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LA RES PUBLICA ET SA MATÉRIALITÉ
CHEZ THOMAS HOBBES
Quentin Skinner
Thomas Hobbes est aujourd’hui reconnu comme une des figures
majeures des nouveaux mouvements scientifiques du e siècle. Il a
débattu avec Galilée ; c’était l’ami de Mersenne ; et l’ennemi de Descartes,
avec qui il a eu des querelles violentes. En outre, Hobbes a essayé, dans
ses œuvres de philosophie politique, d’introduire l’idée d’une méthode
scientifique pour mener l’analyse de la vie humaine. Comme il le dit
dans le De Cive de , « la science politique n’est pas plus ancienne
que mon livre ». Et il a finalement réalisé son projet de créer une science
politique dans son œuvre la plus connue, le Léviathan de .
Cependant, Hobbes n’était pas scientifique à ses débuts, mais étudiait
ce qui s’appelait, dé à lépoque, les humanités, et c’est à Hobbes
l’humaniste que je mattacherai. Quand les savants de l’Europe de
l’époque moderne parlaient d’humanités, ils se référaient à un cursus
spécifique, celui qui avait été établi dans les Universités anglaises après
les réformes du milieu du e siècle. Étudier les humanités consistait
à suivre un programme composé de cinq matières. La premre était
la grammaire, c’est-à-dire l’étude de la langue latine. C’était à l’école
que se faisait cet apprentissage, d’où le nom d’École de Grammaire.
À l’Université ensuite, on commençait par étudier la deuxième matière
sur les cinq : c’était la rtorique classique, l’art de parler et d’écrire
dans le style le plus persuasif possible. Ensuite, après avoir fini cette
formation essentiellement linguistique, on poursuivait en étudiant et
en essayant d’imiter les œuvres majeures de l’Antiquité classique dans
les trois genres suivants : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Ces
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disciplines formaient ensemble ce que l’on appelait studia humanitatis,
les études humanistes, et parfois, de manière plus agressive, studia
humaniora, c’est-à-dire les études qui sont plus humaines.
Hobbes était étudiant à l’Université d’Oxford entre  et ,
à une époque où ce programme était bien établi, puisquil avait été
introduit par les nouveaux statuts de -. Ce glement prévoyait
que quatre trimestres devaient être consacrés à l’étude de la rhétorique,
avec Aristote et Cicéron au programme, suivis de deux trimestres de
littérature latine. On donnait aussi à l’Université des cours magistraux
de psie antique, en particulier Homère, et de philosophie morale
antique, notamment Aristote et Platon.
Ce qui était au cœur des humanis ainsi comprises était un idéal
d’écriture et de parole persuasives. On apprenait la théorie du discours
persuasif en étudiant la rhétorique, mais on attachait tant d’importance
aux poètes antiques, et même aux historiens, parce qu’ils étaient sensés
fournir le modèle du meilleur style rhétorique. Donc la quasi-totalité du
cursus des Humanités était faite pour former des orateurs convaincants.
Cela était parfaitement logique pour des étudiants qui se destinaient à
la carrière d’avocat, de membre du Parlement, et surtout de ministre
de prédicateur l’Église anglicane. Pour toutes ces professions, la clé du
succès était de savoir bien parler en public.
Le psupposé de base qui sous-tendait cette pdominance de la
rhétorique était le suivant : quand nous débattons du moins dans
les disciplines humanistes notre but principal nest pas tant de
convaincre que de persuader. En effet, les théoriciens de la rhétorique
antique utilisaient cette idée comme une manière de faire la distinction
entre les disciplines humanistes (quils appelaient parfois les sciences
morales) et les sciences de la nature. Ils affirmaient que les vraies sciences
(comme la géométrie, leur exemple préféré) se caractérisent par le fait
quelles fournissent des démonstrations qui, du moment quon en
accepte les axiomes, ne peuvent être mises en doute oufues. Les
sciences morales au contraire sont définies par le fait qu’elles n’offrent
pas de telles certitudes. Voici pourquoi : comme les rhétoriciens antiques
aimaient à le formuler, dans les sciences morales l’argumentation
juridique ou politique par exemple – on peut toujours adopter deux
positions différentes sur une question, de sorte qu’il est toujours possible
d’argumenter in utramque partem, c’est-à-dire de défendre le pour et le
contre, l’une et l’autre position.
D’une certaine manière, nous pensons encore en ces termes. L’espace
des cours de justice est encore divisé en deux parties, lune pour
l’accusation et l’autre pour lafense, et on parle encore aujourd’hui
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en français de parties adverses et en anglais, on dit que chacun put their
side of the case. De la même manière, dans le Parlement anglais, les deux
partis principaux sont placés face à face des deux tés opposés de la
salle, parce qu’il y a toujours two sides to the question.
Les théoriciens de la rhétorique antique insistaient ensuite sur le
point suivant : puisque, dans les sciences morales, il y a toujours deux
positions possibles sur une question, ce qu’il faut savoir avant tout, c’est
l’art d’argumenter de façon à ce que les autres adoptent votre position.
Rappelons la présupposition essentielle ici : on ne peut pas espérer y
parvenir exclusivement par la force de la raison et de la démonstration,
tout simplement parce que, quel que soit le sujet, il y aura toujours une
autre position sur la question, une autre façon de voir le problème. Dans
ces conditions, le but sera forcément d’inciter, voire de forcer l’auditeur
à adopter votre position. Donc la question cruciale est la suivante :
comment peut-on espérer atteindre ce but ?
C’est la question clé à laquelle les grands rhétoriciens antiques
notamment Cicéron et Quintilien prétendaient apporter une réponse.
Voici, en un mot, ce qu’ils disaient : si je veux arriver à vous mettre de
mon côté, alors ce que je vais devoir faire est de vous mouvoir en vous
é-mouvant, de vous bouleverser par ma vision des choses. Cela explique
pourquoi, dans l’histoire de l’art oratoire parlementaire, on a toujours
tenu pour le plus grand exploit de l’éloquence de réussir, dans un débat,
à faire « traverser la salle » à quelqu’un, c’est-à-dire lui faire changer de
position pour adopter latre. À ce moment-là, c’est le triomphe de
la rhétorique : vous avez réussi à émouvoir quelqu’un jusqu’à le faire se
mouvoir jusqu’à vous.
Mais évidemment cette réponse ne nous fait pas avancer beaucoup.
Nous cherchons encore à savoir les techniques qui nous permettent
d’ajouter de la persuasion au raisonnement, et par là d’é-mouvoir
l’auditoire pour qu’il adopte notre point de vue. En lisant les théoriciens
de la rhétorique antique, surtout Cicéron et Quintilien, dont les œuvres
étaient très lues à la Renaissance, on s’aperçoit qu’ils avaient un nombre
considérable de conseils à apporter à ce sujet. Parmi leurs suggestions,
la plus importante paraît peut-être un peu bizarre à première vue. Si
vous voulez émouvoir votre auditoire, dit Quintilien notamment, vous
ne devez jamais vous contenter simplement de décrire une situation
ou de raconter un ensemble de faits. Ce que vous devez faire est en
quelque sorte de donner à vos auditeurs une image de la manière dont
vous voulez quils voient et évaluent la situation que vous avez décrite.
C’est-à-dire que vous devez essayer de rendre votre argument persuasif
en le rendant frappant. De cette manière, comme l’exprime la tournure
de phrase étrange de Quintilien – qu’on utilise encore pourtant – vos
auditeurs verront ce que vous essayez de communiquer avec les yeux de
l’esprit.
Mais comment réussir à faire cela ? Ce qu’il faut faire, poursuivent
les théoriciens de la rhétorique, c’est insérer des figures dans le discours
c’est-à-dire des illustrations, des images. Nous parlons encore de
figures du discours, et le terme général pour les figures et les tropes de
ce genre est « imagerie ». Cette idée est assez évidente. On ne dit pas
simplement : « Il a crié très fort », mais « Il a rugi comme un lion ». Et on
ne dit pas simplement : « Le Président dissimule quelque chose », mais
« Il y a anguille sous roche ». La comparaison fournit une image, une
représentation : on voit un lion terrifiant, ou une anguille sournoise. Et
les rhétoriciens suggèrent que cela fournit un moyen de se représenter la
scène qui est plus mémorable, et donc plus persuasif.
Avec la appropriation de la rhétorique antique à la Renaissance, cette
attention aux images, à l’imagerie et à l’imagination est revenue sur le
devant de la scène, mais avec une innovation spectaculaire. On s’est
demandé si le plus sûr moyen de rendre nos arguments les plus persuasifs
possible n’était pas de combiner l’imagerie verbale avec deritables
images, c’est-à-dire de résumer nos arguments visuellement. Cet acte
de combiner le mot et l’image ne serait-il pas la chose la plus persuasive
que nous puissions faire ?
Cette suggestion a susci, dans les premiers temps de l’imprimé,
deux développements que j’aimerais considérer maintenant. D’abord,
c’est à cause de cette torie rhétorique et esthétique quest apparu
avec une prééminence extraordinaire dans la seconde moit du e
le genre des Emblemata, les livres d’emblèmes. C’étaient en général
des œuvres d’instruction morale ou religieuse, dans lesquelles les mots
étaient combinés aux images pour transmettre un message dans le style
que les auteurs latins appelaient illustrior, c’est-à-dire, plus brillant,
plus frappant – c’est la source de notre mot « illustrer ». Et plusieurs
milliers de livres de ce genre ont été publiés, d’abord illustrés avec des
gravures sur bois, puis plus tard avec des gravures en cuivre souvent
très spectaculaires, destinées essentiellement à transmettre et souligner
d’importants messages moraux, sociaux et religieux.
Mais un second développement, sur lequel j’aimerais particulièrement
me concentrer, s’est produit aussi dans la même période. Nous
commençons à trouver des traités sur lenseignement humaniste,
même parmi les plus sophistiqués, qui paraissent avec des frontispices
emblématiques, dont le but était de sumer et en même temps de
rendre plus frappants et mémorables les thèmes majeurs des textes qu’ils
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introduisaient. L’idée était de donner au lecteur, dès le début, une image
qui paraphrasait en termes visuels le message essentiel du texte, pour y
ancrer l’imagination de la manière la plus ferme possible.
Penchons-nous maintenant sur le phénomène des frontispices de la
Renaissance. Comme je l’ai dit au début, on consirait qu’il y avait
trois genres particulièrement propres à l’apprentissage humaniste à la
Renaissance : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Et ce que nous
constatons en Angleterre, pour la première fois vers la fin du e siècle,
c’est que certains textes majeurs de l’Antiquité classique dans chacun
de ces trois genres commencent à être rendus plus accessibles, de deux
manières. D’abord, c’est qu’ils étaient traduits pour la première fois, dans
un exercice de la discipline humaniste de base, la Grammaire. Mais en
outre, ils ont commencé à être livrés avec des frontispices explicatifs.
Les premres de ces traductions étaient celles de classiques de la
philosophie morale. Les plus grands noms dans ce domaine étaient,
pour les humanistes, Aristote, et pour la philosophie morale romaine,
Cicéron et Sénèque. LÉthique à Nicomaque d’Aristote et le De Officiis de
Cicéron ont tous deux été traduits si tôt que leurs frontispices sont encore
très primitifs. Mais à l’époque où on en arrive à la première traduction
de Sénèque, faite par Thomas Lodge en , nous trouvons un texte
précédé d’un frontispice d’une complexité symbolique considérable.
Si nous nous tournons maintenant vers la poésie, c’est le me schéma.
C’est pendant la même période que beaucoup d’œuvres poétiques
classiques ont été traduites en anglais pour la première fois, et ont é
aussi accompagnées de frontispices explicatifs. La plupart des œuvres
traduites était de la poésie latine. On s’accordait généralement à dire que
le poète latin le plus important était Virgile, dont l’Énéide a été traduite
très t, en , si bien que le frontispice, encore une fois, n’a quasiment
qu’une fonction décorative. Mais plus tard, quand ses orgiques ont été
traduites en , on observe un frontispice explicatif plus complexe.
L’auteur le plus populaire parmi les poètes romains était Ovide. Son Art
d’aimer a été traduit en , accompagné d’un frontispice symbolique
complexe, et en , une nouvelle traduction de ses Métamorphoses a
paru avec un frontispice d’un genre encore plus élaboré. Tout le monde
saccorde, cependant, pour reconnaître en Homère le meilleur pte
parmi les Anciens, et dans la période que je considère, il a fini par
être traduit par Georges Chapman. La version de l’Odyssée signée par
Chapman a paru en  et celle de lIliade deux ans plus tard, et elles
étaient toutes les deux précédées de frontispices magnifiques.
Comme je lai mentionné, on disait que le troisième genre
typiquement humaniste était l’histoire. Et là encore, dans la période que
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