : il s’agit de penser le droit à
l’autodéfense. Dans un premier temps, je ferai une distinction rapide entre
les deux types de droit en cause lorsqu’il s’agit de penser, sur une base éthique
et juridique, les conflits internationaux : le jus in bello et le jus ad bellum.
J’exposerai ensuite le sens de l’analogie. Enfin, dans un troisième et dernier
temps, je démontrerai selon quelles conditions l’analogie domestique peut être
utilisée, ce qui implique également de répondre à la question de savoir pourquoi
nous avons besoin d’une telle analogie. Une fois mieux définies les raisons
pour lesquelles nous avons besoin d’une telle analogie, nous délimiterons par
ce fait même le périmètre de sa pertinence. Toutefois, comme j’espère pouvoir
le montrer ici, il serait peut-être préférable d’abandonner cette analogie.
Comme on le verra, il est possible de demander peu à l’analogie, et par ce
fait même de la sauver. Mais en la sauvant, nous sauvons aussi justement ce
qui me semble offrir un prétexte au droit d’ingérence. Il existe aussi une autre
façon de sauver l’analogie, par le principe de proportionnalité. Mais là aussi,
d’importants problèmes apparaissent immédiatement.
Enfin, avant de commencer, j’aimerais payer mes dettes intellectuelles à
l’égard des thèses développées par David Rodin 1 et par Hidemi Suganami 2
dans leurs ouvrages respectifs consacrés au problème de l’analogie entre agent
collectif et agent individuel. Par contre, si mon argument reprend bon nombre
des thèses défendues ou analysées par ces auteurs, je ne suis pas sûr d’avoir
rendu justice à leurs travaux. Mon but n’était pas ici d’offrir un résumé de
leurs recherches, mais plutôt d’utiliser ces dernières afin de mettre en place les
éléments théoriques nécessaires à une critique du droit d’ingérence.
Jus ad bellum et jus in bello
Il n’est pas possible de comprendre le sens et la valeur heuristique de l’analogie
sans d’abord savoir sur quel terrain, sur le plan normatif, elle opère. Dans le
cadre de cette étude, ce terrain est celui du droit de la guerre et de la paix, et
plus précisément, celui de que ce que la tradition philosophique nomme « la
David Rodin, War and self-defense, Oxford, Oxford University Press, 2002.
Hidemi Suganami, The domestic Analogy and World Order Proposals, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989.
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christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux
guerre juste » 3. Or, une guerre peut être juste en deux sens dont la hiérarchie
entre eux, si elle existe, n’est pas toujours claire.
On distingue deux types de droit pour penser le caractère éthico-juridique
de la guerre. Le jus ad bellum d’abord, qui est le droit de la guerre. Le jus in
bello ensuite, qui est le droit dans la guerre. Le jus ad bellum nous dit si la
guerre est juste en elle-même. Le jus in bello nous dit comment combattre
une guerre juste. Une guerre peut être juste dans son principe (jus ad bellum :
le droit de la guerre) mais ne pas l’être dans la manière dont elle est réalisée
(selon les règles du jus in bello : le droit dans la guerre). Les deux droits ne
sont pas nécessairement liés. L’un pourrait être pensé sans l’autre, et selon
certains, les deux droits devraient être pensés indépendamment l’un de
l’autre. En revanche, on pourrait concevoir que la légitimité de la guerre est
une condition de possibilité de la moralité des comportements des agents
impliqués dans la guerre (des agents, c’est-à-dire ceux qui jouent un rôle actif
dans celle-ci : militaires, officiers, hommes politiques, etc.). En ce sens, il ne
pourrait pas y avoir de comportements justes dans une guerre donnée si cette
guerre n’est pas menée pour une juste cause, la principale étant le droit de se
défendre. Dans ce cas, le jus ad bellum est une condition du jus in bello. Cela
signifierait aussi que le jus ad bellum définit le jus in bello. Une telle thèse est
cependant difficile à soutenir, et est au moins partiellement infirmée par la
pratique : même une guerre injuste peut être menée de manière à satisfaire les
exigences éthiques et juridiques du jus in bello. Une guerre déclenchée sous
un faux prétexte peut néanmoins être menée selon les règles éthiques qui soustendent les Conventions de Genève sur les droits des prisonniers de guerre.
Le jus ad bellum, comme mesure normative, implique une série de restrictions
ou de conditions pour permettre la guerre. Parmi ces conditions, la décision
d’entrer en guerre a été prise par une autorité légitime et avec une intention
honnête et juste. Il suppose aussi un espoir raisonnable de succès (le droit de se
défendre n’est pas la permission donnée à un peuple par ses dirigeants d’aller
droit au suicide). Dans le même esprit, et à condition que l’on accepte cette
logique utilitariste, le bien escompté doit être supérieur au mal escompté.
Enfin, la guerre doit être le dernier recours afin d’obtenir la paix.
Dans le cas du jus in bello, la restriction ou la limitation est à trouver dans le
principe de discrimination, suivant lequel les belligérants doivent éviter tout
tort direct ou intentionnel aux non-combattants. Il doit également y avoir
une certaine proportionnalité dans les moyens : on évitera toute destruction
des biens de l’ennemi qui n’est pas absolument nécessaire même si cela est fait
L’analogie entre agent collectif et agent individuel est utilisée, par exemple, pour évaluer
la responsabilité morale de corporations, les compagnies pharmaceutiques notamment.
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pour des fins dont on peut admettre qu’elles sont justifiées. Je reviendrai sur
cette idée plus loin.
Je vais maintenant expliquer l’analogie en elle-même. Il m’a fallu d’abord
décrire la distinction entre jus in bello et jus ad bellum pour mieux faire
comprendre la structure juridique dans laquelle s’insère l’analogie. Mais quel
est le sens de cette analogie ? À quoi sert-elle ? Pourquoi y avoir fait si souvent
référence tout au long de l’histoire intellectuelle de la doctrine de la guerre
juste ?
L’analogie 4
70
Je me propose maintenant de formuler le plus schématiquement possible
le principe de l’analogie pour ensuite poser la question de savoir quelle est
exactement sa fonction. À quoi sert-elle exactement ? Il serait plus logique
de se poser cette dernière question en premier, mais je crois qu’il vaut mieux,
pour la cohérence de l’exposé, commencer par définir l’analogie de manière
générale.
Un mot d’ordre historique avant de poursuivre. L’analogie n’est pas
simplement un principe intuitivement acceptable par la majorité d’entre
nous. Elle fut bien au centre de la majorité des théories de la guerre juste, de
l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. Une première version de ce texte comprenait
toute une partie consacrée aux diverses formulations du principe de la guerre
juste fondé sur l’analogie, de Grotius (dans le De Jure Praedae commentarius)
à Kant (au paragraphe 44 de la Doctrine du droit), en passant par Hobbes (De
cive, XIV, 4) et Pufendorf (Du droit de la nature et des gens VIII, 6, 14). Mais
même chez les auteurs où nous retrouvons les passages les plus explicites pour
la défense de l’analogie, la mise en valeur de cette dernière s’accompagne aussi
d’un profond scepticisme à son égard. Cette question étant très complexe sur
le plan de l’exégèse des textes, je préfère réserver son analyse pour un autre
article 5.
Cette partie de l’exposé reprend, sans modification majeure, l’exposition très claire du
problème par David Rodin, op. cit.
Une excellente étude historique du problème philosophique de la guerre juste à l’époque
moderne est celle de Richard Tuck (The Rights of War and Peace, Political Thought and
the International Order from Grotius to Kant, Oxford, Oxford University Press, 1999). Tuck
me semble cependant aller un peu trop vite au sujet du rôle de l’analogie chez Hobbes.
Hobbes, nous dirait, selon Tuck, que sur le plan juridique, les États sont entre eux comme
les agents dans l’état de nature. Cette question est plus complexe qu’il n’y paraît, même
s’il est vrai que le texte de Hobbes va en ce sens. Sur cette question, voir Noël Malcom,
« Hobbes’s Theory of International Relations», in Aspects of Hobbes, Oxford, Oxford
University Press, 2002, chap. XIII.
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Le principe de l’analogie
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christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux
L’analogie pourrait être présentée de la manière suivante : Si vous acceptez
que X a le droit de se défendre (de façon préventive ou non) contre Y, alors
un tel principe devrait être acceptable quel que soit ce X, qu’il soit un agent
individuel ou un agent collectif. L’une des intuitions au fondement de cette
analogie est qu’un tort est un tort, quel que soit l’agent pour lequel il est un
tort. Un tort est un tort, que cet agent soit un agent collectif ou un agent
individuel. Ni le nombre d’agents individuels composant l’agent collectif (la
société civile), ni la structure contractualiste permettant d’institutionnaliser
l’agent collectif (l’État), ne changent quelque chose au droit de se défendre.
La question de la nature du droit à l’autodéfense est donc étrangère à la
question de savoir à qui appartient ce droit. Mais si tel est le cas, pourquoi avoir
recours l’analogie ? Il s’agirait de se limiter au principe du droit à l’autodéfense
et d’oublier la question de savoir à qui appartient ce droit. La réponse est
simple : un droit doit être attaché à un agent afin d’avoir un sens sur le plan
normatif. Il ne s’agit pas d’inventer un droit qui ne pourrait servir aucune
fin dans la mesure où il ne serait attaché à aucun type de revendication. La
nécessité de protéger sa personne contre des agressions extérieures est une
revendication d’un agent situé dans un contexte bien particulier : celui où son
existence est menacée ou est mise à mal par un élément extérieur, un autre
agent par exemple. En outre, l’absence de distinction entre agent collectif et
agent individuel n’oblige pas à oublier que les droits sont bel et bien relatifs
à des agents réels. Un droit, pour être un droit, doit pouvoir être réclamé par
quelqu’un. Si je me permets d’énoncer de telles évidences, c’est pour rendre
justice, autant que faire se peut, au principe de l’analogie : elle supprime la
différence entre agent collectif et agent individuel, mais conserve l’idée qu’un
droit est relatif à un agent et que toute offense ou menace à l’intégrité d’un
agent, collectif ou individuel, active immédiatement son droit de se défendre.
La valeur de l’analogie tient en ce qu’elle confirme notre intuition commune
au sujet du droit à l’autodéfense : si ce droit vaut pour les individus, il vaut
aussi pour les agents collectifs et se pense de la même manière.
On peut concevoir deux manières pour penser l’analogie. Il en existe peutêtre d’autres, mais à première vue, je n’en vois aucune autre dont ne rendraient
pas compte ces deux manières.
La manœuvre réductionniste
Le droit qu’a l’État de se défendre est la forme collective du droit de se
défendre. Dans ce modèle, le droit de l’État est le droit de la somme des
parties (des citoyens) qui le composent. Il s’agit d’une conception atomiste,
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en quelque sorte, de l’agent collectif. L’analogie tient à l’idée suivant laquelle si
A, qui est un individu, est agressé par X, qui est un État, et si X menace aussi
B, C et D – qui sont tous des citoyens d’un même État – tous ont le droit
de se défendre et d’employer ce qui leur assure la protection de leur personne
publique et privée, l’État. Mais plus encore, l’analogie tient à l’idée suivant
laquelle si X menace A, B, C et D, etc., sous prétexte qu’ils sont membres
d’un État ennemi de X, disons l’État Y, le fait d’être citoyens de Y n’enlève
rien au droit qu’ils ont de se défendre individuellement. L’agression dont ils
font l’objet ne se limite cependant pas à leur personne individuelle. Elle ne
les menace pas seulement comme individus, mais comme membres d’un État,
ce dernier étant entendu comme le moyen de protection des individus ou
le moyen dont se sont dotés des individus pour triompher des adversités de
toute sorte. Lorsque l’État fait l’objet d’une agression, ce sont les institutions
concrétisant le pacte social et assurant la sécurité des citoyens qui font l’objet
de cette agression. Les individus se défendront alors comme des citoyens,
en faisant appel à ce que leur citoyenneté peut leur offrir comme moyens
de protections : l’armée, etc. Mais cela ne change rien au fait que l’analogie
réductionniste fait malgré tout référence aux citoyens – qui usent des moyens
de protection que leur offre leur citoyenneté – en tant que parties d’une
communauté politique.
L’analogie directe
Le droit qu’a l’État de se défendre est directement analogue au droit qu’a
l’agent personnel de se défendre. Rien ne distingue, au niveau du droit, ces
deux agents. C’est essentiellement le pacte social constitutif d’un État donné,
et non ses seuls signataires, qui est remis en cause par l’agression. L’analogie
suppose une logique plus holiste qu’atomiste, même s’il est évident que l’État
n’existe pas indépendamment des citoyens qui le composent. Videz un à un
l’État de tous ses citoyens et en dernière instance il n’existera plus. Cet argument
pourrait donner l’impression qu’en réalité seule la manœuvre réductionniste
est pertinente pour penser l’analogie. En réponse à ceci, on peut avancer que
le holisme de l’analogie directe n’annule pas la valeur intrinsèque des membres
de la communauté politique, mais affirme la valeur intrinsèque du groupe
social. Comme c’est le cas dans le cadre de l’analogie réductionniste, lorsque
l’État fait l’objet d’une agression, ce sont les institutions concrétisant le pacte
social et assurant la sécurité des citoyens qui font l’objet de cette agression. Les
individus se défendront aussi comme des citoyens, en faisant appel aux moyens
de protections auxquels ils ont droit comme citoyens : l’armée, etc. Il ne s’agit
donc pas de nier les droits de l’individu au profit des droits de la communauté
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politique. Mais dans la logique de la guerre, ce ne sont pas les individus qui
sont attaqués, ce sont bien les citoyens. On ne s’attaque ni à Pierre, ni à Jean
ni à Jacques, mais aux membres de la communauté politique X, toutes choses
égales par ailleurs.
L’utilité de l’analogie
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christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux
Pourquoi avoir recours à cette analogie ? Est-elle nécessaire à l’élaboration
d’une théorie normative du droit de la guerre et de la paix ? Cela n’est pas
certain. Il serait possible de concevoir un droit de se défendre qui serait
strictement relatif à des conventions passées entre les nations. Certes, on
pourrait s’objecter à cette idée en disant que le problème tient précisément en
ce qu’en situation de conflit, ces normes sont facilement remises en cause. Un
bon exemple est la facilité avec laquelle les nations interprètent les conventions
de Genève dans un sens qui leur est favorable.
L’utilité de l’analogie vient du fait qu’en principe elle nous aide à répondre à
au moins trois problèmes :
a) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi est le sujet du droit de
se défendre.
b) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi fait l’objet de ce droit,
c’est-à-dire de savoir contre qui ou quoi ce droit est réclamé.
Pour ces deux dernières questions, l’analogie permet de distinguer l’agresseur
et l’agressé. Même si un agent attaque un autre agent, quels que soient ces
agents, il est permis à l’agent agressé de se défendre et d’employer la force pour
se défendre. Le fait d’employer des moyens (l’usage de la force) semblables à
ceux utilisés par son agresseur ne le met pas sur un même pied d’égalité que
celui-ci. Il lui est supérieur sur le plan moral en ce que l’usage de la force est
légitimé par la nécessité de se défendre.
c) Elle devrait en outre nous permettre de penser le principe de
proportionnalité. Il ne faut pas confondre ce principe avec celui de la loi du
talion. En premier lieu, le principe de proportionnalité vise à limiter le droit
à l’autodéfense, et n’est aucunement une incitation à venger tout tort par un
tort analogue. Il ne suppose pas non plus que la défense face à une agression
doive se mesurer exactement à l’aune de cette agression. Il explicite l’intuition
selon laquelle il est immoral de se défendre avec une force sans commune
mesure avec la nature de l’agression. Il explicite l’intuition selon laquelle il
est immoral d’employer un tank contre une attaque commise au lance-pierre.
L’idée de base est que l’agression ne justifie pas tous les types de défense, sans
quoi il deviendrait difficile de discriminer entre un usage de la force rendu
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nécessaire pour se défendre et un usage de la force dont le principe de défense
ne serait qu’un prétexte à l’agression.
Je précise tout de suite que je n’entends pas défendre la thèse de ce principe
de proportionnalité. Je n’y fais référence, d’une part, que dans la mesure où son
principe est aussi constamment invoqué que celui de l’analogie entre agents
collectifs et agents individuels. D’autre part, on peut difficilement accepter la
valeur du principe de proportionnalité sans avoir recours à l’analogie. En fait,
puisque ma thèse est ici que nous devrions nous interroger sur le bien-fondé
de l’analogie, je n’aurais pas de mal à accepter qu’il faudrait interroger aussi
le bien-fondé du principe de proportionnalité, puisqu’il est pour partie fondé
sur l’analogie. Mais pour être capable de progresser dans mon argumentation,
j’accepterai provisoirement sa validité.
Le principe de proportionnalité implique au moins deux conditions de
base pour le droit de se défendre. En fait, je ne traite pour le moment, en
expliquant ces deux conditions, que de l’un des deux aspects du principe
de proportionnalité. J’expliquerai ces deux aspects immédiatement après
avoir explicité les conditions du principe de proportionnalité, lesquelles me
mèneront à penser la proportionnalité dans le cadre de l’utilitarisme. C’est
alors, et alors seulement que je pourrai véritablement distinguer deux aspects
du principe de proportionnalité, qui eux aussi sont des conditions du droit
de se défendre. Mais les conditions dont je parle pour le moment ne sont pas
intimement liées à l’utilitarisme. Quelles sont ces conditions ?
a) pour avoir le droit de se défendre, un agent collectif doit pouvoir faire
la preuve que l’attaque (ou la menace) dont il est l’objet est une atteinte
suffisamment sérieuse à ses droits ou à ses intérêts pour qu’il puisse prétexter
le respect de ceux-ci pour se défendre.
b) si l’attaque (ou la menace) est suffisamment sérieuse pour justifier une
riposte, celle-ci ne devrait pas être complètement disproportionnée par
rapport au tort commis à l’agent offensé. La gravité de l’offense est donc une
condition de la légitimité de la riposte et un étalon de mesure pour celle-ci.
Mais dans les deux cas, le principe de proportionnalité ne peut être pensé
comme un principe absolu. Un tort relativement bénin – violer l’espace
aérien d’un pays – n’est pas une offense grave en soi ; on peut admettre au
moins sans difficultés que ce tort est incomparable avec la destruction de
villes et de villages habités, ou avec des pertes importantes en vies humaines.
On peut reconnaître cependant que dans un climat particulièrement tendu,
les répercussions de ce même acte sur le plan diplomatique pourraient être
gravissimes et entraîner la décision pour l’État offensé de se défendre. Mais
on devrait aussi concéder que, pour un État donné, répondre par la force – la
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christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux
destruction de sites stratégiques appartenant à l’ennemi par exemple – à une
agression se limitant en fait au survol non-autorisé de son territoire est pour
le moins problématique.
Dans le cas de figure du survol non-autorisé d’un territoire ennemi ou
potentiellement ennemi par un bombardier ou un avion espion, il est loin
d’être certain que le bien escompté est supérieur au mal escompté, et encore
moins que la guerre ait été le dernier recours utilisé afin d’obtenir la paix.
C’est ici que le principe de proportionnalité implique une logique utilitariste.
Le principe de proportionnalité implique que, dans situation telle que celle du
survol non-autorisé, toutes choses égales par ailleurs, les voies de la diplomatie
seraient préférables aux voies de la guerre, et ce, dans l’intérêt de chacune des
parties.
Dans The Elements of Politics (1929), Henry Sidgwick mettait en évidence,
d’un point de vue utilitariste, deux aspects cruciaux du principe de
proportionnalité 6. En premier lieu, dit Sidgwick, une agression n’est possible
que si elle répond véritablement au tort causé par l’offenseur. Si la défense est
légitime, elle n’inclut pas dans son principe un usage de la force qui n’aurait
aucun lien avec l’agression. Ainsi, s’il n’est pas nécessaire à la victoire du pays
offensé de détruire les symboles nationaux de celui-ci (ses musées, ses lieux
de mémoire, etc.), alors il n’est pas légitime de le faire. L’intention d’un tel
geste ne serait plus la défense, mais l’humiliation. La légitimité de la défense
(que l’on se défende soi-même ou que l’on fasse appel à autrui) ne devrait
jamais offrir une caution aux actes de vengeance contre des torts commis par
le passé et sans aucun lien avec l’agression justifiant la défense. Par contre, il
est évident que différents types d’agressions, dans le temps et dans l’espace,
peuvent être réunis et pensés comme étant une seule et même agression. Dans
ce cas, le droit de se défendre respecterait malgré tout les exigences du premier
aspect de la proportionnalité. Différentes offenses peuvent être vues comme
ayant une même source et il est évident que la défense ne se fait pas contre
l’agression en tant que telle, mais contre l’agent qui la commet. Toutefois, le
simple fait d’être un agent responsable de plusieurs torts ne signifie pas que la
défense contre ces torts soit aveugle à la différence pertinente qui peut exister
entre eux. Par exemple, un État peut être à la fois l’origine accidentelle d’un
désastre écologique menaçant l’écosystème d’un pays voisin et avoir financé
une rébellion au sein de cet État. En se défendant contre lui, l’État victime
de ces deux torts ne doit pas négliger le fait que ces deux torts ne sont pas de
même nature et qu’ils supposent des mesures de protection différentes. En
second lieu, si même l’acte guerrier est véritablement un acte de défense, il
Henri Sidgwick, The Elements of Politics, London, MacMillan and Co, ltd., 1929.
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ne devrait pas être sans commune mesure avec la nature de l’offense commise
par l’agresseur 7.
La question centrale ici est celle de savoir s’il existe une indépendance de ces
deux exigences. Peut-on penser séparément ces deux exigences du principe de
proportionnalité ? Il me semble, comme je l’ai dit plus haut et j’y reviendrai
plus loin, qu’il est peut-être logiquement possible d’admettre l’indépendance
du jus in bello par rapport au jus ad bellum. Cette indépendance ne me semble
pas être transposable sur les deux aspects du principe de proportionnalité. Si
l’usage de la force n’est légitime qu’en tant qu’il répond à une agression ou
une menace donnée, alors il faut en conclure que la légitimité de la défense
définit immédiatement les paramètres de celle-ci. Aucune défense incluant
des actes militaires dont l’intention serait autre que la défense n’est légitime.
Plus encore, aucune défense incluant des actes militaires visant à répondre à
des agressions étrangères à la nature de l’agression initiale n’est légitime. Par
nature de l’agression initiale, je ne veux pas dire la forme de l’agression initiale.
Je veux dire par là qu’aucune défense ne peut être légitimée par le droit de se
défendre contre une agression si elle ne répond pas à cette agression mais à
une autre qui lui est complètement étrangère. Qu’une attaque soit faite par les
airs et par la mer, le droit de se défendre est un droit contre une seule et même
agression. Mais qu’une attaque soit faite contre des groupes paramilitaires
abrités involontairement par un autre État ne devrait pas justifier l’invasion
de cet autre État.
Il faut insister sur un élément important du principe de proportionnalité, qui
a été mentionné mais qui n’a pas été encore discuté. On doit prendre garde au
fait que le principe ne concerne pas les seuls torts effectifs, mais aussi les torts
possibles. En effet, ce qui est vrai des torts l’est également pour les menaces.
Pour reprendre et souligner ce qui a été dit plus haut, je dirai que pour avoir
le droit de se défendre, un agent collectif doit pouvoir faire la preuve que la
menace dont il est l’objet est une menace suffisamment sérieuse à ces droits ou
à ces intérêts pour qu’il puisse prétexter le respect de ceux-ci pour se défendre.
On voit mal cependant comment mesurer la proportionnalité de la riposte à
la menace, puisque celle-ci n’est effective qu’en tant que menace et en tant que
menace seulement. Ce que je veux dire par là est que la menace ne peut être
mesurée que dans son effet immédiat. Si, par exemple, une menace d’agression
paralyse un secteur d’activité économique donné, cet effet est immédiat : il ne
résulte pas de l’agression mais de la menace en tant que telle. Lorsque des
compagnies aériennes doivent annuler leur vol en raison de menaces militaires
Henri Sidgwick, op. cit., chap. XVI.
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de la part d’un pays non-allié ou ennemi, c’est la menace et non l’agression qui
porte préjudice aux membres du pays offensé et à des secteurs vitaux de son
économie. Cet exemple peut paraître un peu trivial, mais il n’en démontre pas
moins que la menace peut être un tort avant que le tort même annoncé par
la menace ne se produise. En ce sens, il est possible de mesurer le tort relatif
à une menace, puisque la menace est déjà un tort avant même qu’elle ne
devienne concrète, c’est-à-dire avant que la menace ne soit mise à exécution.
On peut cependant considérer que le principe de proportionnalité peut être
appliqué à la menace en tant qu’elle est virtuelle, et non en tant qu’elle est
effective. Dans ce cas, le principe de proportionnalité ne s’intéresse plus au
tort effectif de la menace avant qu’elle ne soit mise à exécution. Ce qui compte
est véritablement la menace elle-même. C’est l’argument de Michael Walzer
pour défendre le principe des guerres préventives, telles que, selon lui, le fut
la Guerre des Six-Jours, opposant Israël et l’Égypte. Pour Walzer, même une
menace n’indiquant pas un danger imminent pour un État doit être prise en
considération par celui-ci et peut suffire pour assurer la légitimité d’un droit
de défense militaire 8. Le principe de proportionnalité s’applique ici dans la
mesure où, dit Walzer, la différence existant entre l’agression et la menace n’est
pas telle qu’on ne saurait prendre au sérieux cette dernière. Si les circonstances
font de la menace un danger réel pour l’État menacé, celui-ci a le droit de
se défendre car cette menace est telle qu’elle est comparable à une agression.
Que l’agression soit imminente ou non ne change rien à l’affaire si elle est à ce
point sérieuse qu’elle paraît inévitable.
Avant de poursuivre, il faut souligner que s’il est facile de voir le principe de
proportionnalité à l’œuvre dans la justification morale des guerres défensives
(X a le droit de répondre aux hostilités de Y parce que ce dernier les a
déclenchées) il est rarement explicitement revendiqué pour ce qui a trait à
la manière dont seront conduites ces guerres. La raison en est simple : si une
guerre défensive est juste en raison de l’atteinte qui a été faite à la souveraineté
et à l’intégrité d’un État, il ne serait pas cohérent avec le principe de légitimité
de cette défense que l’État attaqué soit limité dans les moyens de se défendre
par des instances autres que sa propre volonté. Bon nombre des limites qui
sont imposées aux pratiques militaires ne sont pas revendiquées en référence au
principe de proportionnalité, mais en référence à des ententes, par exemple, en
vertu de traités interdisant l’usage d’armes de destructions massives, les armes
nucléaires ou les armes bactériologiques par exemple. On pourrait toutefois
dire que si ces ententes ne se réclament pas du principe de proportionnalité,
Michaël Walzer, Guerres justes et injustes [1977], trad. fr. S. Chambon & al., Paris, Gallimard,
2006.
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elles n’en épousent pas moins la thèse de base de ce principe : le droit de
riposte face à l’agression ne donne pas le droit de tout faire ; l’attaque aux
lance-pierre, si elle est bien une attaque, ne justifie pas pour autant la riposte
au lance-roquettes. Même s’il s’agit de traités stratégiques, ces traités sont
néanmoins des traités signés dans une logique défense et non offensive. Les
limites imposées à la défense le sont afin d’éviter que celle-ci ne cautionne une
agression.
Il n’est pas du tout rare qu’une défense soit faite sans commune mesure avec
la nature de l’agression. L’intervention britannique aux îles Malouines n’était
pas limitée à la gravité de l’offense commise dans les faits par les Argentins,
puisque les îles ne semblaient plus intéresser les Britanniques depuis longtemps.
Cela n’a pas empêché le gouvernement Thatcher d’envoyer, en avril 1982, les
deux tiers de la flotte britannique reprendre les îles qui avaient été envahies
quelques jours avant par 5000 fusiliers argentins. Un autre exemple : les raids
aériens de Tsahal ne sont pas de simples mesures de représailles – venger la
mort d’Israéliens par la mort de Palestiniens – mais des opérations militaires
dont l’enjeu est moins de venger les morts que d’empêcher toute récidive
par l’ennemi, même s’il faut pour cela user d’une force qui n’offre plus de
comparaison possible avec la gravité de l’offense commise. Le principe de
proportionnalité n’en est pas pour autant remis en cause. D’une part, ce
principe est normatif, prescriptif et non descriptif. Les exemples contraires
à ce principe ne sont pas des preuves de son inutilité. D’autre part, il n’est
pas impossible de faire cohabiter la normativité de la proportionnalité avec la
valeur normative du droit à la disproportionnalité. Cette thèse semble un peu
étriquée, mais elle est très simple : si un acte militaire est légitime lorsqu’il est
un acte de défense, la défense ne se limite pas nécessairement à l’aune de la
violence ou de la force de l’agression.
Les exemples donnés ici peuvent avoir une valeur normative, en ce qu’ils
reflètent une réalité pratique impossible à éviter et dont il faut tenir compte, et
plus encore, en ce qu’ils attestent d’une légitimité pour un État de se défendre
par tous les moyens nécessaires. Ainsi, s’il faut une offense suffisamment
sérieuse pour légitimer une guerre défensive, la réponse à cette offense n’est
pas nécessairement limitée à la gravité de cette dernière. En revanche, si la
légitimité morale de la manière de se défendre est une question distincte du
droit de se défendre, le risque est grand – et ce risque n’en est qu’un sur le plan
théorique ; dans les faits, il s’agit d’une pratique courante – de voir le droit de
se défendre cautionner des pratiques militaires plus proches de l’impérialisme
que de la protection nationale.
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Une chose est certaine : pour penser un principe comme celui de la
proportionnalité, il nous faut d’abord répondre aux questions posées plus haut
de savoir qui est sujet du droit et qui est objet de ce droit, car je ne peux pas
savoir dans quelle mesure (jusqu’à quel point) l’agent a le droit de se défendre
si je ne connais ni l’agent offensé, ni l’agent offenseur. L’analogie pourrait
aider à répondre aux problèmes soulevés par le principe de proportionnalité.
La proportionnalité exige que l’on mesure l’offense ou le tort commis à l’égard
de l’agent offensé, et une telle chose n’est pas possible si je n’ai pas une certaine
idée de qui est cet agent. L’analogie répond à cette question en disant que tout
ce dont nous avons besoin de savoir est que les droits de l’agent personnel sont
analogues aux droits de l’agent collectif. Ce que nous savons de l’agent collectif,
c’est qu’il a le droit de se défendre au même titre que l’agent individuel ou
personnel, et que cette défense doit être proportionnelle au tort qu’il subit ou
à la menace à laquelle il est exposé. Ce qui vaut intuitivement pour l’un vaut
intuitivement pour l’autre.
La seconde partie de cette étude sera plus schématique et programmatique.
J’estime avoir suffisamment dégagé les principales articulations et mis en
lumière les paramètres les plus importants de la problématique dont j’espérais
montrer ici la complexité. Il me reste maintenant à montrer les raisons pour
lesquelles, selon moi, l’analogie devrait être sinon abandonnée, du moins
sérieusement remise en question.
Dans Questions mortelles, Thomas Nagel dit que les guerres ne sont jamais
que des conflits entre des personnes. Michael Walzer affirme que la guerre n’est
pas un conflit entre personnes, mais entre entités politiques. Cette position est
nuancée par la distinction qu’admet Walzer entre jus in bello et jus ad bellum.
S’il existe une analogie entre l’agent collectif et l’agent personnel lorsqu’il
s’agit de penser le droit de se défendre, elle ne devrait pas avoir le même sens
pour le jus in bello et le jus ad bellum, si nous acceptons que ces deux droits
puissent être liés tout en demeurant malgré tout distincts au moins quant
à leur contenu. Reste à savoir où et comment opère l’analogie pour chacun
de ces deux droits. Devons-nous croire que l’analogie ne vaut que pour la
question de savoir quand une guerre est juste ? Ou devons-nous aussi pouvoir
l’employer pour répondre à la question de savoir comment une guerre peutêtre menée en toute justice ?
Il me faut rappeler certaines thèses expliquées plus haut. Il s’agit de savoir
quelle est l’utilité réelle de l’analogie. À quelles questions doit-elle répondre
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Le droit de se défendre : ébauche d’une critique de l’analogie
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pour être pertinente ? Comme je l’ai dit plus haut, l’utilité de l’analogie vient
du fait qu’en principe :
a) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi est le sujet du droit.
b) elle devrait nous aider à mieux définir qui ou quoi fait l’objet de ce droit,
c’est-à-dire de savoir contre qui ou quoi ce droit est réclamé.
c) elle devrait nous permettre de penser le principe de proportionnalité.
80
À la question de savoir qui ou quoi fait le sujet ET l’objet du droit de se
défendre, nous devons toujours avoir à l’esprit la distinction entre jus in
bello et jus ad bellum. Cette distinction nous oblige à concevoir les limites de
l’analogie entre agents personnels et agents collectifs.
Je proposerai deux thèses, toutes deux intimement liées, pour en proposer
ensuite une défense. Ces deux thèses sont liées à la question de savoir quelle
est la fonction exacte de l’analogie domestique. J’en déduirai ensuite une
troisième thèse, qui sera le centre de ma critique contre l’analogie, qu’elle soit
réductionniste ou directe.
i) La première thèse soutient que l’analogie réductionniste – où l’analogie
est entre l’agent individuel et les agents qui composent l’agent collectif – ne
peut être défendue que dans le seul cadre du jus in bello, c’est-à-dire du droit
dans la guerre.
ii) La seconde thèse soutient que l’analogie directe ne peut être soutenue
que pour le jus ad bellum, le droit de la guerre en elle-même, c’est-à-dire sa
légitimité sans considération pour les comportements des agents impliqués
dans la guerre.
La première thèse
Il n’est pas difficile de soutenir le lien entre la manœuvre réductionniste et le
jus in bello. Elle est en effet plus pertinente ici dans la mesure où elle permet
de penser les comportements d’entités distinctes au sein de l’État. Elle permet
de soutenir le droit qu’a l’État de se défendre tout en montrant que ce droit n’a
pas le même sens selon le rôle que l’on occupe au sein de cet État : un soldat,
ou un personnage politique important (un président, premier ministre ou
ambassadeur) ne répond pas au jus in bello de la même manière que le simple
civil ou le simple citoyen.
En revanche, il semble plus difficile d’utiliser la manœuvre réductionniste
dans le cadre du jus ad bellum. Penser ce droit, c’est penser la légitimité de la
guerre en elle-même, ce qui suppose une uniformité de la volonté des membres
de la communauté (tous devraient se reconnaître comme victime d’un tort à
leur égard et tous devraient juger nécessaire une réponse au tort commis à leur
égard). Une telle chose suppose une telle unité politique qu’il me semble qu’il
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vaut mieux lui préférer l’analogie directe comme modèle heuristique du jus ad
bellum, (où l’agent collectif est pensé comme tout et non comme ensemble
des parties). La manœuvre réductionniste ne permet pas non plus de penser
que le droit de l’agent collectif repose sur l’obligation qu’a l’État de protéger
ses citoyens, ce qui serait une façon de demeurer dans le cadre atomiste de la
manœuvre réductionniste pour réclamer le jus ad bellum. Mais la manœuvre
réductionniste ne permet pas une telle chose. Elle ne permet pas de penser
que si l’État a le droit de protéger ses citoyens, certaines normes s’appliquent
pour penser cette protection. Il est donc préférable de conserver l’analogie
réductionniste pour le droit dans la guerre (jus in bello).
La seconde thèse
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Il est assez facile de soutenir le lien entre l’analogie directe et le jus ad
bellum. Lorsqu’un État est attaqué, ce ne sont pas les entités distinctes qui
le composent qui revendiquent le droit de se défendre, mais bien l’État tout
entier, car, comme je l’ai dit plus haut, c’est essentiellement le pacte social
constitutif d’un État donné, et non ses seuls signataires, qui est remis en cause
par l’agression. Encore une fois, lorsqu’un État est menacé ou attaqué, le tort
n’est pas commis à l’encontre du droit de Pierre ni de Jean, mais l’est à l’égard
des membres de la communauté politique toute entière, toutes choses égales
par ailleurs.
Il n’est en revanche guère aisé de voire la pertinence de l’analogie directe
pour le jus in bello. Pour ce faire, il faudrait limiter le mandat de défense
conféré par l’État à ses forces armées dans les bornes de l’agression. Or,
les règles morales régissant le droit dans la guerre sont indépendantes des
justifications de celle-ci. Le seul moyen de concilier le jus ad bellum et le jus in
bello dans le cadre de l’analogie directe serait de ne sacrifier aucune des deux
exigences du principe de proportionnalité : i) un acte militaire n’est légitime
que s’il répond véritablement au tort causé par l’agresseur ; ii) l’acte militaire
défensif ne devrait jamais être disproportionné par rapport à la nature de
l’offense commise. Selon ce second principe, la gravité de l’offense est une
condition de la légitimité de la riposte et surtout un étalon de mesure pour
celle-ci. C’est bien du jus in bello dont il est question ici. Mais l’analogie
directe peut difficilement ne pas sacrifier la seconde exigence du principe de
proportionnalité. De par sa logique holiste, l’analogie directe semble étrangère
aux spécificités pratiques du jus in bello : elle ne permet pas de rendre compte
de ce qui distingue les citoyens au sein de l’État car telle n’est pas sa fonction
(ce serait celle de l’analogie réductionniste). Elle pose que le droit de la guerre
est le même dans les deux camps, que ce soit du côté de l’agresseur ou de
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l’agressé, car elle ne considère pas les signataires du pacte social mais le pacte
lui-même. Les règles régissant le comportement des agents impliqués dans la
guerre sont indépendantes de la question de savoir qui est l’agresseur et qui est
l’agressé, car elles ne concernent en rien la légitimité du droit de se défendre,
ni les raisons pour lesquelles un agresseur aurait choisi d’entrer en guerre avec
un autre État.
L’analogie directe ne vaut donc que pour le jus ad bellum. Dans ce cas, le
droit de la guerre vaut pour un camp seulement, celui des agressés, alors que le
droit dans la guerre, le jus in bello, n’accepte pas de différence entre les parties.
Elle ne permet pas non plus de penser que l’État doit protéger ses citoyens,
mais qu’il doit se protéger lui-même d’abord. Dans ce cas, le droit subjectif de
l’agent personnel est transposé sur la personne morale de l’État.
iii) La troisième thèse soutient qu’il est impossible de soutenir à la fois
l’analogie réductionniste et l’analogie directe. Si l’analogie possède une valeur
heuristique et normative, elle doit être décomposée en deux principes distincts
et correspondre à deux sphères juridiques distinctes, indépendantes l’une de
l’autre.
S’il était possible d’accepter le double caractère de l’analogie, il faudrait
aussi admettre qu’une guerre peut être juste dans son principe (sur le plan
du jus ad bellum) mais injuste dans sa pratique (jus in bello). Inversement,
il faudrait admettre qu’une guerre puisse être juste dans sa pratique, mais
injuste dans son principe. Or, quiconque accepterait que l’analogie puisse
être pensée simultanément de deux manières différentes (en voyant dans les
deux principes de l’analogie deux visages d’un même concept) ne devrait pas
accepter aussi que ces deux manières puissent se contredire, sans quoi on ne
verrait plus la pertinence de les penser simultanément.
Comme on peut le voir, la simultanéité des deux manœuvres – réductionniste
et directe – est une condition pour que l’analogie opère à la fois dans la
sphère du jus in bello et du jus ad bellum. Le problème tient en ce que la
simultanéité conduit à la contradiction possible entre les deux droits. Or, le
simple fait qu’une contradiction soit possible est suffisant pour remettre en
cause l’analogie, du moins si on ne veut pas la diviser.
Il reste qu’on pourrait défendre la valeur de l’analogie de deux manières,
qui répondraient peut-être aux critiques que je lui ai adressées. La première
défense soutient une conception faible de l’analogie. La seconde soutient une
conception forte, fondée sur le principe de proportionnalité.
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Une défense possible de l’analogie ?
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On pourrait soutenir que l’analogie n’a peut-être pas de valeur pour penser
les deux sphères du droit de la guerre, mais est au moins un outil très utile
pour l’une de ces deux sphères, celle du jus ad bellum. Il s’agit de la version
faible de l’analogie. En effet, si nous acceptons qu’une autonomie est possible,
voire nécessaire entre jus in bello et jus ad bellum, il ne nous est plus nécessaire
de demander à l’analogie de nous indiquer à la fois quand une guerre est juste
et comment une guerre est juste. Une version faible de l’analogie soutiendrait
qu’une guerre est juste lorsque l’agent use de la force pour se défendre, de la
même manière que l’agent individuel use de la force pour se défendre (la sienne
ou celle d’une autre personne dont il demande l’assistance). Cette version est
faible car elle ne prétend pas résoudre le problème de savoir quelles sont les
limites morales du droit de se défendre. Il s’agit d’une version faible car elle ne
permet pas de répondre aux questions posées par le jus in bello.
Cette version faible est acceptable en toute logique. Elle pose cependant
d’importants problèmes. Elle pose d’abord le problème de dissocier les
questions de la gravité du tort et des limites du droit de se défendre. Or,
j’ai montré plus haut les difficultés d’une autonomie des deux droits. Il reste
qu’on peut vouloir défendre une distinction tranchée entre jus in bello et jus ad
bellum. L’idée est, je crois, de se rabattre, pour conserver l’idée d’une éthique
de la guerre, sur le jus in bello et d’en faire le seul instrument réaliste du droit.
C’est ce que confirme le Statut de Rome de la Cour pénale internationale,
entré en vigueur le 1er juillet 2002, et où est affirmée l’autonomie absolue du
jus in bello au regard du jus in bellum. Ce qui est en jeu, ici, est de montrer
que le jus ad bellum, en distinguant l’agresseur de l’agressé, n’offre pas à ce
dernier la possibilité de traiter son adversaire comme bon lui semble. Le fait
d’être hors du jus ad bellum ne devrait jamais faire en sorte qu’on se trouve
immédiatement exclu du jus in bello. Ne pas être sujet du jus ad bellum ne
peut ni ne devrait signifier ne pas être sujet non plus du jus in bello. Ce que
veut éviter, notamment, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale
du 1er juillet 2002, c’est la situation des prisonniers talibans de Guantanamo,
dont les droits ne sont pas reconnus par les Américains. Mais tout le problème
tient en ce que si on ne demande pas à l’analogie de fonder le jus in bello mais
seulement le jus ad bellum, ce qui suppose une distinction entre les deux, et
si cette distinction est fondée sur la valeur pratique du jus in bello contre le
caractère abstrait du jus ad bellum, alors l’analogie n’est plus vraiment utile.
Elle ne sert pas le droit auquel nous reconnaissons le plus de pertinence sur
le plan pratique. L’analogie faible a cependant le mérite de ne plus prêter le
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flanc à la critique d’une éventuelle contradiction entre le jus in bello et le jus
ad bellum, car elle ne fonde que le second de ces deux droits.
Mais plus important encore est que l’analogie faible ne rend pas compte
du double aspect du principe de proportionnalité. Le premier aspect de ce
principe suppose qu’aucune défense n’est légitime si elle ne répond pas à une
offense ou à une menace. Aucun acte militaire ne peut invoquer, pour être
légitime, le droit à l’autodéfense s’il n’y pas eu d’abord menace ou agression.
La défense est ici proportionnelle à l’agression dans la mesure où elle répond
à cette agression et non à une autre. Il existe un lien fort entre la menace et
l’agression, lien dont on doit tenir compte sur le plan normatif pour assurer
la légitimité de l’autodéfense. Mais ce lien conduit immédiatement au second
aspect du principe de proportionnalité. Selon ce principe, si X a le droit de
répondre à l’agression Y (et son droit de se défendre ne l’est que relativement
à cette agression Y), cette défense ne saurait permettre tous les moyens
possibles : il n’est pas acceptable de répondre aux pierres par les bombes. À
supposer qu’on accepte la version faible de l’analogie, on ne pourra plus lui
demander de répondre aux questions liées aux deux éléments du principe de
proportionnalité.
Une défense forte de l’analogie serait de revenir au principe de proportionnalité,
et de montrer que si les deux éléments de ce principe (responsabilité du tort et
mesure de la riposte) sont difficilement séparables, nous devrions également
penser que les deux droits (jus in bello et jus ad bellum) sont difficilement
séparables. Or, j’ai montré plus haut que le jus in bello peut très bien être
pensé de manière autonome par rapport au jus ad bellum, et vice versa. Le
principe de proportionnalité peut être employé comme argument pour penser
le lien entre les deux droits. Mais d’autres arguments nous permettent au
moins de douter de l’impossibilité de séparer ces deux droits. Plus important
encore, le principe de proportionnalité implique une parfaite adéquation de
l’analogie directe et de l’analogie réductionniste. Or, j’ai montré ici en quoi
une telle adéquation est suspecte.
Conclusion
La première section de cet article est plus achevée. Elle explicite le vocabulaire
et les conditions de ma recherche. La seconde l’est beaucoup moins, et bon
nombre des idées qui y sont présentées mériteraient d’être élaborées. Je crois
cependant avoir montré la difficulté du problème et au moins avoir réussi
à donner de bons arguments pour remettre en cause un principe que nous
adoptons généralement facilement parce qu’il est très intuitif. On pourrait
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christian nadeau Autodéfense et conflits internationaux
dire que ma critique est tout sauf intuitive, et qu’il ne s’agit pas là d’un mérite
mais d’un défaut. J’accepterais tout à fait une telle remarque.
J’aimerais simplement faire valoir que de nombreuses situations nous
encouragent à nous méfier de nos intuitions. L’Assemblée générale des Nations
unies a adopté, le 8 décembre 2003, une résolution demandant à la Cour
internationale de justice de se prononcer sur la légalité de l’édification par
Israël d’un « mur de sécurité » en Cisjordanie. Le secrétaire général de l’ONU,
Kofi Annan, a indiqué à cette occasion que la ligne de sécurité, quand elle serait
achevée, s’enfoncerait jusqu’à 22 kilomètres à l’intérieur de la Cisjordanie et
isolerait quelque 400 000 Palestiniens.
Suite à l’annonce de la résolution qui débouche sur un constat d’illégalité
en 2004, un responsable israélien aurait affirmé que celle-ci « est inacceptable
et risque de créer un dangereux précédent en niant à Israël et aux autres pays
occidentaux le droit fondamental à l’auto-défense » 9. Quel que soit notre avis
sur le conflit israélo-palestinien, cet exemple montre la facilité avec laquelle
l’argument de l’auto-défense, fondé sur l’analogie entre le droit privé de se
défendre et le droit pour une nation de se défendre, peut être invoqué, mais
montre également qu’il est difficile de lui trouver un substitut. Ce à quoi la
critique de l’analogie peut conduire, c’est à une limitation importante des
droits attachés à la souveraineté des États. Or, il pourrait être extrêmement
dangereux de remettre les droits à l’autodéfense entre les mains d’instances
tierces, telles que l’ONU. Il se pourrait alors que des États se trouvent
complètement dominés par une organisation qui prétend agir pour leur
bien.
La critique de l’analogie ne doit pas conduire à une thèse où les États se
trouvent sans protection contre leurs éventuels agresseurs. Mais elle montre
une difficulté réelle du droit de la guerre et de la paix.
« Mur israélien : l’ONU saisit la Cour internationale de justice », Le Monde, 8 décembre
2003.
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Un libéralisme enraciné
Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
Émeric Travers
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raison publique nO 5 • pups • 2006
Un des principaux mérites des critiques communautariennes adressées au
libéralisme réside dans l’opportunité qu’elles offrent à ce dernier de repenser
ses relations avec la question de la subjectivité. En effet, présenté bien souvent
comme la simple aspiration à voir les droits individuels protégés et garantis par
l’organisation juridique des États, le libéralisme apparaît comme solidaire d’une
conception désengagée et abstraite du sujet 1. Parce qu’il instaure un primat du
juste sur le bien, on lui fait souvent le reproche de rimer avec indifférence tant
téléologique qu’axiologique. Nombre d’auteurs communautariens ciblent leurs
attaques sur ce point. Ils critiquent une conception qui aboutit, selon eux, à
une approche décontextualisée du politique et de la subjectivité. En concevant
une antériorité du sujet politique vis-à-vis de fins qu’il choisit lui-même de
poser et qui ne sont plus réductibles aux objectifs qu’une société par ordre, la
tradition ou encore son vécu lui assignent, le libéralisme se présenterait comme
oublieux du caractère essentiellement engagé et contextualisé de l’existence.
Puisque l’homme vit en société et qu’il n’existe de société que différenciée,
se contenter de la garantie abstraite des droits n’est-ce pas se montrer oublieux
de ce qui constitue l’étoffe même du vécu individuel ? De ce point de vue
le passage d’une société par ordre à une société d’égaux a historiquement
nécessité une représentation homogène de l’espace social. Espace social qu’il
faut dès lors penser comme simple cadre de réalisation de projets individuels
et non comme une sphère donatrice de projets et d’orientations. Lorsque
régnait l’honneur, on se trouvait guidé par le « préjugé de chaque personne et
de chaque condition 2. » Si une société de privilèges dominée par l’honneur
et les ordres assigne des bornes et des directions aux individus, une société
d’égale dignité laisse à l’individu le soin de poser par lui-même les fins qu’il
On songe ici à l’expression disencumbered self chez Sandel. Liberalism and the limits of
justice, Cambridge University press, 1982 ; Liberalism and its critics, Cambridge, Blackwell,
1984.
Montesquieu, De l’esprit des lois, L. III, ch. VI, Paris, Flammarion, coll. GF, 1979, t. i, p. 149.
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estime désirables. On quitte ainsi un horizon producteur d’assignations
sociales pour un espace non orienté de réalisation des libertés. « Avec le
passage de l’honneur à la dignité est venue une politique d’universalisme
mettant en valeur l’égale dignité de tous les citoyens et le contenu de cette
politique a été l’égalisation des droits et des attributions 3. » Briser les cadres
qui entravaient l’exercice égal des libertés exigeait un processus d’abstraction
visant à disjoindre l’individu de son insertion sociale afin de lui restituer
des droits que l’oubli ou le mépris des hommes lui ont ôtés. Abstraction et
anamnèse vont ici de pair. L’histoire des sociétés ayant progressivement voilé
l’égale dignité des hommes, il convenait de détourner les yeux des hommes
tels qu’ils vivent pour nous tourner vers l’homme sans qualités des Droits de
l’homme. Libéralisme et représentation atomiste de la société se trouvent de
ce fait très souvent associés. Cette association est opérée par Charles Taylor
aux yeux de qui l’atomisme désigne l’ensemble des théories qui, du xviième
jusqu’à Rawls, ont « hérité l’idée que la société est constituée, en un sens, par
les individus en vue d’accomplir des fins qui sont d’abord individuelles […]
Le terme s’applique également aux doctrines contemporaines qui reviennent
à la théorie du contrat social, ou à celles qui veulent défendre, d’une façon ou
d’une autre, la priorité de l’individu et de ses droits sur la société, ou à celles
qui présentent une conception purement instrumentale de la société 4. »
Une telle interprétation du libéralisme insiste surtout sur la dimension
négative de la liberté, sur la possibilité de ménager pour les hommes un espace
où il leur est possible de ne pas être gouvernés, de ne pas être socialement
hétéronomes. Dans quelle mesure un courant de pensée qui s’est théoriquement
et historiquement construit à partir de son opposition à la résorption du sujet
dans le collectif serait-il en mesure d’assurer la prise en compte de la dimension
identitaire et culturelle du politique ? L’universalisme juridique solidaire du
paradigme libéral est-il en mesure de prendre en charge ce qui précisément
« n’est pas universellement partagé » 5 ? Entre une conception négative de la
liberté conçue comme absence d’obstacles à nos projets et une liberté entendue
comme accomplissement de soi, le libéralisme est souvent réduit à la première
option. Cette interprétation négativiste du libéralisme insiste sur l’incapacité
de ce dernier à satisfaire aussi bien les revendications d’ordre identitaire que
les demandes d’orientation existentielle. Par cette dernière expression nous
Charles Taylor, Multiculturalisme, la politique de la reconnaissance, trad. D.-A. Canal, Paris,
Flammarion, coll. Champs, 1994, p. 56.
L’Atomisme, in La liberté des modernes, trad. P. de Lara, Paris, PUF, 1997, coll. Philosophie
morale, p. 223.
C. Taylor, Multiculturalisme, op. cit., p. 58.
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Nous reprenons ici le lexique utilisé par C. Taylor dans son essai Qu’est-ce qui ne tourne
pas rond dans la liberté négative ? in La Liberté des modernes, op. cit., p. 255-283.
« L’origine de l’état social est une grande énigme, mais sa marche est simple et uniforme.
Au sortir du nuage impénétrable qui couvre sa naissance, nous voyons le genre humain
s’avancer vers l’égalité, sur les débris d’institutions de tout genre », Constant, De la
force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, ch. VII, Paris,
Flammarion, coll. Champs, 1988, p. 79. « Lorsqu’on parcourt les grandes pages de notre
histoire, on ne rencontre pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents
ans n’aient tourné au profit de l’égalité », Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
Paris, R. Laffont, coll. Bouquins, 1996, Introduction, p. 43.
« Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un fait providentiel, il
en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à
la puissance humaine ; tous les événements, comme tous les hommes, servent à son
développement », Ibid.
« La perfectibilité de l’espèce humaine n’est autre chose que la tendance vers l’égalité »,
« De la perfectibilité de l’espèce humaine », Mélanges de littérature et de politique, écrits
politiques, Paris, Gallimard, Coll. Folio essais, 1997, p. 714.
10 « Je découvris sans peine l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche
de la société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain tour aux lois ; aux
gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes particulières aux gouvernés », De la
Démocratie en Amérique, introduction, op. cit., p. 41. Ainsi que le souligne Pierre Manent,
« L’égalité dont parle Tocqueville, ce qu’il appelle démocratie, c’est ultimement une chose
morale, une disposition humaine, c’est le sentiment de la ressemblance humaine », Cours
familier de philosophie politique, Paris, Fayard, coll. L’esprit de la cité, 2001, p. 63.
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désignons les démarches visant à inscrire l’usage de la liberté dans un horizon
finalisé à partir duquel l’accomplissement de soi devient pensable 6.
S’il est vrai que la dynamique libérale suppose la volonté d’émanciper
l’individu des menées collectives, il ne rime pas nécessairement avec un
individualisme qui concevrait le sujet comme un simple titulaire de droits.
Bien avant que l’assaut communautarien ne vienne porter le fer contre
l’indifférentisme libéral, des auteurs libéraux tels que Constant et Tocqueville
s’interrogeaient déjà sur les risques qu’un individualisme exagéré ferait courir
à l’humanité. Tous deux sont les analystes attentifs de la marche de l’égalité
démocratique 7. Tous deux la considèrent comme inexorable. Tocqueville
y voit un phénomène doté d’une force analogue à celle de la providence 8.
Constant y voit lui la manifestation de la perfectibilité inévitable de l’espèce
humaine 9. Leurs analyses respectives ne portent pas sur les mêmes facettes
et dimensions de la dynamique démocratique. Tocqueville s’intéresse aux
effets de l’égalité, aux passions démocratiques ainsi qu’aux conséquences
de l’égalisation des conditions sur l’esprit public 10, Constant examine
principalement les déclinaisons constitutionnelles d’une égalité civile en voie
d’accomplissement. Si les analyses de Tocqueville relatives aux déviances de
l’esprit démocratique sont désormais devenues l’une des clefs à partir desquels
notre intelligence de la Modernité politique s’opère, les reproches adressés par
Constant à la Modernité nous sont moins familiers. Pourtant, un ensemble
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de réserves à l’égard de l’individualisme moderne affleure tout au long de
son œuvre. Constant se fait régulièrement le contempteur d’une Modernité
libérale à la promotion de laquelle il a œuvré. L’intérêt de ses critiques se trouve
dans les similitudes qu’elles partagent avec la critique communautarienne
d’aujourd’hui : la perte de toute dimension identitaire pour la citoyenneté,
le risque de déliaison sociale lié au désengagement du sujet, l’oubli d’un réel
souci pour la destination de l’humanité, ainsi que l’uniformisation abusive
des mœurs et la disparition d’authentiques individualités. C’est ainsi que
le processus d’abstraction nécessaire au désencastrement social de l’individu
solidaire d’une promotion de l’égalité juridique, lui apparaît comme néfaste
parce que favorable à un désengagement social de l’individu.
Il est donc important pour comprendre la mise à l’épreuve infligée par les
communautariens au libéralisme, de retourner à la conception du sujet chez
Constant, et ce pour trois raisons. La première porte sur la légitimité d’un
recours à la pensée politique pour aborder la notion de subjectivité, les deux
autres sont relatives au contenu même du libéralisme de Constant. Le sujet
politique, parce qu’il constitue une déclinaison de la subjectivité, est l’une
des voies d’accès à l’intelligence de cette dernière. La dimension politique
n’est en aucun cas un horizon dont la clôture condamnerait les conclusions
de la philosophie politique au confinement. L’interrogation menée par
Taylor à propos des sources du moi 11 illustre par exemple clairement qu’une
interrogation relative aux droits, à la représentation politique et à la production
de la volonté collective exige de penser la question de la subjectivité. Quant
à Constant, il nous donne l’exemple d’un projet politique conscient de ses
insuffisances lorsqu’il s’agit de prendre en charge la complexité du sujet. En
outre, il tente d’apporter des solutions institutionnelles aux tensions propres à
la subjectivité des Modernes. Les positions de Constant relatives à la subjectivité
correspondent à ce que l’on pourrait nommer un libéralisme de l’enracinement.
Aux accusations d’indifférence axiologique relative à la destination humaine,
Constant oppose le lien du libéralisme avec l’accomplissement de soi. Quant
au déficit identitaire de l’individualisme libéral, Constant va tenter d’y
remédier à travers la mise au point d’une théorie de la transaction politique
respectueuse des particularismes locaux et identitaires.
11 Sources of the self, the making of the modern identity, Cambridge, Harvard University Press,
1989, Les Sources du moi : la formation de l’identité moderne [1989], trad. C. Mélançon,
Paris, Seuil, 1998.
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Liberté et accomplissement de soi
Une téléologie négative
Deux définitions de la liberté coexistent dans l’œuvre de Constant. L’une
est institutionnelle et négativiste, l’autre vise la question de l’accomplissement
de soi. La première tente de cerner les bornes de l’autorité sociale en
délimitant une sphère au sein de laquelle nous avons la garantie de ne pas être
gouvernés. 12 Le seconde s’attache à caractériser la liberté comme « triomphe
de l’individualité 13 ». Dès 1797, Constant, énonçant ce qu’il nomme « système
des principes », associait déjà garantie des droits et émulation des talents
individuels. Celle-là formant la condition nécessaire de celle-ci 14. Or, dès 1802,
une remarque de son Journal témoigne d’une profonde déception à l’égard
d’une Modernité n’ayant rempli qu’une partie des objectifs que Constant lui
12 « La liberté n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de faire, et ce que la
société n’a pas celui d’empêcher », Principes de politique, 1806, éd. E. Hofmann, Genève,
Droz, 1980, L. I, ch. 3, t. ii, p. 28. « Il y a des parties de l’existence individuelle sur laquelle
la société n’a pas le droit d’avoir une volonté », Ibid., L. II, ch. 3, p. 54.
13 « Par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité », Mélanges de littérature et de
politique, préface, Œuvres, éd. A. Roulin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade,
1979, p. 801.
14 « Des calculs politiques rapprochés des sciences exactes par leur précision, des bases
inébranlables pour les institutions générales, une garantie positive pour les droits
individuels, la sûreté pour ce qu’on possède, une route certaine vers ce qu’on veut acquérir,
une indépendance complète des hommes, une obéissance implicite aux lois, l’émulation
de tous les talents, de toutes les qualités personnelles », Des réactions politiques, ch. X,
Paris, Flammarion, coll. Champs, 1988, p. 152.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
À ceux, qui à la suite de Hobbes, caractérisent la liberté de façon mécanique
c’est-à-dire comme absence d’opposition. Constant oppose l’idée selon laquelle
être libre ne peut se réduire à la seule disposition de soi. L’usage de notre liberté
doit être conçu en fonction d’une destination dont nous devons nous montrer
dignes. Notre liberté s’inscrit dans un cadre finalisé, dans une téléologie. Non
pas une téléologie conçue à partir d’une Cité ontologiquement antérieure à
l’individu - comme c’est le cas chez Aristote - mais à partir d’une volonté
d’envisager des emplois proprement humains de la liberté. La liberté humaine
est, chez Constant, par elle-même porteuse d’exigences relatives à son usage. Ce
souci relatif aux destinations de la liberté est principalement exprimé de façon
négative. Constant nous indique surtout les voies à ne pas suivre. Lorsqu’il
décrit les comportements contraires aux destinations proprement humaines
de la liberté, le gâchis auquel se trouvent exposés les individus, Constant se
livre à une critique des errements de la société moderne. En revanche quand
il s’agit d’esquisser les comportements à la hauteur de notre destination, le
recours aux Anciens s’avère nécessaire.
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assignait : « Plus on vit, plus on voit que l’individualité est ce qu’il y a de
plus rare, et que la masse des hommes est à la disposition des circonstances
qui les façonnent à leur gré 15. » Cette thématique sera reprise et maintes fois
exprimée dans la correspondance avec Prosper de Barante. De la garantie des
droits de l’individu à l’accomplissement de l’individualité de ce dernier, il
n’y a pas nécessité. Si le terme individu désigne chez Constant le titulaire des
droits qu’il faut garantir, l’individualité signale l’existence d’une personnalité
singulière et authentique. C’est ainsi que la révolution démocratique des
droits ne constitue que la condition nécessaire mais non suffisante d’un réel
accomplissement de soi. D’après Constant, le risque majeur auquel se trouve
exposé la Modernité est l’uniformisation tant administrative que sociale. Il ne
cessera de stigmatiser les tendances conformistes de la Révolution française :
« Il est assez remarquable que l’uniformité n’ait jamais rencontré plus de faveur
que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes 16. »
L’esprit de symétrie de la réflexion constitutionnelle et administrative n’épuise
pas la dynamique uniformisatrice de la Révolution. C’est la société elle-même
qui lui semble affectée par cette tendance. La Modernité, époque tardive
d’une humanité si civilisée 17 et éclairée 18 qu’elle craint d’être dupe de ses
propres convictions, dissuade les individus d’assumer leur singularité 19. « Les
nations qui sont dans la force de l’état social » qui sont parvenues à édifier
des institutions conformes aux exigences de la raison donc à la protection des
droits, sont celles « qui languissent dans la décrépitude de la civilisation » 20.
C’est au moment où les cadres juridiques produisent les circonstances les plus
propices à l’exercice de nos libertés que chacun se trouve privé de l’enthousiasme
15 Journal, 19 mars 1804, Œuvres, op. cit., p. 246.
16 De l’esprit de conquête et d’usurpation, 1ère partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 980.
17 « L’excès de civilisation est le seul danger que nous ayons maintenant à redouter », De la
religion, ch. I, Œuvres, op. cit., p. 1370.
18 « Nous avons perdu en imagination ce que nous avons gagné en connaissances ; nous
sommes par là même incapables d’une exaltation durable : les anciens étaient dans toute
la jeunesse de la vie morale ; nous sommes dans la maturité, peut-être dans la vieillesse ;
nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière pensée qui naît de l’expérience,
et qui défait l’enthousiasme. La première condition de l’enthousiasme c’est de ne pas
s’observer soi-même avec finesse. Or, nous craignons tellement d’être dupes, et surtout
de le paraître, que nous observons sans cesse nos impressions les plus violentes », ECU,
2e partie, ch. VI, Œuvres, op. cit., p. 1013.
19 « Or, je le demande, que deviendra l’espèce humaine ? […] Elle deviendra une espèce
mécanique, qui agira nécessairement d’une manière prévue dans chaque circonstance
donnée : et je trouve que ce caractère se fait déjà remarquer. Chacun fait dans chaque
circonstance ce que tout le monde ferait dans la même. Peuples, individus, n’importe, on
peut mettre les noms dans un sac et tirer au hasard, le nom, l’action et le discours, et
être sûr que tout ira de même, la position étant donnée », A. Barante, 8 août 1810, Lettres
de B. Constant à P. de Barante, Revue des deux mondes, 1906, n° 4, p. 538.
20 De la religion, L. I, ch. I, Œuvres, op. cit., p. 1366.
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21 « L’organisation actuelle de la société pousse tous les hommes vers une situation
supérieure à celle où le sort les avait placés d’abord ; il n’est plus question de les parquer
dans une profession et de leur refuser toutes les lumières que cette profession n’exige
pas », De la monarchie et de la république, Le Temps, 26 mars 1830, Recueil d’articles,
1829-1830, éd. E. Harpaz, Genève, Slatkine, 1991, p. 290.
22 De la force du gouvernement…, ch.VII, op. cit., p. 76.
23 « De la monarchie et de la république », Le Temps, 26 mars 1830, Recueil d’articles, 18291830, éd. E. Harpaz, Genève, Slatkine, 1991, p. 288.
24 Au sens où Durkheim l’entend, il y a fatalisme lorsque les normes sociales réduisent les
choix autonomes des individus, lorsque ces normes poussent les individus à renoncer à
certaines de leurs ambitions.
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nécessaire à l’accomplissement de son individualité. Le triomphe de la
rationalité n’est pas nécessairement le triomphe de l’individualité. Certes, les
progrès du raisonnement ont détruit les castes et supprimé les rigidités sociales
issues de la féodalité. Une telle suppression, en ouvrant la carrière au mérite 21,
aurait du logiquement permettre aux individualités de s’accomplir. Au lieu
de cela, la Modernité a produit une société de prétendants où les ambitieux
sont nombreux, mais les ambitions chétives. À la maturité constitutionnelle
d’une époque, se joint donc l’exténuation de l’enthousiasme. Il est d’ailleurs
frappant de voir à quel point les conséquences de la mentalité démocratique
anticipe chez Constant ce qu’ultérieurement Durkheim nommera « anomie ».
En effet, une société où les offres de carrière se multiplient ne peut qu’attiser
les aspirations. Dans une telle société, « un sentiment profond dit à l’homme,
que sa volonté ferme, le courage, la méditation peuvent le placer à tous
les rangs 22. » Ainsi, la société moderne « pousse tous les hommes vers une
situation supérieure où le sort les avait jetés. […] Beaucoup d’intelligences
cherchent leur place, et la trouve prise 23. » La Modernité est à la fois créatrice
d’espérances et génératrice de frustrations. Au fatalisme 24 d’une société par
ordres s’est substitué la nécessité pour chacun de produire les voies de son
propre accomplissement au sein d’un espace social n’assumant plus la fonction
d’orientation qui était la sienne. C’est ici que la critique par Constant du
conformisme entendu comme soumission aux valeurs et usages dominants
se trouve explicitée. Constant déplore qu’une autonomie individuelle
juridiquement garantie puisse se muer en hétéronomie. Que l’individu
devenu politiquement autonome demeure socialement hétéronome. Les
dimensions civiles et civiques de l’existence humaine manifestent ici leur
hétérogénéité. La conquête de l’égalité des droits et de l’autonomie politique
peut donc parfaitement coexister avec un haut degré de conformisme et de
standardisation sociale en vertu de la difficulté pour chacun de forger par luimême un projet existentiel fondamental qu’une société d’égale dignité ne peut
fournir. À cet égard, le fait démocratique manifeste une profonde ambiguïté
puisqu’il émancipe autant qu’il désoriente.
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La position de Constant contient cependant les conditions d’une aporie.
Il désire à la fois garantir la dimension négative et privée de la liberté, tout
en regrettant le repli des individus sur leur sphère privée. À cette première
difficulté, s’ajoute son refus de penser l’accomplissement de soi de façon
générique. Il y a bien dans ses écrits la revendication de voir l’humanité
s’élever, un refus de la voir stagner dans les seules préoccupations matérielles et
égoïstes 25. Constant refuse cependant d’aborder cette question à l’aide d’une
téléologie susceptible de fixer un souverain bien dont la validité révèlerait des
objectifs clairement identifiables. La téléologie qu’il nous propose pour l’usage
de la liberté est une téléologie négative. Définir la liberté comme triomphe
de l’individualité assigne certes un objectif à celle-ci, mais cet objectif n’en
demeure pas moins fortement problématique. Entendu de façon proprement
institutionnelle, il rime avec garantie des droits et refus de la tyrannie
majoritaire. Décliné sous la forme de l’accomplissement de soi, il ne fait que
souligner la nécessité de ne pas succomber aux tentations de l’uniformité et de
la standardisation sociales 26. Cette visée de l’authenticité semble ne pas pouvoir
rompre avec une formulation essentiellement négative. C’est sur ce point que
la doctrine de Constant révèle sa difficulté à conférer un contenu substantiel
à la liberté entendue comme accomplissement. Le libéralisme de Constant
échappe à l’accusation d’indifférence axiologique au prix d’une conciliation
extrêmement délicate entre un individu capable de fixer des fins qui sont les
fruits de ses propres choix, postérieures à ces derniers, et l’assignation d’une
destination générique antérieure à ces mêmes choix. Il lui faut à la fois affirmer
l’antériorité d’une fin susceptible d’assigner un objectif à l’exercice de la liberté
humaine – le triomphe de l’individualité – tout en posant la postérité de
projets singuliers en mesure de réaliser cet objectif. Cette difficulté se trouve
accentuée par le fait que si Constant est individualiste, il n’est en aucune façon
défenseur d’un individualisme absolu selon lequel chaque individu constitue
une réalité impossible à subsumer sous l’universalité d’une nature partagée.
Constant ne pourrait souscrire à la vision nietzschéenne posant l’inexistence
25 « D’ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur de quelque genre qu’il puisse
être soit le but unique de l’espèce humaine ? En ce cas, notre carrière serait bien étroite,
et notre destination bien peu relevée », De la liberté des anciens comparée à elle des
modernes, Écrits politiques, op. cit., p. 617. Cette idée d’une humanité promise à autre
chose qu’à la satisfaction des besoins est également déclinée sous sa forme religieuse :
« Il existe donc en nous une tendance qui est en contradiction avec notre but apparent
et avec toutes les facultés qui nous aident à marcher vers ce but. Ces facultés, toutes
adaptées à notre usage, correspondant entre elles pour nous servir, se dirigent vers notre
plus grande utilité, et nous prennent pour unique centre », De la religion, ch. I, Œuvres,
op. cit., p. 1380.
26 « Enfin il n’y a plus d’individus, mais des bataillons qui portent des uniformes », A. Barante,
le 25 février 1808, op. cit., p. 250.
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27 « L’auteur de l’Esprit des lois a dit, avec raison, que tous les êtres avaient leurs lois, la
divinité comme le monde, le monde comme les hommes », De la religion, L. I, ch. 1, op. cit.,
p. 1365.
28 De la force du gouvernement…, op. cit., p. 30.
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de l’espèce et affirmant l’existence d’une humanité purement différenciée,
composée d’individus radicalement hétérogènes. La dimension générique de
la nature humaine est chez lui clairement affirmée. Il y a des lois inhérentes
à la nature humaine dont chacun d’entre nous est l’illustration 27. Chaque
individu est donc naturellement destiné à accomplir, à actualiser de façon
singulière une tâche qui échoit à l’espèce en son ensemble. Si chacun a à être soimême en vertu d’une destination spécifique, cette même destination ne peut
qu’être silencieuse au sujet d’une méthode susceptible de la réaliser de façon
singulière. La politique, la garantie des droits se doivent d’être organisées en
vue de permettre à l’humanité d’actualiser ses potentialités, Constant se refuse
toutefois – et ceci est conforme à sa définition individualiste de la liberté – à
formuler un bien commun antérieur aux fins que les individus posent par
eux-mêmes. C’est à l’individu de fixer par lui-même les voies singulières de
son accomplissement. La tension inhérente à la position de Constant tient
à la nécessité d’une déclinaison, dans la singularité, d’une visée générique
essentiellement indéterminée.
En refusant la réduction de la liberté à la seule absence d’obstacles, Constant
est tout à la fois un penseur libéral et un théoricien des limites de l’abstraction
libérale. C’est principalement sur ce point que la continuité entre les positions
du libéral républicain du Directoire et du libéral de la Restauration se remarque.
Dans les deux cas, Constant ne réduit jamais le politique au procédural et à
l’instrumental. Ce dernier a pour lui un contenu substantiel, un projet pour
l’humanité. Ce qui est proprement républicain dans les positions de Constant
réside dans la volonté de ne pas disjoindre sa réflexion sur les institutions
d’une préoccupation relative aux destinées de l’humanité. Celle-ci est affirmée
à plusieurs reprises et tout au long de sa carrière de publiciste. Quand il prend
en 1796 la défense du Directoire il nous dit œuvrer à « l’affermissement de
la République, à laquelle, d’ailleurs » lui « semble attaché tout ce qu’il y a de
noble et de grand dans les destinées humaines 28. De la même façon, lorsqu’il
attire notre attention sur les risques générés par la tendance moderne à négliger
la participation politique, il ne se contente pas de construire une défense
instrumentale du politique. Il ne le présente pas comme un simple moyen de
garantir nos droits. Il souligne le lien qu’il entretient avec l’accomplissement
individuel : « Non, Messieurs, j’en atteste cette partie meilleure de notre
nature, cette noble inquiétude qui nous poursuit et qui nous tourmente,
cette ardeur d’étendre nos lumières et de développer nos facultés : ce n’est
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pas au bonheur seul, c’est au perfectionnement que notre destin nous
appelle ; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de
perfectionnement que le Ciel nous ait donné 29. » Le politique est de ce fait
irréductible à la garantie des droits. Il ne peut être pensé qu’en relation avec
le perfectionnement et l’accomplissement de l’homme. Si comme le souligne
Marc Sadoun « l’affirmation d’une république tient moins à la nature des
institutions qu’au développement de l’esprit public » 30, Constant, par son
souci de donner un contenu substantiel à l’exercice de la liberté, sa volonté
de voir le politique élever l’individu au-dessus de ses seules préoccupations
privées et matérielles, ne peut voir ses positions réduites à la seule défense
d’une conception négative de la liberté. Il nous faut au contraire reconnaître
chez lui un souci républicain pour le devenir de l’humanité. Son libéralisme
contient un projet de gouvernement – la limitation des compétences étatiques
au strict nécessaire – et un projet de société.
La difficulté réside dans le fait que la réalisation de ce projet se voit privée
des ressources de l’interventionnisme et du volontarisme politiques en vertu
du versant négativiste de la liberté libérale. Il ne suffit pas de dire qu’il y a une
partie « de l’existence individuelle sur laquelle la société n’a pas le droit d’avoir
une volonté » 31 pour voir s’épanouir et triompher les individualités. Constant
se fait le penseur d’un dépassement des procédures et formalités démocratiques
impliquées par la reconnaissance de l’égalité civile. Il tente de conférer à l’exercice
libéral de la liberté un contenu. La garantie institutionnelle des droits qui assure
la réalisation du juste ne peut donc être déconnectée d’un souci axiologique,
d’une visée du bien. Le libéralisme de Constant ne peut être réduit à une
simple critique du pouvoir politique, à la seule organisation constitutionnelle
de la méfiance des gouvernés à l’égard des dérives gouvernementales. C’est
un libéralisme doté d’un contenu civique associant promotion de l’humanité
et pratique de la citoyenneté. Il est de ce point de vue capital de souligner
que le rôle dévolu au politique est chez Constant double. Non seulement, la
participation politique offre aux citoyens le moyen de garantir leurs droits,
partant la possibilité de se perfectionner, mais encore, il est décrit comme
étant par lui-même la voie de ce perfectionnement. La participation politique
est à la fois condition et méthode de l’accomplissement de soi. C’est ici
que la critique de l’aliénation politique moderne – le fait que les individus
se dessaisissent de leur liberté politique – ne trouve pas chez Constant son
épilogue dans un rappel à l’ordre fondé sur la seule vision instrumentale du
29 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 617.
30 République et démocratie, Pouvoirs, Paris, Seuil, 2001, n° 100, p. 7.
31 Principes de politique, 1806, L. II, ch. 3, op. cit., p. 54.
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politique 32. La pleine compréhension des vertus de la participation politique
exige ici de repenser la césure entre Ancien et Modernes.
Ce que nous apprennent les Anciens
32 On trouve principalement cette conception dans la conférence de 1819 consacrée à la
comparaison entre liberté des Anciens et celle des Modernes. Traitant de la garantie de
nos jouissance privées, Constant soulignera : « Où trouverions-nous ces garanties, si nous
renoncions à la liberté politique ? Y renoncer, Messieurs serait une démence semblable à
celle de l’homme, qui, sous prétexte qu’il n’habite qu’au premier étage, prétendrait bâtir
sur le sable un édifice sans fondement », De la liberté des anciens…, op. cit., p. 617.
33 Ibid., p. 603.
34 Constant expliquant leurs penchants belliqueux par le voisinage que l’étroitesse de leur
dimension leur imposait : « Toutes les républiques anciennes étaient enfermées dans
des limites étroites. […] Par une suite inévitable de leur peu d’étendue, l’esprit de ces
républiques était belliqueux », ibid., p. 596.
35 Principes de politique, 1806, op. cit., t. ii, p. 430.
36 Sur cette question voir les analyses de son ouvrage de référence sur Constant : Benjamin
Constant and the making of modern liberalism, Yale University, 1984, traduction française :
Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne, trad. O. Champeau, Paris, PUF,
1994, p. 76-82.
37 Ibid., p. 77.
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97
émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
Il peut paraître paradoxal, voire contradictoire, de trouver chez Constant
un éloge appuyé de cette « carrière si vaste » 33 que la situation des Anciens
offrait à leurs facultés. Comment en effet concilier les remarques portant sur
l’exiguïté de leurs Cités 34 et la pauvreté des rôles sociaux qui leur étaient offerts
avec celles relatives à l’accomplissement de leur liberté ? Constant ne cessera
jamais de souligner à quel point les « ramifications sociales » sont aujourd’hui
« plus multipliées qu’autrefois » 35. Formulée en termes relatifs à la division du
travail, il nous faut comprendre que l’activité civique des Anciens, loin d’être
la preuve d’un sacrifice de leurs intérêts privés représentait l’unique activité
disponible pour des hommes délestés de l’obligation de travailler. Ce n’est
d’ailleurs pas le moindre mérite de Constant que d’avoir œuvré, durant la
Révolution, à ce que Stephen Holmes nomme « la déromantisation de la Cité
antique » 36. Que ce soit dans les Principes de 1806 ou dans la conférence de
1819, il renversera la vision selon laquelle les Anciens, par l’activité politique
dont ils faisaient preuve, étaient plus vertueux que les Modernes, donc
susceptibles d’être érigés en modèle de citoyenneté. Les Anciens étaient tout
aussi intéressés que les Modernes. S’ils étaient à ce point assidus aux tâches
politiques, c’était en raison du poids, de l’influence de chaque citoyen au
sein d’une Cité de petite dimension. Participer à la politique leur semblait
intéressant pour deux raisons : premièrement, « le plaisir immédiat d’être un
gros poisson dans un petit étang était suffisamment intense » 37 et leur faisait
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percevoir concrètement l’exercice de leur part de souveraineté ; deuxièmement,
le nombre restreint de carrières offertes aux individus.
Lorsque Constant parle de la « carrière si vaste » 38 que la situation des
Anciens offrait à leurs facultés, il faut prendre soin de renoncer à l’acception
« spatiale », quantitative pourrait-on dire. Il convient au contraire d’en saisir
la connotation qualitative, et de dépasser la connotation matérielle que sa
portée métaphorique peut laisser entendre. La carrière offerte aux Anciens
était vaste parce qu’en raison de l’étroitesse de leur Cité, de leur assiduité
civique, leurs facultés se trouvaient à proximité d’une activité les portant audelà de leurs seules jouissances. Leur participation politique n’était pas comme
aujourd’hui « une supposition abstraite » 39. Constant déplore ce que Hannah
Arendt appellera « l’aliénation du monde » 40, le fait que l’homme devienne
de plus en plus étranger à son milieu de vie, que ce qui l’entoure lui apparaisse
de plus en plus extérieur et hors de lui. Car, c’est bien le caractère abstrait de
la citoyenneté moderne qu’il faut interroger pour saisir le sens des critiques
opérées par Constant. Les Anciens vivaient, éprouvaient leur insertion dans
la Cité. Cette insertion les tirait d’eux-mêmes, et leur évitait une focalisation
exclusive sur les jouissances privées. Alors qu’aujourd’hui, « les individus,
perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance,
sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme
des atomes 41 sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils
n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce
que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties 42. » Constant
déplore la dimension excessive des États modernes. « Les grands États ont de
grands désavantages » 43. Les lois y sont décidées d’un lieu « éloigné de ceux
où elles doivent s’appliquer » 44. Or, « une règle se fausse lorsqu’on l’applique
à des cas trop divers ; le joug devient pesant par cela seul qu’on le maintient
uniforme, dans des circonstances trop différentes » 45. À ce premier travers qui
participe à l’hypertrophie d’une capitale où tout se décide dans l’ignorance
des particularismes locaux, s’ajoute la distance creusée entre le citoyen et
une nation qui dès lors, prend la forme d’un être purement abstrait 46. La
38 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 603.
39 Ibid., p. 602.
40 « Le concept d’histoire », La Crise de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, Folio, 2000,
p. 73.
41 Souligné par nous.
42 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 984.
43 Ibid., p. 985.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 « La nation entière ? Mais la nation entière n’est rien », Principes de politique, 1806, L. XV,
ch. 5, op. cit., t. II, p. 396. « On parle sans cesse du grand empire, de la nation entière,
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notions abstraites, qui n’ont aucune réalité », ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit.,
p. 984.
47 Principes de politique, 1806, L. I, ch. 3, op. cit., t. II, p. 28.
48 Des réactions politiques, ch. VIII, op. cit., p. 135.
49 Sur la fonction seconde du législateur, sur le fait que la loi ne se trouve point à sa
disposition, il convient de se reporter au Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri : « L’on
a défini les lois l’expression de la volonté générale : c’est une définition très fausse. Les
lois sont la déclaration des relations des hommes entre eux. Au moment où la société
existe, il s’établit entre les hommes de certaines relations. […] Ces lois ne sont autre chose
que ces relations observées et exprimées : elles ne sont pas la cause de ces relations qui
au contraire leur sont antérieures. Elles déclarent que ces relations existent. Elles sont la
déclaration d’un fait. Elles ne créent, ne déterminent rien, sinon des formes pour garantir
ce qui existaient avant leur institution », 1re partie, ch. VII, Œuvres de Filangieri, Librairie
J. P. Aillaud, Paris, 1840, t. III, p. 216.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
citoyenneté des Modernes est non seulement devenue épisodique – réduite
au seul acte électoral – mais encore détachée de tout contenu concret. Elle se
tient à distance du monde de la vie. L’intérêt général prend désormais la forme
d’un contenu lointain incapable de coïncider avec la singularité de nos soucis
singuliers.
L’idée de nation assure chez Constant une fonction essentiellement négative.
La souveraineté de la nation est pour lui « un principe de garantie » 47. Elle a
pour mission d’empêcher toute captation de l’autorité sociale au profit d’un
seul ou d’un groupe. Elle représente la condition d’un véritable État de droit
libéral. En revanche, n’étant qu’un être de raison purement abstrait, il lui est
impossible de vouloir quoi que ce soit de précis. Sa volonté, exprimée par
l’intermédiaire de la loi ne peut prétendre constituer le registre des volontés
qui sont les seules réelles, celles des individus concrets. Ce que Constant
nomme parfois la « chaîne sociale » 48 est à ce point complexe, composé de
tant d’éléments différents et cependant inséparables, qu’il est impossible au
législateur de cerner l’ensemble des exigences sociales. 49 C’est la raison pour
laquelle si Constant est partisan de la souveraineté du peuple en son acception
libérale partant négative, il se refuse à opter pour la démocratie entendue
comme gouvernement de la volonté générale. C’est principalement en vertu
d’une critique de l’abstraction inhérente au gouvernement démocratique
que les positions de Constant nous semblent partager un certain nombre de
préoccupations formulées par les auteurs communautariens. Cette critique
portera principalement sur les modalités de production de l’intérêt général
que Constant tentera de repenser à partir d’une théorie de la transaction.
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De la transaction politique
100
La société est pour Constant constituée de l’ensemble des relations que les
libres initiatives individuelles sont parvenues à édifier sans l’aide d’aucune
instance de concertation centralisée. Son libéralisme implique une sphère
sociale autorégulée capable de produire spontanément les ajustements
nécessaires à son équilibre. C’est pourquoi le législateur se doit de respecter
et de garantir ce que la société a par elle-même produit. De ce point de vue,
le légicentrisme, qu’il soit jacobin ou bonapartiste, représente pour Constant
une tentation interventionniste, une volonté d’imprimer à la société, à
partir d’une instance qui lui est extérieure – l’État – un mouvement qui ne
coïncide pas avec ce que le libre déploiement des intérêts est en mesure de
produire. Cette critique de l’interventionnisme étatique implique la mise
au point de procédures législatives respectueuses de la diversité sociale et
des particularismes locaux dans lesquels le patriotisme trouve son énergie et
l’individu éprouve l’appartenance concrète à la nation dont il est membre.
Ces procédures impliqueront de bien distinguer l’intérêt général de l’intérêt
de tous et la mise en place de ce que Constant nommera un nouveau genre
de fédéralisme.
Intérêt général et intérêt de tous
Constant, tout comme le courant communautarien contemporain, déplore
les effets destructeurs de l’universalisme démocratique lorsqu’il conditionne la
protection des droits individuels à la négation de tout particularisme. D’un
point de vue strictement logique, toute particularité, locale, traditionnelle ou
encore culturelle, représente ce qui ne peut être partagé par tous. Elle prend
ainsi la forme de ce qui résiste, se refuse à être généralisé. L’intérêt général tel
qu’il est entendu par Rousseau ou par Siéyès ne peut que récuser les intérêts
propres à des sous-ensembles ou groupes sociaux. Or Constant se refuse à
sacrifier « les intérêts, les coutumes, les habitudes de localité » 50 aux intérêts
de ce grand tout abstrait qu’on appelle nation. Deux raisons justifient cette
position. Premièrement, un être aussi abstrait que la nation ne peut motiver
aucun patriotisme. Ce dernier a besoin pour être motivé d’avoir accès au
cadre de vie concret de chacun. « Le patriotisme n’existe que par un vif
attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes de localité 51. » Selon
Constant, l’émergence de la nation au cours de la Révolution a « tari cette
source naturelle du patriotisme » en voulant « le remplacer par une passion
factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui
50 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 3, p. 389.
51 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 980.
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52 Ibid., p. 981.
53 « Je sens depuis longtemps la nécessité de soumettre la superficie de la France à une
nouvelle division. […] Si nous laissons passer cette occasion, elle ne reviendra plus, et les
provinces garderont éternellement leur esprit de corps, leurs privilèges, leurs prétentions,
leurs jalousies. La France ne parviendra jamais à cette adunation politique si nécessaire
pour ne faire qu’un grand peuple régi par les mêmes lois et dans les mêmes formes
d’administration », Observations sur le rapport du Comité de constitution, concernant la
nouvelle organisation de la France, Versailles, 2 octobre 1789, p. 2.
54 Qu’est-ce que le Tiers État ?, Paris, PUF, Quadrige, 1989, p. 88.
55 Souligné par nous.
56 Ibid., p. 89.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
frappe l’imagination et de tout ce qui parle à la mémoire 52. » Ce phénomène
apparaît d’autant plus nocif si l’on garde à l’esprit que pour Constant le
politique participe à l’accomplissement de soi. Comment en effet profiter
des effets bénéfiques du politique à l’égard des destinées de l’humanité si le
lien naturel qui conduit les hommes au souci civique se trouve détruit. Il y
quelque chose de tragique, d’irréconciliable dans la condition de l’homme
moderne, une tension entre un ordre politique orienté vers la protection
des droits qui permet aux hommes de disposer d’une sphère émancipée de
toute tutelle gouvernementale et l’exigence de l’accomplissement de soi qui
implique la participation civique dont le gouvernement représentatif permet
de nous délester. De ce point de vue, le parcours révolutionnaire français qui
a coïncidé avec la montée en puissance d’un processus d’abstraction, pensant
l’émancipation des individus comme conditionnée par la mise en suspens de
leur position sociale respective, sera vigoureusement critiqué par Constant.
On pense ici à cette opération que Siéyès appelait Adunation 53 et par laquelle
les citoyens parviennent à construire l’unité de la nation en faisant abstraction
des intérêts qui ne les regardent qu’individuellement ou comme membre d’un
corps, pour uniquement considérer ceux qui ne regardent que la communauté.
Ce processus, bien que n’étant pas nommé, est décrit dans Qu’est-ce que le
Tiers État ? où Siéyès prend soin d’en tirer les conséquences relatives aux
missions d’une Assemblée nationale : « Nous connaissons le véritable objet
d’une assemblée nationale ; elle n’est point faite pour s’occuper des affaires
particulières des citoyens, elle ne les considère qu’en masse et sous le point de
vue de l’intérêt commun. Tirons en la conséquence naturelle que le droit à se
faire représenter n’appartient qu’aux citoyens qu’à cause des qualités qui leur
sont communes, et non pas celles qui les différencient 54. » Il nous faut de ce
fait conclure que « les intérêts par lesquels les citoyens se ressemblent sont
donc les seuls qu’ils puissent traiter en commun, les seuls par lesquels, et au
nom desquels ils puissent réclamer les droits politiques 55, c’est-à-dire une part
active à la formation de la loi sociale, les seuls par conséquent qui impriment
au citoyen la qualité de représentable » 56.
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102
C’est donc la matière même, le contenu de la délibération politique qui se
trouve ici en question. Dire que seul ce qui est commun aux individus détient
le droit d’être représenté, c’est-à-dire d’être pris en charge par les procédures
publiques de prise de décision, n’est-ce pas refuser à tous les particularismes
l’accès à la législation et interdire leur inscription sur l’agenda des politiques
publiques ? Constant s’insurgera contre ce qu’il nommera « une idée très
exagérée de l’intérêt général, du but général, de la législation générale » et « de
toutes les choses auxquelles cette épithète s’applique » 57. Sa pensée politique
manifestera toujours la plus grande méfiance envers ce que Pierre Rosanvallon
nomme la « généralité utopique » 58, cette promotion de « la généralité
comme forme sociale » 59 exigeant le sacrifice des corps intermédiaires et de
toute diversité. Une critique de l’homogène et une défense de la pluralité
sociale constituent chez lui les fondements d’une approche délibérative et
transactionnelle de la législation. Approche dont les présupposés impliquent le
rejet de l’intérêt général tel qu’il est pensé par Rousseau. À ce propos, Bernard
Manin a attiré notre attention sur le fait que lorsque Rousseau emploie le
terme de délibération, ce dernier ne désigne pas le processus par lequel on
parvient à une décision, mais l’acte de décider lui-même 60. Le texte du
Contrat social est ici manifeste : « Si quand le peuple suffisamment informé
délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand
nombre des petites différences résulterait toujours la volonté générale et la
délibération serait toujours bonne » 61. L’obtention de la volonté générale
exige que « chaque citoyen n’opine que d’après lui » 62, qu’aucun groupement
intermédiaire entre l’individu et l’État ne vienne fausser le jugement de
chaque particulier. Une telle conception implique que pour parvenir à
envisager l’intérêt général, l’individu fasse abstraction de tout ce qui constitue
la diversité sociale, de son vécu le plus proche bref, de tout ce qui particularise
son existence. Or, pour Constant, « l’intérêt général est distinct sans doute
des intérêts particuliers, mais il ne leur est point contraire. On parle toujours
comme s’il gagnait à ce qu’ils perdent » 63. Il lui faut donc trouver un mode
de formation de la loi, une définition de l’intérêt général qui n’impose pas
57
58
59
60
Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391.
Le Modèle politique français, Paris, Le Seuil, 2004.
Ibid.
« La délibération désigne dans le vocabulaire philosophique le processus précédant
la décision ; elle signifie chez Rousseau la décision elle-même », « Volonté générale ou
délibération », Le Débat, Paris, Gallimard, n° 33, 1985.
61 Du Contrat social, L. II, ch. III, Œuvres politiques, Paris, Bordas, coll. Classiques Garnier,
1989, p. 268.
62 Ibid.
63 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391.
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68
Du Contrat social, L. II, ch. III, op. cit., p. 268.
Ibid.
L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, volume 15, n° 57, 2002, p. 18.
Principes de politique, 1806, L. II, ch. 2, op. cit., t. II, p. 52.
Ibid.
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103
émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
le sacrifice des particularismes sociaux. Deux conditions sont nécessaires à
cette opération. Il faut premièrement rejeter l’unanimité comme indice de
rectitude. Deuxièmement, faire en sorte que la législation soit le plus proche
possible des intérêts actifs, c’est-à-dire des relations sociales existantes. Ces
deux exigences seront remplies grâce à une redéfinition de la notion d’intérêt
général solidaire d’une théorie de la transaction.
Rousseau parvenait à indexer la volonté générale sur l’unanimité grâce à
une approche monologique de la délibération. C’est lorsque les individus,
dans le silence des passions, font abstraction de ce qui les particularise et
« ôtent de leurs volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent » 64 qu’ils
parviennent à formuler la volonté générale. La rectitude de cette dernière
est conditionnée à la neutralisation de toutes les considérations relatives aux
« associations partielles » 65. Ce n’est pas du débat, de la rencontre argumentée
des préférences productrices de diversités que surgit une décision collective.
Il n’est nullement ici question de ce que l’on nomme aujourd’hui un détour
délibératif. Une « définition procédurale et discursive de la légitimité » 66 ne
constitue pas le cadre de réflexion de Rousseau.
Chez Constant, l’intérêt général n’est en revanche jamais compris comme
la mise en suspens, la suppression de ce qui est singulier. Son libéralisme est
un libéralisme concret, entendons par là une tentative de faire coïncider la
généralisation nécessaire à la production de la loi et la défense des particularismes.
Constant rejette ce qui oriente le politique vers l’illocal et l’intemporel. Il lui
faut pour cela repenser l’intérêt général : « Une source d’erreur continuelle
sur la compétence de l’autorité sociale, c’est la confusion constante de
l’intérêt commun avec l’intérêt de tous. L’intérêt commun ne regarde que le
corps collectif. L’intérêt de tous n’est autre chose que les intérêts de chacun,
considérés ensemble » 67 Afin de bien cerner cette distinction, il convient de
recourir à une métaphore employée par Constant lui-même : « La portion de
fortune que les individus mettent en commun est la fortune commune. L’on
pourrait appeler l’agrégation de ce qui reste à chacun des associés la fortune
de tous ; mais s’ils ne l’ont pas mise en commun, c’est la fortune de tous, sans
être la fortune commune. Elle ne fait pas une et même chose » 68. Une telle
distinction repose sur une scission entre ce qui relève de l’État et ce qui relève
de la société civile. L’intérêt de tous est ici la somme des intérêts privés certes
cumulés, mais non confondus et hors de la compétence de l’autorité sociale.
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L’intérêt commun étant la part de « fortune » nécessaire à l’accomplissement
des tâches dont l’utilité est collective : défense, police. Ainsi que le souligne
Jürgen Habermas, pour le libéralisme, « l’État est programmé dans l’intérêt de
la société 69. » Si l’autorité sociale peut s’exercer sur ce qui relève de l’intérêt
commun, la garantie de la liberté exige en revanche son incompétence sur ce
qui relève de l’agrégation des intérêts privés demeurant extérieurs les uns aux
autres mais rendus conciliables par l’effet d’une transaction. Tous les efforts de
Constant porteront sur la possibilité de parvenir à un mode de délibération
susceptible d’assurer la coexistence des intérêts ainsi que la prise en compte de
ce qui particularise l’existence de chacun. Les intérêts partiels, les modes de vie
ainsi que les particularismes locaux doivent être protégés. Il n’y a rien de « plus
absurde que de violenter les habitudes sous prétextes de servir les intérêts 70. »
Ce que Constant appelle l’ « être moral » 71 des individus est une « série d’idées
[…] formée graduellement » 72 depuis leur enfance que le législateur se doit
de respecter et qui « ne peut être modifiée par un arrangement purement
nominal, purement extérieur, indépendant de leur volonté 73. »
Il y a donc une part de l’existence humaine rétive à toute géométrisation a
priori, à toute entreprise visant l’édification abstraite de l’intérêt général. Il n’est
donc pas possible de concevoir l’identité individuelle en faisant l’économie
d’une dimension narrative. Ce « présent rapide » 74 dont nous parle Constant
correspond donc aux effets destructeurs d’un individualisme abusivement
abstrait. La subjectivité n’est point réductible à cet atome social que représente
le support juridique reconnu titulaire de droits individuels. Le moi concret
excède le sujet juridique. Cette position se trouve réitérée lorsque Constant
dénonce certaines dérives de l’économie politique : « j’aime bien l’économie
politique ; j’applaudis aux calculs qui nous éclairent sur les résultats et sur les
chances de notre triste et douteuse destinée ; mais je voudrais qu’on oubliât
pas que l’homme n’est pas uniquement un signe arithmétique et qu’il y a du
sang dans ses veines et un besoin d’attachement dans son cœur 75. » Constant
est à ce point éloigné de toute dérive atomiste affirmant l’antériorité absolue
de l’individu que lorsqu’il s’agit de décrire l’influence de la société, il a ces
mots : « Il est évident que cette action de la société est ce qu’il y a de plus
important dans la vie humaine. C’est de là que tout part ; c’est là que tout
aboutit ; c’est à ce préalable, inconsenti, inconnu, qu’il faut se soumettre, sous
69
70
71
72
73
74
75
L’intégration républicaine [1996], trad. R. Rochiltz, Paris, Fayard, 1998, p. 259.
ECU, 1re partie, ch. XIII, op. cit., p. 983.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
ECU, 1re partie, ch. 13, op. cit., p. 984.
Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 2e partie, ch. V, op. cit., p. 271.
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peine d’être brisé. Cette action de la société décide de la manière dont la
force morale de l’homme s’agite et se déploie 76. » Cette immersion sociale
de l’individu est telle que Constant critiquera une hypothèse telle que l’État
de nature. Hypothèse qui selon lui génère une multiplicité d’interrogations
oiseuses 77 et qui, par ses vertus heuristiques et la logique générative dont
elle est solidaire, accrédite la vision d’après laquelle le social ne serait qu’un
tout décomposable en éléments homogènes 78. Il s’agit donc non seulement
pour respecter les conditions d’un patriotisme sincère mais encore pour ne
pas porter atteinte au tissu même de la subjectivité individuelle, de repenser
la formation de la loi de telle sorte que cette dernière évite les errements de
l’abstraction, tendance inhérente aux États de grande dimension. Constant se
fera ainsi défenseur du fédéralisme.
Un nouveau genre de fédéralisme
76 Réflexions sur la tragédie, 1er article, Œuvres, op. cit., p. 910.
77 « L’on doit savoir gré à Filangieri d’avoir écarté de ses recherches les questions relatives
à l’état primitif de l’homme. Les écrivains du xviiie siècle avaient mis ces questions fort à
la mode, mais elles sont à la fois insolubles et oiseuses. Il y a dans l’histoire de toutes
les origines des faits primordiaux dont on ne doit pas plus rechercher la cause que
celle de l’existence. L’existence est un fait qu’il faut admettre sans vouloir l’expliquer »,
Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1re partie, ch. VIII, op. cit., p. 213.
78 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Benjamin Constant, les
principes et l’histoire, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2005, Travaux et recherches de
l’Institut Benjamin Constant ; principalement le chapitre portant sur la critique de l’État de
nature.
79 ECU, 1re partie, ch. XIII, op. cit., p. 984.
80 Ibid.
81 Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 4, op. cit., t. II, p. 391.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
Constant fut régulièrement frappé et inquiet en scrutant les effets d’une
capitale hypertrophiée où « vont s’agiter toutes les ambitions » 79. La
généralisation excessive d’un intérêt général construit de façon abusivement
abstraite produit nécessairement une centralisation elle-même exagérée. C’est
en récusant toute diversité, en se laissant aller aux exagérations de la généralité,
que le législateur finit par produire des décisions coupées des intérêts actifs de
la nation. Il n’aura pas de mots assez durs pour stigmatiser les fautes de la
centralisation productrice d’uniformité : « La variété c’est de l’organisation ;
l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est
la mort 80. » À ceux qui prônent l’unité d’un corps électoral situé au sommet
de l’édifice social, chargé de pourvoir aux postes de députés – on songe ici
aux listes de notabilité conçues par Sieyès – Constant oppose l’impossibilité
pour des députés nommés de la sorte de se « prononcer sur un intérêt public,
dont ils ne connaissent pas les éléments » 81. L’intérêt public est donc formé
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des différents intérêts propres aux groupes et particularismes sociaux. Ce
que les promoteurs de la généralité considèrent comme autant d’intérêts
sectionnaires -le terme était utilisé pour les condamner- Constant l’envisage
comme le matériau même du débat législatif : « Je veux que le représentant
d’une section de l’État soit l’organe de cette section, qu’il n’abandonne aucun
de ses droits réels ou imaginaires, qu’après les avoir défendus, qu’il soit partial
pour la section dont il est le mandataire, parce que si chacun est partial pour
la section dont il est le mandataire, parce que, si chacun est partial pour
ses commettants, la partialité de chacun réunie aura tous les avantages de
l’impartialité de tous 82. » Cette vision transactionnelle de l’activité législative
répond à la nécessité de produire des décisions capables de conjuguer diversité
et harmonie. Constant cherche une procédure qui, parce qu’elle veut préserver
les intérêts, les fait coexister en ôtant de chacun ce qui est incompatible avec les
autres : « Les intérêts individuels sont ce qui intéresse le plus les individus. Les
intérêts sectionnaires, pour me servir de l’expression inventée pour les flétrir
sont ce qui intéresse le plus les sections. Ce sont par conséquent les intérêts de
ces individus et de ces sections qui doivent être protégés. Si on les protège tous,
l’on retranchera par cela même de chacun ce qu’il contiendra de nuisible aux
autres et de là seulement pourra résulter le véritable intérêt public 83. » À cette
première exigence s’ajoute la nécessité d’ajuster les prises de décision selon
qu’elles concernent l’ensemble du pays, un arrondissement ou une commune.
De l’individu à la nation, Constant conçoit un échelonnement des niveaux
de décision. « La direction des affaires de tous appartient à tous, c’est-à-dire
aux représentants et aux délégués de tous. Ce qui n’intéresse qu’une fraction
doit être décidé par cette fraction : ce qui n’a de rapport qu’avec l’individu ne
doit être soumis qu’à l’individu 84. » Plutôt que de penser une inclusion des
intérêts partiels au sein d’un intérêt national destiné à les subsumer, Constant
préfère une répartition des taches confiant à chaque niveau d’administration les
objectifs qui sont les siens. « L’autorité nationale, l’autorité d’arrondissement,
l’autorité communale, doivent rester chacune dans leur sphère, et ceci nous
conduit à établir une vérité que nous regardons comme fondamentale. L’on
a considéré jusqu’à présent le pouvoir local comme une branche du pouvoir
exécutif : au contraire, il ne doit jamais l’entraver, mais il ne doit point en
dépendre 85. » Le cadre national demeure ainsi au sommet d’une hiérarchie
organisant pour les collectivités locales la possibilité d’adopter toute mesure
ne contrevenant pas aux directives dictées par l’intérêt national.
82
83
84
85
Ibid., p. 392.
Ibid., p. 391.
Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit., p. 1154.
Ibid., p. 1155.
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86
87
88
89
Principes de politique, 1806, L. XV, ch. 3, op. cit., p. 388.
ECU, ch. XIII, op. cit., p. 985.
Ibid., p. 983.
Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit., p. 1158.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
Ce fédéralisme, tout en évitant la dissolution de l’unité nationale – le
local ne peut entraver le national – permet trois choses : premièrement, la
capitale n’est « plus un centre unique destructif de tout centre » mais « un
lien entre des centres divers 86. » On perçoit encore ici à quel point Constant
juge indissociables les effets d’une centralisation abusive et les modalités selon
lesquelles on procède à la formulation de l’intérêt général. Deuxièmement,
ce fédéralisme a l’avantage de créer un cadre de participation politique
proportionné aux forces des individus. Un cadre dans lequel l’autorité n’a
pas « besoin d’être dure pour être obéie » 87 puisque ses injonctions sont
décidées au plus prêt des intérêts actifs et réels des individus. La commune,
l’arrondissement sont des réalités à la mesure du souci de chacun. Ils
représentent des horizons concrets capables de distraire l’homme de ses seules
jouissances privées, parce que contrairement au cadre abstrait de la nation, ils
constituent des réalités que l’on peut apercevoir, Tocqueville dirait que l’on peut
toucher. Les collectivités locales sont pour Constant les parties d’une nation
sur lesquelles il est possible de poser son affection. Parties sans lesquelles la
nation demeure purement abstraite. En outre, puisque le patriotisme local est
« le seul genre de patriotisme véritable » 88, il se trouve en mesure de participer
au perfectionnement intellectuel et moral que la participation politique est
susceptible d’induire.
Pour Constant, l’activité civique œuvrant à notre perfectionnement exige
la médiation, la pratique d’une citoyenneté différenciée, enracinée dans les
particularismes propres à notre milieu de vie. Il n’est pas ici question de
renoncer à l’universel, à la nation. Il s’agit d’affirmer la nature essentiellement
spécifiée des voies d’accès au politique – leur contenu identitaire – contre
ceux qui posent une possibilité d’un lien civique entre l’individu et la nation
sans passer par la médiation de niveaux intermédiaires tels que la commune,
l’arrondissement ou encore le département. Une remarque capitale des
Principes de 1815 est là pour nous rappeler à quel point vie sociale et patriotisme
sont distincts et concernent des dimensions différentes de l’existence : « On
retrouve partout les jouissances de la vie sociale ; il n’y a que les habitudes et
les souvenirs qu’on ne retrouve pas. Il faut donc attacher les hommes aux lieux
qui leur présentent des souvenirs et des habitudes, et pour atteindre ce but,
il faut leur accorder, dans leurs domiciles, au sein de leurs communes, dans
leurs arrondissements, autant d’importance politique qu’on peut le faire sans
blesser le lien général 89. » Les souvenirs, la biographie subjective ont un lieu
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qui s’oppose à l’uniformité. Le lien social lui est valable en tout lieu, il n’est pas
en lui-même producteur d’identité. Ce qui n’est pas le cas du lien civique qui
nécessite pour être motivé l’enracinement que produit le passé, la dimension
narrative toute existence humaine. Le civisme exige un lieu qui lui est propre,
son existence, sa vigueur imposent une singularisation à titre de condition.
C’est parce que le lien social peut faire l’économie d’une telle singularisation
que l’individu peut se trouver projeté dans ce « présent rapide » 90, ce cercle
de relations où la dimension narrative du sujet n’est aucunement requise.
Le « nouveau genre de fédéralisme » 91 proposé par Constant ne peut donc
être compris à la seule lumière de la proximité instaurée entre le citoyen et
les instances de décision. Il est aussi question d’un procédé institutionnel
capable de convoquer les particularismes locaux permettant une assiduité
civique susceptible de contribuer au triomphe de l’individualité. Certes une
organisation fédérale imite, chez les Modernes, cette exiguïté qui permettait
aux Anciens d’éprouver concrètement leur appartenance à la Cité. Pour
autant, Constant ne se fait aucune illusion au sujet d’un modèle qu’il sait
révolu. Sa critique des imitateurs de l’Antiquité l’atteste 92. Les temps ont
changé. Il n’est pas question de singer les usages antiques en révérant une
nation devenue abstraite. Conformément à la conclusion de la conférence de
1819, il lui paraît nécessaire de combiner citoyennetés moderne et antique 93.
Cette combinaison est d’autant plus autorisée étant donnée la permanence
d’un certain nombre de besoins inhérents à l’humanité. L’évocation du civisme
antique, par l’enthousiasme, par la nostalgie qu’elle produit, témoigne d’une
communauté de nature entre Anciens et Modernes. « Les vieux éléments d’une
nature, antérieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller en nous
à ces souvenirs 94. » Constant n’interprète pas l’histoire donc la Modernité
90 ECU, 1re partie, ch. XIII, Œuvres, op. cit., p. 984.
91 « L’on a nommé fédéralisme une association de gouvernements qui avaient conservé leur
indépendance mutuelle, et ne traitaient ensemble que par des liens politiques extérieurs.
Cette institution est singulièrement vicieuse », Principes de politique, 1815, ch. XII, op. cit.,
p. 1154.
92 Parlant de Rousseau et de Mably et de leurs sectateurs révolutionnaires, il dira : « Ces
hommes » les régénérateurs révolutionnaires « avaient puisé plusieurs de leurs théories
dans les ouvrages de deux philosophes, qui ne s’étaient pas doutés eux-mêmes des
modifications apportées par deux mille ans aux dispositions du genre humain », De la
liberté des anciens…, op. cit., p. 604.
93 « Loin donc de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je voue ai parlé, il faut,
je l’ai démontré, apprendre à les combiner l’une avec l’autre », ibid., p. 618.
94 Ibid., p. 603. Constant souligne l’existence d’un socle permanent constitutif de la nature
de chaque espèce : « Ces lois constituent la nature de chaque espèce ; elles sont la
cause générale et permanente du mode d’existence de chacune ; et lorsque des causes
extérieures apportent quelque changement partiel à ce mode d’existence, le fond résiste
et réagit toujours contre les modifications », De la religion, L. I, ch. 1, op. cit., p. 1365.
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qui en est l’un des fruits tardifs en termes de dénaturation. La Modernité
constitue à la fois un gain et un risque. L’humanité y a gagné l’affirmation et
la reconnaissance de ses droits. Elle s’expose également à la possibilité de voir
une part de ses potentialités abandonnées, inexploitées. Combiner les deux
libertés revient de ce fait à prendre acte de la scission advenue entre sphères
civique et civile et à édifier au moyen d’une dose de fédéralisme les conditions
d’un patriotisme que la seule immersion sociale ne peut susciter. La scission
entre État et société civile consacrée par le libéralisme ne peut ainsi être réduite
au seul problème de la défense des droits.
Conclusion
95 Charles Taylor formule d’ailleurs l’idéal type des théories posant la primauté absolue des
droits sur tout autre considération : « Les théories de la primauté des droits acceptent le
principe de l’attribution aux hommes de droits valant inconditionnellement, c’est-à-dire
pour les hommes comme tels. Mais elles n’acceptent aucun principe d’appartenance ou
d’obligation avec une inconditionnalité similaire », L’Atomisme, op. cit., p. 224.
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émeric travers Un libéralisme enraciné. Civisme et subjectivité chez Benjamin Constant
En soulignant le caractère nécessairement enraciné du civisme, la pensée
de Constant ne peut être réduite au seul souci de voir les droits individuels
garantis. C’est pourquoi il serait inexact de ranger Constant parmi les
tenants d’une suprématie des droits sur tout autre principe 95. Les recherches
constitutionnelles de Constant sont incontestablement orientées par le
principe inconditionnel de la primauté des droits. Cependant, parce qu’il
considère la participation politique comme un moyen de défendre nos droits,
parce que cette même participation implique pour être effective d’être localisée
et particularisée à l’aide de considérations relatives à la dimension narrative
du sujet politique, Constant reformule la hiérarchie libérale consacrant la
supériorité des droits. On peut même affirmer qu’en considérant les attaches
identitaires comme les conditions mêmes d’un civisme protecteur de nos
libertés, il nous invite à repenser le modèle de la primauté des droits. Modèle
qu’il n’est pas question de récuser mais qu’il nous faut exprimer à l’aide d’une
nouvelle formule au sein de laquelle cette primauté est complétée par la prise
en compte des conditions concrètes de sa réalisation. Constant nous propose
un libéralisme concret, un libéralisme qui se refuse à séparer ce qui dans les
faits doit être associé : premièrement, la garantie de nos droits grâce à une
ingénierie constitutionnelle adaptée ; deuxièmement, une implication civique
participant à l’accomplissement de notre humanité conçue comme potentiel
à actualiser. Toute la difficulté de sa position réside dans le fait, qu’en refusant
le gouvernement de la volonté générale, il se prive des moyens dont peuvent
user les tenants de l’interventionnisme démocratique. Ces derniers, en édifiant
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un intérêt général vierge de tout élément identitaire ou particularisant, sont
en mesure de gommer l’écart entre l’individu et le cadre national censé le
subsumer pleinement. Une telle subsomption justifiant l’interventionnisme
d’une législation devenue registre de toutes les volontés. En refusant au cadre
national la capacité à cerner la totalité de la vie sociale, en faisant apparaître
la nécessité de niveaux intermédiaires de décision seuls capables de prendre
en charge les intérêts sectionnaires, Constant pose la nécessité d’un civisme
différencié, d’une participation politique distribuée selon une échelle
disposée depuis le plus proche, le plus concret – la commune – jusqu’au plus
abstrait, le plus lointain – l’État. Il lui faut trouver un moyen de consacrer
l’influence de chacun sur la chose publique, encourager les individus à
accomplir leur humanité au moyen du civisme sans recourir aux méthodes
du volontarisme politique qui ne peut produire qu’un patriotisme factice et
abstrait. Les dernières lignes de la conférence de 1819 sont fort éclairantes. Elles
énoncent les exigences de ce civisme différencié indispensable au triomphe
de l’individualité : « L’œuvre du législateur n’est point complète quand il a
seulement rendu le peuple tranquille. Lors même que ce peuple est content,
il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation
morale des citoyens 96. En respectant leurs droits individuels en ménageant leur
indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant
consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler à concourir par leurs
déterminations et par leurs suffrages à l’exercice du pouvoir, leur garantir un
droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs opinions, et
les formant de la sorte, par la pratique, à ces fonctions élevées, leur donner
à la fois le désir et la faculté de s’en acquitter 97. » Le politique est moyen
de garantir ses droits et instrument d’élévation, d’éducation morale. Afin de
concilier ces deux dimensions, Constant nous propose un nouveau genre de
fédéralisme permettant de ne pas renoncer au caractère enraciné de notre
subjectivité afin de nous faire citoyen.
96 Souligné par nous.
97 De la liberté des anciens…, op. cit., p. 619.
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Critiques
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Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, coll.
« NRF essais », 2005, 523 p., 27, 50 €.
Le livre de Jean-Fabien Spitz répond à deux objectifs : tout d’abord,
contribuer à l’histoire des idées politiques en reconstruisant un pan important
de la théorie politique française, le républicanisme à l’époque de l’affaire
Dreyfus ; ensuite, contribuer au débat politique contemporain en montrant
que le républicanisme fournit une théorie originale de l’articulation de la
liberté individuelle et de l’État, et constitue un troisième terme fécond dans le
débat qui oppose libéralisme et communautarisme.
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raison publique nO 5 • pups • 2006
Jean-Fabien Spitz propose d’abord de relire les auteurs majeurs de la tradition
républicaine en France, sur la période 1894-1914 : Henry Michel, Alfred
Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim, Célestin Bouglé. Si les noms sont
connus, il faut bien avouer qu’à l’exception sans doute de celles de Durkheim,
les œuvres sont rarement lues. Or cette méconnaissance conduit à caricaturer et
à biaiser l’image du républicanisme. La lecture qu’en donne Spitz a donc pour
but de se démarquer des interprétations proposées par François Furet (dans
Penser la révolution française ou encore La Révolution en débat par exemple)
ou Pierre Rosanvallon (dans Le Modèle politique français notamment). Le
républicanisme qui, dans ces derniers travaux, joue le rôle de repoussoir pour
promouvoir une défense du libéralisme, est un républicanisme caricatural et,
selon Spitz, peu fidèle à la rigueur théorique des auteurs qu’il présente.
Loin de se ramener au positivisme, au moralisme, ou encore à un centralisme
jacobin méprisant l’individu, le républicanisme français serait « profondément,
viscéralement, décisivement individualiste » (p. 13). Car c’est sur cette question
de la place accordée à la liberté individuelle que l’erreur d’interprétation est
sans doute la plus néfaste et empêche de mesurer convenablement l’apport
du républicanisme au débat contemporain. Le thème introduit par Furet
et développé par Rosanvallon d’un « républicanisme illibéral », repose selon
Spitz sur une double erreur de lecture : le républicanisme est assimilé au
déni de l’individualisme d’une part ; la liberté n’est comprise que comme
indépendance, absence de contrainte conquise contre l’État, et non comme
non-domination garantie par l’État, d’autre part. Loin de promouvoir une
passion égalitariste absolue qui réduirait à néant la liberté individuelle, ou un
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moralisme cherchant vainement à ranimer des traditions ou des convictions
moribondes, le républicanisme formulé au tournant du xxe siècle propose au
contraire une théorie cohérente de l’articulation de la liberté individuelle et
de l’État.
II
114
Cette controverse sur la place accordée à l’idée de liberté de l’individu par
la théorie républicaine permet de mettre en lumière le second enjeu du livre :
s’il y a un intérêt à corriger la lecture reçue du républicanisme et à reprendre
les œuvres négligées d’Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile
Durkheim et Célestin Bouglé, c’est parce qu’elles offrent une alternative forte
et cohérente tant au libéralisme qu’au communautarisme, ou plus exactement
à toutes les théories qui ne voient de salut que dans le rétablissement d’idées
communes fortes. L’objectif de Jean-Fabien Spitz est de montrer que nous
disposons, avec la théorie républicaine française, d’une compréhension
différente et pertinente de la manière dont peuvent s’articuler défense de la
liberté individuelle et rôle de l’État. Reste alors à faire la preuve que la théorie
républicaine permet de concevoir l’individualisme et le lien social non pas
comme antagonistes mais complémentaires.
S’il faut rattacher le républicanisme français au courant républicain en
général, il tient sa physionomie particulière des théories contre lesquelles
il s’est constitué dans le contexte français. Trois courants caractérisent
principalement ce contexte polémique : l’économisme, sous la forme d’un
libéralisme qui se méfie de la puissance de l’État et conçoit la liberté sous
la forme de l’indépendance ; certaines versions du républicanisme qui se
rapprochent d’une forme de communautarisme, en soutenant qu’il ne peut
exister de lien social véritable dès lors que font défaut des croyances partagées
substantielles, et en s’inscrivant en faux contre l’individualisme ; les doctrines
inspirées de Spencer ou du darwinisme social qui voient dans la société un
organisme dont le plein développement exclut l’égalité des chances prônée
par le républicanisme.
En ce qui concerne le premier courant, les républicains s’emploient à
montrer que la thèse défendue par le libéralisme est en réalité incohérente :
pour aller au cœur de l’argument, les républicains soutiennent que la défense
même de la liberté individuelle repose sur l’existence d’une égalité garantie
par la puissance publique, bien plus qu’elle ne l’exclut. Selon la formule de
Spitz, « sans la puissance publique, la société n’est pas libérale mais féodale »
(p. 46). L’opposition entre égalité et liberté posée par le libéralisme est donc
trompeuse : l’égalité est interne à la liberté. Sans garantie d’une égalité des
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raison publique nO 5 Critiques
chances, la liberté des individus disparaît sous le poids des inégalités héritées
et des situations objectives de domination. Ce faisant, le républicanisme
avance une thèse sur la nature de la liberté et les conditions de son exercice
qu’on peut ressaisir à l’aide des concepts proposés par Philip Pettit 1, lorsque
celui distingue une compréhension de la liberté comme indépendance et une
compréhension de la liberté comme non-domination. Le problème n’est donc
pas que le libéralisme défendrait une liberté « négative » et moderne, quand le
républicanisme resterait attaché à une défense obsolète de la liberté positive.
En réalité, montre Spitz, les républicains sont également engagés dans la
défense d’une liberté négative propre aux sociétés individualistes modernes :
en revanche, ils conçoivent cette liberté comme non-domination, c’est-à-dire
qu’ils font de l’État la condition de possibilité de la liberté. La liberté ne se
conquiert pas contre l’État, mais n’est au contraire possible que parce qu’existe
cet organe qui s’oppose aux féodalités par la redistribution des héritages et
l’établissement de l’égalité des chances.
Ce faisant, cette conception de la liberté implique également de prendre
position sur le rôle de l’État qui ne peut être dans ces conditions un simple
miroir des rapports de force, mais bel et bien une institution autonome
définie par une exigence de justice. Dans la conception républicaine, l’État
est cet organe des sociétés modernes spécifiquement dévolu à la quête de la
légitimité des positions individuelles. Ainsi, « il y a plus et autre chose dans la
culture politique républicaine que le fantasme d’une égalité dont la réalisation
signifierait l’écrasement de la liberté et des droits de l’individu. Il y a en l’espèce
une thèse très puissante sur le fait que l’égalité dans le statut du citoyen est
non seulement la condition mais la matière de la liberté dans une société
d’individus » (p. 31).
Mais comment peut-il exister une obligation envers l’État dans une société
d’individus ? Le défi proposé à la théorie républicaine est alors de réussir
à montrer comment peut se constituer un véritable lien social autour de
la défense de l’individualisme comme valeur commune. C’est ici que le
contexte de formulation des théories républicaines françaises prend toute son
importance : l’affaire Dreyfus a pu être lue à l’époque comme le symptôme
d’une crise sociale due à l’excès de l’individualisme et au dépérissement des
valeurs communues partagées : « La société en poussière, on le sait, est l’une des
grandes inquiétudes de la seconde moitié du xixe siècle et elle se manifestera à
nu à l’occasion de l’affaire Dreyfus, où de nombreuses voix se feront entendre
Philip Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. fr.,
P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004.
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pour souligner que la crise est due à une insuffisance de sentiment moral, de
représentations communes partagées » (p. 284).
Les théories contre lesquelles se construit alors le discours républicain se
rapprochent de thèses communautaristes, soutenant qu’il n’y a pas de société,
pas de possibilité pour l’État de susciter une véritable obligation, s’il n’y a pas
d’abord des valeurs partagées au sein de la communauté. Or, allant sur ce
point à l’encontre des opinions reçues sur le républicanisme, Spitz soutient
que les républicains comme Durkheim et Bouglé admettent que « les sociétés
modernes sont incompatibles avec une conscience collective forte, et [qu’]on
ne pourrait recréer cette dernière qu’au prix du sacrifice de la civilisation
elle-même » (p. 43). Si pourtant le républicanisme accorde à l’État un rôle
fondamental dans la réalisation des conditions de la liberté individuelle, il
lui faut montrer comment cet État peut réussir à véritablement obliger les
individus, à susciter en eux le sentiment d’un devoir.
La réponse républicaine à ce défi peut se formuler de deux manières. L’une se
trouve dans l’œuvre de Bourgeois, avec la notion de « quasi-contrat ». Du seul
fait que l’individu n’existe que par son inscription dans un corps social, il se
trouve redevable à son égard : parce que l’État garantit par l’égalité des chances
la liberté individuelle, l’individu se trouve en retour engagé envers lui, il
contracte une « dette sociale ». Le « simple fait d’être membre d’une association
ainsi marquée par l’indépendance revient à s’engager implicitement envers
tous les autres membres » (p. 200). Cette dette vaut contrat, vaut engagement.
Un individualisme cohérent doit donc reconnaître sa dépendance à l’égard de
l’État.
L’autre formulation prend une forme plus paradoxale à première vue : c’est
l’idée de « l’individualisme comme lien moral des sociétés modernes » (p. 321).
Nul besoin de chercher dans des traditions communes ou des croyances
substantielles partagées le fondement du lien social : l’individualisme luimême, rigoureusement compris, suffit à assurer ce lien des individus entre
eux par la médiation de l’État. Telle est la thèse que Spitz met en lumière
dans l’œuvre de Durkheim notamment. C’est dans le respect même pour
l’individualisme que se trouve le fondement véritable du lien social dans les
sociétés modernes. Ce qui lie les individus, c’est leur conviction commune
que l’État est le garant de leur liberté, par son engagement envers une réelle
égalité des chances qui seule peut lui donner corps. La théorie républicaine
présente donc, selon Spitz, une articulation originale et efficace des idées de
liberté individuelle, légitimité des inégalités, engagement en faveur de l’égalité
des chances, lien social et obligation politique.
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Car ce que montre bien l’œuvre de Durkheim, c’est que l’anomie constatée
dans les sociétés modernes n’est pas l’effet de l’individualisme mais de son
inachèvement : c’est parce que se reconstituent des féodalités qui biaisent
l’égalité des chances que l’individualisme devient anarchique. « À nouveau nous
comprenons que ce qui ronge les sociétés contemporaines, contrairement aux
prétentions des communautariens de tout poil qui voudraient voir restaurer
une unité de conscience forte, ce n’est pas l’individualisme mais l’inachèvement
de l’individualisme » (p. 294). Le républicanisme français fait donc le pari que
l’individualisme est en lui-même un lien social suffisamment puissant pour
garantir l’attachement et la loyauté des individus envers le tout.
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Reste enfin au républicanisme à prendre position contre les théories inspirées
du darwinisme social qui critiquent les ambitions d’égalité des chances comme
autant d’entraves à la poursuite d’un développement sain des sociétés. Or, si un
républicain comme Henry Michel argumente d’un point de vue exclusivement
moral, en faisant du développement des potentialités de l’individu un bien en
soi qu’il convient de poursuivre, les autres auteurs qu’expose Spitz cherchent à
combattre les thèses du darwinisme social sur leur propre terrain en adoptant
un point de vue scientifique sur le développement des sociétés. « D’Alfred
Fouillée à Célestin Bouglé en passant par Bourgeois et Durkheim, c’est donc
un même projet philosophique qui se dessine : présenter la république et
l’égalité des chances comme la vérité et la réalisation ultime de la société de
liberté ou de la société des individus » (p. 112). Le républicanisme a pour tâche
de montrer que l’égalité des chances ne s’oppose pas au développement de la
société des individus, mais en est au contraire le véritable accomplissement.
Un des auteurs majeurs auxquels les républicains s’opposent est alors Spencer,
qui soutient que le progrès de l’individualisme dans les sociétés n’est compatible
qu’avec un effacement de l’organe central : le développement des potentialités
des individus et la complexification des rapports sociaux ne seraient concevables
qu’au prix de la réduction du rôle de l’État à la portion congrue. Or, ce que
Durkheim ou Bouglé, notamment, tentent d’établir, c’est l’idée qu’au contraire,
dans les sociétés modernes, complexification et intégration vont nécessairement
de pair : on ne peut concevoir de différenciation et de division des fonctions,
que si parallèlement s’affirme l’organe central qui organise, articule, ordonne
ces différentes fonctions. Le thème durkheimien de la société « organique »
indique précisément cette idée que la différenciation des organes suppose leur
intégration. Il s’agit ici d’une thèse sur la nature de l’évolution des sociétés :
les progrès de l’indépendance vont de pair avec ceux d’une certaine forme
de dépendance : « dans les sociétés modernes, l’indépendance individuelle
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n’émerge que dans un contexte d’interdépendance croissante. Appartenance
à un organisme fortement intégré et indépendance individuelle sont donc les
deux faces d’un seul et même processus et, dans la mesure où l’individualité,
loin de préexister au groupe et d’en être indépendante, en résulte, il n’est
nullement contradictoire, bien au contraire, d’affirmer conjointement que
les citoyens de la société moderne sont des individus libres et qu’ils ont des
obligations à l’égard de l’ensemble dont ils sont membres » (p. 179).
Ces différentes thèses républicaines se résument dans une affirmation sur
la nature et le rôle de l’État : celui-ci ne peut être compris comme un simple
arbitre des conflits, il ne peut être simplement le miroir des différents intérêts
présents au sein de la société. Il y a une autonomie du politique, qui constitue
un lieu privilégié de prise en compte des exigences de justice. Dire cela, c’est
s’opposer à une thèse selon laquelle la véritable liberté ne pourrait venir que
d’une organisation spontanée de la société civile. Le républicanisme s’oppose à
cette thèse d’une organisation spontanée du social : « offrant une version plus
subtile de la thèse rousseauiste, les philosophes républicains du tournant du
siècle montrent que, hors de la citoyenneté abstraite et de l’égalité des chances,
il n’y a que des groupes concrets, figés, fermés sur eux-mêmes, des féodalités
où la domination est réelle et l’égalité imaginaire » (p. 36). La société civile
indépendamment de la puissance publique n’est pas en mesure de briser ces
féodalités. Seul l’État peut avoir spécifiquement en charge la justice, c’est-àdire l’éradication des inégalités illégitimes par le biais de l’égalité des chances.
Mais cette thèse forte prête le flanc à deux types de critiques, qui touchent
toutes deux à la possibilité effective de l’attachement des individus à l’État par
la seule notion de la défense de l’individualisme.
La première critique peut apparaître comme un problème pratique
dans la discussion du solidarisme de Léon Bourgeois : selon Bourgeois,
si l’individualisme peut être au fondement du lien social, c’est parce que
l’individu lui-même ne doit son existence qu’à l’existence préalable du tout. Il
se trouve donc d’ores et déjà engagé dans des relations de devoir : il se trouve
débiteur de l’État et de la société. Mais comment mesurer la dette de chacun ?
Comment évaluer dans l’existence et le développement des potentialités de
chaque individu, la part qu’il doit à des ressources sociales, et la part qu’il
ne doit qu’à lui-même : quand pourra-t-on considérer à juste titre qu’il a
suffisamment payé son écot ? D’autre part, quelles sont les inégalités qui sont
considérées comme illégitimes et contre lesquelles l’État doit lutter par des
mécanismes capables d’assurer une véritable égalité des chances ? Assurément,
les inégalités des héritages, matériels ou culturels, appellent à l’évidence une
redistribution pour répondre à l’exigence de justice. Mais faut-il considérer,
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par exemple, que les différences de talents innées sont également arbitraires,
et qu’à ce titre, elles constituent également des inégalités illégitimes contre
lesquelles l’État doit réagir ? En effet, les plus doués ne pourraient-ils pas
alors répliquer à raison qu’une redistribution consisterait à les exploiter au
bénéfice des moins doués ? La question se pose de savoir comment on peut
dans les faits établir un consensus sur les inégalités qui sont jugées illégitimes,
et celles qu’on juge, en un certain sens, « méritées ». Se confrontant à ce
problème, Durkheim lui donne une réponse quelque peu désabusée : les
sociétés modernes individualistes ne peuvent selon lui aboutir au même degré
de consensus que les sociétés traditionnelles. « La solution d’équilibre se
trouve donc nécessairement entre les deux extrêmes qui, en fait, se rejoignent :
d’un côté, une société fortement inégalitaire qui accepte sans état d’âme la
transmission héréditaire des patrimoines et différentes formes de discordance
grossière entre les aptitudes personnelles et les avantages possédés ; de l’autre
côté, une société qui aurait poussé l’égalitarisme si loin qu’elle prohiberait tout
avantage non mérité, non seulement la richesse héritée, mais aussi les avantages
résultant de talents ou de mérites supérieurs, au nom même de l’égalité de
traitement » (p. 305-306). Mais cet équilibre ne saurait réunir l’assentiment
de tous les individus : dans cette analyse, un certain degré d’anomie semble
inhérent à la société des individus.
La seconde critique tient à la place assignée par le républicanisme aux corps
intermédiaires. D’un côté, le républicanisme semble redouter dans tout corps
intermédiaire la reconstitution d’une « féodalité », selon le terme qu’emploie
Jean-Fabien Spitz, introduisant un biais illégitime dans les conditions des
individus. D’un autre côté, comme Durkheim le reconnaît, le face à face
de l’État et de l’individu, dans des sociétés complexes, risque d’atteindre un
degré d’abstraction tel qu’il le rend tout à fait incapable de lutter effectivement
contre les inégalités instituées. L’exigence de médiations s’impose donc pour
rendre effective la volonté d’égalité des chances : « l’union de l’ensemble des
individus qui composent une grande nation au sein d’un État qui poursuit un
idéal de justice sociale risque d’avoir des effets d’intégration trop faibles pour
prévenir les effets anomiques » (p. 338). Mais comment distinguer alors entre
des corps intermédiaires capables de promouvoir l’exigence de justice, et des
féodalités qui au contraire l’entravent ?
Le républicanisme affirme donc à la fois que le seul lien des individus dans les
sociétés modernes, la seule croyance commune qui puisse exister, est celle de la
valeur de l’individu ; et que pourtant cette union, au sein d’une grande nation
moderne, risque d’avoir des vertus intégratrices trop faibles, et que des corps
intermédiaires doivent donc nécessairement assurer la médiation de l’individu
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à l’État. Comment dire à la fois avec Durkheim que « le respect mutuel de
notre personnalité est le seul lien qui nous unit » (p. 330), et souligner en
même temps le besoin de corps intermédiaires et d’instances décentralisées
qui relaient l’exigence de justice portée par l’État ? L’opposition farouche du
républicanisme que décrit Spitz aux théories de type communautariste semble
trouver ici sa limite pratique.
La lecture du livre de Jean-Fabien Spitz s’impose par la manière remarquable
dont il remplit les deux objectifs fixés au départ. Il offre une contribution
essentielle à l’histoire des idées politiques françaises, en écrivant ce chapitre
de l’histoire de la théorie politique républicaine, jusqu’à présent analysée
surtout dans sa branche anglo-saxonne. Ensuite, même si la discussion peut
s’ouvrir sur ce point, il souligne la pertinence contemporaine de la position
républicaine en présentant avec force la thèse d’un individualisme capable
de fonder le lien social, puisqu’il trouve les conditions de sa réalisation dans
l’engagement de l’État envers l’égalité des chances : « La philosophie politique
de la défense républicaine prend donc position dans un dilemme fondamental
pour toute société des individus : l’ordre politique des sociétés libérales est-il
obligatoire parce qu’il est consenti ou parce qu’il est juste ? » (p. 457).
Solange Chavel
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Carole Reynaud-Paligot, La République raciale, 1860-1930. Paradigme racial
et idéologie républicaine, Presses Universitaires de France, coll. « Sciences,
Histoire et Société », 2006, 338 p., 28 €.
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À la lecture du travail de Carole Reynaud-Paligot, on peine à croire que les
républicains du xixe siècle, héritiers déclarés des Lumières, aient réellement
cru avec Descartes que la raison ou le bon sens fut la chose du monde la mieux
partagée, tant il apparaît que la croyance en l’inégalité biologique et psychique
des races humaines a inspiré bien des esprits jusqu’aux années 1930.
Oscillant entre les disciplines, histoire des sciences et sociohistoire
principalement, s’appuyant sur des lectures de première main nombreuses et
variées, Carole Reynaud Paligot montre dans La République raciale comment,
au xixe siècle, s’est construite en France, autour d’hommes de sciences affiliés
à la Société d’anthropologie de Paris, une représentation de la différence
humaine en termes raciaux et une vision inégalitaire du genre humain. Au
cœur de l’intrigue qui constitue ce travail, il y a le constat que les artisans de
cette vision « raciologique » du genre humain furent, pour nombre d’entre
eux, des savants républicains convaincus et militants, à l’image de Broca,
Hovelacque, Mortillet, Topinard ou Thulié. Alors même que ces hommes de
science proclament leur ralliement à la Troisième République, ils vont à partir
de 1860 consacrer l’essentiel de leurs activités scientifiques à la formulation et
la diffusion d’un paradigme raciologique fondé sur les principes 1) d’hérédité
des caractères somatiques et psychiques, 2) d’inégalité des capacités et 3) de
hiérarchie des groupes humains. Cette vision raciologique du monde va
s’énoncer en parfaite cohérence avec l’idéologie républicaine, estime l’auteur,
alors même que les présupposés de cette Weltanschauung raciale de l’humanité
apparaissent moralement antinomiques avec les valeurs républicaines puisant
dans l’universalisme des Lumières.
À travers une reconstitution des origines et des étapes de la construction
scientifique du paradigme racial autour de la Société d’anthropologie de Paris
(1860-1900), l’étude rappelle les évolutions d’une pensée sur l’homme allant de
la notion de « race » à la formation d’un paradigme racial. Soulignant l’apport
des naturalistes et des philosophes des Lumières ayant par le passé développé
une pensée hiérarchique et inégalitaire, l’auteur estime que l’avènement du
paradigme racial s’inscrit dans une longue tradition dépréciative de l’altérité.
Nouvelle science de l’homme, l’anthropologie raciale se veut science autonome
fondée sur l’usage systématique de l’anatomie comparée des groupes humains
étudiés dans une logique hiérarchique.
Le « portrait-robot du raciologue fin de siècle » est précis. Il est généralement
médecin, libre-penseur, matérialiste, opposant à l’Empire avant de devenir
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« républicain modéré ou radical mais non pas modérément républicain »
(p. 320). Il est avant tout un partisan zélé d’une anthropologie raciale
appelée à révolutionner notre vision de l’humanité et des sociétés. L’année
1885 marque le point culminant de l’offensive publique des « raciologues ».
Cette année-là, la Société d’anthropologie de Paris compte un maximum de
757 membres œuvrant collectivement à la diffusion, dans la sphère publique,
d’une authentique culture raciale vulgarisée via revues, conférences et
manuels scolaires. Pour l’auteur, on observe alors une véritable « osmose entre
pensée raciale et idéologie républicaine […]. Partie intégrante des valeurs
républicaines, le paradigme racial a pu trouver place au sein des publications
grand public, des revues de vulgarisation scientifique jusqu’aux manuels
scolaires » (p. 147).
Militants de la République laïque, les raciologues s’identifient bien au camp
républicain tant par leurs origines sociales que par leur formation et leur carrière,
entretenant des liens étroits avec la libre pensée et la franc-maçonnerie. Aux
heures les plus graves du régime, ils apporteront un soutien sans faille à cette
République. Cette fidélité à la République rehausse le prestige et l’influence
de la communauté des anthropologues raciaux dont l’influence dans le débat
public atteint son apogée à la fin des années 1880.
La naissance des sciences sociales et la défiance à l’égard des doctrines
racistes vont contribuer à la baisse d’audience du paradigme racial à la fin
du xixe siècle, mais non à son éviction du débat public. La croyance diffuse
en une inégalité biologique des races va résister au cœur même des sciences
humaines et sociales qui s’affirment pourtant en rupture avec la logique
biodéterministe du paradigme raciologique. Les sciences humaines et sociales
vont ainsi préserver en partie les cadres d’une représentation raciale de la nature
humaine, perpétuant certains schémas différentialistes et biodéterministes
pourtant en contradiction avec « l’explication du social par le social ». C’est
le cas de la sociologie durkheimienne qui, en théorie, s’oppose radicalement
à la raciologie et la sociobiologie, mais qui, en pratique, perpétue une vague
croyance en l’inégalité des races et en la détermination psychophysiologiques
de certains phénomènes sociaux (voir Durkheim, De la division du travail
social). Ainsi, affirme Carole Reynaud-Paligot, si la sociologie durkheimienne
opère bien une rupture avec la pensée raciologique, celle-ci doit cependant être
relativisée, car si les facteurs de la race et de l’hérédité cèdent bien le pas devant
le social, la causalité sociologique supplantant la causalité biologique dans
l’explication des faits sociaux, ils ne disparaissent pas totalement de l’appareil
épistémologique durkheimien (p. 212). Jusqu’aux années 30, les sciences
humaines et sociales vont demeurer dans une position ambiguë par rapport
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au paradigme raciologique, oscillant entre permanences et ruptures dans des
schémas naturalistes, héréditaristes, inégalitaires et mixophobes (psychologie
des peuples de Taine et Boutmy, histoire et géographie, Renan, Fouillée).
Dans le débat public, plusieurs querelles idéologiques donnent corps à
cette diffusion du paradigme racial : monogénisme versus polygénisme,
créationnisme versus transformisme, perfectibilité versus décadence. Mais
c’est l’aventure coloniale de la République qui favorise la large diffusion d’une
vision raciale des différences ethnosociologiques. Le monde colonial contribue
largement au maintien d’une vision raciologique et inégalitaire de l’altérité.
Les usages scientifiques et coloniaux du paradigme racial sont nombreux
(1880-1930), montrant que la République ne serait pas incompatible avec une
vision raciale et inégalitaire de l’humanité. Cette intrusion des problématiques
raciologiques dans les colonies a des implications idéologiques vitales sur le
destin des peuples conquis. Anthropométrie et classifications raciales sont
en effet de lourds arguments dans les débats sur les fins de la politique
coloniale : association ou assimilation ? Quels droits et quelle représentation
pour les indigènes ? Quelle éducation pour des races différentes ? En France
métropolitaine aussi, les théories raciologiques guident la gestion de la maind’œuvre exotique importée des colonies pour contribuer en 1914 à l’effort de
guerre. Mais tout bien pesé, estime Carole Reynaud Paligot, ces égarements
raciologiques des Républicains seraient sans graves conséquences idéologiques
dans la mesure où la pensée raciale républicaine se distinguerait par son refus
de l’antisémitisme et du nationalisme.
Ces analyses appellent quelques remarques critiques. Tout d’abord, Carole
Reynaud-Paligot semble souscrire à une vision continuiste de la pensée raciale.
Or, il n’y a pas de continuité épistémologique de la « race » des théologiens
du Moyen Âge, des naturalistes et des philosophes des Lumières à celle des
raciologues du xixe siècle, tenants de l’inégalité biologique des races. Car le
signe distinctif de l’anthropologie raciale de Broca et de ses disciples, c’est
l’affirmation d’une « causalité biologique » comme principe d’explication
universel des identités et des différences. C’est cette causalité biologique qui
trace une frontière nette entre l’ethnocentrisme des Lumières et l’anthropologie
raciale, cette « biologie du genre humain » (Broca) qui sanctionne la conversion
biologique de l’idée de « race » désormais fondée sur des principes d’hérédité
et d’irréversibilité.
Schéma de pensée biodéterministe prétendant expliquer tous les évènements
et toutes les actions par un fait, la « race biologique », le racialisme inaugure
l’âge du fatalisme bioracial. Il fait pénétrer la pensée sur l’homme dans l’ère
du déterminisme biologique où, remarque Michel Foucault, « classer ne sera
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donc plus référer le visible à lui-même, en chargeant l’un de ses éléments de
représenter les autres ; ce sera, dans un mouvement qui fait pivoter l’analyse,
rapporter le visible à l’invisible, comme à sa raison profonde, puis remonter
de cette secrète architecture vers les signes manifestes qui en sont donnés à la
surface des corps » 2.
En outre, la dimension idéologique des théories raciologiques paraît
insuffisamment traitée. Or, en France et aux États-Unis, pays où les théories
anthroporaciales et les doctrines racistes connaissent leur développement le plus
puissant entre 1850 et 1900, les thèses raciologiques s’énoncent parallèlement
à la formulation d’une pensée raciste antilibérale. C’est précisément la
conversion biologique de l’idée de race qui marque le saut idéologique de la
pensée raciale. Cette idéologie raciste se construit explicitement comme une
doctrine anti-individualiste, opposant un déterminisme bioracial universel
aux revendications de l’individualisme libéral. En France et aux États-Unis,
l’idéologie raciste va s’énoncer dans le débat public sous la forme d’une
critique systématique et cohérente de la doctrine libérale dans ses aspects
philosophiques, éthiques, juridiques, politiques, et même sociologiques. Aux
États-Unis, l’idéologie raciste incarne, au cœur de la querelle sur l’institution
esclavagiste, une authentique « réaction » contre les sources libérales de la
doctrine abolitionniste. En France, elle revêt la forme d’une critique radicale
de l’héritage des Lumières, de la Révolution et de la République.
L’avènement de la raciologie marque donc une sorte de reconversion de la
pensée raciste dans le champ scientifique, favorisée par la double dimension
de l’idéologie raciste qui, comme toute idéologie, a une fonction praticonormative et une fonction explicative. Ainsi, après avoir été partiellement
défaite sur le terrain politique, elle va former la base d’un paradigme socioexplicatif hégémonique au 19e siècle. Les notions d’hérédité et de race
biologique, revisitées et adaptées au cadre d’une philosophie évolutionniste,
deviennent les variables incontournables pour toute tentative d’explication de
l’Histoire et des sociétés. En France et aux États-Unis, le développement d’une
vision biologique et racialiste du social s’opère dans la diffusion des modèles
évolutionniste et darwiniste. Une vision raciologique des sociétés humaines
va dès lors constituer la base commune et dominante des premières « sciences
humaines » : philosophie, anthropologie, psychologie, sociologie.
Si cette dimension idéologique de la raciologie est insuffisamment perçue, c’est
sans doute parce qu’il manque à ce travail très franco-français une dimension
comparative qui permettrait de relativiser « l’exceptionnalisme » républicain
Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines [1966],
Paris, Gallimard « Tel », 1998, p. 242.
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vers lequel tend la démonstration. Même si la France peut être considérée
comme terre de naissance des doctrines racistes (E. Balibar), le racialisme n’est
pas spécifiquement français. Aux États-Unis, l’école d’anthropologie raciale de
Morton, Nott, Gliddon, Agassiz dispute tout au long du siècle à Broca et à ses
disciples la paternité du paradigme racial. Ce détour par l’exemple américain
aurait aussi été utile du point de vue de l’histoire des idées, car il montre que
le clivage entre raciologues d’ « extrême droite » et raciologues « républicains »
ne porte pas tant sur l’acceptation de la République que sur l’adhésion ou le
refus des valeurs du libéralisme ou de l’individualisme libéral contestées au
nom de la causalité biologique incarnée par l’idée de déterminisme racial.
Véritable « philosophie scientifique » (Arendt), la raciologie des
anthropologues matérialistes ne saurait être traitée dans une comptabilité en
partie double distinguant discours « scientifique » et discours « idéologique ».
Les théories raciologiques de Le Bon, Topinard ou Broca emportent de
manière explicite ou implicite des préférences idéologiques portées par l’idée
de « race biologique ». Avec la notion de « race biologique », omniprésente
dans le débat public des sociétés française et américaine à la fin du xixe siècle,
c’est une vision biodéterministe et hiérarchique des identités humaines qui
domine les grands enjeux du débat public. Ainsi, en France, les doctrines
racialistes furent-elles ordinairement convoquées dans le débat « républicain »
sur l’immigration, la colonisation et le racisme. Au cœur des querelles sur
les fondements de l’identité nationale et de la citoyenneté, la mission de la
République dans son Empire colonial et la place de l’Autre dans la société
française, les théories racialistes occupent une place bien plus importante que
ne veut bien s’en souvenir la mémoire républicaine. Aux États-Unis, après la
guerre de Sécession, le « problème noir » et la question de l’immigration vont,
là aussi, être systématiquement formulés en des termes raciologiques. Et la
« question sociale » comme celle de l’immigration vont être interprétées dans
une logique nativiste et eugéniste perpétuant les présupposés inégalitaires de
l’idéologie raciste.
Ainsi, la dimension idéologique et normative du racialisme est par trop
ignorée, les débats idéologiques n’étant rappelés que comme la trame de
fond de querelles « scientifiques ». L’implication des raciologues dans les
débats idéologiques (voir la querelle sur l’esclavage au sein de la Société
d’anthropologie), est également passée sous silence, l’auteur semblant prendre
un peu vite acte de la déclaration de Broca qu’il « ne peut y avoir de science
des races humaines sans une solide méthode scientifique » et que « les débats
politiques doivent impérativement rester à l’écart des recherches scientifiques »
(p. 28).
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C’est dans ce contexte idéologique où la réflexion sur le social et les identités
est dominée par des schèmes bio-héréditaires et racialistes que les sciences
sociales « modernes » naissent dans une volonté d’affirmer l’autonomie d’un
modèle et la spécificité d’un point de vue sur le social. En France, la sociologie
durkheimienne s’affirme bien, comme le rappelle Carole Reynaud-Paligot,
dans un combat contre les paradigmes sociobiologiques, mais aussi contre
les modèles psychologiques du social. Pour les durkheimiens, la fondation
de la « sociologie » passe par une invalidation des facteurs de la « race » et
de l’ « hérédité » auxquels la pensée durkheimienne oppose la « causalité
sociologique ». Pour Durkheim, la critique des paradigmes concurrents doit
se placer exclusivement sur un terrain théorique et méthodologique, même
si, face aux paradigmes racialistes, la critique durkheimienne comporte aussi
une défense philosophique et éthique de l’individualisme. En revanche, pour
Célestin Bouglé, durkheimien « ambivalent », l’évaluation des implications
éthiques et pratiques des doctrines racialistes doit être au cœur de la
critique pour être effective. Entre apolitisme et neutralité, l’engagement des
durkheimiens dans la lutte contre le racisme est marqué par des ambiguïtés
et des hésitations. L’opposition entre Durkheim et Bouglé sur le traitement
des paradigmes racialistes éclaire les contradictions du « sociologisme »
durkheimien.
L’attitude de Bouglé au sein du camp durkheimien nous paraît d’ailleurs sousestimée. Celui-ci, estime Carole Reynaud-Paligot, ne serait « guère intervenu
dans le débat sur l’égalité ou l’inégalité des races humaines […] sa position
rest[ant] déterminée par des motivations méthodologiques – la défense de
l’approche sociologique – et par motivations idéologiques qui l’amènent à
mener son combat égalitaire à l’intérieur du monde occidental […] » (p. 196).
Ce jugement ignore tout simplement que Bouglé est, au sein du groupe
durkheimien, celui qui ferraillera avec le plus d’abnégation et de constance
contre les paradigmes raciologiques et sociobiologiques, bien après que
Durkheim eût jugé le débat clos dans l’Année sociologique dès 1899. Pour Bouglé,
le combat des sociologues contre les paradigmes racialistes et sociobiologiques
a des implications non seulement méthodologiques, mais surtout éthiques et
idéologiques décisives pour la constitution d’une sociologie démocratique et
libérale. Pour ce durkheimien, taxé par son collègue Halbwachs de « moraliste
[ayant] gardé des sympathies pour la psychologie métaphysique, dans le camp
des sociologues » 3, résister à la raciologie et au racialisme, c’est défendre, au
cœur même du discours des sciences sociales, la liberté de l’individu et les
Maurice Halbwachs, « Célestin Bouglé, sociologue », Revue de métaphysique et de morale,
1941, vol. 48, n° 1, p. 47.
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valeurs de la démocratie contre les assauts de la sociobiologie et de la causalité
biologique. Cet engagement sociologique de Bouglé trouvera dans les années
1930 son prolongement direct dans la fondation de la revue Races et racisme
(1937-1939) opposée aux délires raciologiques de l’idéologie nazie.
L’exemple américain est intéressant pour la compréhension de cette
raciologie républicaine : aux États-Unis, à la différence du cas français, la
critique des paradigmes racialistes et sociobiologiques est d’abord l’œuvre,
non de sociologues, mais d’anthropologues (Boas) qui vont forger pour les
sciences sociales un concept non biologique de « culture » comme substitut
à la « race biologique ». L’influence de Boas et de ses élèves (Mead, Benedict,
Sapir) sur l’école de sociologie de Chicago sera même décisive. Contre
l’évolutionnisme et le racialisme, l’anthropologie culturelle boasienne
impose une vision rénovée des rapports entre facteurs héréditaires et
environnementaux (« co-agissants »), décisive pour invalider la croyance en
l’existence de « races pures ». La « révolution boasienne » marque l’avènement
d’une conception dynamique et pluraliste des « cultures », ancrée dans une
vision psychosociologique et interactionniste des identités et une pétition
d’indépendance de la culture par rapport à la biologie. Cette critique
boasienne du racialisme et de l’évolutionnisme est indissociable d’une critique
des présupposés anti-individualistes et inégalitaires de l’idéologie raciste, car
il y a pour les boasiens, comme pour les philosophes pragmatistes (Dewey)
dont ils se rapprochent, une antinomie radicale entre la pensée raciste et les
principes de l’individualisme libéral.
Concernant la spécificité de la pensée raciale républicaine, il est inexact,
si l’on songe à Renan, « républicain tardif » selon la juste formule de Joël
Roman, mais certes aussi « un des plus sincères convertis », de faire du refus
de l’antisémitisme et du nationalisme, ainsi que de l’absence de nostalgie
de la pureté raciale et du refus d’établir une hiérarchie à l’intérieur de la
race blanche, des spécificités de la pensée raciale républicaine. Le parcours
intellectuel et politique de Renan est, il est vrai, pour le moins complexe 4. Il
y a bien cependant chez Renan, que la mémoire glorieuse de la République a
de longue date élevé au rang de grand théoricien de la conception universaliste
et démocratique de la nation fondée sur le consentement et la volonté des
individus de vivre ensemble et non sur des critères ethniques (Qu’est-ce qu’une
nation ?, 1882), une vision raciale et hiérarchique de l’humanité. Derrière
l’icône républicaine, on trouve en Renan un théoricien des races et un
défenseur de la colonisation, un lecteur admiratif de Gobineau convaincu
Voir Joël Roman, Préface à Qu’est-ce qu’une nation ? Et autres essais politiques, Paris,
Presses Pocket, 1992, p. 5 et 23.
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que l’humanité se divise en espèces inégales formant des « parties basses de
l’humanité » et des « parties élevées », un de ceux qui ont « le plus fait pour
accréditer l’idée de tempérament nationaux, qui s’originent dans la race, puis
se sédimente dans la langue ».
Car Renan n’est pas seulement le théoricien français de l’antisémitisme savant
(voir son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques de 1855),
le représentant le plus illustre de cette « tyrannie des linguistes » prompts à
amalgamer langue et race, selon Léon Poliakov 5, défenseur d’un aryanisme
opposé à « l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à
toute idée délicate». Admirateur de Gobineau, avec lequel il entretient une
correspondance assidue, il rejoint en 1871 l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des
races humaines dans l’affirmation de l’inégalité biologique des races et de la
division de l’humanité entre maîtres et esclaves. Commentant l’accueil réservé
au livre de Gobineau, il regrette d’ailleurs que « l’esprit français se prête si
peu aux considérations ethnographiques : la France croit très peu à la race,
précisément parce que le fait de la race s’est presque effacé de son sein » 6. Si
Renan et Gobineau divergent sur le devenir des races supérieures, promises à
la décadence selon Gobineau, et à se fondre dans un « grand fleuve » d’après
Renan, ils s’accordent en revanche sur le principe de l’inégalité naturelle des
races. « Les hommes, déclare Renan, ne sont pas égaux, les races ne sont pas
égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues
et conçues par le blanc ». C’est la nature qui a fait une « race d’ouvriers »
– la race chinoise, « d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun
sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice […] au profit de la race
conquérante, elle sera satisfaite » – et une « race de travailleurs de la terre »
– la race nègre : « soyez pour [elle] bon et humain, et tout sera dans l’ordre » –
auxquelles commande une « race de maîtres et de soldats » incarnée par la
race européenne. Dans cette division raciale et fonctionnelle de l’humanité, il
importe, estime Renan comme une justification élémentaire de la colonisation,
« que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien » 7.
Certes, on constate une atténuation progressive du facteur racial dans la
pensée sociale et politique de Renan dont sa conception « volontariste » de la
nation forgée en 1892 forme le point d’achèvement. Après 1871, la pensée de
Renan entame en effet une sorte de « conversion » libérale conduisant à un
Sur l’antisémitisme savant et racialiste de Renan, voir Pierre-André Taguieff, « Quand on
pensait le monde en termes de races », entretien, L’Histoire, n° 214, octobre 1997, ainsi
que Léon Poliakov, Le Mythe aryen, Paris, Presses Pocket, 1994, p. 327.
Lettre de Renan à Gobineau, 26 juin 1856, in Ernest Renan, Œuvres complètes, Paris,
Calmann-Lévy, t. 9, 1961, p. 203.
Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale [1871], Bruxelles, Éditions Complexe,
1990.
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raison publique nO 5 Critiques
abandon progressif d’une conception raciale et fataliste des identités au profit
d’une conception libérale de la nation 8. Renan en viendra alors à relativiser
la division anthropologique de l’espèce humaine en races, estimant que « la
division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une
erreur scientifique, très peu de pays possédant vraiment une race pure, ne
peut mener qu’à des guerres d’exterminations, à des guerres “zoologiques”
[…] analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers
se livrent pour la vie » 9. Contre l’autorité de la race et de l’hérédité, il oppose
alors le consentement des peuples. « Notre politique, lance ainsi Renan aux
savants d’outre-Rhin, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la
politique des races : nous croyons que la nôtre vaut mieux […] Vous avez levé
dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en
place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale » 10.
Au-delà de ces points méritant discussion, la République raciale, 1860-1930
est donc un travail utile en ce qu’il balaie quelques mythes et brouille les
frontières, que l’on croyait bien établies, entre des républicains défenseurs de
l’universalité des droits de l’homme et de l’égalité entre individus, d’un côté,
et, de l’autre, une « droite réactionnaire » antirévolutionnaire, nationaliste
et raciste. Carole Reynaud-Paligot montre bien comment la réflexion sur
la diversité de l’espère humaine a été le lieu de convergences idéologiques
multiples et durables entre les républicains et leurs adversaires, tous convaincus
de l’existence de « races humaines » inégales. En rappelant ces accointances,
l’ouvrage se situe en décalage par rapport aux études antérieures généralement
focalisées sur les penseurs racistes de la droite extrême tout en négligeant
l’examen de la pensée raciale républicaine de ces savants, hommes politiques
et administrateurs coloniaux dévoués à la République. Par là, il contribue à
une relecture plus claire de l’histoire républicaine.
Mickaël Vaillant
« Lettre à M. Strauss », in Ernest Renan, op. cit., p. 197-198.
Ibid., p. 199.
10 Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882), in Œuvres complètes, Paris, CalmannLévy, t. I, 1947, p. 895-898.
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Notes de lecture
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Les notes de lecture ont été rédigées par Solange Chavel (Université de Picardie),
Bernard Gagnon (Université du Québec), Justine Lacroix (Université Libre de
Bruxelles), et Hélène L’Heuillet (Université Paris-Sorbonne).
Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity [2004], Princeton, Princeton
University Press, 2005, 384 p., 25 €.
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raison publique nO 5 • pups • 2006
L’affirmation grandissante des identités collectives – qu’elles soient liées
à l’ethnie, à la nationalité, à la religion ou au genre – est régulièrement
interprétée comme un redoutable défi lancé à la tradition libérale. Le
libéralisme classique, dit-on, se fonderait sur un individualisme abstrait peu
soucieux de nos contextes d’appartenance et de nos différences culturelles. Il
serait indissociable d’une philosophie « moniste » peu adaptée au pluralisme
des sociétés contemporaines. En réaction à cette lecture, commune à nombre
de penseurs dits « multiculturalistes », l’intuition à l’origine de l’ouvrage
d’Anthony Appiah, professeur de philosophie à Princeton, est double. D’une
part, les ressources conceptuelles du libéralisme classique sont loin d’être aussi
pauvres qu’on veut bien le croire. Une lecture attentive de John Stuart Mill
permet ainsi de dessiner les contours d’une « éthique de l’individualité », située
à mi-chemin d’une vision romantique où le sujet ne fait que « découvrir » son
identité sans participer à son élaboration et d’une conception existentialiste où
rien n’échappe au libre choix de l’agent. D’autre part, souligne Appiah, toute
omission – autrement dit : toute « mise entre parenthèse des différences » –
n’est pas forcément un mal. Toute la force de l’abstraction libérale fut
précisément d’autoriser le respect des personnes par une extension du principe
d’égale dignité à ceux qui en étaient privés. Ce combat pour la reconnaissance
du « même » en tout homme a été trop durement mené pour être aujourd’hui
écarté au profit de la seule glorification de la diversité. D’où le refus de l’auteur
de ramener le débat contemporain sur la diversité culturelle versus l’autonomie
individuelle à un affrontement entre « eux » et « nous » – entre l’Occident
et tous les autres. Il ne s’agit là que d’un conflit ancien entre conceptions
atomistes et holistes de la société, conflit interne à l’Occident. Ceux qui usent
de « l’argument des autres cultures » pour dénier toute prétention universelle
au principe d’autonomie sont comme cet « astronome qui confond la mouche
à l’autre bout de son télescope avec une planète lointaine ». En réalité, réduire
l’universalisme libéral à une simple singularité occidentale, c’est se résoudre
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à une partition de la société politique par un repli des communautés sur des
mondes moraux hermétiquement fermés les uns aux autres. D’où le plaidoyer
d’Appiah pour un « cosmopolitanisme enraciné » soucieux de respecter
les particularités, mais seulement en tant qu’elles sont une des conditions
susceptibles de favoriser l’expression de l’autonomie individuelle. Avec autant
d’élégance dans la critique que de fermeté dans ses arguments, Appiah trace
ainsi les contours d’un libéralisme humaniste où, selon ses propres termes, « la
politique de la reconnaissance » devrait être équilibrée par « une reconnaissance
de la politique ».
J. L.
Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism. Ethics in a World of Strangers,
New York, W. W. Norton & Company, 2006, 196 p., 24,50 €.
134
Les récits de Sir Richard Francis Burton (1821-1890) illustrent l’intérêt
manifeste de l’anthropologie naissante pour les arts et la littérature venus
d’ailleurs ; c’est ce que nous expose K. W. Appiah comme entrée en matière.
La recherche de l’exotisme était l’expression légitime d’une curiosité pour les
cultures étrangères, mais elle n’incluait pas de responsabilité envers les membres
de ces cultures lointaines. Vue par le prisme d’un « miroir déformant »,
l’ « étrangeté » maintenait la distance entre eux et nous, et n’ébranlait pas les
frontières étanches des appartenances.
Pour Appiah, malgré la mondialisation et l’ouverture des frontières, nos
pensées et nos sensibilités sont encore aujourd’hui trop ancrées dans ce monde
des allégeances locales, alors qu’il est demandé de développer les idées et de
créer les institutions adaptées à la tribu globale à laquelle dorénavant nous
appartenons. « L’étranger » n’est plus uniquement l’Autre à qui l’on voue
une curiosité sans compassion, il est l’Autre avec qui je partage un monde
commun. Le cosmopolitisme, que l’auteur ne veut identifier ni à une théorie
ni à une idéologie, est cet autre regard – une « perspective » pour reprendre
ses propres mots – qui manquait à Sir Burton et à son goût pour l’exotisme :
la curiosité envers autrui ne doit pas oblitérer la responsabilité (de chacun)
envers (tous) les autres. C’est le second versant du cosmopolitisme, une
éthique universelle du devoir, que le mariage parfois houleux avec le principe
de différence rend encore plus nécessaire. L’universalisme, hérité du stoïcisme
romain et reconduit par les Lumières, élargit nos responsabilités bien au-delà
de nos allégeances premières (famille, amis, nation) pour les étendre à tout
le genre humain. Il s’agit toutefois de deux versants d’une même montagne,
puisque prendre au sérieux la valeur de la vie humaine en général va de pair
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raison publique nO 5 Notes de lecture
avec une considération similaire pour la valeur des vies humaines particulières,
pour les pratiques et les croyances qu’elles portent. L’idéal cosmopolitiste, une
fois réconcilié avec lui-même, est celui d’un monde dans lequel chacun, tout
en ayant la liberté d’exprimer ses traditions et ses cultures, prend plaisir à la
différence d’autrui et se sent humainement responsable envers ce dernier, au
même titre qu’il exerce ses devoirs envers ses proches.
C’est cet idéal qu’Appiah s’efforce de présenter dans son livre. Il expose – de
manière peut-être trop succincte – les fondements du cosmopolitisme et ses
principales conséquences qui consistent à se détourner du positivisme et du
relativisme ambiants. Le premier n’est pas en mesure de rendre compte de
l’importance des valeurs dans nos modes de pensées et d’actions, et le second
sous-estime les facultés du dialogue. Toute culture, dans une perspective de
la diversité, dispose d’un vocabulaire de valeurs suffisamment riche pour
entreprendre une conversation, et il n’est pas nécessaire qu’un vocabulaire
unique de valeurs préexiste à l’échange. Le fait de s’engager dans la conversation,
malgré nos différences, constitue déjà un référent commun qui peut être la base
d’un intérêt envers des manières différentes de penser, de ressentir et d’agir. La
curiosité que l’on voue aux autres cultures ne doit toutefois pas se transformer
en prison pour ses membres. Les enjeux contemporains de la protection des
biens culturels, de la sauvegarde des cultures et du patrimoine, et de l’entraide
internationale – auxquels Appiah consacre la moitié de son livre – requièrent
une réponse équilibrée entre universalisme et différentialisme. Le devoir
d’assistance ne doit pas confondre nos valeurs avec le bien d’autrui, mais
considérer la pluralité des points de vue. Les lois, conventions et mesures
protectrices des cultures doivent être telles qu’elles favorisent la diversité des
conditions de vie, sans enfermer quiconque dans une identité imposée. Il n’y
a aucun sens, écrit Appiah, à vouloir préserver des différences culturelles qui
ne survivraient pas sans la libre allégeance de leurs membres.
Un anthropologue contemporain, aussi curieux que Sir Burton, mais inspiré
par le cosmopolitisme, intégrerait à ses récits quelques considérations sur les
points communs et les différences entre les valeurs de sa tribu et celles des pays
explorés, du moins rechercherait-il les jalons d’un dialogue. Cette ouverture
commune et réciproque à la différence ne signifie aucun relâchement du
point de vue des droits de l’homme – la diversité a ses propres limites, dont
celle de ne pas tolérer l’intolérance. On aurait apprécié qu’Appiah ouvre le
débat avec quelques théoriciens contemporains et qu’il introduise davantage
la diversité des points de vue concernant les enjeux pratiques qu’il soulève.
Son livre constitue néanmoins un plaidoyer riche et nuancé en faveur de
la diversité culturelle, qui ne renonce ni à l’universalisme ni à la différence,
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et offre des analyses fines des enjeux pratiques, politiques et éthiques, de la
reconnaissance.
B. G.
Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale,
Paris, Les Éditions du Cerf, 2005, 216 p., 28 €.
136
L’ouvrage de Jean-Marc Ferry est traversé par une question centrale :
comment peut-on penser le lien capable de fonder une véritable union politique
européenne ? Si la voie nationaliste se trouve dépassée, Ferry soutient dans une
première partie le pari qu’il est possible de donner au principe républicain une
pertinence post-nationale. Il s’articule autour du principe, inspiré notamment
de Habermas d’un « patriotisme constitutionnel », appuyé sur la mise en
commun de l’histoire européenne. Car la forme spécifique d’intégration
républicaine pertinente pour une union européenne post-nationale devrait
se frayer un chemin entre deux illusions. L’illusion rationaliste que la raison
publique pourrait faire l’économie des traditions culturelles et des convictions
morales s’oppose à l’illusion identitaire qui confondrait communauté morale
et communauté historique : la deuxième partie est donc un plaidoyer pour
la formation d’une culture publique commune et d’une mémoire historique
partagée en ouvrant à la raison publique des intuitions privées longtemps
exclues du champ politique. Le « sens de l’Europe » (troisième partie) peut
alors être mis à l’épreuve sur les deux sujets sensibles que sont la question de
la Turquie et la Constitution européenne : l’identité européenne, en ce sens,
ne réside pas dans des frontières géographiques ou une culture historiquement
fixée, mais dans un projet philosophique. Celui-ci trouve son expression dans
l’idée kantienne du cosmopolitisme, que Ferry reprend au Projet de paix
perpétuelle de 1795. L’Union européenne, loin de confisquer la souveraineté
des États dans un processus d’exercice vertical du pouvoir qui gommerait les
identités, est le pari de l’invention d’une forme cosmopolitique d’intégration
horizontale, où coordination et concertation limitent la souveraineté
nationale sans pour autant la rendre caduque. Les deux dernières parties
prolongent la réflexion en tentant de saisir la spécificité de la souveraineté et
de la citoyenneté au sein des institutions originales de l’Union européenne.
« Paysage institutionnel atypique », l’Union européenne cherche à articuler
un cadre juridique unifié, un respect pour le pluralisme des cultures et des
traditions historiques, et une culture publique commune. À la question
« comment former une communauté qui soit à la fois politiquement unie,
socialement consistante et culturellement pluraliste », Jean-Marc Ferry répond
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par une réflexion stimulante qui met l’accent sur l’importance de la formation
pragmatique d’une culture politique partagée.
S. C.
Frédéric Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard,
2006, 309 p., 18,50 €.
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raison publique nO 5 Notes de lecture
La guerre n’existe plus. Les notions d’ « état de guerre » et d’ « état de nature »
sont désormais inappropriées pour rendre compte des nouvelles formes de
violence que nous connaissons. Tel est le constat dont part Frédéric Gros
pour mener sa réflexion sur les « états de violence ». C’est en effet sous ce
concept, dont il nous avertit qu’il ne vaut que « par provision », qu’il tente de
regrouper les phénomènes qui adviennent en lieu et place de la guerre dans le
monde d’aujourd’hui. Le terrorisme est emblématique de ce passage de l’état
de guerre à l’état de violence, mais il n’en constitue pas la seule modalité.
Plus généralement, il faut montrer, selon Frédéric Gros, qu’aux armées
hiérarchisées se sont substitués de petits groupes doués d’une grande marge
d’initiative et conçus comme de groupes d’intérêt (factions armées, maffias,
groupes paramilitaires ou terroristes). Si la guerre classique se déroulait à la
campagne – sur des champs de bataille – les nouvelles formes de violence
élisent le centre des grandes villes. La violence s’est professionnalisée, mais
ses cibles, à l’inverse, ne sont plus des soldats mais des civils. La guerre, enfin,
avait sa temporalité propre, qui s’opposait à celle de la paix, en un rythme où
l’une excluait l’autre. Au contraire, la bombe éclate un instant qui installe la
terreur et la perpétue indéfiniment, faisant oublier jusqu’à la différence de la
guerre et de la paix.
L’ouvrage a une portée descriptive affichée. Il s’agit en effet de prendre la
mesure de ce qu’était la guerre sur les trois plans de la morale, de la politique, et
du droit. Il comporte d’ailleurs d’assez belles pages sur les qualités du guerrier,
notamment celles du sage stoïcien – dont le courage consiste à « tenir bon »
face à l’adversité –, ou sur la notion de « guerre totale », qui est à la fois la
vérité de la guerre et sa négation, car c’est une guerre qui veut essentiellement
« en finir », autant avec les ennemis qu’avec la guerre elle-même.
La thèse de l’auteur est pourtant très polémique. Contre la tentation de penser
la fin de la guerre en termes de désymbolisation, ou contre toute nostalgie
schmittienne de la guerre et de ses lois, il faut selon Frédéric Gros saisir les
principes et les structurations de ces états de violence, dans leur « logique
positive ». On comprend pourquoi il tient tant à déspécifier le terrorisme,
trop aisément identifié selon lui à une destructuration de la guerre. La thèse
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de Frédéric Gros se situe dans la suite des analyses développées par Michel
Foucault dans ses cours au Collège de France : après l’âge de la discipline
est venu celui de la sécurité 1. La logique de la sécurité est celle des états de
violence, et plus que le terrorisme, c’est la notion d’ « intervention » qui est
emblématique de ceux-ci. L’ «intervention, qu’elle soit militaire, policière,
sanitaire, ou autre », prétend remplacer l’agression et se dispense même
d’alléguer une juste cause, car elle n’a pour but déclaré que la protection de la
vie ; bref, elle est « la pointe armée d’un dispositif général de sécurité ».
Cette thèse pose bien des problèmes. La généalogie des formes de violence
contemporaines est ici produite dans une totale extériorité. Si la démarche
s’inscrit dans une filiation foucaldienne, elle n’obéit pas au souci d’empiricité
qui était celui de Foucault, et se présente davantage comme une spéculation
sur la guerre que comme une analyse des buts et des stratégies des acteurs de la
violence contemporaine. Que disent et que pensent les acteurs de la violence
d’aujourd’hui ? On ne l’apprend pas. En revanche, on saisit bien la portée
idéologique de l’analyse. Négligeant la critique, Frédéric Gros va directement
au procès et accuse de racisme et d’ethnocentrisme les intellectuels « criant au
nihilisme » en pensant analyser la violence terroriste. Le nihilisme est pourtant
un élément de généalogie de la violence politique nécessaire pour penser les
formes nouvelles de la violence, et les ouvrages déjà écrits sur le sujet, par
exemple Dostoïevski à Manhattan, d’André Glucksmann 2, s’ils ne sont pas
exempts de défauts, méritent cependant un autre traitement. À s’en tenir à
la dénonciation de ce qu’il nomme les « indignations écœurées » de certains
intellectuels, l’ouvrage de Frédéric Gros, peut lui-même encourir le reproche
de développer une forme sophistiquée de la culture politique de l’excuse du
terrorisme analysée par Michael Walzer dans De la guerre et du terrorisme 3.
H. L.
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978,
Paris, Gallimard-Seuil, 2004.
André Glucksmann, Dostoïevski à Manhattan, Paris, Robert Laffont, 2002.
Michael Walzer, De la guerre et du terrorisme (2004), trad. par C. Fort, Paris, Bayard,
2004.
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Ont contribué à ce numéro
Ulrich Beck, sociologue, est notamment l’auteur de La Société du risque
([1986], Paris, Flammarion, 2003), Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de
la mondialisation (Paris, Flammarion, 2005) ou encore, en 2006, The
Cosmopolitan Vision (Polity Press). Il est actuellement professeur à
l’Institut für Soziologie de l’Université Ludwig-Maximilian de Munich
et à la London School of Economics.
Jean Louise Cohen est professeur en sciences politiques à l’Université
Columbia de New York. Elle est l’auteur de Class and Civil Society :
The Limits of Marxian Critical Theory (The University of Massachussets
Press, 1982) et de Regulating Intimacy : A New Legal Paradigm (Princeton
University Press, 2004). Elle travaille actuellement sur les questions liées
à la souveraineté et au droit international.
Anthony Giddens est l’ancien directeur de la London School of Economics
and Political Science. Il est actuellement Life Fellow au King’s College,
à Cambridge et membre de la chambre des Lords. Il est notamment
l’auteur de La Troisième voie face : Le Renouveau de la social-démocratie
(avec Tony Blair, Paris, Seuil, 2002) et de La Constitution de la société.
Éléments de la théorie de la structuration (trad. M. Audet, Paris, PUF,
2005)
139
raison publique nO 5 • pups • 2006
Solange Chavel est une ancienne élève de l’École Normale, agrégée de
philosophie, doctorante en philosophie à l’Université Picardie-Jules
Verne, à Amiens.
Daniel Innerarity est professeur de philosophie à l’Université de Saragosse.
Son dernier livre, La transformación de la política, a obtenu en 2003
le Prix de l’essai Miguel de Unamuno et le Prix national de Littérature
(essai). Il est également l’auteur de La sociedad invisible, paru en 2004.
Ruwen Ogien, philosophe et directeur de recherches au CNRS. Ses travaux
portent sur la philosophie morale et la philosophie des sciences
sociales. Parmi ses ouvrages récents, on peut citer notamment Penser
la pornographie (Paris, PUF, 2003), La Panique morale (Paris, Grasset,
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2004) ou encore la direction avec Jean-Cassien Billier du numéro de la
revue Comprendre sur « La Sexualité » (Paris, PUF, 2005).
Christian Nadeau est professeur de philosophie morale et politique à
l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur les théories de l’obligation
morale et de l’obéissance politique, sur l’histoire du républicanisme et
sur la question des conflits sociaux. Il a notamment dirigé, avec Daniel
Weinstock, l’ouvrage Republicanism : History, Theory, and Practice
(Londres, Portland, 2004).
Émeric Travers, professeur agrégé de philosophie, est l’auteur d’une thèse
intitulée Benjamin Constant et la question des principes dans leur relation
à l’histoire. Il a publié récemment Benjamin Constant, les principes et
l’histoire (Paris, Honoré Champion, 2005).
140
Mickaël Vaillant est docteur en science politique de l’IEP de Paris. Il est
l’auteur d’une thèse intitulée Race et culture. Les sciences sociales face
au racisme. Étude comparative de la genèse et des modalités de la rupture
épistémologique de l’école durkheimienne et de l’école de Chicago avec la
pensée racialiste (fin xixe siècle - 1945).
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BULLETIN D’ABONNEMENT
Institution : ….....................................…..……….……………….……….
ou
Nom : ………...............................................................................................
Prénom : …………….................................................…………………….
Adresse : …………………...........................................……………………
Ville : ………………..............................................………….……………
Pays : ………………………………............................................................
Code Postal : ……......................................................……………………..
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26 euros (frais de port inclus)
– Institutions et particuliers (Étranger) :
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Année 2007 (deux numéros : 6 et 7)
Année 2008 (deux numéros : 8 et 9)
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